Fonctionnaire : citoyen ou sujet ? (1) – FSU Aquitaine – Bordeaux, le 23 novembre 2010

A. FONCTIONNAIRE, QUELLE IDÉE !
UNE HISTOIRE, DES VALEURS, UN AVENIR

Si l’action au quotidien est indispensable, il est non moins nécessaire de prendre le temps de s’interroger sur les justifications fondamentales de cette action.

I. DES PRINCIPES ISSUS DE NOTRE HISTOIRE

1.1. L’intérêt général

Sur nombre de thèmes participant du débat politique actuel sont évoqués l’intérêt général, le service public, la fonction publique, idées qui se sont forgées au cours des siècles : évocation de la « chose publique par l’empereur Justinien dans son Digeste du début du VIe siècle, création du Conseil d’État du Roi sous Philippe Le Bel à la fin du XIIIe, notion de « bien commun défendu par le prince sous la monarchie, siècle, des intendants au XVe siècle, des ingénieurs des Ponts et Chaussées au XVIIe .. Les articles 1er et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sous la Révolution française évoquent l’ « utilité commune » et la « nécessité publique », sous la révolution de 1848 l’ « ordre général » et le « bien-être commun ». L’École française du service public va théoriser ces notions à la fin du XIXe siècle qui feront l’objet d’une abondante jurisprudence. Le statut général des fonctionnaires interviendra en 1946. Ces notions se sont incarnées dans des personnages historiques importants : de Richelieu à de Gaulle.

Les économistes néo-classiques ne sont parvenus à définir qu’un « optimum social », préférence révélée des consommateurs. Or, le citoyen ne se réduit pas au consommateur ni à au producteur.

Le juge administratif a considéré que c’était au pouvoir politique de le définir dans un débat démocratique. Il en a fait cependant usage mais de façon subsidiaire dans l’application du principe d’égalité. Il a su identifier des activités relevant de l’intérêt général.

Il siège dans les notions de déclaration d’utilité publique, d’ordre public. Les « actions positives » doivent être proportionnées à la différence des situations ou à l’intérêt général invoqué.

1.2. Le service public

C’était une notion simple à l’origine, telle que théorisée dès la fin du XIXe siècle : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. La couverture devait se faire par l’impôt et non par les prix. On reconnaît des prérogatives de service public.

Une notion devenue complexe par interpénétration public-privé (régie, concession, délégation), hétérogénéité croissante, développement du secteur associatif. Le contrat le dispute à la loi.

La contradiction s’exacerbe dans le cadre de l’Union européenne dont les critères sont essentiellement économiques (« Économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée »), le service public est ignoré (sauf art. 93 du traite sur le fonctionnement de l’Union européenne – TUE). On ne retient que les notions de services d’intérêt économique général (SIEG) et de services d’intérêt général (SIG). La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) tend cependant à faire une place aux acticités d’intérêt général. À relever également que le régime de la propriété n’est pas préjugé (art. 345). L’attachement aux services publics a joué un rôle important dans le rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005. Depuis un protocole n° 26 au TUF a introduit la notion de service non économique d’intérêt général.

1.3. La fonction publique

Sous la monarchie, création d’une administration centralisée fortement structurée. Le principe hiérarchique est longtemps dominant. On assiste à la multiplication de règles jurisprudentielles et au rejet de la notion de « statut carcan » par les syndicats pendant la première moitié du XXe siècle. Le premier statut des fonctionnaires voit le jour sous forme de la loi du 14 septembre 1941 reprenant les dispositions hostiles aux juifs et aux francs-maçons dans l’esprit de la Charte du travail de Vichy. La loi du 19 octobre 1946 est le premier statut démocratique. On assiste à une redistribution entre matière législative et réglementaire en 1959, par conséquence des dispositions de la Ve République.

L’élaboration du statut actuel en 1981-1986 s’opère sur la base des trois principes d’égalité, d’indépendance, de responsabilité. Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition du fontionnaire : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait », c’était la conception du fonctionnaire-sujet, héritage d’une conception dominante tout au long du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Nous avons choisi en 1983 la conception du fonctionnaire-citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l’intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen..

Une fonction publique est mise sur pied, à « trois versants » (État FPE, territoriale FPT, hospitalière FPH).

Cette réforme se traduit par la montée en puissance des personnels sous statut : 200 000 fonctionnaires début XXe siècle, 1 million en 1946, 2,1 millions en 1981, 5,3 millions aujourd’hui ; ou encore, 146 articles législatifs en 1946, 57 en 1959, plus de 500 aujourd’hui. Ler statut actuel est celui qui connaît la plus grande longévité, contre la prévision de F. Mitterrand en 1986.

II. UNE OFFENSIVE SANS PRÉCÉDENT

Selon le philosophe Marcel Gauchet, la stratégie finale du sarkozysme c’est la « banalisation » de la France. La Franceapparaîtrait comme une somme d’ « anomalies » qu’il conviendrait de résorber : le modèle d’intégration, la laïcité, le service public, les collectivités territoriales, etc.

Il procède par « pragmatisme destructeur » qui contraste avec l’ « ardente obligation » de la planification gaulliste d’autrefois. La campagne sur l’ « identité nationale » apparaît alors comme le contre-feu de sa destruction effective. On en examinera trois aspects.

