LA CITOYENNETÉ
Mois : octobre 2011
ÉLOGE CONTRADICTOIRE DE L’ÉTAT DE DROIT – « Projet », revue politique mensuelle du PCF, n°11, novembre 2011
Le mouvement ouvrier a traditionnellement marqué une distance avec la notion d’État de droit . L’État ne pouvait être que l’instrument institutionnel de la classe au pouvoir. Par voie de conséquence le droit ne pouvait être que la formalisation juridique de cette domination. L’État de droit cumulait donc cette double réserve et si des normes favorables aux libertés individuelles ou publiques parvenaient à s’inscrire dans le système juridique, ce ne pouvait être que le résultat des luttes sociales : le fait précédait nécessairement le droit, aucune autonomie, du droit, fut-elle partiellee lui n’était reconnue.
Pour autant le droit n’était pas ignoré et comptait d’éminents praticiens au sein du mouvement ouvrier. Des avocats talentueux et militants comptèrent parmi les plus grands. Les ministres communistes des participations gouvernementales successives ne purent ignorer l’importance des lois, décrets et circulaires qu’ils produisirent (je pense notamment au statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946 élaboré sous la direction de Maurice Thorez avec le concours actif de la CGT). Certains dirigeants du PCF s’impliquèrent activement dans le débat sur la constitution de la IVème République. Mais ces témoignages ne contredisent pas la méfiance générale à l’égard d’un droit réputé essentiellement bourgeois.
Pour avoir partagé cette idée générale, puis l’avoir contestée et testée dans la pratique, il me semble aujourd’hui possible de placer le débat sur un terrain plus objectif et d’y conduire une réflexion plus rationnelle.
Les institutions, siège de contradictions
La République française ne reconnaissant aucune transcendance, la souveraineté nationale et populaire doit disposer d’une loi suprême, d’une constitution. Le contrôle de constitutionnalité des lois fait problème car quelle instance peut prétendre s’ériger en juge de la loi, e xpression de la volonté générérale? Ce rôle est dévolu dans la constitution de la Vème République au Conseil constitutionnel, organe éminemment politique que j’ai souvent défini comme « une instance politique en forme juridictionnelle » dont on pouvait fortement douter de l’objectivité. D’autant plus qu’il s’est lui-même doté en 1971 d’un véritable pouvoir constituant que la constitution ne lui avait pas reconnu, en élargissant son champ de référence au Préambule de la constitution de 1946 et à la Déclaration des droit de l’homme et du citoyen de 1789, ce qui renforçait son pouvoir discrétionnaire. Il y avait donc tout lieu de craindre une interprétation très partisane du nouveau « bloc de constitutionnalité ». Or, la pratique a montré que les décisions rendues appelaient une appréciation plus complexe : en de nombreuses circonstances, le Conseil constitutionnel a joué un rôle constructif dans la défense des libertés. L’introduction de la possibilité (très contrôlée) donnée au citoyen de saisir le conseil d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a constitué une avancée démocratique limitée mais réelle : la première décision prise sur une QPC a ainsi permis de reconnaître le bien fondé de la demande des anciens combattants de l’outre-mer à toucher une pension complète. Pour autant la question du contrôle de constitutionnalité des lois reste entière et appelle une réponse plus satisfaisante que celle actuellement en vigueur. Cette question devrait trouver sa réponse dans le cadre d’un projet constitutionnel global du type de celui qui avait été retenu par le PCF en 1089 pour marquer le bi-centenaire de la Révolution française .
L’intérêt général, fondement du service public et du droit administratif
Il n’est pas contestable que l’État est un instrument de domination, voire de violence, aux mains des forces sociales, économiques et politiques dominantes. Mais il n’est pas que cela. Lorsque, à la fin du XIIIème siècle, Philippe le Bel crée le Conseil d’État du Roi, il entend affirmer que les contentieux impliquant les autorités royales et, plus généralement, les affaires du royaume, ne sauraient être traités par les tribunaux ordinaires ; que le « bien commun » (qui deviendra plus tard l’intérêt général) est une catégorie éminente qui domine toutes les autres. Certes, le Conseil d’État a connu plusieurs versions au cours des siècles suivants : il s’inscrit dans son acception actuelle en l’an VIII, puis est redéfini en 1872, mais il garde durant toute cette période ses deux caractéristiques fondamentales : d’une part, il est l’instance supérieure de la juridiction administrative (la Cour de cassation étant son pendant dans l’ordre judiciaire), d’autre part, il est le conseil de l’État dans son travail législatif et réglementaire. Ce rôle du Conseil d’État ne va pas sans une certaine ambiguïté puisqu’il est, par ses doubles fonctions, à la fois juge et partie (ce que ne manquent pas de lui reprocher les autorités de l’Union européenne). De fait, de de Gaulle à Sarkozy, le pouvoir exécutif a eu tendance a considérer que la fonction de conseil devrait se traduire en allégeance, ce qui a entraîné parfois une réaction d’indépendance de la haute juridiction sans effacer toujours une certaine propension à ne pas mécontenter le gouvernement. Dans sa fonction contentieuse également, la jurisprudence du Conseil d’État n’est pas immuable : elle est imprégnée par les mouvements d’ensemble de la société. Ainsi, à titre d’exemple, elle a pu considérer en 1985 que l’enseignement des écoles de musique ne relevant pas d’un intérêt général ne pouvait donner lieu à une différenciation des tarifs d’adhésion en fonction des revenus des parents, pour changer complètement de solution dix ans plus tard. Il reste que c’est dans le cadre de la fabrication de cette jurisprudence administrative et du droit administratif plus généralement qu’ont été forgés et explicités avec des avancées et des reculs, le concept de service public, le principe d’égalité, celui de laïcité, le modèle d’intégration basé sur le droit du dol, etc. Il s’agit la des fondements de l’identité nationale française et de notre conception de la citoyenneté.
