Le statut général des fonctionnaires : une modernité ancrée dans l’histoire

Fondation Seligman – Revue Après-demain – 1er trimestre 2023 – « NOUS AVONS BESOIN DE FONCTION PUBLIQUE »

1er trimestre2023

« Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », a pu titrer à la une le Monde diplomatique évoquant les campagnes de dénigrement répétées dont font l’objet les fonctionnaires suspectés de bénéficier d’une privilégiature en raison de leur statut défini par la loi[1]. Or, il ne s’agit pas là d’un choix discrétionnaire, mais d’une condition nécessaire pour que la nation dispose d’une administration pleinement au service de l’intérêt général, et neutre vis-à-vis des pressions partisanes. Ce statut est l’aboutissement d’une très longue histoire pluriséculaire qui, à travers de multiples contradictions, a permis de dégager des concepts et des principes  constitutifs de la conception française de la fonction publique. Mais il s’agit d’une création continue et ce n’est pas la fin de cette histoire.

Des tendances historiques lourdes

Trois tendances lourdes peuvent être distinguées. Il s’agit en premier lieu, de la sécularisation du pouvoir politique. En France, au tournant des XIIIe et XIVe  siècle le roi Philippe le Bel impose sa volonté à la papauté et crée le conseil d’État du roi compétent pour traiter les affaires impliquant le pouvoir politique et administratif introduisant ainsi une nette distinction entre le public et le privé. Il est moins roi par la « grâce de Dieu » qu’en raison de son autorité propre. Sous la monarchie absolue l’appareil d’État considérablement développé se différencie de la personne du roi et tend à s’autonomiser. L’État devient alors objectif de conquête des organisations politiques animant la société. Cette autonomisation et sécularisation du pouvoir exécutif s’accompagne d’une forte extension de l’administration.

En deuxième lieu, on observe une socialisation des financements nécessaires pour garantir la cohésion sociale et répondre à des besoins fondamentaux devenus inéluctables. Cette évolution se mesure par la progression de la dépense sociale et des prélèvements obligatoires qui ne dépassaient pas 15%du produit intérieur brut (PIB) en France avant la première guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 45%  avec un « effet de cliquet » dont les gouvernements successifs au cours des dernières décennies n’ont su se défaire en dépit de leurs engagements. Cette socialisation se caractérise aussi par la part croissante prise par l’emploi public, aujourd’hui 5,7 millions de fonctionnaires ou assimilés représentant environ 20 % de la population active totale.

En troisième lieu, on observe sur le long terme une maturation et une affirmation de concepts concourant à la sécularisation et à la socialisation qui viennent d’être évoquées. L’intérêt général, catégorie éminente en France, très contradictoire et de forte densité politique, ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, selon la conception courante dans les pays anglo-saxons. Le service public que Montaigne évoquait déjà dans ses Essais en 1580, participe d’une tradition de notre pays et n’a cessé d’affiner sa théorisation à partir des travaux, à la fin du XIXe siècle.de l’École de Bordeaux du service public, réunissant des juristes de renom, impulsée par Léon Duguit, Quant à la fonction publique, elle est le produit de deux lignes de forces antagoniques : d’une part, une conception autoritaire dominée par le principe hiérarchique qui débouche sur la conception du fonctionnaire-sujet qui a prévalu pendant le XIXe  siècle est la première moitié du XXe , d’autre part, la conception démocratique, fondée sur la responsabilité de l’agent public et qui aboutit à la conception du fonctionnaire-citoyen retenue depuis 1946