2.1. La réduction de la dépense publique

L’objectif de la RGPP est le plus souvent énoncé sous la forme triviale de la suppression d’un emploi sur deux des fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années. Aucune justification rationnelle n’est donnée du taux ainsi arbitrairement retenu. Les dépenses de personnel de l’État sont en baisse dans le budget général : 43 % pour 119,6 milliards d’euros en 2008 dans un budget de 278,2 milliards d’euros (43,6 % en 2006). Le total des dépenses des administrations centrales de l’État s’établit à 6 % du PIB (1950 euros) en 2008, proportion en baisse. Si la rémunération moyenne des fonctionnaires de l’État est supérieure de 11 % à celle du secteur privé, c’est en raison d’une qualification moyenne supérieure. En revanche, les salaires des cadres sont 58 % plus élevés dans le privé que dans le public, de 31 % pour les professions intermédiaires, mais inférieurs de 11 % pour les employés (2).

Y a-t-il trop de fonctionnaires comme on l’entend dire parfois ? Une étude du Centre d’analyse stratégique d’avril 2008étude précitée montrait que le nombre d’agents publics (en entendant par là les salariés financés par prélèvements obligatoires pour éviter les comparaisons basées sur des statuts différents d’un pays à l’autre) pour 1000 habitants plaçait la France en position moyenne dans l’ensemble des pays développés, avec 93 de ces emplois, entre un minimum de 41 au Japon et un maximum de 154 au Danemark. Plus généralement, la plupart des organismes statistiques et d’étude économique ont montré que la part des salaires dans le PIB a régressé depuis un quart de siècle (rapport Ph. Cotis). Pour les fonctionnaires, il convient de rappeler le renoncement à la clause de sauvegarde initiée par J. Delors en mai 1983 lors du tournant libéral de F. Mitterrand.

Il y a eu des précédents : la commission de la Hache dans les années 1950, la RCB, la LOLF (34 missions, 132 programmes, 620 actions) assortie de sa « fongibilité asymétrique » perverse car elle agit contre l’emploi.

La RGPP c’est donc une somme de 374 mesures administratives de réduction de la dépense publique, sans cohérence, prises sans concertation. Il faudrait encore évoquer la multitude des organismes relevant de ce que l’on pourrait appeler l’ « administration rationalisante » supprimés au cours des dernières années (3).

L’objectif, c’est d’assurer la primauté à la « main invisible » sur la « main visible » . D’où, à l’inverse, la nécessité de réhabiliter la planification, les nationalisations, les institutions.

2.2. Démantèlement des services publics et de la fonction publique

Il s’agit d’u !ne spécificité française : une fonction publique de 5,3 millions d’agents, environ 6 millions avec les entreprises et organismes publics (un quart de la population active). C’est un môle de résistance au marché et à la contractualisation.

L’attaque n’a pas commencé acec Sarkozy. Citons, la loi Galland du 13 juillet 1987 (suppression de la 3° voie d’accès à l’ÉNA, de la loi sur droit de grève 19 octobre 1982), la réforme de la Poste et de France Télécom en 1990 (P. Quilès), Air France 1999 (J-C. Gayssot), le rapport du Conseil d’État 2003 préconisant la contractualisation comme « source autonome du droit » de la fonction publique. Des tteintes sectorielles ont également été portées par les lois de modernisation du 2 février 2007, sur la mobilité du 3 août 2009, sur le dialogue social du 5 juillet 2010. Les gouvernements de gauche ne reviennent pas sur les atteintes de la droite.

Une « révolution culturelle » dans la fonction publique a été annoncée par Nicolas Sarkozy 19 septembre 2007. Il a diligent& à cette fin le Livre Blanc de J-L. Silicani (le contrat contrela loi, le métier contre la fonction, la performance individuelle contre l’efficacité sociale) .(4) Mais la crise qui a débuté à l’automne 2008 a été révélatrice du rôle d’ « amortisseur social » du service public (concernant l’emploi, le pouvoir d’achat, la protection sociale et les retraites, et d’un point de vue éthique). Dans les conditions nouvelles, le « Grand soir statutaire » n’aura pas lieu, mais le cap est maintenu et les atteintes se poursuivront. On peut penser, dans ces conditions, que si la remise en cause du statut général sera poursuivie par des projets spécifiques (type lois sur la modernisation ou sur la mobilité, ou encore les propositions de loi Gorge ou Poisson dans la fonction publique territoriale), l’attaque frontale du statut général est devenue plus difficile et que le « grand soir statutaire » n’aura pas lieu.

2.3. La réforme des collectivités territoriales

La justification évoquée par le Président de la République a été la compétition internationale (St-Dizier, le 20 octobre 2009) : il faut créer de meilleures conditions d’implantation pour les entreprises. La priorité est donnée aux « pôles et aux réseaux » sur les « circonscriptions et les frontières ». L’invocation de l’extérieur (délocalisation, régions, métropoles) comme justification de l’aménagement du territoire est une démarche tout à fait nouvelle.

Le « mille-feuilles » souvent évoqué n’existe pas, mais on peut en réalité distinguer deux triptyques : commune-département-nation (politique) contre agglomération-région-Europe (économique). La réforme tend à lrimauté de l’agglomération sur la commune, de la région sur le département, de l’Europe sur la nation, de la métropole sur les collectivités géographiques.

Je en retiendrai que trois dispositions majeures de la réforme envisagée.

– les conseillers territoriaux : leurs effectifs seront réduits de moitié affaiblissant le lien avec les citoyens ; le mode de scrutin retenu est une atteinte à la parité, il favorisera la bipolarisation, il court un risque d’inconstitutionnalité.

– les métropoles : cette nouvelle collectivité territoriale sera profondément déstabilisante ; elle ne dispose pas de clause de compétence générale, mais d’un large pouvoir conventionnel.