« Au nom du peuple français »
Le droit évolue ainsi sous l’effet de multiples influences qui sont celles qui façonnent la citoyenneté aujourd’hui dans un contexte de crise. En vertu de la séparation des pouvoir – quand bien même on pourra soutenir que celle-ci est bien imparfaite – la justice est rendue « au nom du peuple français » sonne le mentionnent en exergue toutes les décisions de justice. Le juge des différentes juridictions est chargé d’appliquer le droit ,mais il le fait à travers une appréciation qui contient une part inévitable de subjectivité. Juge à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), la plus importante juridiction administrative nationale par le nombre d’affaires traitées, je peux témoigner de la dialectique qui forge l’intime conviction du juge. Le droit d’asile est régi par la Convention de Genève de 1951 et les dispositions du livre VII du Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Dans ce cadre, trois questions se posent au juge pour se prononcer sur une demande d’asile. Premièrement, doit-il se contenter d’appliquer sèchement le droit positif ou rendre la justice ? Ce n’est pas la même chose et la réponse ne sera pas la même selon que l’on se place principalement sur l’un ou l’autre terrain. Deuxièmement, le demandeur d’asile doit-il apporter la preuve de sa crainte de persécution ? Selon la force de l’exigence d’une preuve qui n’est demandée par aucun texte la réponse sera très variable. Troisièmement, une contradiction dans la demande d’asile, voire un mensonge avéré, invalident-ils la demande ? Ce serait ne tenir aucun compte des conditions politiques, ethniques, religieuses, voire psychologiques dans lesquelles se trouve le demandeur. On voit bien que des réponses apportées découleront des solutions très différentes. Il y a donc sans doute de bons et de mauvais juges. Mais on retiendra comme hautement significatif de la conception française du droit d’asile (hautement proclamé dans la constitution de 1793 et même dans le Préambule de la constitution de 1946 repris par l’actuelle constitution) le fait que la France est le premier pays de destination des demandeurs d’asile en Europe (le deuxième des pays industrialisés dans le monde après les États Unis), que le taux de reconnaissance du statut de réfugié (de l’ordre de 30 %) y est relativement éeévé. Cela résulte des actions combinées de magistrats, d’universitaires, d’avocats, d’associations et d’une tradition qui perdure malgré le contexte défavorable du pouvoir sarkozyste.
Bref, pour touts ces raisons, en matière d’État de droit il faut se garder de toute vision simpliste .
Anicet Le Pors
Ancien ministre
Conseiller d’État
Président de section à la Cour nationale du droit d’asile
Remise de la Légion d’Honneur à Claude Poperen – 16 septembre 2011
Messieurs les ministres, mesdames, messieurs et chers amis,
Nous sommes réunis pour honorer Claude POPEREN et je voudrais, avant de procéder à la remise des insignes de Chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur, retracer quelques éléments du parcours de notre ami, conformément à la tradition.
Claude naît à Angers d’un père instituteur et d’une maman ouvrière dentellière, maman qu’il perd alors qu’il est encore très jeune.
Il passe son Certificat d’Etudes Primaires en 1944, tandis qu’il fréquente la classe de son père, à Villevêque (ce qui lui pose quelques –petits- problèmes : quand il appelle l’instituteur « monsieur » toute la classe pouffe, quand il l’appelle « papa », ses petits copains s’esclaffent. Mais l’élève Poperen a déjà le sens des situations et résout la question… en n’appelant plus le maître et en se contentant de lever la main).
C’est à Villevêque que Claude Poperen vit les années de la guerre. Même si à la campagne la situation est moins difficile qu’en ville du point de vue de la présence de l’occupant et si l’approvisionnement alimentaire y est plus aisé, Claude se souvient de ce jour où son père lui demande de l’accompagner en vélo pour porter des colis. Il devine, car « les enfants ne posent pas de questions à l’époque », qu’il s’agit d’aider une famille dont le père a été arrêté la veille. Il se souvient aussi des bombardements, des avions qui se posent sur le terrain d’aviation qui a été installé à proximité, en 44.
Puis ce sera le collège, à La Flèche (pas au Prytanée s’empresse-t-il de préciser) et ensuite l’école professionnelle « Livet » à Nantes. Son diplôme de chaudronnier en poche, à l’été 49, il est temps de chercher du travail. Ou d’en choisir un, car à l‘époque les entreprises recrutent et on a l’embarras du choix. L’aéronautique à Toulouse, les Chantiers à St Nazaire, le pétrole à Donges… et Renault à Billancourt. Claude compare les situations offertes, les deux dernières sont les plus intéressantes et il hésite mais il y a le problème de l’hébergement. On sort de la guerre, St Nazaire a été rasée, la période de reconstruction commence tout juste et la pénurie de logements est grande. Or à Paris vit une grand-mère, qui est concierge Bd de Port Royal, et peut mettre à sa disposition une chambre de bonne dans l’immeuble.