L’affirmation du fonctionnaire-citoyen

Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour l’administration et la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. Le général de Gaulle souhaitait aussi pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Les premières mesures furent prisent par voie d’ordonnan du 9 octobre 1945 : création de l’École nationale d’administration (ENA), d’une direction de la fonction publique, de corps d’administrateurs et de secrétaires administratifs, des Instituts d’études politiques (IEP), etc. Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français (PCF), fut nommé ministre d’État, chargé de la fonction publique le 21 novembre 1945. Il dut franchir de nombreux obstacles pour faire adopter un statut législatif démocratique : le changement d’orientation de la Fédération générale des fonctionnaires-CGT jusque-là favorable à un « contrat collectif » et qui combattait l’idée d’un « statut-carcan », l’opposition d’un certain nombre de hauts fonctionnaires conservateurs, des différences d’orientation importantes avec le MRP et la CFTC, l’hostilité de nombreuses personnalité politiques et de parlementaires craignant une influence excessive des communistes. Finalement le statut général des fonctionnaires fut adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale constituante et la loi du 19 octobre 1946 consacra à la conception du fonctionnaire-citoyen.

Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficièrent cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite.

 Lors de l’avènement de la V e République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif. L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981, permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.

Du statut fondateur au statut fédérateur

François Mitterrand     ayant fait de la décentralisation une priorité chargea son ministre de l’Intérieur Gaston Defferre de préparer un projet de loi qui envisagea notamment un renforcement des garanties statutaires des agents publics territoriaux. Le Premier ministre Pierre Mauroy arbitra en faveur d’un système unifié sur proposition du ministre de la Fonction publique[2]. L’architecture du nouveau statut général des fonctionnaires fut élaborée sur la base des quatre choix suivants. Premièrement, la conception du fonctionnaire-citoyen dans la filiation du statut de 1946. Deuxièmement, le système de la carrière couvrant l’ensemble de la vie professionnelle du fonctionnaire pour ne pas l’enfermer strictement dans un métier caractéristique du système dit de l’emploi. Troisièmement, la recherche d’un équilibre entre unité et diversité et donnant naissance à une fonction publique « à trois versants » : État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers. Quatrièmement, la référence à trois, principes fondamentaux ancrés dans l’histoire : égalité, indépendance, responsabilité. Ce statut unifié était composé à l’origine de 400 articles en quatre lois concernaint 4,6 millions de fonctionnaires ou assimilés[3].

Au cours des quatre décennies qui suivirent ; ce nouveau statut fut constamment l’objet d’attaques certaine frontales d’autres par la voie de dénaturations ponctuelles avec comme objectif central le recrutement de contractuel. La loi dite de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 et caractéristiques à cet égard. Elle peut être résumé de la façon suivante : alignement du public sur le privé, recrutement massif de contractuels, renforcement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Il s’agit d’une tout autre conception de la fonction publique que celle des statuts du lendemain de la Libération en 1946 et de l’alternance survenue en 1981. Elle présente trois risques : la confusion des finalités du service public et du privé, le risque de conflits d’intérêts, la captation de l’action publique par les puissances dominantes de l’économie de marché. L’ensemble statutaire ainsi dégradé et devenu obèse a fait alors l’objet d’une codification qui, bien que réalisée à droit constant, a retenu une présentation tendancieuse marquée moins par le souci d’une présentation claire de l’explicitation des droits et obligations des fonctionnaires que par des préoccupations de gestion managériale des ressources humaines[4]. Il reste que  la crise actuelle des services publics a révélé le fiasco du nouveau management public (NMP) entraînant la disparition de l’ENA qui prétendait en être le temple..

Le défi de la modernité

Dans ces conditions, que faire [5]? Certainement pas l’alignement du public sur le privé, solution fruste et paresseuse.  En effet, la référence au contrat de droit privé d’entreprise renvoie vers l’objectif de cette dernière : la maximisation du taux de rentabilité interne ou le retour sur investissement. L’objectif de l’entreprise privée est unidimensionnel, le reste est secondaire. Au contraire, l’objectif du service public dont la fonction publique représente les quatre-cinquièmes des effectifs est l’intérêt général qui est multidimensionnel et doit essentiellement veiller à : la couverture des besoins fondamentaux de la population, l’ordre public, la préservation du modèle social, la transition écologique, la souveraineté nationale, la politique migratoire et d’asile, la paix dans le monde et la place qu’y occupent la France, etc. C’est donc le NMP qui est inapproprié et non le statut général des fonctionnaires.