– la suppression de la taxe professionnelle. : les collectivités territoriales réalisent 73 % de l’investissement public mais ne représentent que 10 % de l’endettement, les financements croisés sont faibles. Les financements obligatoires et l’équilibre des budgets de fonctionnement sans les compensations financières des missions transférées pèseront de plus en plus sur les populations. La compensation par la contribution économique territoriale (CET) n’est pas garantie au-delà de 2011. Cette réforme se traduira par un avantage pour la quasi-totalité des entreprises.

Des conséquences très déstabilisatrices vont s’ensuivre.

– une détérioration de la situation matérielle et morale des fonctionnaires : effectifs, contractualisation, clientélisme. Propositions de loi Gorge (le contrat comme modalité de droit commun, le statut comme exception), et Poisson (marchandisation des emplois public-privé). Lois sur la modernisation et la mobilité. Décret Woerth et possibilité de licenciement des agents publics. Affaiblissement continué du « maillon faible », la FPT.

– l’affaiblissement des services publics déconcentrés (8 directions dans les régions, 2 à 3 dans les départements) comme conséquence de la RGPP, se combinant avec l’affaiblissement des services publics décentralisés par réduction des compétences et des moyens des collectivités territoriales. Intrusion du privé sur les segments les plus rentables

– présidentialisation accrue avec le rôle dévolu aux préfets et spécialement au préfet de région véritable proconsul (carte des regroupements de communes, périmètre des métropoles, conventions départements-régions).

III. OUVRIR DES PERSPECTIVES

Il convient de défendre les services publics, mais surtout d’inscrire leur promotion dans une perspective.

3.1. Se positionner sur les valeurs et principes

Le pouvoir ne néglige pas les valeurs : 75 des 146 pages du Livre Blanc Silicani y sont consacrées sans qu’il en tire les conséquences. Il s’agit donc d’un trompe-l’œil.

Il convient de réaffirmer les valeurs et principes de l’intérêt général, sur le service public et la fonction publique précédemment évoqués, mais aussi l’unité et l’indivisibilité de la République et la libre administration des collectivités territoriales.

Plus généralement : il revient au peuple français de se réapproprier son histoire, la démarche scientifique, la morale républicaine.

3.2. Faire des propositions constructives à tous niveaux

Ce pouvoir peut être tenu en échec : de la révolution culturelle, de la suppression du classement de sortie des écoles de la fonction publique ; il y a aussi des critiques de tous bords, celle, par exemple, du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux par Philippe Séguin. Il y a des dissensions internes à la majorité présidentielle sur la taxe professionnelle, l’élection des conseillers territoriaux. Rappelons aussi que N. Sarkozy a fait la promesse aventureuse de titularisation des contractuels …

Il faut donc faire des propositions concernant le service public et la fonction publique : par exemple reclassement indiciaire, fin de la contractualisation, instauration de la double carrière, amélioration des conditions de mobilité, du dialogue social, promotion de l’égalité hommes-femmes, etc. Mais aussi faire progresser l’idée d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé » (cf infra. Robert Castel, revendication majeure d’un « nouveau statut du travail salarié » de la CGT à son dernier congrès). et la convergence organisée dans l’action avec l’amélioration du statut général des fonctionnaires.

Cette démarche invite également à l’approfondissement de questions majeures : planification, nationalisations, institutions, laïcité, etc. Les États généraux du service public, lancés à la Mutualité, à Paris, le 17 décembre 2009, tiendront des assises nationales les 29 et 30 janvier prochains autour de quatre thèmes : quels champs de services publics, à quel niveau ? quelle démocratie ? quels financements ? quels agents ?

3.3. Le service public « valeur universelle » ?

Notre époque est marquée par la montée de l’ « en commun » sous diverses exigences : protection de l’écosystème mondial, propriété des ressources du sol et du sous-sol, des produits alimentaires, projets industriels internationaux, mondialisation de services, des échanges, de la culture, etc.

La prise de conscience de l’unité de destin du genre humain caractéristique majeure du moment historique de notre époque : « Terre-Patrie » d’Edagard Morin , le « Tout-Monde » des poëtes antillais Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, « Patrimoine commun de l’humanité » constamment évoqué, « destination universelle des biens » de Vatican II, etc.

Le service public, valeur universelle ? La contribution de la conception et de l’expérience françaispeut être éminente dans un XXIe siècle « âge d’or » du service public.

B. FONCTIONNAIRE, UN SALARIÉ COMME LES AUTRES ?
LA DÉONTOLOGIE DU FONCTIONNAIRE


I. FAUT-IL RAPPROCHER LES SITUATIONS DES FONCTIONNAIRES ET DES AUTRES SALARIÉS ?
(5)

Question souvent posée : « Les fonctionnaires et les autres agents publics à statut ne sont-ils pas des privilégiés par rapport aux salariés du secteur privé régis par le contrat (sous forme individuelle et/ou collective) tel que réglementé par le code du travail, et ne convient-il pas de réduire la différence des situations ainsi caractérisées ? ». Dès lors surgit une autre question : « Le « rapprochement » des situations doit-il se faire vers le haut ou vers le bas, en « rapprochant » le fonctionnaire du salarié du secteur privé ou l’inverse ? ».

