Le CNR inspirant des nationalisations de grande ampleur

Sous le titre « 120 ans 120 unes  120 regards » a publié un superbe album qui comme l’indique le titre fête les 120 ans d’existence du journal en reproduisant 120 unes particulièrement significatives brièvement commentées par 120 personnalités qui réagissent au thème dominant de chacune de ces pages. On publie ci-dessous l’une d’elles que l’on m’a demandé d’évoquer. Il s’agit de la réunion d’un comité central du PCF consacré à la mise en œuvre des mesures immédiates d’application du programme du CN

« Il s’agit de défaire méthodiquement le programme du CNR ». C’est l’objectif que se fixa Denis Kessler, dirigeant du Mouvement des entreprises de France (MEDEF).  Et de préciser : « Le modèle social français est le produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes » (Chalenge, 4 octobre 2007).  Il nota  les chantiers à déconstruire : «  les caisses de sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la création de grandes entreprises françaises nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. ». Le représentant du patronat a a ainsi reconnu la grande portée des réformes entreprises après la Libération dans le cadre du programme du CNR. Un hommage du vice à la vertu en quelque sorte.

En estimant que  l’opération devrait être méthodiquement conduite, le patronat l’inscrivait nécessairement dans la durée. Comme nous l’indique la une de l’Humanité du 2 septembre 1945, le parti communiste appela dès la fin de la guerre au rassemblement pour la mise en œuvre des mesures immédiates prévues par le programme. Mais, au-delà, le programme inspira, lui aussi dans la durée, des transformations démocratiques importantes, telles que des nationalisations de grande ampleur. C’est ainsi que le Préambule (toujours en vigueur) de la constitution de 1946 décida que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation à ou acquiert le caractère d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». La question de la propriété publique fut encore  essentielle lors de l’élaboration du Programme commun de la gauche de1972 prévoyant la réalisation d’un « seuil minimum de nationalisation » sous  une affirmation qui dominait alors le débat des années 1970 : « La où est la propriété, là est le pouvoir ! ». Slogan que le MEDEF lui-même ne saurait contester.

Le programme du CNR traita dans le même esprit la question institutionnelle. La France en est un véritable laboratoire : une quinzaine de constitutions en un peu plus de deux siècles. Les conditions étaient alors réunies pour l’élaboration d’une nouvelle constitution : un rejet général des dispositifs antérieurs, un large consensus en faveur d’un régime parlementaire, un évènement majeur, la guerre, ouvrant la voie à un débat sans trop de présupposés. Les forces progressistes disposaient aussi d’une référence consacrée, la constitution de 1793, résolument révolutionnaire, permettant, par exemple, de soumettre aux assemblées primaires des départements des textes dits de « loi proposée », et créant un droit à l’insurrection « quand  le gouvernement viole les droits du peuple ». C’est d’ailleurs avec à l’esprit cette constitution et le programme du CNR, que le comité central du parti communiste adopta en décembre 1989 à la suite de mon rapport, un « projet constitutionnel » (1) pour célébrer le bicentenaire de la Révolution française. 

  • (1)  Le  projet constitutionnel du PCF, l’Humanité, 18 décembre 1989. 

Priorité des besoins et choix pertinent des moyens

8 février 2024

Dans le passé, des commissions ou comités dits « de la Hache » ont été mis en place pour parvenir, selon leurs promoteurs, à « mieux d’État » par la réduction de la dépense publique afin de financer, a minima, le service public. L’idée de rationalité fut ensuite convoquée à l’appui de cette démarche. Giscard d’Estaing institua la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). Chirac fit voter la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF `). Sarkozy décida la Révision générale des politiques publiques (RGPP) dont il confia la réalisation à des cabinets de consultants privés.  Hollande créa un organisme dit de  Modernisation de l’action publique (MAP) dont il ne reste aucun souvenir.  Enfin, Macron fabriqua un instrument très sophistiqué, le Comité action publique 2022 (CAP22) qui n’était qu’un leurre pour faire diversion à la réforme du code du travail, à la suppression du statut des cheminots et à la dénaturation du statut général des fonctionnaires

Soumises au principe de l’annualité budgétaire, ces politiques centrées sur les moyens étaient dépourvues de toute analyse sérieuse de l’évolution des besoins essentiels de la population. Ainsi, l’écart entre la faible progression des moyens budgétaires et celle beaucoup plus importante des besoins fondamentaux n’a cessé de croître comme l’ont démontré les études du collectif Nos services publics publiées en septembre dernier. Il s’en est suivi, d’une part une précarisation accentuée des couches populaires, d’autre par l’ouverture d’opportunités lucratives pour des intérêts privés. Les services publics étant un moyen déterminant de l’égalité sociale, la confiance dont  ils bénéficiaient dans l’opinion publique en a été affectée. Il convient donc de partir des besoins pour en déduire les moyens les plus pertinents et non l’inverse.

Les besoins des services publics doivent faire l’objet d’une prévision  à moyen et long terme, largement débattue et traduite par une planification, « ardente obligation » de la nation selon la formule consacrée. Globalement, les moyens nécessaires peuvent relever de trois catégories. D’abord, des dotations budgétaires, dont le relèvement implique une lutte contre la fraude et une profonde réforme fiscale, frappant les revenus les plus élevés et les plus  importants patrimoines.  Ensuite, une révision de l’ensemble des engagements conventionnels des collectivités publiques, conduisant à une réglementation stricte des interventions privées dans les différentes formes de partenariat et de délégation de service public, ce qui concerne notamment les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’énergie, des transports, de l’eau. Enfin, on se gardera d’oublier qu’aux termes de la constitution, tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité (point 9 du préambule de la constitution de 1946, qui fait partie du bloc de constitutionnalité aujourd’hui en vigueur).

Rapport sur l’état des services publics

Préface d’Anicet Le Pors

Chaque pays éprouve de manière singulière la crise générale aux multiples dimensions que connaît notre époque, en raison de son histoire, de son développement, de sa localisation, de ses perspectives. En France, les services publics y  occupent une position stratégique en raison de leur importance dans l’organisation de l’État et de l’administration, des modèles économiques et sociaux pratiqués, de la culture du service public ancrée dans la population, d’une théorisation ancienne des concepts associés. Ainsi, le vice-président du Conseil d’État a-t-il  pu confirmer la plus haute juridiction administrative de notre pays comme « maison du service public ». Mais, aujourd’hui, nos services publics rencontrent de graves difficultés et connaissent une forte dégradation qui inquiètent et mécontentent légitimement la population, découragent les fonctionnaires et les autres agents publics. Aussi, lorsque surgissent, dans ce contexte pessimiste, des analyses de qualité conduites par un collectif jeune, constitué d’acteurs compétents et transpartisans, les médias de toutes orientations ne peuvent qu’accueillir la nouvelle avec intérêt. C’est un évènement. 

Le diagnostic dégagé par l’étude menée par le collectif Nos services publics (NSP) montre, comme c’est souvent le cas, que c’est avec des idées simples que l’on fait des politiques publiques efficaces. Il faut pour cela que les finalités et les objectifs qui leur correspondent soient clairement  identifiés, solidement étayés et mis en cohérence de façon convaincante. C’est la démarche retenue par le collectif Nos services publics sur la base de cinq études sectorielles d’importance significative (santé, éducation, transports, justice et sécurité, fonctionnement et financement). La synthèse globale s’établit ainsi clairement de la manière suivante. Le  centre de la réflexion sur la politique des services publics doit se situer dans le champ des besoins sociaux et non dans celui des moyens, notamment des dotations budgétaires comme c’est généralement le cas aujourd’hui. C’est un choix pertinent, mais qui peut présenter de sérieuses difficultés d’évaluation des valeurs d’usage et des effets externes. En face de cette évaluation des besoins, qui doit être un préalable, celle des moyens doit évidemment être poursuivie et améliorée. Mais comme le soulignent les auteurs, ce n’est pas leur croissance lente, parfois déniée, qui doit principalement retenir l’attention, mais le fait que la croissance des moyens est inférieure à celle des besoins sociaux et que l’écart entre les deux évolutions est croissant au cours des quarante dernières années. Il s’ensuit que la précarité des couches les plus pauvres de la population s’accroît, tandis que de nouvelles opportunités lucratives s’ouvrent pour le secteur privé. 

À la question soulevée par le collectif NSP sur ce que l’état de nos services publics dit de la France, il est possible d’apporter des réponses  : tout en conservant  majoritairement sa confiance dans le service public, la population souffre des dysfonctionnements, des insuffisances de ces services ; les fonctionnaires ont le sentiment d’un déclassement social, en raison de l’abaissement de leur  pouvoir d’achat et de conditions de travail souvent dégradées, ce qui entraîne une perte d’attractivité de leurs emplois ; tout cela pèse sur le moral de la nation en participant d’une crise systémique plus générale. Le diagnostic sérieusement établi ayant été peu contesté, la question de l’avenir de nos services publics devient incontournable.

Le collectif NSP a choisi de placer son analyse de l’évolution des services publics dans le temps long, limité pour les besoins propres de l’initiative aux dernières décennies dans la perspective des prochaines. Dans le même esprit, on peut développer la réflexion sur plusieurs siècles, ce  qui permet d’identifier trois tendances lourdes de nature à éclairer le présent. C’est ainsi que l’on peut, à cette échelle, caractériser une sécularisation et une autonomisation de l’appareil d’État et de ses administrations depuis la fin du Moyen Âge. On peut aussi relever, en dépit des nombreuses exceptions qu’évoquent les études sectorielles, la socialisation des besoins ainsi que celle des moyens de fonctionnement et de financement. Couronnant l’ensemble, on observe une maturation permanente de concepts, de valeurs, de principes qui nous sont aujourd’hui familiers : intérêt général, service public, fonction publique. Il existe donc bien un déterminisme historique des services publics et nous débattons encore aujourd’hui de problèmes déjà abordés dans un passé lointain. Ainsi, par exemple, à la fin du XVIe siècle, Michel de Montaigne distingue le service public reposant selon lui, sur l’allégeance à un protecteur, du service privé qu’il préfère, fondé sur la responsabilité individuelle dans l’exercice de la charge. La Révolution française supprime la vénalité des charges octroyées sous l’Ancien régime et met l’accent pour l’accès aux emplois publics sur la capacité, le mérite, les vertus et les talents. À la fin du XIXe siècle, l’École française du service public, dite aussi École de Bordeaux, dégage les composantes majeures du service public : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs, la couverture par l’impôt et non par les prix. L’un des principaux représentants de ce mouvement, Léon Duguit, définit alors l’État comme une coopération de services publics. Bernard Stirn considère aujourd’hui que cette époque fut « l’âge d’or » du service public. Mais, en même temps, la fonction publique de l’État est alors gérée selon un modèle hiérarchique autoritaire où les gouvernants menacent régulièrement les fonctionnaires de leur appliquer un statut contraignant, dénoncé comme statut-carcan par les intéressés dont les représentants réclament la conclusion d’un contrat collectif. Nos services publics ont ainsi forgé leurs constantes à travers des séquences très diverses : permanences et contradictions, les deux dimensions dont il convient de tenir compte dans l’analyse.