Ce sera donc la RNUR, Régie Nationale des Usines Renault. Le 1er septembre 1949, après un été de moniteur de colo, le jeune chaudronnier tôlier Claude Poperen (le « choumac ») intègre l’île Seguin comme agent technique stagiaire à l’atelier 51… et le 6è étage du Bd de Port Royal, qu’il habitera jusqu’à son mariage avec Eliane quelques années plus tard.
Depuis 1946 Claude militait à l’Union des Jeunes Républicains de France, à Nantes. Il poursuit son action à Paris. Et lorsque la SNECMA est lock-outée en 1950, « Claude et ses potes », raconte Pierrot BERNARDINI, « décident d’aller les soutenir. Et il se trouve qu’ils sont dans l’usine lorsque la police intervient. En tant que membre extérieur à l’entreprise Claude est arrêté et emprisonné à la Santé pendant 8 jours ». Pour la direction du personnel de Renault, son employeur, ce sera 8 jours d’absence non justifiés qui lui vaudront déclassement professionnel pendant de longues années.
En avril 1951 c’est le départ au service militaire, pour 18 mois. Sergent au 6è régiment du Génie à Angers. Claude Poperen s’y distingue en sauvant la vie à 2 appelés : lors d’un exercice de franchissement de la Maine les officiers ont surchargé le bateau, qui sombre. Peu savent nager à l’époque et Claude saute à l’eau sans hésiter. Ramener le second, lourdement équipé avec casque et godillots sera pourtant difficile. Mais « je n’ai rien fait d’héroïque » dit-il.
Au retour du service Claude revient à l’usine et est affecté dans l’atelier mécanique. Il « prend sa brème » (cela signifiait adhérer à la CGT). Il le fait dans une démarche qu’il qualifie de « naturelle » : « On signe un contrat de travail avec le patron et on prend sa carte syndicale pour se donner des garanties que ce contrat sera bien respecté » explique-t-il.
Le secrétaire général du syndicat CGT est alors Roger Linet qui dès le 1er jour lui dit « on a besoin de toi et des jeunes qui rentrez de l’armée». Plusieurs centaines de salariés syndiqués, militants, ont été licenciés quelques mois auparavant.
Militer aux côtés de Linet n’est pas facile, car l’homme ne l’est pas. Il vient de passer une partie de sa vie dans la clandestinité et c’est un « dur de dur » racontent ceux qui l’ont fréquenté mais c’est aussi « un organisateur et un formateur, un homme de masse qu’on a envie d’écouter ».
Le jeune militant POPEREN apprend beaucoup et vite. Délégué au Comité d’établissement, délégué au Comité central d’entreprise, délégué du personnel, il va remplir pendant les années qui suivent tous les mandats représentatifs qu’on peut exercer dans une entreprise, et plus tard ceux qu’on peut exercer dans une fédération : commission exécutive, bureau, on pense à lui un moment pour le secrétariat général de la fédération mais comme nous verrons dans un instant son destin sera autre. Il exerce aussi un mandat de représentation à l’extérieur : dans une commission du Conseil Economique et Social. Tout cela, « une sacrée école » en dit-il.
Une ascension assez fulgurante le propulse rapidement, secrétaire puis secrétaire général du syndicat CGT de Renault. On est alors en novembre 1958.
A l’époque pas de détachement possible, pas de mise à disposition. Il fallait « prendre son compte » sans perspective de retour, comme le lui dit le responsable du personnel. Et s’installer au syndicat qui est physiquement à extérieur à l’entreprise (Il faudra attendre juin 68 -10 ans encore- pour que les permanents syndicaux participent aux négociations avec la direction). Claude part donc s’installer au « 82 » (il s’agit du petit local du syndicat, rue Y-Kermen) « avec un peu de mélancolie partagée par ses camarades et son régleur », d’autant qu’officiellement il n’a plus le droit de pénétrer dans son usine.
A l’instar de ses maîtres, Claude aussi, au début, « est assez tranché » raconte Jean DUTHEIL, son collègue et ami –j’ai presque envie de dire son compère tant ils ont partagé de choses- « il n’était pas tendre, il ne fallait pas rigoler et j’ai du rattraper des gars qu’il avait rabroués» raconte Jean. « Mais ça s’est vite arrangé, il est devenu plus souple et a été vachement bien. Un grand bonhomme » ajoute-t-il avec admiration.
L’arrivée de Claude POPEREN au syndicat se traduit par des changements importants et un vrai tournant dans l’activité syndicale : rajeunissement des cadres, ce qui ne va pas se faire sans débats, davantage d’OS dans les directions, alors que jusque-là ce sont surtout les ouvriers professionnels qui dirigent, volonté de coller au terrain, plus d’autonomie donnée aux sections syndicales.
Se sont les grandes années de conquête : les augmentations de salaires, la 3ème semaine de congé puis la 4ème, l’obtention de compléments de rémunération aux indemnités journalières en cas de maladie, la mise en place du système de retraite complémentaire. C’est chez Renault que se signe l’un des tous premiers accords de retraite complémentaire et qu’est créée une institution paritaire chargée de gérer le régime. Renault est ainsi une entreprise pilote car entreprise nationale, jouant le rôle qui devait être le sien. Et l’entreprise se développe, considérablement. Le syndicat se bat d’ailleurs pour le développement de l’entreprise, la reconquête du marché intérieur quand les choix d’investissements se font surtout à l’extérieur (cela évoque quelques débats d’actualité n’est-ce pas ?).