1.1. La position statutaire et réglementaire du fonctionnaire

Précisons d’abord la notion de statut ici retenue. « Le fonctionnaire est, vis-à-vis de l’administration, dans une situation statutaire et réglementaire » selon l’article 4 du titre 1er du statut général des fonctionnaires qui est la base législative réglementant les 4,3 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements public hospitaliers, auxquels on doit associer près d’un million de contractuels de droit public ainsi qu’un million d’agents publics travaillant dans les entreprises et organismes publics. La caractéristique commune de tous ces salariés du secteur public (le quart de la population active en France) est que leur situation est définie par la loi et les textes réglementaires correspondants, et non par le contrat. Il en est ainsi parce que les fonctions et activités exercées relèvent de missions de service public, elles-mêmes inspirées par l’intérêt général exprimé sur le terrain politique. C’est cette spécificité qui caractérise l’agent public et qui fonde la logique statutaire. Spécificité qui conduit à doter l’État, les autres collectivités publiques et les entreprises publiques de prérogatives de puissance publique dans la gestion des personnels, entraînant pour ceux-ci des sujétions appelant, en contrepartie, des garanties individuelles et collectives inscrites dans le statut général des fonctionnaires et dans les autres statuts. On notera d’ailleurs que les garanties statutaires ont eu un effet protecteur pour l’ensemble des salariés, la différence des situations ne pouvant excéder certaines limites. Un « scénario gris », initié par la loi dite « de modernisation » du 2 février 2007 et celle relative à la mobilité du 3 août 2009, entraînerait une confusion public-privé qui pourrait faire disparaître ces garanties.

Dès lors la contradiction à résoudre est la suivante : comment sécuriser et améliorer la situation sociale de l’ensemble des salariés, tout en respectant la spécificité des missions de l’agent public ? La réponse apportée par les libéraux est claire : la situation des fonctionnaires et des travailleurs des entreprises publiques sous statuts est excessivement dérogatoire du droit commun, la spécificité statutaire n’est que « particularité », voire « anomalie » qu’il convient de réduire autant que possible ; le contrat est la modalité principale de leur alignement sur le droit commun. J’ai rappelé précédemment les étapes de cette offensive.

1.2. La réappropriation sociale des salariés

Pour autant demeure la question de la comparaison des situations respectives des travailleurs du secteur public et du secteur privé. Le sociologue Robert Castel a spécialement analysé l’évolution sur le long terme des conditions du salariat en France (La montée des incertitudes, Seuil, 2009), caractérisant une crise à partir du début des années 1970 marquant la fin d’un certain compromis social qui s’était installé dans l’économie industrielle des décennies de croissance antérieures. Désormais un capitalisme sauvage fait de la précarité un état permanent largement répandu, développe une nouvelle condition infrasalariale, porte atteinte à la cohésion sociale, réduit les droits du travail, provoque une dynamique de « décollectivisation », isole l’individu. Il propose en conséquence un renforcement de l’intervention de l’État et une réappropriation sociale de la condition du salarié dans la perspective d’un nouveau compromis social. Lors de son récent congrès, la CGT a également retenu comme revendication majeure un « nouveau statut du travail salarié » prévoyant la garantie de droits cumulables et transférables au fur et à mesure des mobilités, des évolutions de carrière et de salaire tout au long de la vie professionnelle. Cette option pose d’abord, à mon avis, la question de la base législative, expression d’une volonté politique nationale, susceptible de fonder durablement un tel « nouveau statut ». La voie retenue par la confédération semble, à l’inverse, d’une part de privilégier l’amélioration des conventions collectives existantes par rapport à la revendication législative et, d’autre part, traiter de manière indifférenciée les salariés du privé et les fonctionnaires et autres agents publics (Le Peuple, n° 1686, juin 2009). Dans le même esprit on relèvera la faiblesse de la réaction des organisations syndicales aux rattachements récents du ministère de la Fonction publi au ministère du Travail puis du Budgent, sans précédent dans l’histoire de la fonction publique.

La comparaison des conditions matérielles et morales des agents publics et des autres salariés est incontournable. Elle alimente les campagnes de dénigrement contre les fonctionnaires et les agents publics sous statuts, encouragées par les libéraux adversaires des statuts législatifs, partisans de la généralisation du contrat. Pour autant, en raison de la gravité de la crise du système, du développement du chômage et de la précarité, la question ne sautait être ignorée, quand bien même certaines des critiques visant les soi-disant privilèges des fonctionnaires et des autres agents publics seraient profondément injustes. Ceux-ci doivent, eux-mêmes, s’intéresser au « statut » des travailleurs qui n’ont pas de statut. Une évolution des esprits est nécessaire pour, à la fois, garantir les droits des salariés au long de leur vie professionnelle tout en maintenant la spécificité des agents publics tenant à leurs missions de service public qui impliquent qu’ils soient protégés par la loi des influences politiques, des pressions économiques, de l’arbitraire administratif. Cette évolution peut être contrariée par plusieurs facteurs historiques : les organisations syndicales et les associations de fonctionnaires ont dénoncé pendant la première moitié du XXe siècle l’idée d’un « statut carcan », la « deuxième gauche » (Michel Rocard, la CFDT) sans s’opposer à l’idée, n’a cessé de marquer une réserve vis-à-vis de la spécificité statutaire, jusqu’aux anciens pays du « socialisme réel » qui considéraient qu’il ne pouvait exister qu’une seule condition salariale. Ajoutons que si certaines dispositions statutaires sont largement inspirées du code du travail, elles sont appliquées dans la fonction publique et les entreprises publiques de manière particulièrement défavorable concernant, par exemple, la durée du travail, les modalités de prise en charge des déplacements et missions à la demande de l’employeur, des déplacements domicile-travail, la rémunération du travail de nuit, des dimanches et jours fériés, la retenue du trentième indivisible pour tout arrêt de travail inférieur à la journée, le droit de retrait intervenu tardivement dans la fonction publique, etc.