La priorité conférée par le collectif NSP au débat sur les besoins sociaux plutôt que sur les moyens change le regard de l’analyste. Elle nous engage également à repenser la dialectique besoins-moyens, qui invite à réfléchir sur la pertinence des moyens destinés à répondre à telle ou telle catégorie de besoins du service public. La dépense publique et les effectifs des services ne sont pas les seuls moyens à prendre en considération. À titre d’exemple, un choix qui pourra sans doute apparaître extrême, on peut citer le point 9 du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir propriété de la collectivité ». Moyen radical, certes, mais qu’on ne saurait écarter par principe. Certains se souviendront peut-être, que la principale question débattue au cours des années 1970 qui devaient conduire à l’alternance politique de 1981 était de savoir quel seuil minimum de nationalisation il convenait de réaliser pour « changer de cap » pour certains, voire « changer la vie » pour les plus ambitieux ! D’autres types de moyens pourraient d’ailleurs être évoqués et participer à cette rétro-définition des moyens du service public comme les différentes formes d’établissements publics, de conventions, de délégation de service public, etc. Ces moyens devraient relever de la loi et non du « droit souple » (sotf law), faiblement normatif, que tentent de promouvoir les tenants de l’économie et de la société de marché. Par-là, la réflexion se déplace sur le terrain de l’État de droit en intégrant la question institutionnelle et celle de la citoyenneté. On ne peut concevoir de service public de qualité répondant à son objet, la poursuite de l’intérêt général, sans citoyennes et citoyens conscients et organisés, et qu’inversement, il ne peut y avoir de citoyenneté active, sans que soient créées par les services publics les conditions de l’égalité et de la responsabilité. La perte de sens qui résulte de l’affaiblissement des idéologies messianiques du XXe siècle et la multiplication des crises du début du XXIe siècle ne facilitent pas le développement de cette autre dialectique.

Si les mouvements sociaux conservent une vitalité appréciable, c’est le pessimisme qui domine dans l’opinion publique débouchant sur différentes formes de renoncement : résignation, option de substitution, colère déclamatoire. Le pessimisme est un confort malsain. Le mérite du collectif  Nos services publics, animé par des figures renouvelées de « fonctionnaires citoyens », c’est donc d’abord d’avoir défini une méthode et traité rationnellement la réalité des services publics et des moyens qui leur sont actuellement affectés. C’est ensuite d’avoir su dégager des conclusions fortes traduites sous forme de messages adressés aux citoyens et citoyennes, pour être débattus sans condition d’affiliation partisane. C’est enfin d’avoir le courage d’affronter le conformisme autoritaire ambiant pour conjurer une nouvelle trahison des clercs et ouvrir la voie d’un « nouvel âge- d’or » du service public.

L’hétérogénéité nuit à la mobilité dans la fonction publique territoriale

 La Gazette des – Pour quelle raison, à l’époque, a-t-on pu considérer que la FPT était le “maillon faible de l’édifice’ du statut général de la fonction publique ? 

Anicet Le Pors – Je suis intervenu  le 27 juillet 1981 à la tribune de l’Assemblée nationale lors de la présentation du projet de loi de décentralisation pour dire qu’il ne pouvait y avoir qu’un système de fonction publique dans notre  pays. Il n’y avait alors de fonctionnaires que ceux  de l’État dont les garanties étaient supérieures à celles des autres agents publics et je précisais qu’elles devaient servir de référence. Les agents des collectivités territoriales étaient  regardés comme appartenant à une catégorie inférieure d’agents publics. On parlait à leur sujet de « communaux » ou d’« assimilés fonctionnaires ». Leur situation statutaire avait été écartée lors de la création du statut général des fonctionnaires de 1946 et de l’ordonnance du 4 février 1959 qui l’avait remplacé. Les élus locaux ne réclamaient pas de réforme statutaire pour leurs agents et la situation d’ensemble était celle d’un grand désordre. Les relations entre les élus et les agents pouvaient apparaître plus humaines, plus personnalisés, mais aussi parfois plus arbitraires et touchées par le clientélismes. Le mouvement syndical lui-même n’avait pas de revendication forte d’un traitement  statutaire unifié de l’ensemble des agents des collectivités publiques, État et collectivités territoriales. On pouvait donc légitimement penser qu’il y aurait des difficultés à construire un tel ensemble statutaire unifié et que, si la fonction publique territoriale (FTP) voyait le jour, car jusque-là, elle n’avait pas de véritable identité elle constituerait certainement le « maillon faible » du statut général. Cette idée  a duré ensuite pendant quelques années.

·  

    Considérez-vous que ce soit toujours le cas ?

Certainement pas.  Ses effectifs ont connu la croissance la plus fort des trois versants de la fonction publique (État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers), passant de 1,3 millions d’agents au début des années 1980 à près de 2 millions aujourd’hui. Les différentes qualifications ont fait l’objet de classements catégoriels assortis de statuts particuliers. La F PT été dotée, comme la FPE, d’un conseil supérieur de la fonction publique territorial (CSFPT) et participe au comité commun des trois fonctions publiques ( CCFP) Un centre national de la fonction publique territoriale ( CNFPT )   a été institué. Un réseau de centres départementaux de gestion (CDG) a été mis en place  avec une instance fédérale. En bref, un ensemble très structuré qui a témoigné de grandes capacités d’initiative et d’un dynamisme remarquable, malheureusement contrarié par l’insuffisance des dotations financières qui n’ont pas suivi comme promis les transferts de compétences.

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     La loi du 4 novembre 1982 a institué une contribution exceptionnelle de solidarité à l’ensemble des agents État, coll terr. Vous vous y étiez opposé. Pourquoi ? 

Quand les nouveaux ministres ont pris leurs fonctions en juin 1981, il leur a été adressé un volumineux document revêtu d’une  couverture bleu ciel. Il s’agissait des déclarations du président François Mitterrand durant la campagne des élections présidentielles. Il nous était recommandé de nous rapporter à ce document pour répondre à une interpellation sur telle ou telle question.  Ayant été informé un mardi soir que figurait à l’ordre du jour du conseil des ministres du lendemain l’assujettissement des fonctionnaires à une cotisation-chômage de 1 % de leur traitement, proposition jusque-là avancée par les gouvernements de droite. Je me suis rapporté à ce que nous avions fini par appeler « la  Bible ». Le président y jugeait la proposition «  antisociale, couteuse et inefficace ». C’était aussi mon opinion. J’ai donc dit  au secrétariat général du gouvernement  que je soutiendrai la position présidentielle. La question a été retiré de l’ordre du jour. Elly est revenue néanmoins en novembre 1982, au moment de la levée, du blocage des salaires et des prix qui avait été décrété en juin. Le rapport de forces avait changé/

·       La loi Galland a renoncé au principe de parité des fonctions publiques. Peut-on dire que cela a sonné, pour vous, la fin d’un idéal ?

Non, la loi Galland n’a pas remis en cause le principe d’égalité des droits et des obligations concernant tous les fonctionnaires d’une fonction publique unifiée à trois versants. Elle a seulement tenté par des dispositions mesquines et revanchardes de déstabiliser l’architecture qui avait été mise en place entre 1981 et 1986. Le changement de vocabulaire des corps en cadres relevant du symbole. J’en avais demandé la raison aux représentants de l’administration en assemblée générale du conseil d’État lorsqu’il avait examiné le projet de loi. Aucune explication ne m’en avait été donnée sinon qui s’agissait de singulariser la fonction  publique territoriale. La réhabilitation du système des « reçus-collés » c’est-à-dire de l’établissement d’une liste par ordre alphabétique des candidats admis à un concours plutôt que par ordre de mérite était un retour en arrière, privant les meilleurs candidats admis du droit de choisir les postes qu’ils préféraient. C’est une dérogation au principe d’égalité des candidats. Ce qui est critiquable au sujet de cette loi c’est qu’aucun gouvernement n’a eu le courage dans les années suivantes et jusqu’à nos jours d’effacer cette dénaturation du statut général. Cette loi y a introduit de l’hétérogénéité, rendu plus difficile la comparaison des situations entre fonctions publiques et, par la, nuit à la mobilité élevée au rang de garantie fondamentale par le statut de 1983.

·       Rétrospectivement, comprenez-vous les raisons de la distinction entre des “corps” pour l’État et des “cadres d’emploi” pour la FPT ?  Quel signal a voulu envoyé selon vous le gouvernement a cette époque ?

Je viens d’en donner la raison. Elle est futile. Elle est également sans objet.  Je veux rappeler que le statut de 1946, que je regarde comme le statut fondateur de la conception française de la fonction publique  en ce qu’il a créé le concept de fonctionnaire-citoyen utilisée indifféremment les deux mots, corps et cadre, sans provoquer aucune réaction. Avec la loi Galland, il s’agit seulement de relever une intention maligne.

·       Sivous étiez ministre de la Fonction publique aujourd’hui, proposeriez-vous une appellation commune qui mettrait fin aux deux précédentes ? 

Aucune importance. J’aurais mieux à faire : abroger les dispositions subsistantes de  la loi Galland, par exemple.

· Comment analysez-vous le fait que le CCFP ait été créé aussi tard ?

L’idée d’un conseil supérieur commun de la fonction publique était présente dès la conception d’une fonction publique unifiée à trois versants.  Une commission mixte avait d’ailleurs été mise sur pied en1986, mais rapidement supprimée en 1987, pendant la cohabitation 1986–1988. Mais surtout l’unification supposait le respect des spécificités de chacune des trois fonctions publiques qui était très identifiant. Pour la fonction publique de l’État : sa couverture de l’ensemble des fonctions régaliennes, son caractère de référence historique incontestable.  S’agissant de la fonction publique territoriale : son rôle dans l’aménagement du territoire et la proximité des relations entre élus, fonctionnaire et usagers. En ce qui concerne la fonction publique hospitalière, l’existence d’un  secteur privé au sein des établissements public  et le haut niveau technique et humains de l’activité de soins. On y ajoutera l’attachement spécifique des personnels à chacun des versants auquel ils appartenaient. C’est pourquoi la réalisation de ce conseil commun de la fonction publique n’a pu aboutir avant la négociation de Bercy consacrée par la loi du 5 juillet 2008 sur le dialogue social, conduisant à l’installation du CCFP le 31 janvier  2012. Le même type de question aurait pu être soulevé au sujet de la codification qui aurait été possible dès 1986, mais n’a abouti que par l’ordonnance du 24 novembre 2021, entrée en vigueur le 1er mars 2022.  La création du CCFP, comme la réalisation du code de la fonction publique sont de nature à renforcer la convergence des réflexions et des démarches des fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers. Je m’en réjouis.