Pour fonder rationnellement et démocratiquement la fonction publique il faut partir de sa réalité. La fonction publique, c’est d’abord un effort collectif et solidaire. Elle ne peut donc se dispenser d’un soutien des organisations représentatives des fonctionnaires, du respect du droit à la négociation, d’un système ambitieux de formation continue. La fonction publique se définit aussi par son caractère structurel qui implique qu’elle suive l’évolution des techniques, des besoins essentiels, des contextes nationaux et internationaux La fonction publique doit inscrire son avenir dans le très long terme et ne saurait être guidé par le seul principe de l’annualité budgétaire. L’action publique actuelle me reconnaît pas ces réalités et ne fonctionne que par dénigrement, dénaturations recouvrant un immobilisme sur l’essentiel. La refondation nécessaire dans les services publics et plus précisément dans la fonction publique exige d’énormes efforts de natures différentes. Théorique d’abord, par exemple  pour préciser le périmètre des services publics, régaliens et non régaliens, donner un contenu scientifique à la notion multidimensionnelle d’efficacité sociale. Juridique ensuite, pour traduire dans le droit la reconnaissance par le statut de la mobilité comme garantie fondamentale, pour préciser la notion de responsabilité du fonctionnaire. Méthodologique enfin, pour opérer une révision d’ensemble des grilles de qualifications et mettre au point une véritable gestion prévisionnelle programmée des effectifs et des compétences donnant toute sa place au calcul économique et sa portée à la démocratie.


[1] A. Le Pors, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Monde diplomatique, avril  2018.

[2] Intervention à l’Assemblée nationale sur la présentation du projet de loi de décentralisation le 27 juillet 1981.

[3]  Loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, loi du 11 janvier 1984 relative au statut des fonctionnaires de l’État, loi du 26 janvier 1984 relative à la fonction publique territoriale, loi du 9 janvier 1986 relative à la fonction publique hospitalière.

[4] Ordonnance n° 2921-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique.

[5] G. Aschieri et A. Le Pors, La fonction publique du XXIe  siècle, Ed. de  l’Atelier, 2e édition, Paris, 2022.

Bretagne – Ile de France, voeux 2023

BONNE ANNEE AUX SERVICES PUBLICS

Au cours des trois dernières années les services publics ont démontré leur capacité à répondre aux besoins fondamentaux de la population. Les héros de la tuation ont été sans conteste les soignants, les enseignants, les assistants sociaux, les aidants souvent bénévoles, les fonctionnaires des trois versants de la fonction publique : État, collectivités territoriales, établissement publics hospitaliers. Je me réjouis d’avoir pu contribuer il y a 40 ans à faire des agents publics de cette dernière catégorie des fonctionnaires de plein droit disposant de de garanties étendues. Les managers des grandes entreprises privées, à l’inverse, ont profité de l’aubaine des crises pour augmenter leurs profits ; mais dans le même temps ils se sont disqualifiés dans leurs prétentions à servir l’intérêt général. Notre gratitude doit donc aller prioritairement aux citoyens conscients, aux fonctionnaires responsables, aux maires et élus dévoués dans toutes les collectivités territoriales conjuguant ensemble leurs efforts pour le bien commun. Les honorer c’est reconnaître leur mérite, rémunérer leur travail à sa juste valeur, leur donner les moyens de poursuivre leurs tâches dans les meilleures conditions. L’avenir n’appartient pas aux « premiers de cordée » mais aux « collectifs de base » qui savent faire front dans la difficulté. Les Bretonnes et les Bretons d’Île-de-France, de Bretagne et d’ailleurs ont tenu toute leur place dans cet effort national. Je leur souhaite une bonne et heureuse année 2023.