C’est à la fois l’action au quotidien pour la défense de toutes les revendications (en considérant qu’il n’y a pas de hiérarchie dans les sujets, pas de questions nobles et d’autres qui le sont moins) et l’intervention sur des choix de société : la transformation en CDI de centaines de CDD, la retraite à 60 ans, les conditions de travail, la santé, la formation, mais aussi la signature de l’appel de Stockholm ou la vente de « La Question » aux portes de l’usine. Les travailleurs immigrés sont nombreux chez Renault et les Algériens tout particulièrement.
Dans un livre écrit plus tard, en 1983, « Renault, Regards de l’intérieur », publié aux Editions sociales (et dont je vous conseille vivement la lecture) Claude explique cette période, la complexité de l’action d’alors. Sur le sujet des migrations, de l’action contre le racisme –oh combien d’actualité elle aussi- cela fait réfléchir.
On apprend également à la lecture de ce livre comment une direction peut négocier à un « rythme de crabe », comment les Renault ont préservé les pavés de la place Nationale des visées étudiantes en 68, et pourquoi on appelait la 4L la « motte de beurre ».
Ce sont donc des années d’intense activité, à laquelle Eliane, qu’il a rencontrée alors qu’elle militait aux Jeunes Filles de France, participe. Ils se marient en 1954 et Eliane qui est alors dactylo chez Renault évoque « la période héroïque» : « on habitait Trappes, on descendait ensemble, très tôt, je me maquillais dans la voiture » –souvent c’est elle qui tapait les tracts, sur des stencils, avant de prendre son poste de travail- « et le soir j’attendais au syndicat que le tract soit tiré sur les ronéos. On rentrait à 9, 10h du soir. Et le lendemain à 6h on distribuait le tract ». Et pour elle l’hiver il fallait se changer avant de rejoindre le bureau car les femmes n’avaient pas le droit de porter des pantalons. Sur ce point la société française a (en apparence) changé : aujourd’hui il faut faire « des journées de la jupe » !
Eliane, je vous l’ai dit, a commencé sa carrière professionnelle comme dactylo mais sa compétence professionnelle la lui a fait terminer comme cadre/secrétaire de direction, même si elle a été discriminée et sa promotion retardée, du fait des responsabilités de son mari. Son directeur lui dit en effet un jour « comment voulez-vous que je propose Madame Poperen au statut cadre ». Cela se passe de commentaire, je crois.
De cette période qu’elle qualifie de « trépidante mais sympa » Eliane parle avec bonheur. Claude aussi, qui les évoque comme « les plus belles années ». Même si parfois comme en 1958, au lendemain du référendum, les militants ont fait l’impasse sur leurs vacances et sont restés occuper les locaux du syndicat. Ou lorsqu’on réunissait le syndicat le samedi matin « pour ne pas perdre de temps » la semaine.
Jean DUTHEIL précise qu’il y avait des semaines où les distributions de tracts étaient presque quotidiennes mais tous se souviennent de la fraternité et l‘enthousiasme qui animait l’équipe ainsi que… des sandwichs au foie gras que le landais « Carcagnol », gardien de l’usine puis du syndicat, leur apportait pour les soutenir quand les réunions se prolongeaient. On peut être prolétaire et aimer les bonnes choses !
Claude reste secrétaire général du syndicat jusqu’en 1967. Il est le « drapeau de la classe ouvrière » dira-t-on de lui. C’est sur qu’il est un symbole. Le syndicat représente une vraie puissance dans l’usine. Il y a quelque 6 000 syndiqués. Les responsables fédéraux, confédéraux, ceux de l’Union départementale y viennent souvent : Benoit FRACHON (que Claude dépeint « un peu paternaliste »), Georges SEGUY, Henri KRASUCKI…
Claude est un « animateur compétent, prenant sa part de responsabilité et essayant de faire partager ses convictions, très pointilleux sur l’activité, respectueux des autres » m’ont dit ses camarades de l’époque.
Lorsque arrive mai 68, longuement mûri par des mois et années d’action, Claude a passé la main et depuis un peu plus d’un an est secrétaire de l’Union des Syndicats de Travailleurs de la Métallurgie, (la structure de la profession pour l’Ile de France, installée dans les locaux où nous sommes ce soir). Jean BRETHEAU dirige la fédération, Eugène HENAFF l’union départementale.
Georges SEGUY l’appelle et lui demande de retourner dare-dare camper dans l’usine. Après s’être assuré qu’Aimé HALBEHER -qui l’a remplacé au poste de secrétaire général- n’en prend pas ombrage (on reconnaît là l’homme attentif aux autres, prêt à bosser mais pas à marcher sur les pieds des copains), Claude court rejoindre les Renault. Ils ne seront pas trop de deux, Aimé et lui, pendant 33 jours et 34 nuits pour animer la grève, organiser les meetings mais également l’approvisionnement, la solidarité, les loisirs… Tout en entretenant l’outil de travail. Même les plantes vertes dans les bureaux des chefs sont arrosées.