·       Quel regard portez sur l’envie de Stanislas Guerini de réfléchir en termes de « metiéers » et non plus en termes de « cadres » et « corps d’emploi » 

Il faut partir de la réalité de la fonction publique qui n’est pas celle de l’entreprise privée sur laquelle le gouvernement souhaiterait l’aligner. D’abord, la fonction publique, c’est un effort collectif de travailleurs solidaires  œuvrant dans un service public d’intérêt général. C’est ensuite, un ensemble structuré pour être clairement visible par la population et socialement efficace dans la conduite des actions publiques. C’est enfin, une organisation de long terme pour mettre en œuvre les planifications et programmations nécessaires au service de l’intérêt général qui ne peut s’apprécier que sur le long terme. Ce sont ces caractéristiques qui justifient pour l’administration, comme pour le fonctionnaire, le système dit de la carrière couvrant toute la vie professionnelle de ce dernier. Le métier est sans doute un beau mot et une chance pour celui qui le possède et s’y épanouit, emploi certes réglementée par le code du travail, mais qui laisse à l’entreprise privée la possibilité d’embaucher ou de licencier discrétionnairement selon  ses choix guidés par la rentabilité financière. C’est pourquoi il est inapproprié dans la fonction publique d’asservir le fonctionnaire à un métier, qui peut être affecté par toutes sortes d’aléas, notamment technologiques. Olivier Schrameck  a caractérisé ainsi la fonction publique d’emploi (La fonction publique territoriale, Dalloz, 1995). Premièrement, lorsqu’on est reçu à un concours, on n’est pas sûr d’être nommé dans un emploi, c’est le système des « reçu-collés » évoqué précédemment. Deuxièmement, si on est nommé dans un emploi on n’est pas sûr de faire carrière. Troisièmement, si l’emploi dans lequel on a été nommé est supprimé, on peut être licencié.  M. Stanislas Guerrini voudrait donc nous faire revenir à l’état antérieur à1983, ce serait une formidable régression. M. Stanislas Guerrini a l’envie[1]archaïque.


[1]

Voeux BRETAGNE ILE DE FRANCE 2024

Vœux USBIF 2024 –  Anicet, Le Pors 

Après la pluie…

La Bretagne a été durement frappée par les intempéries des derniers mois : routes et lignes de télécommunications coupées, habitations et bâtiments dégradés, nature tourmentée. Tout cela a été cause de difficultés et de souffrances pour les populations, de pertes financières importantes pour des activités économiques, mais cependant moins graves que celles auxquelles on aurait pu s’attendre sur la base des expériences météorologiques antérieures.  Ce résultat est sans doute le fait des précautions prises par les habitants, parla vigilance des services publics, mais aussi par les progrès réalisés par la science météorologique. J’ai des raisons personnelles de souligner ce dernier point ayant débuté dans la vie professionnelle comme ingénieur à la Météorologie nationale, devenue depuis Météo France. Cette science implique nécessairement notre région bretonne en position de vigie des perturbations atlantiques à l’extrémité occidentale du continent européen. Elle est un atout dans cette période de changement climatique. Elle s’inscrit dans une approche planétaire des problèmes de notre époque car les perturbations et les anticyclones ignorent les frontières. Nos vœux pour 2024 prennent ainsi un caractère naturellement humain et culturel que poètes et écrivains ont consacré. Tel Jacques Prévert interpellant la femme aimée sous les bombardements de Brest durant la deuxième guerre mondiale. : « Rappelle-toi, Barbara / il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là ».

LDH : « Le service public dans quel État ? »

Université d’automne de la Ligue des droits de l’homme (LDH) – 25-26 novembre 2024

LE SERVICE PUBLIC A-T-IL UN AVENIR ?

La table ronde 3 était introduite par le texte suivant : « La remise en cause des services publics qui sont de plus en plus mis en concurrence avec le privé et voient leurs domaines d’intervention et leurs moyens se réduire, combinée à l’affaiblissement de la Fonction Publique, est aujourd’hui une tendance lourde avec les conséquences dramatiques pour l’égal accès à des droits de qualité ; la numérisation accrue en est une illustration dramatique. Pourtant ils répondent aux besoins d’une société démocratique et sont de nature à répondre aux défis de l’avenir. Dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on affirmer que le XXIe siècle peut être l’âge d’or du service public ? Comment redonner la main aux salariés et aux usagers sur le service public ? Quelles formes innovantes de prise en charge de l’intérêt général et de collaboration public/privé ? »

11h-11h15 Pause

De gauche à droite : Lucie Castets, Anicet Le Pors, Gérard Aschieri et Daniel Agacinski

(Résumé A.LP)

Trois tendances lourdes pluriséculaires peuvent être identifiées qui sont de nature à aider l’analyse de la situation présente et à définir des perspectives : expansion administrative accompagnant le développement des appareils d’État et des collectivités publiques, socialisation des financements sociaux, maturation de principe et de concepts (intérêt, général, service public, fonction publique). À la fin du XIXe siècle, l’école du service public de Bordeaux, théorisas cette notion (mission d’intérêt général, personne morale de droit public, droit et juge administratifs, couverture par l’impôt…) qu’il convient aujourd’hui dans une situation très différente, de refonder, afin de faire émerger, un nouvel « âge d’or » du service public. Les politiques  néolibérale conduites au cours des quatre dernières décennies, sont cependant marquées par une volonté de régression des évolutions du long terme. Depuis 1983, en France, on a assisté à un ensemble de politiques tendant à renforcer l’hégémonie des lois du marché : privatisations, dérégulations, réduction des garanties sociales, limitations, voire suppression des statuts législatifs et réglementaires, etc. Pour autant, ces politiques n’ont pas été en mesure de remettre en cause les tendances lourdes précitées, mais ont fait du service public un enjeu de société, de civilisation. Dans la crise systémique actuelle, aux multiples dimensions, cela implique la mobilisation de toutes les forces attachées à la défense et à la promotion du service public. D’abord, l’ouverture de chantiers de recherche théorique, juridique, méthodologique. Ensuite, le développement de convergences des analyses, des organisations, des actions, des différentes composantes des secteurs publics et privés. Enfin, l’approfondissement de l’articulation entre service public et secteur public.

Rapport du collectif « Nos services publics »

Le collectif transpartisan « Nos services publics » a organisé à l’Assemblée nationale (salle Colbert) le 26 septembre 2023, un colloque sur le rapport qu’il venait de publier sous la forme de cinq études sectorielles et d’une synthèse « Ce que l’état de nos services publics dit de la France ». Ont notamment, participé aux tables rondes : Clémentine Autain député elle LFI, Sophie Binet secrétaire générale de la CGT, Boris Vallaud président du groupe socialiste, Claire Lemercier historienne, Astrid Panosyant-Bouvet, député Renaissance, Aristid Leroux députée Renaissance, Antoine Vauchez, polithéistes Mélanie Villiiers, membre du Conseil d’État a présenté le dernier rapport annuel de la juridiction relatif au dernier kilomètre de l’action publique. Anicet Le Porsncien ministre de la Fnction publique a a conclu. On trouvera ci-dessous le document de synthèse du rapport.

« Synthèse : Ce que l’état de nos services publics dit de la France

Depuis le début des années 2000, la France a été marquée par une préoccupation citoyenne croissante pour l’état des services publics. Les dernières années ont, en particulier, fait l’objet d’une cristallisation des inquiétudes autour de leur délabrement. Ces préoccupations communes sont portées par une grande diversité d’acteurs dans chaque secteur : hôpital public, éducation nationale, transports, justice et sécurité, tous ces services publics ont été, à leur manière, au cœur de débats intenses et de mobilisations collectives.

Dans le débat public, le sentiment croissant d’urgence et de dégradation des services publics s’exprime essentiellement à travers un discours déplorant des services publics qui s’effondrent. Ce discours fait écho de manière forte aussi bien au vécu des citoyens empêchés dans leur accès aux services publics, qu’à celui des agents publics qui subissent une perte de sens. Si ce discours dit quelque chose du quotidien des services publics, il ne permet pas de qualifier précisément la nature des dégradations vécues. Il ne permet pas non plus de rendre compte de la place que continuent à occuper nos services publics dans la cohésion de la société, la réponse aux crises, la préparation de l’avenir et la défense de l’intérêt général. Bien souvent, il conduit les détracteurs et les défenseurs des services publics à centrer leur regard sur le seul enjeu des moyens financiers et humains. Alors que les premiers appuient sur le coût supposément déjà excessif des services publics et l’impossibilité d’augmenter – voire la nécessité de réduire – les dépenses publiques, les derniers répondent par l’impératif d’augmenter ces ressources, sans que le débat ne porte vraiment sur les services publics dont la population a aujourd’hui besoin, et pourquoi.

En croisant les regards d’une centaine d’agentes et d’agents de terrain, de chercheuses et de chercheurs, de cadres de l’administration, de citoyennes et de citoyens, le présent rapport a pour ambition de poser un diagnostic documenté et transversal sur les principales évolutions des services publics au cours de ces dernières décennies. Il prend le parti de s’attarder d’abord sur les évolutions démographiques, sociales, environnementales ou technologiques qui ont transformé les besoins de la population, plutôt que de prendre comme point d’entrée les moyens qui sont alloués à la réponse publique à ces besoins. Hausse de l’espérance de vie, massification scolaire, augmentation des distances parcourues au quotidien, attention croissante aux violences faites aux femmes : retracer cette évolution des besoins sociaux conduit à mettre en évidence certaines des conséquences fortes de l’action publique – ou de son absence – autant que des défis pour les politiques publiques de demain. 

Articulé autour de cinq chapitres thématiques, ce rapport sur l’état des services publics retrace ainsi le développement des principaux services publics – santé, éducation, transports, justice et sécurité, fonctionnement et finances publiques – au vu de ces besoins sociaux et de leurs transformations, depuis le début des années 1980 – pour autant que les données disponibles le permettent. S’ancrant dans le temps long, il propose un récit lucide et argumenté des évolutions de la société française, par le prisme de ses services publics. 