1.3. Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé

Ma conviction sur la nécessité d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé » à côté du statut général des fonctionnaires et des statuts des agents des entreprises publiques, s’est faite sur la base d’une expérience concrète. Ayant été chargé en 1999 d’un rapport sur la formulation de « propositions pour l’amélioration de la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme » par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et la secrétaire d’État au Tourisme, j’étais a priori réservé sur l’idée d’un « statut » afin d’éviter la confusion avec le statut général des fonctionnaires. Parvenu à la définition de trente et une propositions, ce sont les travailleurs saisonniers eux-mêmes et leurs organisations syndicales qui ont demandé la mise en cohérence de ces propositions sous forme d’un « statut des travailleurs saisonniers du tourisme », ce qui a été réalisé par la structuration d’un ensemble de dispositions législatives auxquelles étaient associées les mesures réglementaires nécessaires, des recommandations concernant l’amélioration et la généralisation des conventions collectives du secteur ainsi que d’autres propositions relatives à différents partenariats envisageables. Je tire de cette expérience, replacée dans une réflexion plus générale, l’affirmation que l’on ne saurait valablement parler de « statut des travailleurs salariés » que par l’élaboration d’un corpus de dispositions législatives du code du travail ayant cette destination, des dispositions réglementaires nécessaires, accompagnées d’accords contractuels négociés par branches et entreprises et de partenariats pertinents.

Sur ces bases, à la fois homogènes et différenciées, pourrait alors être organisée la convergence des politiques sociales et des actions revendicatives tendant à l’amélioration conjointe du statut général des fonctionnaires, des statuts des agents des entreprises publiques et du « statut des travailleurs salariés du secteur privé ».

II. DÉONTOLOGIE DES FONCTIONNAIRES ET CITOYENNETÉ (6)

Si, aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de 1789, les citoyens sont également admissibles « à toutes dignités, places et emplois publics », ils le sont « selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». On doit dès lors considérer que ce qui est exigé à l’entrée – la preuve de la capacité, des vertus et des talents – est a fortiori valable sur l’ensemble de la carrière professionnelle du fonctionnaire. Dès lors, dans cette acception, la déontologie se confond avec le bon exercice par le fonctionnaire de sa mission de service public, quelle que soit sa position dans la hiérarchie administrative.

Ce n’est pourtant pas le sens courant donné à la déontologie, principalement évoquée à propos des cadres, surtout des plus hauts fonctionnaires, et dans une définition réduite au non-cumul des emplois publics et privés et au « pantouflage ». Nous ne retiendrons pas ici cette double restriction pour considérer l’ensemble des règles statutaires valables pour tous les fonctionnaires pouvant relever d’une conception large de la déontologie.

2.1. Dépasser une conception étroite de la déontologie

La table des matières du Code de la fonction publique des Éditions Dalloz au mot « déontologie » renvoie au décret n° 2006-781 du 2 février 2007 et à une circulaire du 31 octobre 2007 placés sous l’article 25 du titre 1er du statut général des fonctionnaires (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983) qui enjoint aux fonctionnaires et aux agents non-titulaires de droit public de consacrer l’intégralité de leur activité professionnelle aux tâches qui leur sont confiées. Mais si la déontologie est, selon le dictionnaire Le Robert, « l’ensemble des règles qu’impose à des professionnels l’exercice de leur métier », on ne voit pas pourquoi on ne prendrait pas en compte également, dans le champ des règles de la déontologie, les dispositions de l’article 26 traitant du secret professionnel et de la discrétion professionnelle, de l’article 27 relatif au devoir du fonctionnaire de satisfaire aux demandes d’information du public dans le respect des règles précédentes, enfin les dispositions de l’article 28 concernant ce que l’on dénomme généralement le « devoir d’obéissance ». D’autres articles devraient sans doute être également cités et, à la limite, l’ensemble du titre premier relatif aux « droits et obligations des fonctionnaires ». On se concentrera néanmoins sur les articles précités comme base juridique centrale de la déontologie des fonctionnaires. Précisons aussi que des règles de même nature mais spécifiques existent également dans le secteur privé.

Si le statut général de 1946 avait donc prévu qu’un décret préciserait les conditions dans lesquelles le fonctionnaire doit consacrer l’ensemble de l’activité à la fonction qui lui était dévolue, ce décret n’ayant pas été pris, ce sont les dispositions d’un décret-loi du Front populaire de 1936 concernant les dérogations à cette règle, complétées par une abondante jurisprudence qui ont précisé, au fil du temps, la réglementation du non cumul d’un emploi public et d’un emploi privé. Ces dispositions, reprises pour l’essentiel et de manière stricte par l’article 25 du titre 1er du statut général de 1983, ont été profondément modifiées par la loi dite « de modernisation » du 2 février 2007et celle relative à la mobilité du 3 août 2009. Les modifications introduites caractérisent une conception plus laxiste de la déontologie. Ainsi, les règles de délai d’incompatibilité entre les activités exercées par un fonctionnaire cessant ses fonctions et une activité lucrative dans une entreprise, un organisme privé ou une activité libérale est ramené de cinq à trois ans ; les cumuls entre activité publique et privée sont considérablement assouplis pour un fonctionnaire en vue de créer ou de reprendre une entreprise, ou pour un dirigeant de société privée embauché en qualité de non titulaire de droit public (jusqu’à deux ans) ; la détention de parts sociales de capital par les fonctionnaires est mise sur le même plan que la production d’œuvres d’art ; les agents titulaires et non titulaires à temps incomplet peuvent simultanément exercer une activité privée lucrative (7); il peut être fait recours à l’intérim. Par ailleurs, une loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques avait institué, dans chaque fonction publique, une commission dite « de déontologie » chargée de donner un avis sur la compatibilité avec les fonctions antérieures d’un fonctionnaire des activités privées qu’il souhaitait exercer. La loi de 2007 a regroupé les trois commissions en une seule, placée auprès du Premier ministre (8).