Claude, toujours très attentif au climat dans l’entreprise (dans laquelle il baigne depuis un mois), sent bien que le mécontentement est puissant et que les salariés ne se contenteront pas de simples promesses. Au matin de la négociation de Grenelle la délégation confédérale vient exposer le résultat des pourparlers de la nuit. Claude pressent que cela risque d’être houleux et en prévient Georges Séguy. Ainsi informé de ce qui risquait de se passer… et qui se passera (qui peut ignorer ces images de Georges se faisant chahuter sur la passerelle, que l’on voit dans tous les films retraçant mai 68 ?) Georges saura adapter son propos à l’auditoire remonté, évitant une coupure irrémédiable avec la base.
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Je n’ai pas évoqué jusqu’à présent les responsabilités politiques de Claude POPEREN. Il me faut préciser qu’il a adhéré au PCF en 1949 et que pendant toutes ses années chez Renault il est membre de la cellule et du bureau de section. Que son militantisme politique se conjugue avec son activité syndicale. Assez sereinement. Il a dit récemment à un ami que nous avons en commun que « la courroie de transmission tournait un peu à l’envers chez Renault ». Peut-être nous en dira-t-il plus tout à l’heure…
En janvier 1967 il est élu au comité central de son parti.
1967 c’est aussi un autre événement d’importance : la naissance d’Anne, la fille dont Eliane et Jean sont si fiers et qui leur donnera 2 petits enfants qui font leur bonheur… même si Martin lors de séjours en Angleterre envoie des SMS qui les tirent du lit à 23h45.
En 1970 Claude est élu au Bureau politique de son parti. Il le vit comme un grand honneur et accepte avec sérénité cette « promotion ». Quitter l’USTM et ses syndicats lui serre le un peu le cœur, tout de même. Mais il est fier.
Je vais le laisser vous parler de ces années là, des joies et des peines qu’elles lui ont apportées. Notamment à l’occasion d’un certain « rapport attribué » comme on a coutume de l’appeler. Circonstances qui l’amenèrent à s’interroger sur son
engagement politique et plus tard à y renoncer mais jamais à renoncer à une transformation sociale profonde, juste, efficace.
Pour ma part je voudrais seulement évoquer les amis très proches qu’il s’y est fait (Anicet, Charles, Marcel et bien d’autres) et ce qu’ils m’ont dit de lui : un homme d’une honnêteté intellectuelle irréprochable, très sensible (parfois à l‘excès), très humain. Qui a toujours fait preuve d’un esprit ouvert, ne se contentant pas d’affirmations et cherchant systématiquement à comprendre. Qui ne supporte pas le fait accompli, l’arbitraire, le dictat, qui réfléchit constamment, prend position courageusement et nettement, au risque d’en prendre « plein la tête » ou de se retrouver au placard.
Et en même temps –tous ceux qui ont milité, travaillé avec lui le soulignent- Claude n’a jamais cherché à se faire remarquer. Même quand il a quitté ses responsabilités, il l’a fait sur la pointe des pieds. Il a accompagné quelques initiatives, les reconstructeurs, la CAP, mais toujours discrètement. Puis il a pris du champ. Pas totalement car il reste très attentif à la situation, lit beaucoup, discute, échange. Les sujets de débats sont nombreux et j’ai idée qu’ils seront encore plus nombreux dans la période qui nous attend.
C’est un homme tranquille, pas ambitieux (ambitieux pour ses idées mais pas pour lui-même), dont les interventions ont toujours été fondées sur du concret, sur une connaissance du monde du travail et de ses réactions. Il a vécu des années rudes, des affrontements qui n’étaient pas que d’idées.
Il a accepté les tâches que le mouvement lui confiait, le plus souvent en terres de mission, dont il ne pouvait attendre le moindre avantage pour lui-même. Il en a été ainsi lorsqu’on lui a demandé par exemple d’être candidat aux élections législatives dans des circonscriptions imprenables.
Tous ceux qui l’ont fréquenté, qui ont milité avec lui disent qu’il est l’exemple du militant ouvrier modeste et chaleureux, amical, très attachant. Un homme de conviction, de ces convictions qui donnent sens à une vie.
Anicet LEPORS m’a dit –la formule je crois résume bien l’homme- qu’« il a réalisé sur sa personne la combinaison rare d’un militantisme ouvrier de terrain, de responsabilités politiques nationales du plus haut niveau, d’un homme de culture nourri des sensibilités les plus diverses ».
Pour tout cela il méritait bien d’être honoré et que nous soyons rassemblés ce soir pour le faire.
Il me revient maintenant -et je le remercie très sincèrement de me l’avoir demandé- d’accomplir la formalité officielle :
Claude POPEREN, au nom du Président de la République Française et des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons CHEVALIER dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
ALLOCUTION DE CLAUDE POPEREN
Merci Lydia Brovelli
Je suis très sensible au fait que tu aies accepté de me remettre cette croix de Chevalier de la Légion d’Honneur, et je t’en remercie vivement. Nous ne nous sommes pas côtoyés dans la vie et l’activité syndicale. Je t’ai sollicitée parce que nous avons en commun, je crois, oeuvré aux responsabilités qui étaient les nôtres, pour que le mouvement démocratique regarde la société et le monde tels qu’ils sont et non pas tels que nous voudrions les voir.