En complément des analyses propres à chacune des cinq thématiques traitées dans les chapitres de ce rapport, la lecture des évolutions des services publics dans l’ensemble des secteurs étudiés permet de dégager cinq enseignements généraux :

  1. Au cours des dernières décennies, les besoins sociaux ont augmenté et évolué, souvent d’ailleurs du fait de la réussite, de l’échec ou des effets imprévus des politiques publiques passées (croissance démographique, allongement de l’espérance de vie, etc.). Les défis d’avenir – la transition écologique au premier rang – feront encore croître les sollicitations adressées au service public dans les prochaines années et les défis auxquels la société sera confrontée.
  2. Si les services publics ont été amenés à s’adapter pour répondre à l’évolution de ces besoins, les efforts engagés ont été insuffisants pour les prendre en charge de manière satisfaisante. Bien qu’ils aient été sporadiquement renforcés – le nombre de fonctionnaires a par exemple augmenté dans les vingt dernières années – les moyens des services publics augmentent depuis vingt ans moins rapidement que les besoins sociaux, et l’écart entre les premiers et les seconds tend à s’aggraver. La répartition de ces moyens, qui est le reflet des priorités politiques successives, reste souvent centrée sur des problématiques accessoires, souvent plus visibles politiquement, ou en décalage par rapport aux évolutions de la société et aux attentes de la population.
  3. Cet écart croissant entre les besoins de la population et les services publics conduit à l’existence, dans tous les secteurs, d’un espace grandissant pour une offre privée, désocialisée, de prise en charge des besoins. Fortement subventionnés, voire totalement solvabilisés par la puissance publique, ces services privés se développent sur des segments précis : les enfants de familles à fort capital culturel dans les écoles privées sous contrat, ou encore les actes médicaux les plus facilement programmables dans les cliniques privées. 
  4. Les inégalités sociales et géographiques dans l’accès aux principaux services publics, voire dans le traitement des différents publics par l’action publique, ont connu une augmentation dans tous les secteurs. Les services publics sont également de moins en moins à même de remplir leur mission de réduction des inégalités dans la société. 
  5. Impensé majeur de ces évolutions des services publics, le rapport des citoyens aux services publics se dégrade. Si l’attachement de la population aux grands services publics est réel, la confiance pratique qu’elle accorde à ces services est amoindrie. Les agents publics assistent, au premier rang, à cette détérioration du lien entre services publics et population, autant qu’ils en subissent directement les conséquences dans leur travail. 
Schéma : Pourquoi les services publics “craquent”-ils ?  > Un écart croissant entre les besoins de la population et les moyens des services publics qui renforce les inégalités, crée un espace croissant de désocialisation de la réponse aux besoins et accentue la rupture avec la population et avec les agents des services publics. Source : collectif Nos services publics, rapport sur l’état des services publics 2023.

Estimer que les services publics doivent répondre aux besoins de la population et proposer une chronique de l’évolution de ces besoins, c’est assumer de proposer des objectifs pour les services publics dans les années et décennies à venir. En ce sens, ce rapport a une vocation non seulement technique mais également politique : dans une période où l’on peut parfois penser que les services publics seraient une idée démodée ou un luxe que la France ne pourrait plus se permettre, il affirme que le pays a plus que jamais besoin de services publics, et propose des pistes pour renouer le lien avec les besoins de la société. Loin d’être un plaidoyer pour la défense du statu quo, ce rapport est ainsi l’occasion de rouvrir les débats – sans prétendre les régler – sur la signification que devraient aujourd’hui revêtir les principes qui fondent l’ambition du service public : démocratie, égalité, émancipation, universalité.

Ce rapport sur l’état des services publics est en réalité un pari : celui qu’en partageant publiquement un diagnostic exigeant et « dans le bon ordre de priorités », il est possible de construire un débat public plus représentatif de la réalité des politiques publiques et plus connecté aux réalités des citoyennes et des citoyens. Le collectif Nos services publics s’attachera à mettre ce travail en débat dans la société, au sein des services publics et au plus près des usagers : c’est par le débat démocratique que nous construirons et réinventerons des services publics adaptés aux défis d’aujourd’hui et de demain.

Message n°1 : Des besoins sociaux en forte évolution et dont la croissance sollicite fortement les services publics

Au cours des dernières années, les besoins sociaux ont connu d’importantes évolutions, qui ont transformé les attentes de la population envers les services publics, et ce dans tous les secteurs. Le vieillissement de la population et les avancées médicales conduisent à mieux reconnaître et prendre en charge les maladies chroniques, qui par ailleurs connaissent une croissance massive. La désindutrialisation et la concentration des emplois au sein des métropoles ont conduit à la hausse du nombre de kilomètres parcourus au quotidien. Le niveau moyen de diplôme a fortement augmenté, et avec lui le nombre de bacheliers et de jeunes fréquentant l’enseignement supérieur. La criminalité a diminué sans pour autant relâcher une demande de sécurité croissante. L’urgence écologique et la nécessité – qui en découle – d’accompagnement social de la transformation de notre société continueront à faire croître de manière importante les besoins dans les années à venir.

C’est ce que le présent rapport qualifie de besoins sociaux : un ensemble de dynamiques démographiques (comme le vieillissement de la population), de progrès sociaux (dont l’attention croissante aux violences faites aux femmes) d’évolutions techniques (par exemple le développement du numérique) ou de transformations de l’environnement (le dérèglement climatique) qui modifient les attentes de la population et le niveau de référence de prise en charge de celles-ci. Retracer cette évolution des besoins conduit à mettre en évidence certaines des conséquences et des résultats forts de l’action publique. La chronique de ces besoins permet également de retracer la nature de leur évolution : ils peuvent décroître ou croître quantitativement (servir moins ou davantage), croître qualitativement (mieux servir) ou évoluer et nécessiter des adaptations (servir différemment). La réponse à ces besoins pourrait constituer un objectif prioritaire des services publics, et alors refléter le choix d’une prise en charge collective de ces besoins. Ne pas constituer ces besoins comme un enjeu des politiques publiques, c’est renvoyer implicitement ou explicitement leur prise en charge sur les sphères individuelle et privée.

Si évaluer l’action des services publics au regard des besoins de la population constitue un changement d’approche radical pour les services publics, c’est que ces besoins sociaux ne sont en l’état que très rarement définis, encore moins estimés et, partant, ne constituent ni des priorités de l’action publique ni, le plus souvent, des enjeux du débat public. Dès lors, ce rapport met en évidence le fait que l’action publique ne s’attaque que rarement aux causes de ces augmentations de besoins, lorsqu’ils pourraient être réduits : les services publics de santé sont centrés sur le soin, bien plus que sur la réduction des déterminants sociaux ou environnementaux (qualité de l’air, logement, travail, etc.) d’une santé dégradée. L’action publique dans le domaine des transports a largement aménagé le territoire par et pour la voiture et, ce faisant, a contribué à l’augmentation des distances contraintes parcourues et à l’augmentation des émissions de gaz à effets de serre. 

Message n°2 : Malgré des renforcements conjoncturels, le niveau des moyens publics n’augmente pas à la hauteur des besoins, et est en passe d’être encore contraint malgré les enjeux de l’investissement social et écologique 

Sur les 20 dernières années, les dépenses publiques ont augmenté en montant comme en valeur. Les moyens publics ont également augmenté en termes humains : le nombre d’agents publics est passé de 4,8 à 5,4 millions. Cette augmentation apparente masque en réalité une attrition par rapport à la tendance forte d’évolution des besoins. En cela, il apparaît inopérant de commenter, en soi, les moyens des services publics qui « augmentent » ou « diminuent » : débattre de l’évolution des services publics n’a de sens qu’au regard des évolutions sociales auxquelles ils répondent. Ainsi, sur les dix dernières années et à l’exception d’une année 2021 marquée par la crise Covid, un “effort structurel positif” en dépenses a été constaté : autrement dit, l’augmentation des dépenses publiques a été continuellement inférieure à leur tendance d’évolution. De la même façon, la part des fonctionnaires dans l’emploi total est passée de 16,3 % en 2006 à 14,6 % en 2021. La rémunération moyenne réelle dans la fonction publique a diminué de 0,9 % depuis 2009 quand elle a augmenté de 13,1% pour les salariés du secteur privé. 

Cette diminution relative des moyens n’est pas homogène dans tous les secteurs et reflète une priorisation politique des secteurs et des activités. Les effectifs des forces de sécurité ont augmenté de manière importante entre 2010 et 2020, en particulier dans la lutte contre l’immigration illégale (+ 31 %) et dans le maintien de l’ordre public (+ 10 %), alors qu’ils ont baissé de 10 % dans la sécurité et la paix publiques. Dans les secteurs considérés comme moins prioritaires, tels que l’éducation nationale, les augmentations de moyens ponctuelles n’ont pas suffi à compenser l’accumulation de lacunes structurelles, qui a par ainsi significativement pesé sur l’attractivité du métier d’enseignant et, partant, la qualité du système éducatif.  

Dans un contexte marqué par l’urgence de la transition écologique, les perspectives financières pour les années à venir prévoient une accentuation très marquée de ce décrochage des moyens publics. Les investissements supplémentaires nécessaires à l’atteinte des objectifs de l’accord de Paris sur l’atténuation du changement climatique sont pourtant estimés entre 25 et 70 milliards d’euros par an en 2030. Or, d’ici à 2027, non seulement la réduction du déficit prévue devrait se concentrer exclusivement sur le levier de la baisse des dépenses publiques, mais le projet de loi de programmation des finances publiques prévoit en outre 50 milliards d’euros de baisses d’impôts, donc de manque à gagner en termes de ressources publiques. Les projections financières des 5 années à venir laissent donc entrevoir à la fois une forte dégradation de la capacité des services publics à s’adapter pour répondre aux besoins de la population et des difficultés majeures à faire face aux investissements nécessaires à la transition écologique.

Message n°3 : Un espace croissant pour le développement d’une offre privée lucrative de prise en charge des besoins, pourtant largement financée sur fonds publics

Il n’existe pas de service public “par nature” : l’histoire, les valeurs et les orientations politiques dominantes dans une société contribuent à organiser la réponse aux besoins ou bien de manière socialisée, soit en France principalement par l’intermédiaire des services publics, ou bien de manière individuelle, par des prestations privées. Au cours des dernières décennies, le décalage croissant entre les besoins de la population et les services publics a organisé, dans chaque secteur, un espace croissant pour une offre privée de prise en charge des besoins. Ainsi, les écoles privées sous contrat progressent peu en capacités d’accueil, mais scolarisent une part croissante d’enfants de familles à fort capital culturel (40 % d’enfants de familles très favorisées en 2021 contre 29 % en 2003), quand la part des enfants de familles défavorisées y a reculé. Les cliniques privées augmentent leur nombre de places, en favorisant en priorité la chirurgie ambulatoire – activité programmable et rentable (les deux tiers de l’activité de chirurgie de moins d’une journée est effectuée dans des établissements privés à but lucratif) – au détriment des urgences et des soins complexes (les trois quarts des séjours de médecine de plus d’une journée sont effectués dans les hôpitaux publics). Hors Ile-de-France, les déplacements du quotidien – dont l’augmentation a été massive dans les décennies passées et permis par le développement des infrastructures routières publiques – sont réalisés à 92 % en voiture, donc de manière désocialisée, coûteuse et représentant plus de la moitié des émissions carbone du secteur des transports.