Anicet Le Pors Ancien ministre, Président d’honneur de l’Union des Sociés Bretonnes de l’Ile de France (USBIF)

Maires de France et Statut de la Fonction publique territoriale

Anicet Le Pors : « Le statut de la fonction publique territoriale assure aux maires une sûreté juridique dans le fonctionnement de leur collectivité »

Ministre de la Fonction publique et des réformes administratives de 1981 à 1984, Anicet Le Pors a porté la création de la fonction publique territoriale au moment des lois de décentralisation. Quarante ans après, à la veille du 104e Congrès des maires, le « père du statut », rappelle, dans une interview accordée à Maires de France, tout l’intérêt pour les élus d’avoir ce cadre.

Maires de France : Quarante ans après les premières lois de décentralisation, quel regard portez-vous sur la fonction publique territoriale d’aujourd’hui ? 

Anicet Le Pors : Rappelons le contexte historique qui a précédé. La qualité d’agent public n’a été reconnue aux employés communaux que par l’arrêt Cadot du Conseil d’État en 1889. En 1919, le gouvernement a enjoint aux municipalités de prévoir des statuts pour leurs personnels. L’injonction eut peu d’échos. Les agents publics territoriaux furent ignorés dans les statuts de 1946 et de 1959. La loi de finances du 31 décembre 1937 prévoyait qu’aucun agent territorial ne puisse se voir reconnu une situation supérieure à celle de ses homologues de la fonction publique de l’État. C’est donc la loi du 26 janvier 1984 qui consacre juridiquement la fonction publique territoriale.

MDF : Et depuis 1984 ?

A.L P : Depuis 1984, la fonction publique territoriale a connu l’essor le plus important des trois fonctions publiques : d’un ensemble de 1,3 million d’agents publics essentiellement communaux, aujourd’hui, ses effectifs s’élèvent à près de 2 millions. Elle a su se doter d’organismes de fonctionnement particulièrement expérimentés et de plus en plus performants : le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) – qui va prochainement fêter ses 25 ans, – les centres départementaux de gestion (CDG) et leur fédération nationale particulièrement active. La fonction publique territoriale a considérablement diversifié ses activités dans tous les domaines de la vie économique et sociale.

Malgré les multiples attaques et dénaturations dont le statut a été l’objet sur l’ensemble des trois versants, c’est une véritable mutation qu’a connue la fonction publique territoriale au cours des quatre dernières décennies.

J’y ajouterai la conquête par la fonction publique territoriale d’une dignité que tous les gouvernements lui avaient refusée au cours des huit derniers siècles en la confinant et en la maintenant dans une position humiliante, subordonnée dans l’organisation générale des pouvoirs publics. Pour la première fois, en 1984, elle est devenue une fonction publique de plein droit.

MDF : Quel lien faites-vous entre décentralisation et fonction publique territoriale ? 

A.L P : En 1981, le président François Mitterrand décida de faire de la décentralisation une priorité. Le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre fut chargé d’élaborer un projet de loi en ce sens. Ce projet envisagea des réformes importantes, notamment des possibilités accrues pour les citoyens d’intervenir dans les affaires publiques locales, un statut de l’élu, des garanties statutaires renforcées pour les agents publics locaux.

Assemblée nationale 27 juillet 1981- au banc du gouvernement : Gaston Defferre et Anicet Le Pors, derrière René Bidouze et Olivier Schrameck

Il apparut rapidement que l’ambition se limitait à une amélioration des dispositions statutaires déjà existantes dans le code des communes. J’ai critiqué cette insuffisance : elle était en contradiction avec la volonté politique affichée d’opérer un transfert réel de compétences de l’État vers les collectivités locales. Le déclassement statutaire des agents publics locaux était maintenu alors que le contexte invitait à une réflexion statutaire d’ensemble. Les agents décentralisés ne pouvaient être moins bien traités que les agents déconcentrés de même qualification et exerçant des activités analogues. L’existence de deux systèmes de fonctions publiques concurrentes ne pouvait avoir d’autre effet qu’une régression statutaire d’ensemble.