Merci à vous tous de m’avoir fait le plaisir d’être présents : ma famille, mes amis et camarades de Renault, de la métallurgie, de la Direction du Parti Communiste Français il y a 25 ans et plus : Charles Fiterman, Marcel Rigout, anciens ministres, Mireille Bertrand, ma complice du 3ème étage, René Piquet qui m’a aidé à un moment difficile. Merci à tous ceux qui se sont excusés : Anicet Le Pors, ancien ministre, et Gaston Viens, ancien président du Conseil Général du Val de Marne, et ancien Maire d’Orly, déporté à l’âge de 19 ans, tous les deux souffrants. Bernard Thibault, secrétaire général de la C.G.T., Philippe Martinez, secrétaire général de la Fédération de la Métallurgie, Jean-François Carré, secrétaire de l’Institut d’Histoire Sociale, tous les trois retenus par leurs obligations syndicales.
Cette distinction, j’entends la partager avec Eliane, pas seulement l’épouse depuis 57 ans, qui a aussi partagé les joies et les difficultés de la vie syndicale et politique, et bien souvent assumé seule, mais à la militante à la Régie Renault, effectuant en plus, au 82 rue Y. Kermen, de très nombreuses heures supplémentaires au tarif syndical, c’est-à-dire gratuites.
Je la partage aussi, cette distinction, avec Anne, notre fille, dont le papa était souvent absent ou rentrait tard, fatigué et parfois de mauvaise humeur.
Je la partage avec tous les militants, femmes et hommes, que j’ai eu le plaisir de côtoyer à travers toute la France, et en particulier aux Renault qui m’ont confié, durant de nombreuses années, d’importantes responsabilités.
Bien sûr, je songe également à mes proches qui ne seraient pas insensibles à l’honneur qui m’est fait : A ma mère, décédée très jeune, dont je n’ai guère pu apprécier l’amour qu’elle me portait. A mon père, qui a été aussi durant trois ans mon maître d’école dans la lignée des hussards noirs de la République, porteurs des valeurs de justice, de rigueur, de laïcité. A mon frère, qui m’a éveillé à la vie politique, par son engagement dans la résistance sous l’occupation nazie..
Laïcité et résistance ont été pour moi deux marqueurs de mon engagement. Dans ces lieux, nous baignons dans l’esprit de la résistance : rue Jean –Pierre Timbault, responsable de la Métallurgie, ici même, un des 27 fusillés à Châteaubriand il y aura 70 ans dans quelques semaines. Esplanade Roger Linet, déporté, homme aussi modeste que courageux. Salle J. Borne, autre responsable déporté, tué sous les bombardements. Beaucoup d’autres, comme en témoigne cette plaque, qui ont donné leur vie pour notre liberté.
A l’entrée se situe la salle portant les noms de Rol et Cécile Tanguy. Les responsables C.G.T. de la métallurgie et les élus de la mairie de Paris ont ainsi rendu hommage à un couple dont le courage impose le respect. Merci Cécile, que je rencontrais à la Fédération de la Métallurgie – il y a déjà une petite cinquantaine d’années – d’avoir accepté mon invitation et d’être parmi nous. Mes activités politiques m’ont amené dans les années 70 à rencontrer Rol, le colonel, chef des F.F.I. lors de la libération de Paris. Il me rendait compte des responsabilités qui lui étaient confiées. J’avais l’impression d’être dans une situation à rôle renversé.
C’est à R. Linet, qui fût pour toute une génération de jeunes syndicalistes à la Régie, un véritable formateur que j’ai succédé en 1958. Avec Jean Dutheil, excusé ce soir, et avec qui j’ai été longtemps permanent, nous ne nous rencontrons jamais sans évoquer Roger nous expliquant qu’il n’y a pas de petites revendications pour ceux qui travaillent dur, qu’il ne faut pas songer qu’au grand soir et que de toute façon celui-ci arrivera !
Renault furent les plus belles années, sans doute, de mon engagement. Certes, c’était les trente glorieuses, mais c’était aussi les 48 heures, 2 semaines de congés payés seulement, la pension de la Caisse Vieillesse comme retraite uniquement, les jours fériés non payés, et les indemnités de Sécurité Sociale pour maladie prises en compte à partir du 8ème jour d’arrêt pour les salariés payés à l’heure.,
La Régie Renault n’était pas la forteresse ouvrière décrite parfois avec romantisme, mais une entreprise nationalisée dans laquelle régnait, comme ailleurs, une dure exploitation. Elle offrait, par contre, du fait de son statut, plus de possibilités pour des avancées sociales et démocratiques dans l’esprit du programme du Conseil National de la Résistance, à condition de se remuer. C’est ce que nous nous évertuions de faire.
J’ai aussi eu le plaisir, à la direction de la Fédération des Métaux, de côtoyer des hommes et des femmes de grande expérience, formateurs eux aussi, en particulier Jean Breteau, combien attachant. Ici, au siège de l’U.S.T.M., sous la responsabilité de Marcel Bras, j’ai découvert l’activité syndicale au niveau de la Région Parisienne avec toutes ses complexités.
Dans cette activité syndicale à la C.G.T., moi laïc, un tantinet laïcard parfois, j’ai côtoyé journellement et appris à connaître des militants chrétiens. J’ai travaillé, durant plusieurs années, côte à côte à la chaîne, avec deux prêtres ouvriers. J’ai rencontré des jocistes, des militants de l’action ouvrière chrétienne, porteurs des mêmes valeurs de solidarité, de volonté d’émancipation et de libération de l’individu, d’aspiration à la paix. Ici notamment au 94, avec L. Quinat que je salue, et B. Cagne qui vient de nous quitter. Nous étions en Mai 68, ensemble entre le 94 et les usines occupées.