Les services privés qui se développent se caractérisent par un coût supérieur au coût des services publics et une absence d’accueil inconditionnelIls sont pourtant fortement – voire intégralement – financés par la puissance publique, et dépendent totalement des infrastructures qu’elle met en place. L’éducation privée sous contrat bénéficie ainsi, en ce qui concerne l’enseignement scolaire, de financements globalement équivalents à ceux de l’éducation publique, et ce malgré l’absence d’assujettissement à la carte scolaire (8,5 Md€ par an). Les biens et services médicaux fournis par le secteur privé représentait une dépense de 21,9 Md€ en 2020, majoritairement constituée de financements publics calculés de manière identique à ceux des hôpitaux[1]. Dans les deux cas, les financements publics perçus par ces entités privés peuvent être complétés par des frais d’inscription ou des dépassements d’honoraires. Lorsque le secteur privé n’est pas directement financé par le service public, il est fortement solvabilisé par celui-ci : dans le secteur de l’éducation nationale, les cours “du soir” privés sont fortement défiscalisés ; dans celui de la santé, les complémentaires santé d’entreprise ont été rendues obligatoires et prennent en charge une part importante du panier de soins.

Tant le coût du secteur privé que l’absence des engagements d’accueil inconditionnel propres au service public font office de filtres sociaux vis-à-vis des populations qui peuvent ou ne peuvent pas y accéder. Les études sur les indices de position sociale des établissements de l’éducation nationale mettent ainsi en évidence un écart croissant de composition sociale entre les collèges privés et publics. En 2021, 51,3 % de la population résidait dans un département où plus de la moitié des spécialistes pratiquent des honoraires libres, contre moins de 17 % en 2007.  Ce développement d’un secteur privé de niche entraîne progressivement la transformation du service public en un service minimum et dégradé et, partant, la perte progressive de sa vocation universelle.

Message n°4 : Ce que “craquer” veut dire : un accroissement des inégalités sociales et géographiques que ne réussissent pas à endiguer des services publics auxquels l’accès est lui-même de plus en plus inégalitaire

L’évolution des services publics dans les dernières années n’est pas qu’un tableau noir. Des virages importants et renforcements de l’action publique ont eu lieu : massification scolaire, développement des transports en communs ou encore numérisation des procédures administratives pour les publics qui y sont habitués. Néanmoins, pour beaucoup d’entre eux et notamment pour celles et ceux qui n’ont que ce recours, la qualité du service public se dégrade. Les délais moyens de jugement connaissent une augmentation continue : le délai de jugement d’une affaire civile devant le tribunal de grande instance était de 14 mois en 2019 contre 7 mois en 2005, et il était de 16 mois devant les conseils de prud’hommes en 2019 contre 12 mois 2005. La numérisation des services publics, parce qu’elle s’accompagne du recul des implantations territoriales des guichets, conduit à des ruptures d’accès aux droits sanctionnées par le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’Homme.

Cette dégradation de la qualité du service public a contribué à un accroissement des inégalités. Dans le secteur de la santé, le reste à charge est trois fois plus élevé pour les 10 % les plus précaires que pour les 10 % les plus aisés, alors même qu’ils sont plus exposés à la maladie et qu’ils renoncent plus fréquemment aux soins. Dans le champ judiciaire, seulement la moitié des cas de violences sexuelles sont élucidés en moins d’un mois, contre les trois quarts des homicides, coups et blessures volontaires. Par ailleurs, les délais entre les faits et le jugement est trois fois supérieur en matière économique et financière (« délinquance en col blanc ») que pour la moyenne des condamnations. Ces inégalités sociales accrues face aux services publics sont également liées à des disparités géographiques qui s’accroissent. Dans les dix dernières années, 10 départements déjà en surdensité médicale relative ont vu leur nombre de médecins par habitant augmenter, quand 48 départements en dessous de la moyenne nationale voyaient leur nombre de médecins par habitant diminuer.

Dans l’ensemble, les services publics contribuent à réduire fortement les inégalités de revenus : la moitié de la réduction des inégalités sociales permise par l’ensemble du système socio-fiscal français tient aux transferts dits « en nature » réalisés par les services publics : éducation, santé, logement[2]. Cependant, la capacité des services publics à réduire ces inégalités est de plus en plus mise à mal, en raison notamment de défaillances dans la régulation publique, comme c’est le cas en matière éducative. Ils en viennent à constituer, dans certains cas, un facteur d’accroissement des inégalités, comme ce pourrait être le cas de l’interdiction progressive des véhicules thermiques les plus polluants dans les principales agglomérations (« zones à faibles émissions ») à des fins d’amélioration de la qualité de l’air, alors même que plus du tiers des personnes concernées ne disposent pas du budget nécessaire à un changement de véhicule.

Message n°5 : Impensé majeur de ces évolutions des services publics dont le pilotage est centré sur les enjeux budgétaires, le rapport aux citoyens se dégrade. 

Le décalage croissant entre le service public et les besoins de la société s’explique moins par une incapacité à y faire face que par le fait que la réponse aux besoins n’ait pas constitué l’objectif principal des évolutions des services publics dans les dernières décennies. La prévalence des objectifs de diminution des dépenses publiques et de gestion à court terme des services a conduit à reléguer au second plan la vocation des services publics à soutenir la démocratie, l’émancipation, l’autonomie et l’égalité. La capacité des services publics à prendre soin, à adapter leurs exigences à celles de la société et à penser les citoyens, leur place et leurs relations avec le service public, a dès lors été négligée. À côté des besoins de formation et de transmission des connaissances, l’école tarde à prendre en compte les besoins des enfants à l’école ; la préoccupation pour leur bien-être reste réduite à la lutte contre les violences et contre le harcèlement. La police de proximité a été abandonnée au cours des vingt dernières années, accompagnant la dégradation du rapport entre police et population.

Dès lors que le service public n’est plus conçu par ceux qui le dirigent comme une réponse aux besoins des citoyennes et des citoyens, ceux-ci le considèrent logiquement de moins en moins comme une réponse diligente à leurs problèmes quotidiens. Cette dégradation de la confiance dans les services publics est paradoxale. D’une part, se maintient un attachement symbolique fort aux services publics, une confiance élevée dans leur capacité de règlement des conflits. D’autre part, l’expérience effective des services publics peut entraîner découragements, frustrations et porter atteinte à cette confiance symboliquecomme c’est le cas en matière de justice ou de sécurité. Les polémiques récentes autour du développement de l’externalisation publique et du recours accru aux cabinets de conseil traduisent également cette ambivalence : critiques fortes à destination des pratiques des dirigeants publics, elles traduisent, en creux, l’attachement persistant d’une part importante de la population à une certaine idée de l’État. 

Les agents publics assistent, au premier rang, à cette détérioration des relations entre les services publics et la population, autant qu’ils en subissent directement les conséquences dans leur travail. Depuis 25 ans, le nombre de candidats aux concours de la fonction publique d’État a été divisé par quatre. Le nombre moyen de jours d’absence pour raisons de santé progresse de plus de 20 % entre 2014 et 2019, pour l’ensemble de la fonction publique. La stagnation de la rémunération des agents publics (cf. supra, -0,9 % depuis 2009) a par ailleurs participé à la dégradation relative de la valeur de leurs métiers dans la société. Cette perte de sens constitue également une jonction entre citoyens et agents des services publics qui subissent, de leurs côtés respectifs, la dégradation de la vocation d’universalité des services publics, vocation dont les deux dernières décennies ont paradoxalement à la fois abîmé le modèle et montré sa très grande actualité.

Méthode

Qui a rédigé ce rapport, et comment a-t-il été travaillé ?

Ce rapport, initié en janvier 2023, est le fruit d’un travail collectif qui a rassemblé une centaine de personnes aux positionnements et expériences très différents : agents du service public, chercheuses et chercheurs, expertes et experts des secteurs concernés, citoyennes et citoyens, etc. Le collectif Nos services publics les avons rassemblées pour leur expertise sectorielle et pour la pluralité de leurs points de vue, à l’interface entre la réalité vécue par les usagers des services publics, le travail des agents publics, les enjeux qui président à la conception et la mise en oeuvre des politiques publiques et les grandes questions de recherche dans chacun des champs concernés.

Chaque chapitre de ce rapport s’est efforcé de construire un constat “à l’état de l’art” du secteur concerné, présentant les connaissances les plus récentes et s’appuyant sur une importante masse de documentation scientifique, de littérature administrative, d’articles de presse spécialisée. Autant que cela était possible – et cela l’a été dans la grande majorité des secteurs – ce rapport s’est également appuyé sur les bases de données existantes de la statistique publique, extrêmement précieuse et permettant d’établir des constats objectivés sur le temps long. Ce rapport, établi “en chambre” et mis en discussion avec l’ensemble du collectif Nos services publics, est désormais un support de débats que nous avons à cœur de partager avec l’ensemble de la société.

Pourquoi s’intéresser à l’état des services publics sur le temps long ?

Les services publics font souvent l’objet d’une approche segmentée, par secteur de politique publique ou selon les compétences de chaque collectivité ou opérateur de politique publique. Rarement, les services publics sont étudiés dans leur ensemble, alors même que des lignes de force traversent l’ensemble des politiques publiques. Souvent étudiés par l’angle des moyens budgétaires, les services publics font tout aussi rarement l’objet d’une analyse globale et étayée sur leurs objectifs, sur leur capacité à répondre aux besoins de la population. Généralement jugés sur le temps d’une polémique ou d’une séquence médiatique, les services publics ne sont que très peu observés sur le temps long. Présentés essentiellement sous le prisme des “solutions” à apporter, les débats qui les concernent font trop souvent l’économie d’un diagnostic lucide, sans lequel aucune proposition ne saurait porter réellement ses fruits.

Praticiens des politiques publiques, à tous niveaux, nous avons souhaité à bras le corps la différence massive de perception entre les enjeux des services publics tels que nous les percevons et ceux qui percent le plus souvent le mur du son médiatique. Nous sommes convaincus de l’intérêt de faire le lien entre les enjeux qui traversent les différents services publics, à la fois pour l’analyse de ces derniers et pour comprendre les évolutions de la société qu’ils révèlent. Nous sommes persuadés du caractère indispensable du regard sur les services publics par leurs finalités plutôt que par les moyens qui leur sont consentis. Nous constatons enfin tous les jours que les évolutions les plus structurantes des services publics ne sont visibles que sur le long terme, qui est également le temps des évolutions sociales.

Ce rapport s’attache donc à établir des constats étayés sur le temps long, considérant qu’un diagnostic pertinent est un préalable à toute proposition d’évolution efficace. Il propose au débat public un état des lieux transversal et documenté, en partant d’une analyse des besoins de la population – et en assumant le caractère fondamentalement culturel de cette notion de besoins, donc leur nature évolutive et politique. Les chapitres de ce rapport s’attachent, autant que les données le permettent, à décrire les transformations des besoins sur plusieurs décennies, dans l’idéal celles à l’œuvre sur les quarante dernières années, qui marquent une rupture avec la fin de la période de forte croissance économique dite des “Trente glorieuses”. Notre ambition est de partager et de débattre de ces constats, mais aussi, ce faisant, de déplacer le regard porté sur les services publics et d’ouvrir le débat sur les éventuelles propositions – que nous n’avons pas pour ambition de formuler ici – qui pourraient émerger d’un diagnostic partagé.