Le projet de loi de décentralisation – qui au bout de son parcours parlementaire aboutira à la loi du 2 mars 1982, Acte 1er de la décentralisation – fut présenté à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981. J’eus la possibilité de dire qu’il ne pouvait pas y avoir deux systèmes de fonction publique en France et que la situation statutaire des agents publics locaux devait être celle des fonctionnaires de l’État qui présentait les garanties les plus élevées. Le premier ministre Pierre Mauroy arbitra en ce sens.C’est ainsi qu’une relation étroite fut établie entre la politique de décentralisation et la création effective de la fonction publique territoriale

MDF : La fonction publique territoriale est souvent méconnue, voire raillée. En quarante ans, qu’est-ce qui lui a manqué ?

A.L P : Je conteste ce diagnostic. Que les fonctionnaires soient traités de manière courtelinesque fait partie de la tradition et n’est pas contraire au fait que la population dans sa grande majorité soutient nos services publics centraux et locaux et apprécie de façon générale leur travail.

Il est vrai que la bureaucratie existe et qu’elle peut entraîner, selon les cas, soit à sourire, soit à provoquer de forts mécontentements justifiés. Mais que penser à cet égard de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique qui renvoie son application à quelques 60 décrets en Conseil d’État ? Et puis il y a le manque de moyens humains et financiers qui entraîne inévitablement des dysfonctionnements dans la marche des administrations aussi bien centrales que locales.

 
MDF : Les maires voient souvent le statut de la fonction publique comme une contrainte, mais demandent pourtant davantage de décentralisation. Quel est l’intérêt du statut pour les élus locaux ?

A.L P : La loi du 26 janvier 1984, prolongeant la loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, avait pour objet la prise en compte des spécificités de la fonction publique territoriale. Les élus de l’époque ont pu craindre que le statut ait pour effet de réduire leurs prérogatives. Depuis, les opinions ont évolué et la majorité d’entre eux reconnaissent que le statut leur assure une sûreté juridique dans le fonctionnement de leur collectivité et la gestion de leurs fonctionnaires. Ensemble, ils ont pour mission de servir l’intérêt général. Le pays doit donc disposer pour cela d’administrations intègres et efficace. C’est pour toutes ces raisons que l’on peut résumer l’élaboration du statut général des fonctionnaires par quatre choix.

MDF : Lesquels?
 
A.L P : Premier choix, celui de la conception du fonctionnaire-citoyens responsable des tâches qui lui sont confiées dans la filiation du statut de 1946, contre la conception du fonctionnaire-sujet qui avait prospéré antérieurement pendant un siècle et demi basé sur la stricte exécution des ordres hiérarchiques. 

Deuxième choix, le système de la carrière permet au fonctionnaire d’exercer avec garantie d’emploi plusieurs fonctions ou métiers successifs pendant sa vie professionnelle contre le système dit de l’emploi qui lie strictement l’agent public à son métier, précarisant ainsi son emploi sur une longue période. 

Troisième choix, la recherche délicate d’un équilibre entre les deux principes de la Constitution: unité de la République (article 1er) et libre administration des collectivités territoriales (art. 72), cet équilibre pouvant d’ailleurs évoluer dans le temps. 

Quatrième choix, celui de fonder cette architecture statutaire sur des principes ancrés dans notre histoire : l’égalité (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), l’indépendance (loi sur l’état des officiers de 1834) conférant à l’officier la propriété de son grade, la responsabilité (article 15 de la Déclaration des droits). 

C’est ainsi, à la fois, la cohérence de l’architecture juridique du statut et la solidité des principes sur lesquels il a été fondé qui explique qu’il ait pu résister aux innombrables atteintes qui lui ont été portées au cours des quatre dernières décennies.


MDF : Les maires n’ont souvent pas conscience de leur fonction d’employeur. Selon vous, pourquoi ?