J’ai connu ensuite une promotion à des responsabilités politiques pour lesquelles je n’étais sans doute pas fait. Les vicissitudes de la vie politique nationale et internationale m’ont amené à des doutes après des dizaines d’années d’engagement sans hésitations ni questions, à des désaccords. En Juin 1984, j’ai rédigé un rapport critique à la suite d’un résultat catastrophique du P.C.F. aux élections européennes. On m’a demandé de refaire ce rapport. Bon soldat, j’ai accepté. Puis on m’a demandé encore de le refaire. C’était le 3ème rapport. Nous l’avons refait dans la nuit, Guy Hermier et moi, avec une paire de ciseaux et un pot de colle. C’est ainsi qu’est né le rapport attribué à Claude Poperen. Ce fût ensuite une prise de distance de ma part et la mise au placard de la part de la direction, et la rupture. Lorsque le point limite est atteint, il faut prendre ses responsabilités et les assumer. Cela ne se passe jamais bien. Ce fût le cas pour d’autres avant moi, sans que cela m’émeuve à l’époque. Ce fût le cas pour moi, aussi j’ai assumé. Avec d’autres, nous avons essayé de continuer à espérer quelque temps un redressement et créé de petites structures politiques.
Tout cela est loin. Le monde a changé et, en même temps , les fondamentaux demeurent. La domination et l’exploitation continuent à se traduire dans les conditions de travail et de vie à un pôle de la société. L’argent roi à l’autre pôle. pollue tout. Pour des millions d’êtres humains, les acquis sont remis en cause. Les services publics, l’éducation, la santé sont sacrifiés. Le chômage des jeunes en particulier est un cancer. Stéphane Hessel a raison : La France est plus riche qu’il y a 65 ans. Ajoutons que le cycle n’est plus le même. L’ouvrage est à remettre sur le métier du 21ème siècle.
J’espère voir, dans les années qui me restent, mon pays et le monde reprendre leur marche en avant pour le progrès, le bien de tous et de chacun. Mieux vaut être, pour ce faire, actif que passif, acteur que spectateur. C’est ainsi que je conçois la vie.
Réinventer l’État – « regards croisés, revue de l’Institut de recherches de la FSU, sepyembre-novembre 2011
1) Chacun peut constater qu’en 2011 la place, le rôle et la conception même de l’Etat en France ont été profondément bouleversés par rapport à ce qui s’est construit à la Libération; comment apprécies tu et caractérises tu ces évoluions?
Le « retour de l’État » est un thème récurrent depuis l’aggravation de la crise à l’automne 2008. Cette évocation de circonstance correspond à une réalité : Dans tous les pays capitalistes, les États, sous la tutelle des marchés financiers, des autorités financières supranationales et des agences de notation sont intervenus massivement sous des formes spécifiques extrêmement variées. La circonstance conduit inévitablement à s’intéresser à l’État comme instrument de régulation sociale, mais aussi comme siège du pouvoir politique formalisé par un État de droit et une constitution, comme un rapport social. Ainsi, rythmant son histoire moderne, la France a pratiqué une quinzaine de constitutions depuis la Révolution française. Au sein du véritable laboratoire institutionnel que constitue notre pays il importe donc que s’ouvre une réflexion approfondie sur la nature de l’État aujourd’hui et la conception qu’il convient de promouvoir pour un État démocratique et efficace dans l’affirmation de l’intérêt général. La question est de grande actualité. De la Libération au tournant des années 1970-1980 on a connu pendant la période des « trente glorieuses » un État pratiquant une politique essentiellement administrée, d’inspiration keynésienne, justifiée par l’effort de relèvement du pays après la guerre, puis par la mise en place de bases de développement industriel dans le cadre de plans sectoriels et plus généralement d’une planification regardée comme une « ardente obligation » par le général de Gaulle.S’ouvre ensuite une période d’environ trente ans également marquée par le déferlement du libéralisme, l’accès au pouvoir de Reagan, Thatcher, Kohl dans leurs pays respectifs. La France opèrera avec retard son tournant libéral au printemps 1983. La crise actuelle marque ainsi le terme de ce cycle et en amorce un autre qui appelle, comme on le constate dès aujourd’hui, un interventionnisme étatique approprié. Mais de quelle nature ? C’est la question en débat qui appelle des solutions différentes selon les objectifs poursuivis. Il n’y a donc pas de prédétermination absolue de la conception de l’État dans un nouveau contexte.
2) La Fonction Publique telle que les lois dont tu as été à l’origine est elle aussi profondément transformée : quels liens peut-on établir avec l’évolution de l’Etat? est ce une simple évolution ou un dénaturation de la Fonction Publique?