De quoi parle-t-on quand on parle de services publics ?

La notion de services publics est ici comprise de manière large : elle désigne en premier lieu les activités d’intérêt général assurées par la puissance publique ou qui relèvent de sa responsabilité, et donc les institutions chargées de fournir ces prestations de services et ces biens à la population. L’action publique n’est cependant pas toujours réductible à la fourniture d’un “service” : il nous a ainsi semblé indispensable d’inclure dans l’analyse les politiques publiques qui encadrent et transforment ces activités et ces institutions, mais aussi qui régulent l’action des individus et des acteurs privés. 

Nous avons fait le choix d’une approche thématique – non exhaustive – des services publics, telle que peuvent la vivre les citoyennes et les citoyens au quotidien, plutôt que d’une approche par catégorie d’acteurs, qui aurait abordé plus en détail les enjeux de gouvernance mais aurait pris le risque d’être plus administrative et d’apparaître moins concrète pour la population. Les services publics étudiés dans les chapitres de ce rapport ont été choisi pour leur importance quotidienne pour la population, pour leur caractère particulièrement emblématique et pour leur capacité à couvrir une grande diversité d’enjeux : l’éducation, structurante pour la vie des enfants et premier poste public en matière de ressources humaines avec ses 1.1M d’agents ; les transports, premier secteur émetteur de gaz à effets de serre en France, contribuant à près d’un tiers de ses émissions ; la santé, droit fondamental pour les citoyens et une préoccupation centrale du débat public, avec une prégnance toute particulière depuis la pandémie de covid-19 ; la justice et la sécurité, pouvoirs régaliens essentiels, garants de la paix publique. Pour compléter ce panorama, nous proposons également une analyse des finances publiques et du fonctionnement des services publics, apportant ainsi un regard transverse sur les conditions de travail des agents publics, la relation à la population et la trajectoire d’investissement dans les services publics. 

Pourquoi parler de “besoins” quand on parle de services publics ?

Nous avons souhaité mobiliser le terme de “besoin” par opposition à l’approche aujourd’hui majoritaire dans les politiques publiques autant que dans le débat public, qui consiste à penser les services publics par les “moyens” financiers et humains qui lui sont alloués. L’effort de description et d’analyse en termes de besoins proposé par ce rapport est une première tentative pour penser les services publics, dans leur ensemble, à partir des évolutions de la société et des attentes de la population. Nous avons la conviction que cette approche, qui permet d’aborder les politiques publiques au regard des enjeux auxquels elles entendent répondre, est trop souvent perdue de vue alors même qu’elle détermine la connexion ou la déconnexion des services publics par rapport à la population. Les enjeux de moyens ne sont pas éludés dans ce rapport : ils sont approfondis dans les différents chapitres, et font l’objet du dernier chapitre, transverse. Il nous semble toutefois essentiel de replacer ces enjeux de moyens à leur juste place, et de proposer un regard nouveau sur les services publics. Ce faisant, nous proposons une vision plus concrète et pertinente du débat sur les évolutions des services publics, par opposition à celle qui se cantonnerait à constater les « augmentations » ou « diminutions » de moyens : débattre de l’évolution des services publics n’a de sens qu’au regard des évolutions sociales auxquelles ils sont censés répondre.

Chacun des chapitres cherche à saisir, avant toute analyse des services publics eux-mêmes, les évolutions démographiques, sociales, environnementales et technologiques qui contribuent à transformer les attentes de la population et les modalités de leur prise en charge. C’est ce que nous qualifions ici de besoins, ou de besoins sociaux. Il nous semble essentiel de déplacer le débat public sur cette notion de besoins afin de débattre collectivement et plus largement sur les enjeux auxquels le service public doit répondre. Nous n’avons pas souhaité distinguer entre des besoins essentiels ou légitimes d’une part (“progrès”) et des besoins artificiels ou illégitimes d’autre part (“régrès”) : cela nous semble être le rôle du débat public éclairé que nous espérons justement provoquer. De même, certains besoins peuvent apparaître en contradiction les uns avec les autres : c’est précisément là que naît la politique, et donc le besoin de débat démocratique.

Et après la publication de ce rapport ?

Ce rapport sur l’état des services publics vise à nourrir le débat public. Le collectif Nos services publics s’attachera à le mettre en débat partout où cela sera jugé utile, dans les sphères politique, académique, administrative ou citoyenne. Nous souhaitons mettre en discussion l’approche générale des services publics que ce rapport propose – une approche par les besoins plutôt que par les moyens – dont il nous semble qu’elle est à même de redonner du sens aux services publics, à la fois pour les agents et pour les citoyens. Nous créerons également les conditions d’une mise en discussion des constats généraux ainsi que des constats réalisés au sein de chaque chapitre de ce rapport : santé, éducation, transports, justice et sécurité, fonctionnement et financement des services publics.

publics, et ce sur l’ensemble du territoire. Nous invitons tous média, toute administration, toute organisation, toute citoyenne ou citoyen souhaitant nous proposer une discussion de cette approche, quelle qu’en soit les formes, à nous contacter sur collectif@nosservicespublics.fr, et nous nous efforcerons d’y donner suite autant que poss

Le collectif Nos services publics compte également s’engager dans une actualisation régulière – si possible annuelle – des constats de ce rapport, ainsi que dans un enrichissement sur les nombreux secteurs ou aspects qui n’ont, à ce stade, pas pu être traités. L’ambition de ce premier rapport sur l’état des services publics sera prolongée et amplifiée : ici encore, nous invitons les personnes qui souhaiteraient nous proposer leurs contributions à nous rejodre (adhésion au collectif possible sur notre site internet : nosservicespublics.fr), à nous écrire et à nous rencontrer lors des débats publics qui seront organisés autour de la parution de ce rapport. »

Photo : Laure Duchet
Photo : Laure Duchet

Assemblée nationale, salle, Colbert, 26 septembre 2023.

« L’état normal du statut, c’est d’être attaqué, parce qu’il  tend à sortir de la société marchande ».

« Fort heureusement, elles n’auront pas une longue vie. » C’est ce qu’avait prédit François Mitterrand à propos des lois statutaires portées dans les années 80 par Anicet Le Pors, alors ministre communiste de la Fonction publique. 40 ans plus tard, en ce 13 juillet 2023, la loi « chapeau » du 13 juillet 1983 encadre toujours le statut des agents publics. Si ce
n’est que depuis, plusieurs centaines de dispositions sont venues la modifier, dont les dernières en date portées par la loi Dussopt du 6 août 2019. Dans une interview à AEF info, Anicet Le Pors, « père » du statut général et des trois lois de 1984 et 1986, revient sur sa genèse et les dernières réformes. Il relève des « attaques frontales et systémiques » du statut et « des transformations souterraines ». Selon lui, la première caractéristique de la loi de 2019 est « d’aligner le public sur le privé ». 

AEF info : Le statut général de la fonction publique fête ses 40 ans cette année. Quelles ont été à l’époque les principales motivations ? 

Anicet Le Pors : Le statut général des fonctionnaires a connu trois versions. La première version est celle de la loi du
19 octobre 1946. Jusque-là les fonctionnaires, à travers leurs organisations syndicales et associatives, dénonçaient la notion de statut, brandie par les gouvernements les plus conservateurs et autoritaires comme un instrument disciplinaire pour mettre au pas les fonctionnaires. D’où la dénonciation d’un « statut carcan ». 

La loi du 19 octobre 1946, constituée de 145 articles, est votée à l’unanimité de l’assemblée constituante et avec le soutien de toutes les forces syndicales après un débat de seulement 4 heures, sans discussion générale. À l’issue de ces travaux, Maurice Thorez, vice-président du conseil du gouvernement provisoire du général de Gaulle et secrétaire général du PCF, déclare : « Le fonctionnaire garanti dans ses droits, conscient en même temps de sa responsabilité, est considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative ». Plus tard, cette déclaration a constitué une sorte de définition du « fonctionnaire citoyen » plaçant la responsabilité au centre. 

Un an plus tard, en juillet 1947, Michel Debré, ancien Premier ministre sous De Gaulle, publie en réplique un livre intitulé La mort de l’État républicain où il donnait une tout autre définition, selon laquelle « le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». Cette définition se rapproche de l’image du « fonctionnaire sujet » qui a prévalu pendant un siècle et demi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. 

La deuxième version est celle de l’ordonnance du 4 février 1959 prise par le général de Gaulle après son retour au pouvoir Dépêche n° 695392 • Toute reproduction ou transmission de cette dépêche est strictement interdite, sauf accord formel d’AEF info. 1/6 -en 1958. Le contexte est alors bien différent de 1946. Nous étions alors nombreux à craindre que ce retour soit la mise en œuvre d’une fonction publique autoritaire et hiérarchique. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, car le général de Gaulle s’est engagé sur des notions comme la planification qui mettait obligatoirement le fonctionnaire dans une perspective de moyen voire de long terme. En multipliant les plans industriels, sidérurgiques, électroniques, nucléaires, cela nécessitait de voir plus loin que l’année budgétaire. L’administration devait avoir le sens de la longue durée et les fonctionnaires devaient bénéficier d’une stabilité pour s’inscrire dans une cohérence telle qu’ils puissent servir de manière efficace et dévouée l’intérêt général. 

Par conséquent, l’ordonnance du 4 février 1959 est finalement apparue comme une consolidation de la loi de 1946. Le système de la carrière, implicite dès 1946, s’en voit nécessairement renforcé par la planification à la française. De l’intérêt général découle l’impératif pour les fonctionnaires de s’inscrire dans la durée et donc l’idée de la carrière. Autrement dit, des fonctionnaires gérés sur l’ensemble d’une vie professionnelle au cours de laquelle ils pouvaient exercer plusieurs activités, plusieurs métiers ou plusieurs fonctions. 

AEF info : Comment est-on passé de l’ordonnance de 1959 à la loi statutaire de 1983 ? 

Anicet Le Pors : Pour comprendre ce qu’il s’est passé en 1983, il faut revenir en 1981, lorsque le président Mitterrand décide de faire de la décentralisation une priorité. Il charge Gaston Defferre, maire de Marseille et ministre de lIntérieur, de rédiger un projet de loi. Comme ministre de la Fonction publique, j’en ai eu connaissance rapidement car elle concernait des centaines de milliers d’agents communaux. L’article 1er de cette loi, qui deviendra la loi du 2 mars 1982, contenait des éléments intéressants sur le statut de l’élu et des associations ainsi qu’un renforcement des garanties statutaires des fonctionnaires. L’idée de Gaston Defferre n’était pas de faire une nouvelle fonction publique locale mais de renforcer les garanties statutaires qui se trouvaient déjà dans le livre IV du code des communes de manière éparse. C’était certes un renforcement des droits mais cela ne donnait pas d’identité à la fonction publique territoriale, composée alors essentiellement de communaux. 