A.L P : Je pense que les maires ont généralement conscience de leurs fonctions d’employeur. En revanche, il peut y avoir une difficulté dans la distinction qu’il faut opérer entre les règles posées par le statut et les actes de gestion pour lesquelles les collectivités territoriales disposent d’une assez large liberté, les limites à leur action provenant de la nature des besoins à satisfaire et du niveau des moyens disponibles.

Parfois des élus imputent les difficultés qu’ils rencontrent au statut alors que ces difficultés sont du domaine de la gestion. Il existe plusieurs manières de gérer et le statut ne saurait garantir la qualité de la gestion.

Aujourd’hui, le problème est surtout celui de l’adéquation des moyens aux actions entreprises. Et l’on sait, depuis l’Acte 2 de la décentralisation au début des années 2000, que les transferts de compétences de l’État aux collectivités n’ont pas toujours été accompagnés des financements correspondants.

MDF : Les collectivités territoriales rencontrent de grandes difficultés pour recruter des agents (titulaires ou contractuels). L’accès par concours est-il encore adapté ? 

A.L P : La difficulté de recrutement n’est pas un problème spécifique de la fonction publique territoriale mais concerne l’ensemble des trois versants de la fonction publique. La démonstration en a été apportée par les crises sanitaire et économique. Le recrutement de contractuels, malheureusement encore plus important dans la fonction publique territoriale qu’ailleurs, n’a été d’aucun effet dans la solution du problème. Les causes de ces difficultés sont liées à l’insuffisance des rémunérations et à la dégradation des conditions de travail des agents.

Plus généralement, elles tiennent à la politique menée par l’exécutif en matière de fonction publique, déjà le président de la République avait jugé le statut général des fonctionnaires « inapproprié » pendant sa campagne des élections présidentielles de 2017. Sa politique actuelle est illustrée par la loi dite de transformation de la fonction publique du 6 août 2019. On peut la résumer en disant qu’elle s’est donné comme objectif : l’alignement du public sur le privé, le recrutement accru de personnels contractuels, le renforcement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Une telle politique fait courir au service public des risques graves : une confusion des finalités publiques et privées, un risque de multiples conflits d’intérêts, une captation de l’action publique par les puissances économiques.


MDF : Faut-il créer un statut propre à la fonction publique territoriale ? 

A.L P : Ce serait une très mauvaise idée. Une telle solution d’isolement de la fonction publique territoriale entraînerait inévitablement une réaction étatique qui irait à l’encontre du but poursuivi. La loi du 26 janvier 1984 a précisé les spécificités de la fonction publique territoriale. Rien n’empêche aujourd’hui de faire des propositions nouvelles dans cette intention.


MDF : En quoi la fonction publique territoriale a-t-elle de l’avenir ?

A.L P : Elle a démontré sa capacité à résister aux atteintes dont elle a été l’objet. Aussitôt après la promulgation des quatre lois constitutives du nouveau statut général des fonctionnaires, une première remise en cause de celui-ci intervient avec la loi du 13 juillet 1987, dite loi Galand. Elle a fait ressurgir la liste d’aptitude alphabétique (système dit des « reçus-collés ») au lieu de la liste par ordre de mérite à l’issue des concours et remplaçait le mot « corps » par le mot « cadre » pour le symbole d’une tentative de sécession. On parle alors de la fonction publique territoriale comme « maillon faible » de la construction statutaire réalisée.

Mais les adversaires du statut ne purent aller au-delà et changèrent alors de stratégie pour préconiser la promotion du « contrat de droit privé négocié de gré à gré » pour l’accès aux emplois publics. Il convient ici de ne pas céder à la facilité du recrutement inconsidéré de contractuels malgré la pression des besoins.

MDF : Quels sont les atouts de la fonction publique territoriale ?

A.L P : La fonction publique territoriale est effectivement porteuse d’avenir, pour elle-même et pour l’ensemble de la fonction publique en raison de ses atouts propres. Elle est l’espace unique pour la démocratie où se combinent concrètement les légitimités respectives des usagers, des fonctionnaires et des élus. Elle se développe sur une base géographique, sociologique et professionnelle diversifiée favorable à la réduction des inégalités sociales.