Si le devoir du fonctionnaire de satisfaire les besoins d’information du public ne pose pas de problème particulier (art. 27), son appréciation devant se faire dans les circonstances de chaque espèce, il n’en est pas de même de l’obligation de réserve dont il n’est pas fait mention dans le statut, mais qui provoque maintes prises de positions confuses. Aux termes de l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 : « La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires » (9). Pour avoir conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires entre 1981 et 1984, je crois pouvoir témoigner utilement sur le sens des dispositions en vigueur. C’est à tort que l’on évoque à ce propos l’article 26 du statut général des fonctionnaires qui traite du secret professionnel et de la discrétion professionnelle (10). Les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel, soit que les faits qu’ils apprennent dans l’exercice de leurs fonctions leur aient été confiés par des particuliers, soit que leur connaissance provienne de l’exercice d’activités auxquelles la loi, dans un intérêt général et d’ordre public, a imprimé le caractère confidentiel et secret. Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tout ce dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Même si ce n’est pas sans rapport, on ne saurait non plus se référer principalement à l’article 28 qui pose le principe hiérarchique d’obéissance du fonctionnaire dans les termes suivants : « Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Le fonctionnaire garde donc une marge d’appréciation des ordres qu’il reçoit. On ne saurait sans méconnaître la loi contester au fonctionnaire ce libre-arbitre qui rejoint la liberté d’opinion et qui, avec la bonne exécution des tâches qui lui sont confiées, participe de sa responsabilité propre. Ce principe a été repris dans la loi de 1983 et un large débat s’est ouvert aussi bien avec les organisations syndicales qu’au Parlement sur la portée et les limites de la liberté d’opinion qu’il convenait éventuellement de faire figurer dans le statut lui-même, sous la forme, d’une part, de la liberté d’expression et, d’autre part, de l’obligation de réserve . Ainsi, l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général et, à ma connaissance, dans aucun statut particulier de fonctionnaires, sinon celui des membres du Conseil d’État qui invite chaque membre à « la réserve que lui imposent ses fonctions » (11).

En définitive, la question est plus politique que juridique et dépend de la réponse à la question simple : le fonctionnaire est-il un citoyen comme un autre ? venant après l’interrogation précédente : le fonctionnaire est-il un salarie comme les autres ? Au sein de notre construction sociale, est-il un sujet ou un citoyen ?(

2.2. L’utilité discutable d’un code de déontologie

Face aux difficultés rencontrées dans l’appréciation des notions qui viennent d’être évoquées, l’idée est parfois émise d’un code qui ferait la clarté sur des questions difficiles car elles épousent toute la complexité de la vie. Il faut d’abord s’entendre : s’agirait-il d’un véritable code opérant une remise en ordre et une clarification de dispositions législatives et réglementaires à droit constant au sens de la commission supérieure de codification ? Probablement pas, car cela reviendrait à codifier des sous-parties de codes existants ou envisagés. On sait que la loi sur la modernisation de la fonction publique du 2 février 2007 ; la question a été reprise par la loi du 5 juillet 2010, elle est aujourd’hui en chantier à la DGAFP et au Conseil d’État. Ou bien s’agirait-il d’une présentation ordonnée des textes en vigueur, éventuellement commentés, comme il en existe déjà ? (12) Il y a aussi des codes de l’administration qui débordent la fonction publique proprement dite (13). Quelle que soit la solution retenue de cette nature, aucun code ne pourrait ajouter aux normes existantes. On doit donc se demander quelle serait l’utilité d’un sous-ensemble de ces codes qui appellerait inévitablement la codification d’autres sous-ensembles thématiques, ce qui au bout du compte accroîtrait la confusion de l’état du droit. Si ce n’est pas de cela qu’il s’agit, on peut alors penser à un guide, sorte de « code de bonne conduite » à finalité pédagogique ou moralisatrice – dans l’esprit du « code de bonne conduite des traders » évoqué au plus fort de la crise financière – qui pourrait se fonder sur quelques cas concrets ayant donné lieu à des décisions jurisprudentielles particulièrement significatives, facilitant la compréhension des règles précédemment analysées. On pourrait même penser à une expression de ces exemples sous forme d’illustrations, voire de bandes dessinées (14)…

Il importe de souligner que, quelles que soient les modalités envisagées, les préceptes exposés doivent concerner tous les fonctionnaires et agents publics, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, même si on sait bien que le contrôle du juge, en cas de contentieux, prend évidemment en compte le niveau de responsabilité de l’agent pour caractériser une infraction éventuelle. Mais une autre difficulté réside dans la diversité des préoccupations et des priorités des ministères. Une tentative de code de déontologie avait été tentée, il y a une douzaine d’années par la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique. Elle avait surtout mis en évidence la complexité d’une telle opération qui devait concerner tous les fonctionnaires, mais qui devait aussi répondre aux préoccupations spécifiques de chaque ministère en matière de déontologie : les finances s’intéressant plus particulièrement à la probité, l’éducation nationale aux mœurs et aux incivilités, la police à la discipline, l’équipement au risque (15), la justice aux menaces contre l’indépendance des juges (16), etc. L’entreprise n’avait alors pu aboutir (17).