Au début des années 80, les agents communaux « étaient considérés comme une fonction publique de seconde zone, ce que je souhaitais éviter. » 

À l’époque, les agents communaux se disaient, avec une certaine gêne, « assimilés fonctionnaires ». Il y avait donc un malaise et même des textes qui disaient qu’en aucun cas, à qualification équivalente, les agents publics locaux ne devaient avoir des avantages supérieurs à ceux de l’État. Ils étaient considérés comme une fonction publique de seconde zone, ce que je souhaitais éviter. C’est la raison pour laquelle j’ai expliqué devant l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981, qu’il ne pouvait pas y avoir deux systèmes de fonction publique en France. Il ne peut y en avoir qu’un, fondé sur la carrière, qui prévoit une mobilité organisée à l’intérieur de la fonction publique. Par conséquent, les agents publics territoriaux devaient être des agents publics de plein droit. 

AEF info : Quels sont les choix qui ont ensuite présidé à l’élaboration du statut et de ses principes ?
Anicet Le Pors : 
Le premier choix, c’est celui du « fonctionnaire citoyen » hérité du statut de 1946. Le deuxième, c’est celui 

du système de la carrière contre celui de l’emploi dont nous bénéficions grâce à l’ordonnance de février 1959. 

Le troisième choix a été le plus nouveau et le plus important. Il consistait à établir un équilibre entre l’unité, dont j’étais le principal défenseur, et la diversité, représentée par Gaston Defferre. Cela a abouti à cette idée d’une fonction publique à trois versants, déclinée en quatre lois. La première loi du 13 juillet 1983 visait la mise en commun de tout ce qui est identique pour l’ensemble des agents publics, les trois autres lois déclinant les spécificités dans chaque versant. 

Enfin, le quatrième choix était celui de la mise en avant de trois principes : le principe d’égalité, en référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; le principe d’indépendance dont la référence historique est la loi Gouvion-Saint-Cyr de 1818 et le principe de responsabilité dont on trouve la source dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 

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AEF info : Quelles ont été les réactions des fonctionnaires à l’époque ? 

Anicet Le Pors : Les territoriaux comme les hospitaliers n’ont pas donné leur accord tout de suite. Pour les territoriaux, se posait le problème de la relation entre l’agent local et le nouvel élu, avec des risques de clientélisme. La problématique était similaire pour les hospitaliers. Ces agents ont reçu cette proposition nouvelle avec surprise. Il a donc fallu du temps pour avancer, raison pour laquelle les quatre lois ont été votées entre de juillet 1983 et janvier 1986. 

« Ce sont des lois trop lourdes qui chargent excessivement l’administration, ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux. » 

François Mitterrand, en 1985, à propos des lois statutaires 

Le Premier ministre d’alors, Pierre Mauroy, soutenait ma démarche, tandis que Mitterrand ne s’y intéressait pas du tout. C’était ma deuxième chance en quelque sorte. En 1985, quand la loi sur le versant hospitalier est votée, il déclare en Conseil des ministres, « ce sont des lois trop lourdes qui chargent excessivement l’administration, ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux », ajoutant que « fort heureusement elles n’auront pas une longue durée de vie ». Or, nous fêtons leurs 40 ans cette année ». La construction du statut couvre donc des décennies. C’est ce qui rend d’autant plus difficile, pour les personnes qui lui sont hostiles, de le supprimer. 

AEF info : En effet, 40 ans après sa naissance, le statut continue d’être attaqué. Pourquoi ? 

Anicet Le Pors : Je pense que l’état normal du statut, c’est d’être attaqué, parce qu’il tend à sortir de la société marchande. Ce statut est condamné par tous les partisans de la logique de marché et des logiques managériales, ce qui est normal car il démarchandise les rapports sociaux. J’observe d’un côté les attaques frontales et systémiques et, de l’autre, les transformations souterraines. Les attaques frontales sont par exemple la loi Galand du 13 juillet 1987 qui a fait ressurgir le système des reçus collés (1) dans la territoriale et a changé les corps en cadres pour marquer la distinction entre les deux fonctions publiques. 

La deuxième attaque frontale est venue d’un rapport annuel du Conseil d’État, après la cohabitation Jospin-Chirac, rédigé par Marcel Pochard, qui préconisait de faire du contrat « une source autonome du droit de la fonction publique ». En 2007, l’idée reprise est par Sarkozy qui souhaite, pour le recrutement dans la fonction publique, promouvoir concurremment au concours « le contrat de droit privé de gré à gré », préférant « gérer des hommes que des statuts ». 

Un an plus tard, l’un de ses collaborateurs, Jean-Ludovic Silicani, publie un livre blanc qui oppose le contrat à la loi, le métier à la fonction, et la performance individuelle à ce que j’appelle l’efficacité sociale. Aujourd’hui, il faut y ajouter bien entendu la loi du 6 août 2019 qui est celle qui a le mieux prospéré et qui en est même l’aboutissement (lire sur AEF info). 

L’état statistique des modifications portées au statut établi par la DGAFP à ma demande pour les 30 ans du statut, en 2013, chiffrait à 225 le nombre de modifications législatives et à plus de 300 les modifications réglementaires. Parmi ces modifications, certaines étaient pertinentes mais d’autres étaient des dénaturations qui avaient pour but de réaliser un mitage du statut, de mettre des trous un peu partout pour que l’ensemble s’effondre. Je n’ai pas pu obtenir de chiffres équivalents pour le 40e anniversaire du statut. 

AEF info : Quelles ont été les conséquences de ces attaques sur le statut que d’aucuns jugent souple ? Sont-elles à même de jeter les bases d’une possible suppression ? 

Anicet Le Pors : C’est certain. L’argument de fond est que la nature de la gestion publique diffère de celle de la gestion privée. La gestion privée est en effet essentiellement unidimensionnelle : il s’agit de la rentabilité portée par une 

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compétitivité de bon aloi. Ce que l’on a essayé de décalquer sur la fonction publique en parlant de « nouveau management public ». Or le patronat promeut de plus en plus le fait que le secteur privé sert aussi l’intérêt général et le bien commun. Mais la préoccupation de rentabilité reste le moteur de l’initiative privée. 

« Ce n’est pas le statut qui est inapproprié mais le nouveau management public qui est inadéquat pour la gestion publique. » 

À l’inverse, la gestion publique est multidimensionnelle parce que l’intérêt général est multidimensionnel. Une décision publique doit servir la souveraineté de la nation, le modèle social, s’attaquer à la transformation énergétique, numérique, adopter et faire respecter une certaine politique d’asile et d’immigration… Cette différence est essentielle. Ce n’est pas le statut qui est inapproprié mais le nouveau management public qui est inadéquat pour la gestion publique. Les pouvoirs publics cherchent de plus en plus à faire entrer la gestion publique dans les critères de l’entreprise privée. Cela explique d’ailleurs des mesures comme la suppression de l’ENA. 

AEF info : À cet égard, comment percevez-vous la loi de transformation de la fonction publique d’août 2019 ? L’élargissement du recours au contrat, la réforme des instances de dialogue social, l’instauration de la rupture conventionnelle… ouvrent-ils une réelle brèche dans le statut ? 

Anicet Le Pors : C’est le cas, ne serait-ce par exemple qu’en ce qui concerne les organismes paritaires. En août 1981, j’avais publié une circulaire recommandant au contraire de revivifier les comités techniques paritaires qui avaient des responsabilités en matière de gestion. La première caractéristique de cette loi est d’aligner le public sur le privé, comme aboutissement de tout un processus : la réforme du Code du travail, qui tente de faire de l’entreprise la référence majeure, et la suppression du statut des cheminots ont ouvert la voie. La stratégie est cohérente, hormis l’opération Action publique 2022 qui a été un échec complet, à moins qu’il s’agisse d’un leurre assumé, le Premier ministre d’alors, Édouard Philippe, annonçant le contenu de la loi dès février 2018… 

Concernant les dispositions de la loi, l’élargissement du recours au contrat est intéressant. Les adversaires du statut ont un temps pensé, au moment de la loi Galland de 1987, que passer par la fonction publique territoriale suffirait à détruire le statut. Mais cela n’a pas été possible (la loi de 1983 avait été soutenue par l’ensemble des organisations syndicales) et s’est traduit notamment par un assouplissement du recrutement des contractuels. 

Un autre volet notable est le renforcement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif qui passe par exemple par la suppression des grands corps. L’exécutif veut en effet une fongibilité la plus poussée possible du vivier dans lequel il va recruter ses responsables et en faire des représentants plus politiques qu’administratifs. 

« Parmi les principaux risques engendrés par [la loi d’août 2019], le premier est le mélange des finalités privées et publiques. » 

loi, le premier est le mélange des finalités privées et publiques qui, de par la confusion des intérêts publics et privés, favorise les conflits d’intérêts. Par ailleurs, cela permet une captation de l’action publique par les puissances économiques qu’a illustrée le recours aux cabinets privés de conseil. Autre illustration, le développement du rétro-pantouflage. 

AEF info : Le système de rémunération est à bout de souffle. Après le protocole d’accord PPCR en 2016, le gouvernement s’apprête à ouvrir à nouveau ce chantier. Que préconisez-vous en la matière, notamment pour améliorer l’attractivité de la fonction publique ? 

Anicet Le Pors : Deux éléments participent à l’attractivité de la fonction publique : la rémunération et les moyens budgétaires alloués aux services publics. La rémunération, c’est 80 % de l’attractivité. On peut évoquer différentes enjolivures qui peuvent mériter débat, mais le gouvernement trompe les gens en parlant d’attractivité. Je tiens à rappeler Dépêche n° 695392 • Toute reproduction ou transmission de cette dépêche est strictement interdite, sauf accord formel d’AEF info. 4/

qu’avant 1983, le moment le plus important de l’action syndicale dans la fonction publique était la négociation salariale, qui durait des semaines et prévoyait plusieurs rendez-vous dans l’année. 

Ces discussions avaient des conséquences sur l’ensemble des retraités mais aussi sur l’ensemble du secteur public, y compris les entreprises publiques. À titre de comparaison, le dernier rendez-vous salarial, le 12 juin, s’est réduit à une demi- journée de déclaration unilatérale. Pour consolider les dispositions existantes, nous avions inscrit dans la loi de 1983 le droit à la négociation des organisations syndicales sur la question des rémunérations. Or elles n’ont plus droit au chapitre aujourd’hui. 