Elle est le principal moyen de mise en œuvre d’une politique rationnelle d’aménagement du territoire favorisant un développement économique équilibré. Elle a révélé dans la crise sanitaire et économique des capacités d’initiative de premier ordre auxquelles il convient de faire confiance. Un défi et une responsabilité majeure pour les élus et les fonctionnaires territoriaux.

Grand témoin à l’Ecole nationale de la météorologie (ENM)

100e  anniversaire de l’École Nationale de la Météorologie 

Météo–France, Toulouse, le 18 octobre 2022

Enregistrement de la séquence : introduction Joël Collado, intervention Anicet Le Pors, conclusion Philippe Dandin, directeur de l’ENM

Cliquez sur le lien suivant : https://youtu.be/tRu5P1Grj7A

Je vous remercie Madame Virginie Schwarz, Présidente directrice générale de Météo-France, Monsieur Philippe Dandin, Directeur de l’Ecole nationale de la météorologie (ENM) et tous les organisateurs de cette manifestation pour m’avoir invité à participer avec vous à la célébration du centième anniversaire de l’ENM.  Enregistrement vidéo

Elle est pour moi l’alpha et l’oméga de mon attachement à cette activité scientifique. L’alpha à mon entrée au Fort de Saint-Cyr en octobre 1950, l’omega par mon  intervention aujourd’hui sur le site de l’école à Toulouse. Je dois beaucoup à la météorologie.

La spécificité technique de la formation des cadres de la météo n’est pas de ma compétence, mais quelles que soient les fonctions il y a toujours une dialectique entre les aspects techniques, sociaux, économiques, et politiques.  C’est du moins ce que j’ai personnellement vécu dans l’exercice des fonctions successives que j’ai exercées. La période de 1950 à 1965 d’activité effective à la météorologie est donc aussi celle de toutes mes formations dans les domaine que je viens d’évoquer, c’est dire l’importance que je lui accorde. Elles ont  fortement influencé les fonctions que j’ai exercé ensuite.

Mon témoignage nécessairement bref, portera sur des questions dans lesquelles je me suis impliqué et qui ont connu des évolutions contrastées : la diversité, l’égalité, l’éthique météorologique.

La diversité météorologique

La recherche de la diversité renvoie à la situation qui était celle de la météorologie nationale au sein de la société dans les années 1950–1960. En dehors de secteur comme la climatologie elle était essentiellement consacrée à l’assistance aéronautique. Et si la qualification des météos n’était pas discutée son utilité sociale n’était pas très clairement perçue, notamment par comparaison avec celle des agents de la navigation aérienne.  Il y avait donc une sorte de complexe du météo  v vis-à-vis  du contrôleur aérien. Je me suis attelé personnellement a alors à  lever cet obstacle au développement d’une assistance météorologique diversifiée. 

D’abord, dans le cadre de mon action syndicale en imaginant la création d’un fonds de concours qui recevrait des ressources de différents secteurs assistés à l’instar des taxes perçues dans l’aéronautique ;  je l’ai présenté à l’occasion d’une délégation syndicale au ministre des transports de l’époque Marc jacquet en 1964 qui a trouvé l’idée intéressante mais Le lui a donné aucune suite. Ensuite, m’étant engagé dans un cursus  universitaire de sciences économiques pour mieux contrer la politique de planification gaulliste promue à l’époque comme ardente obligation, j’ai présenté en 1965 à mémoire de diplôme d’études supérieures (qui occuper la place de la maîtrise aujourd’hui) sous le titre significatif d’une volonté de diversification : « Aléas météorologiques et planification ». Enfin, ; j’ai utilisé la voie politique en élaborant un projet de  proposition de. loi portant, d’une part sur la réorganisation de l’établissement météorologie nationale et, d’autres part sur le développement de l’assistance et de la recherche, qu’après validation par mon organisation syndicale, je l’ai présenté à divers groupes de l’Assemblée nationale et du Sénat en leur demandant de le déposer, ce que certains ont fait. Une anecdote significative à ce sujet : lorsque j’ai présenté mon projet au président du groupe communiste du Sénat, Jacques Duclos, celui-ci m’a accueilli les bras au ciel «  Ah  la météo, c’est d’autant plus beau que c’est inutile !». ». Il déposa cependant le projet.