Les superstructures étatiques évoluent donc et avec elles les services publics qui en constituent des pièces maîtresses. La fonction publique en est le cœur et doit donc évoluer avec la société. La fonction publique est donc un enjeu politique. Ainsi, le président de la République a-t-il, dès septembre 2007 (1), annoncé son intention de provoquer une « révolution culturelle » dans la fonction publique, avec comme mesure emblématique la mise sur le même plan pour les recrutements le concours statutaire et le contrat de droit privé conclu de gré à gré . Il a échoué dans cette entreprise car la crise a montré qu’avec un secteur public étendu, la France disposait là, comme se sont plus à le reconnaître des observateurs de tous bords d’un puissant « amortisseur social » tant dans le domaine de l’emploi, du pouvoir d’achat, de la protection sociale que, j’ajouterai, d’un point de vue éthique face à l’immoralité spectaculairement affichée dans la crise par les puissances financières. Il y a là un encouragement fort pour les défenseurs des services publics et, en leur sein, de la fonction publique. Son évolution nécessaire n’invalide pas les fondamentaux sur lesquels elle s’est construite au fil des siècles. Essentiellement trois principes : le principe d’égalité (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1788) qui veut que l’on accède par concours aux emplois publics ; le principe d’indépendance qui suppose la séparation du grade (propriété du fonctionnaire) et de l’emploi, caractéristique du système de la « carrière » (loi sur les officiers de 1834) ; le principe de responsabilité qui implique que l’on confère au fonctionnaire la plénitude des droits du citoyen dans l’exercice de ses mission (article 15 de la Déclaration de 1789). Dans le respect de ces valeurs et principes, les dispositions statutaires définies par la loi doivent évoluer car il n’y a pas de texte sacré. D’importants chantiers devraient être ouverts (classements indiciaires, mobilité, multi-carrières, égalité hommes-femmes, dialogue social, etc.).
3) Quelle place aujourd’hui pour l’Etat entre l’Europe et les collectivités territoriales?
État et collectivités territoriales sont, ensemble, des collectivités publiques. L’image du « mille-feuilles » administratif a été un prétexte pour déstabiliser la démocratie locale et aligner la France sur les normes européennes. Comme l’a écrit le philosophe Marcel Gauchet, l’objectif final du sarkozysme, c’est la « banalisation » de la France. En ce domaine, l’objectif de la réforme des collectivités territoriales a été de faire prévaloir les niveaux à dominante économique, plus aisément soumis aux marchés (communautés de communes, régions, Union européenne) sur les instances politiques décentralisées ou déconcentrées (commune, département, État-nation). Le problème n’est pas d’opposer ces niveaux mais de les articuler correctement sur la base de deux principes républicains : l’unité et l’indivisibilité de la République, la libre administration des collectivités territoriales. Cette question des relations entre l’État et des collectivités territoriales est récurrente dans notre histoire. Sa solution consiste à concevoir une subsidiarité qui ne soit pas celle, descendante, de Thomas d’Aquin ou du traité de Maastricht, mais essentiellement ascendante dans l’esprit de Jean-Jacques Rousseau qui écrivait dans le Contrat social « Où se trouve le représenté il n’y a plus de représentant. » Cela ne conduit pas, tout au contraire, à affaiblir l’État au nom de la démocratie représentative ou participative, mais à le redéfinir de manière cohérente dans une mondialisation qui est aussi le concert d’États-nations qui n’ont jamais été aussi nombreux.
4) L’État est confronté à une crise économique, financière , environnementale inédite avec des conséquences sociales dramatiques : cette situation est elle de nature à le rendre obsolète ou lui confère-t-elle un rôle nouveau?
Alors qu’elle est plus nécessaire que jamais, la réflexion sur l’État est aujourd’hui entravée pas plusieurs facteurs. Le libéralisme a développé une idéologie managériale qui se présente comme la seule modernité envisageable. L’étatisme soviétique laisse des traces : l’État est confondu avec étatisme et étatisation et opposé au libre-arbitre. La dérive bonapartiste des institutions, en France, polarise sur l’élection présidentielle tous les enjeux et appauvrit dramatiquement le débat politique. La nature contradictoire de l’État, à la fois siège de la définition de l’intérêt général, gardien de la souveraineté nationale et populaire et instrument de domination et de violence sociale sombre dans la confusion. Certains se réfugient dans récusation même de l’État ou sa réduction absolue, d’autres (de Le Pen à Besancenot) en appelleront à une VIème République au contenu disparate ou évanescent. En tout état de cause on ne saurait isoler la réflexion sur l’État nécessaire de la crise sociale, de la lutte contre les inégalités et de l’impératif d’un nouveau compromis social conduisant à revenir sur le décrochage de la part des salaires dans la répartition de la richesse nationale intervenu en France lors du « tournant libéral » de 1983. Plutôt que d’envisager une construction institutionnelle complète, il me semble plus utile, tout en dénonçant la nature et le fonctionnement des institutions actuelles de se prononcer sur un nombre limité de propositions essentielles : élargissement de la démocratie directe, récusation du référendum sauf en matière constituante, représentation parlementaire fondée sur un mode de scrutin proportionnel, responsabilité du gouvernement devant le parlement, suppression de l’élection du président de la République au suffrage universel. Mais, au-delà, une nouvelle conception de l’État suppose qu’elle soit élaborée dans une perspective de transformation sociale comprise et désirée par le peuple. Cela implique un travail idéologique de grande ampleur qui fait aujourd’hui cruellement défaut. Rien n’a remplacé l’idéal du socialisme. Il est urgent de le remettre sur le chantier avec les notions d’appropriation sociale, de démocratie institutionnelle et de citoyenneté (2) , qui tirent les enseignements des expériences qui ont failli tout en conservant les acquis des efforts antérieurs.
1 – Discours de Nicolas Sarkozy à l’Institut régional d’administration de Nantes le 19 septembre 2007.
2 – A. Le Pors, La citoyenneté, PUF, coll. Que sais-je ? 4ème éd., janvier 2011.