AEF info : Voyez-vous d’un œil favorable les possibilités de mobilité simplifiée public/privé des agents, défendue par un certain nombre de politiques, arguant qu’elle permettrait le transfert de compétences recherchées (droit, cybersécurité…) ? 

Anicet Le Pors : Les politiques qui défendent l’idéologie managériale du privé ne peuvent qu’être favorables à une immixtion du privé dans le public. L’apport du privé peut certes être utile au public mais il ne faut pas tout mélanger. Il faudrait plutôt ouvrir de nouveaux chantiers essentiellement dans trois domaines. Tout d’abord le domaine théorique : qu’est-ce que le service public aujourd’hui, quel est son périmètre ? Qu’appelle-t-on l’efficacité sociale si ce n’est pas la performance individuelle ? Comment intégrer une approche multicritère dans la décision publique ? 

Deuxième domaine, la décision juridique. La mobilité a été érigée dans le statut de 1983 comme une garantie fondamentale, pas comme une obligation. Pourquoi donc les administrations ne respectent pas cette garantie ? La responsabilité est assez bien écrite dans le statut de 1983. Mais à l’évidence, cela n’est plus si clair. 

Enfin, troisième volet, celui de la méthodologie. Il faut une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences sur le moyen et le long termes dans la fonction publique. Or la gestion des effectifs est aujourd’hui commandée par l’annualisation budgétaire. 

AEF info : Les lois statutaires sont codifiées depuis mars 2022. Que pensez-vous de la création du code général de la fonction publique ? 

Anicet Le Pors : Je suis favorable à la codification. Il est utile de mettre de l’ordre dans un ensemble législatif devenu trop complexe voire contradictoire. Le conseiller d’État Guy Braibant, qui avait été président de la commission nationale de codification, ne manquait pas de rappeler que la codification doit se faire à droit constant tout en ajoutant que rien n’interdit de faire du droit intelligent constant. Ce qui signifie prendre ses responsabilités dans les changements de mots qui peuvent entraîner des glissements sémantiques. 

« Les premiers articles du code général de la fonction publique mentionnent le dialogue social afin d’accréditer l’idée que l’on fait du dialogue social, ce qui n’est pas vraiment le cas.

Mais cela peut servir à introduire des notions qui n’existaient pas dans le droit antérieur. C’est le cas du dialogue social, qui ne figurait pas dans la loi de 1983 alors qu’il était pratiqué régulièrement. On ne parle en effet jamais autant du dialogue social que quand il n’y en a pas… Or, les premiers articles du code mentionnent le dialogue social afin d’accréditer l’idée que l’on fait du dialogue social, ce qui n’est pas vraiment le cas. 

Cependant, la codification a l’avantage de réunir les dispositions des quatre lois statutaires des années 80 qui séparaient les trois fonctions publiques. Cela établit une base pour une réflexion commune des trois versants, notamment au plan syndical, sur des problématiques d’intérêt commun. Cela devrait être le moyen de faire que la réalité rejoigne le droit. En matière de droit de la fonction publique, c’est l’unité et le statut qui ont prévalu sur l’état de division dans lequel les fonctions publiques demeurent néanmoins. 

« Le fonctionnaire doit être un citoyen complet »

ANNIVERSAIRE

Entretien réalisé par Aurélien SOUCHEYRE

Quarante ans après la mise en place du statut de la Fonction publique de 1983, le ministre communiste de l’époque, Anicet Le Pors, revient sur les conquêtes alors obtenues, mais aussi sur la situation des fonctionnaires aujourd’hui.

Le cadre général de la fonction publique fête ses 40 ans, ce jeudi 13 juillet. A l’époque, beaucoup lui prédisaient une fin prématurée. Mais le « statut » qui organise une fonction publique au service de l’intérêt général est toujours là, né des travaux d’Anicet Le Pors et de son directeur de cabinet, René Bidouze, dirigeant national des fonctionnaires CGT imposé à ce poste contre l’avis de François Mitterrand.

Vous considérez que le statut de la fonction publique relève de l’enjeu de société, et même de civilisation. Pourquoi ?
La raison principale, c’est que la fonction publique a vocation à servir l’intérêt général. Elle s’oppose à la logique du marché, qui est la recherche unidimensionnelle du profit. La fonction publique défend des valeurs d’usage multidimensionnelles qui mêlent santé, éducation, souveraineté, aménagement du territoire, sécurité, assistance sociale, droits individuels et collectifs, recherche et plus encore… Tout cela est impossible à traiter par les axiomes du capitalisme. Le marché attend le retour sur investissement ; le service public, lui, produit l’efficacité sociale. Le statut de la fonction publique organise une administration neutre et intègre, et des services publics libérés du poids du marché. C’est donc un outil essentiel dans une société soucieuse de l’intérêt général. Mais il y a au-delà de cet aspect une tendance lourde depuis Philippe Le Bel à toujours plus d’Etat, toujours plus d’administrations et toujours plus de financements pour répondre aux exigences croissantes des besoins fondamentaux. Cela nécessite des instruments qui accompagnent la volonté de socialisation des sociétés développées. Les classes dominantes sont obligées d’y répondre, pour garder le pouvoir. Mais elles y répondent actuellement avec retard par rapport à la croissance des besoins.

En quoi 1983 constitue-t-elle une date fondamentale dans l’histoire de la fonction publique ?
Il y a trois dates : en 1946, Maurice Thorez, ministre communiste de la Fonction publique, crée le statut fondateur et définit le « fonctionnaire citoyen ». Il conclut son parcours du combattant avec cette phrase : « le fonctionnaire (est) garanti dans ses droits, son avancement et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non le rouage impersonnel de la machine administrative ». Michel Debré rétorque que selon lui « le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille, et il se tait. » C’est la définition du « fonctionnaire sujet » issue de l’Ancien régime. Si bien que quand de Gaulle retourne au pouvoir puis révise le statut de fonctionnaire en 1959, on pouvait craindre le pire. Mais il ne revient pas sur le statut de 1946 et en confirme la pertinence, car il a besoin d’une « intendance » qualifiée qui sait se donner elle-même les moyens de répondre à ses objectifs de planification, de modernisation du pays et de développement de sa souveraineté. Lorsque j’interviens en 1983, c’est pour créer un statut fédérateur, qui englobe tous les agents publics possibles. Il y avait 2,1 millions de fonctionnaires quand je suis arrivé, et 4,6 millions quand je suis parti, qui relèvent des défis quotidiens au service de tous. J’ai également renforcé le statut : le fonctionnaire « doit se conformer aux instructions », sauf dans les cas où « l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Il est également « responsable des tâches qui lui sont confiées ». C’est à dire que le fonctionnaire ne doit pas seulement être compétent, il doit être un citoyen complet.

Dans quel état est le statut après 40 ans d’attaques, dont la loi de 2019 sur la transformation de la fonction publique ?
L’alignement du public sur le privé est un objectif central et revendiqué d’Emmanuel Macron. Le président estime que le statut de la fonction publique est « inapproprié ». S’il n’essaie pas de le supprimer directement, sa loi de 2019 constitue une véritable percée puisqu’elle permet l’emploi massif de contractuels en lieu et place des fonctionnaires. C’est un cheval de Troie qui renforce le pouvoir discrétionnaire : je prends qui je veux pour le mettre où je veux. C’était autrefois possible uniquement dans la haute fonction publique, pour environ 500 personnes par an. La suppression des grands corps fait que c’est désormais beaucoup plus : rien n’empêcherait Macron de nommer Benalla préfet s’il le souhaite. Les conséquences risquent d’être lourdes. Le danger se situe aussi dans la captation de l’action publique par le privé, comme le montre le recours croissant aux cabinets de conseils privés, mais aussi le pantouflage et le rétropantouflage, qui brouillent la frontière entre intérêts publics et privés y compris chez ceux qui sont censés être les serviteurs de l’Etat. Pour autant, en quarante ans d’attaques, on a vu le statut de 1983 résister. On le mite, on le dénature, on le met en morceaux, mais il est toujours là. L’architecture de notre fonction publique à trois versants est solide. Les maires ont vu que c’était un encadrement juridique fort, qui rend beaucoup plus difficile le clientélisme. Notre fonction publique est d’ailleurs très peu corrompue, comparée à celles d’autres pays. Et le nombre de fonctionnaires augmente malgré les objectifs de Macron. Nous en avons 5,7 millions aujourd’hui, soit 20 % de la population active, dédiée à l’intérêt général.

Que répondez-vous à ce procès régulier : le statut de la fonction publique ne permettrait pas la sanction, et protègerait les fonctionnaires incompétents ?
Je dirai que les sanctions pour manquement existent. Le statut n’est pas un blanc seing. Mais les fonctionnaires, dans la masse des salariés, sont en moyenne les plus instruits et les plus compétents, ceux qui ont fait le plus d’études. Que certains ne jouent pas le jeu n’est pas propre à la fonction publique, et n’en constitue pas une caractéristique globale, loin de là. Très majoritairement, les Français ont d’ailleurs une bonne image de la fonction publique et de son rôle. Mais les fonctionnaires eux-mêmes considèrent souvent qu’ils sont mal vus. Il y a là une discordance entre l’opinion publique globale et ce que les fonctionnaires en perçoivent.

Quel regard portez-vous sur la précarisation des fonctionnaires qui s’opère depuis des années ?
« L’attractivité » est le nouveau mot à la mode. Mais portons le salaire des professeurs des écoles français au niveau de celui des Allemands et nous verrons que nous n’aurons plus de problème « d’attractivité ». Il s’agit donc d’un choix politique, car la France a largement les moyens de mieux rémunérer ses fonctionnaires. La dégradation de la fonction publique tient à deux choses : il n’y a plus eu de grande négociation sur les salaires des fonctionnaires depuis 1983, date à laquelle j’ai quitté le ministère. Cela durait deux à trois mois, avec les syndicats, puis les hausses obtenues rayonnaient pour l’ensemble des salariés, y compris du privé, et pour tous les retraités. Cette question n’est donc pas seulement celle des fonctionnaires, même si depuis des décennies il est incontestable qu’il y a eu une forte dégradation des rémunérations les concernant. Désormais, les décisions de revalorisations, quand elles ont lieu, sont prises en trois heures de façon unilatérale par le gouvernement, sans négociation, et se montrent insuffisantes. L’autre facteur de « perte d’attractivité », c’est bien sûr les moyens alloués : il y a un sentiment de déclassement devant les conditions d’exercice de certains métiers, qui va jusqu’à une perte de sens et une remise en cause de la capacité réelle d’œuvrer pour l’intérêt général. Nous avons donc du pain sur la planche pour garantir pleinement une fonction publique dotée de moyens qui lui permettent de s’épanouir autour des trois piliers de 1983 : égalité, indépendance et responsabilité.
Entretien réalisé par Aurélien Soucheyre