L’évocation d’un code de la déontologie présente aussi l’inconvénient de focaliser la responsabilité d’une éventuelle transgression sur le sujet alors que celle-ci est étroitement dépendante du contexte politico-administratif. La vogue de l’idéologie managériale change considérablement les conditions d’exercice de la responsabilité du fonctionnaire ; celle-ci n’est pas vécue de la même façon selon qu’il se considère au service de l’intérêt général ou qu’il est mis en demeure de satisfaire à des obligations de résultats matérialisés par des batteries de critères de pure gestion, ce qui le distingue peu ne n’importe quel salarié du secteur privé. Tout cela va dans le sens d’une banalisation de l’activité du fonctionnaire qui ne peut qu’affecter gravement la spécificité de la déontologie exigible à son endroit et, par là, le sens de la responsabilité de l’agent public.

Dans un tel contexte où la concertation est faible et où les organismes paritaires ne jouent plus véritablement leur rôle, l’idée d’un code de déontologie prendrait – quelles que soient les intentions de ses promoteurs – une tout autre signification, celle d’un règlement managérial, d’un instrument de régulation du conformisme sous contrainte (18) Il s’ensuivrait une stigmatisation croissante des comportements déviants. J’ai dû rappeler publiquement la portée et les limites de la liberté d’expression et de l’obligation de réserve en plusieurs occasions récentes. Il ne s’agit certes pas de faits sans précédent, l’abondance de la jurisprudence en témoigne et tous ces faits ne sont pas de même nature, mais il est permis de penser que l’accentuation du pouvoir hiérarchique peut être à l’origine de leur multiplication ; tandis que se brouille la frontière public-privé et qu’une complaisance croissante scandaleuse marque la pratique du « pantouflage ». Un code de déontologie ne pourrait dès lors apparaître que comme une diversion coercitive rappelant les interdictions et les sanctions encourues. Tout au plus peut-on envisager de mieux expliquer le sens du droit existant à partir de cas concrets, par la voie de circulaires ou par des moyens de communication modernes.

2.3. La déontologie du fonctionnaire-citoyen

La notion de déontologie est inséparable des valeurs servies. Celles du pacte républicain qui fonde notre citoyenneté : une certaine conception de l’intérêt général avec le service public comme vecteur principal, une affirmation du principe d’égalité qui s’efforce de réunir égalité juridique et égalité sociale par le moyen d’actions positives, une éthique de la responsabilité fondée sur le principe de laïcité (19). Les valeurs du service public théorisées par l’école française du service public : égalité, continuité, adaptabilité, complétées depuis par d’autres valeurs (20). La conception française de la fonction publique précédemment évoquées qui ont été à la base de l’élaboration statutaire de 1983-1984-1986. Il reste que la question de la déontologie continuera de se poser dans une situation très conflictuelle.

En ces temps de décomposition sociale profonde, marqués par une « perte des repères », le devoir d’obéissance et l’observation des règles de secret, de discrétion, de non cumul, de neutralité risquent fort d’être insuffisants pour guider le fonctionnaire dans l’exercice démocratique et efficace de sa mission de service public. Mais cette situation de crise peut être aussi l’occasion de ne pas réduire l’exercice des missions de service public au simple respect des règles posées par les textes, mais de renvoyer, plus que par le passé, la responsabilité publique vers le citoyen, en l’espèce le fonctionnaire-citoyen. Cela ne me conduit pas pour autant à légitimer les démarches individuelles type « désobéisseurs » qui surgissent ici ou là, en marge de l’action syndicale et prétendent s’ériger en exemples édifiants, pour en appeler finalement à la solidarité. Je ne comprends pas non plus la démarche de ces pétitionnaires qui contestent que l’on puisse s’assure au concours d’agrégation de philosophie que les candidats aient une bonne connaissance des principes sur lesquels est fondée la conception franbçaise de la fonction publique (21). Quand bien même la cause serait juste, je ne pense pas que nous soyons dans la situation de l’article 35 de la constitution de l’an I (qui n’est jamais entrée en vigueur mais qui est pour moi une référence républicaine majeure) : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs3.

L’autoritarisme et le conformisme – couple infernal dans l’histoire de la fonction publique – sont des contraires de la déontologie d’une citoyenneté pleinement assumée. Le fonctionnaire a le droit et le devoir de forger son opinion sur la politique qu’il est chargé de mettre en œuvre et, le cas échéant, de la critiquer par la voie syndicale ou politique sous des formes appropriées qu’aucune règle juridique, qu’aucun code de déontologie ne parviendront jamais à circonscrire de façon définitive. La bonne exécution des tâches qui lui sont confiées et le développement de l’esprit critique dans l’exécution de ces tâches sont des qualités de service public qui doivent être développées conjointement (22). Je sais, par expérience, que cela conduit parfois à frôler les limites de l’interdit, ce qui suppose esprit de responsabilité et sang-froid. C’est, à mon avis, un risque qu’il faut savoir courir.

 

(1) Formule reprise de l’ouvrage de René Bidouze : Les fonctionnaires : sujets ou citoyens ? Éditions sociales, 1979 et 1981.
(2) Rapport annuel sur l’état de la fonction publique 2008-2009, la Documentation française, 2009.
(3) C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; également : le transfert de la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique au ministère du Budget, l’intégration du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics à la Cour des comptes. Ces suppressions et restrictions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la direction générale du Trésor et de la Politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération en 2006 et de la DATAR en 2005 (créée en 1963). Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation partielle de l’INSEE à Metz, la suppression de plusieurs dizaines de centres météorologiques départementaux, la perte d’identité des Archives de France (création de la Révolution française) dans une vaste direction du Patrimoine. Ajoutons encore le projet de la loi organique prise en application de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui va supprimer la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), laquelle rendait public les abus des forces de sécurité (mal vue pour cette raison du ministère de l’Intérieur) et la mission de défense des enfants.
(4) J-L. Silicani, Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, La Documentation française, 2008.
(5) Développement d’extraits d’un article paru dans une rubrique intitulée Controverse sous le thème : « Faut-il rapprocher les statuts d’agents publics et de salariés ? Revue de droit du travail – mars 2010
(6) Extraits d’un article à paraître dans un ouvrage collectif sous le titre Éthique et déontologie des cadres publics
(7) A. Le Pors, « Une loi de dénaturation de la fonction publique », La semaine juridique, n° 12, mars 2007.
(8) L’affaire de la nomination de François Perol, directeur général adjoint de l’Élysée, à la tête des Caisses d’épargne et des Banques populaires, marquée par l’avis personnel donné par le président de la commission de déontologie suivi de la démission de deux de ses membres, a montré que l’instrument ne présentait pas, à ce stade, toutes les garanties que l’on pouvait en attendre.
(9) On rappellera dans cet esprit l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquité pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public, établi par la loi ».
(10) J’ai rejeté à l’Assemblée nationale le 3 mai 1983 un amendement tendant à l’inscription de l’obligation de réserve dans la loi en observant que cette dernière « est une construction jurisprudentielle extrêmement complexe qui fait dépendre la nature et l’étendue de l’obligation de réserve de divers critères dont le plus important est la place du fonctionnaire dans la hiérarchie » et qu’il revenait au juge administratif d’apprécier au cas par cas.
(11) A. Le Pors, « Les fonctionnaires, citoyens de plein droit », Le Monde, 1er février 2008.
(12) Citons notamment le Code de la fonction publique, présenté et commenté par Serge Salon et Jean-Charles Savignac, Dalloz, 9e édition, 2010, auquel l’auteur de cet article se réfère régulièrement.
(13) Par exemple le Code de l’administration par Bernard Stirn et Simon Formery, LexisNexis, Litec, 3e édition, 2008.
(14) Dans l’esprit des Scènes de la jurisprudence administrative de Jean-François Thery illustrant quelques grands arrêts de la jurisprudence administrative, préface de Marceau Long, LexisNexis, Litec, 2008.
(15) Responsabilité et déontologie, Guide de référence pour les chefs de service et l’encadrement, ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, janvier 1998.
(16) Recueil des obligations déontologiques des magistrats, plutôt un guide qu’un code normatif, rendu public par le Conseil supérieur de la magistrature le 10 juin 2010.
(17)Elle se poursuit néanmoins dans certaines administrations. Ainsi l direction du travail du ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille de la Solidarité et de la Ville a publié en février 2010 : Principes de déontologie pour l’inspection du travail.
(18) La situation des agents de France Télécom en est une illustration
(19) A. Le Pors, La citoyenneté, collection Que sais-je ?, PUF, 3e édition 2002.

(20) R. Denoix de Saint Marc, Le service public ; rapport au Premier ministre, la Documentation française, 1996.

(21) A. Louangvannasy, « Il est légitime d’être interrogé sur les valeurs de la fonction publique », Le Monde, 3 juillet 2010 et « Débat en philosophes des valeurs de l’État », l’Humanité,

(22) Qu’il me soit permis ici d’évoquer l’exemple de deux amis appartenant à des familles politiques différentes et qui ont su, chacun à leur manière, témoigner tout à la fois d’un dévouement exemplaire .au service public au plus haut niveau de l’État et d’un engagement politique clairement assumé :
– Bernard Tricot, ancien secrétaire général de l’Élysée sous le général de Gaulle, auteur de Mémoires, éditions Quai Voltaire, 1994. Bernard Tricot est décédé en 2000.
– Jacques Fournier, secrétaire général adjoint de l‘Élysée puis secrétaire général du Gouvernement sous François Mitterrand, pdg de GDF et de la SNCF, auteur de Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, éditions Dalloz, 2008.

5 commentaires sur “Fonctionnaire : citoyen ou sujet ? (1) – FSU Aquitaine – Bordeaux, le 23 novembre 2010

  1. Bonjour,
    Merci pour cette conférence qui donne confiance mais aussi des outils pour lutter contre les agresssions et la destruction programmée des services publics en général et de l’école de la République en particulier.
    Hervé Mignon – Ecole de St Sauveur (24)

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  2. Bonjour
    Un grand merci, Mr Le Pors, pour la richesse de votre intervention et la clarté de vos propos.
    Pascale Bachelier – Professeure des écoles à Bordeaux

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  3. Bonsoir,

    Monsieur Le Pors, merci pour cet exposé si dense, enrichissant et précis.
    Merci pour votre simplicité et votre humanité.
    Brigitte Monloubou -école maternelle Léon Blum à Floirac.

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  4. bonjour mr le Pors, je vois que vous n’avez rien perdu de votre esprit si vif d’analyse et de votre enthousiasme à mener toutes les batailles. Nous vivons dans nos universités avec tout ce qui s’y passe (autonomies, projets d’excellence, operations campus, création de PRES etc) des moments difficiles pour le service public… j’aurais souhaité entrer à contact avec vous pour une éventuelle conférence ou rencontre, que nous pourrions organiser autour de ces questions de fonction publique devenue privée, et de nouveaux pouvoirs en place, en collaboration avec les syndicats CGt des universites et des organismes de recherche de Montpellier , un peu dans le style du débat que vous y aviez dejà fait il y a quelques années de cela ou de cette conference ci dessus. Si l’idée vous interessait, vous pouvez me contacter sur ce mail,
    tres cordialement , sylvie Jouvert, syndicat CGT Universite montpellier 1

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