À la même époque, à l’occasion d’un voyage à Berlin, j’avais pu assister à la présentation télévisée des prévisions météorologiques, ce qui n’existait pas encore en France. J’en ai parlé aussitôt de retour au directeur du service météorologiques métropolitain qui a été intéressé mais a reculé devant les obstacles administratifs et financiers qu’il pensait excessifs. J’ai eu la satisfaction un peu plus tard de voir mon camarade de promotion Guy Larivière, puis mon ami Jacques Lorblanchet inaugurer cette fonction. C’est, toujours dans cet état d’esprit, que lorsque le directeur de la Météorologie nationale, André Lebeau, m’a demandé mon opinion, j’étais alors au Conseil d’État, sur la transformation du service en l’établissement public administratif Météo-France je lui ai donné un avis réservé mais plutôt favorable. Depuis, j’ai nourri un doute sur la pertinence de  ce point de vue en raison d’une marchandisation croissante de la société pouvant affecter le service public et ses agents.

Quoi qu’il en soit l’ampleur et la diversité du champ d’intervention de la météorologie se sont  aujourd’hui imposées dans la société.

L’égalité météorologique

S’agissant du principe d’égalité, le problème majeur que j’ai rencontré à la météorologie en matière d’égalité est celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. J’en ai pris conscience en participant en février 1958 à une Conférence nationale des travailleuses où mon syndicat m’avait demandé de le représenter. J’ai été frappé par le sérieux des réflexions développées et me suis aussitôt demandé pourquoi il n’y avait pas de représentantes des femmes de la météo dans cette conférence et plus généralement pourquoi il n’y avait pas de femmes, à l’exception des mécanographes, dans les corps techniques de la Météorologie nationale. Je me souviens d’avoir écrit dans le bulletin syndical dont j’étais responsable le Météo parisien un article dont je n’ai retrouvé que le titre « Féminisme et féminité » : je me demande aujourd’hui ce que j’ai bien pu écrire sur ce thème. À l’occasion de vol-obs dans des pays étrangers je m’étais renseigné sur la place des femmes dans les services météorologiques pour constater que dans de nombreux pays il n’y avait pas de discrimination entre les sexes. Je me suis ouvert de ce que je considérais comme une anomalie auprès de la direction. On me répondit qu’il ne pouvait pas y avoir de femmes dans les corps techniques de la météo en raison du travail de nuit… J’ai poursuivi mon action en faveur de l’égalité de recrutement des femmes et des hommes dans une indifférence assez générale. Détaché de la Météorologie nationale en 1965 je n’ai pu assister à la réforme du début des années 1970 mais je me réjouis aujourd’hui que l’on compte 25% de femmes météorologistes dans l’ensemble des corps techniques, ce qui est encore loin de la parité mais représente néanmoins  un progrès certain.

Pendant ma période ministérielle entre 1981 et 1984 j’ai poursuivi cette action qui a été dominée par l’existence de nombreux concours séparés entre hommes et femmes en raison de la nature des fonctions exercées. Ma première intervention a été de modifier le statut pour remplacer le mot « nature » par « conditions déterminantes de l’exercice des fonctions ». Durant la période considérée le nombre de cas de  concours séparés a été réduit de 35 à 15. Il ne doit plus subsister aujourd’hui au sein de la fonction publique civile que le recrutement séparé entre les femmes et les hommes dans l’administration pénitentiaire. J’ai également initié alors la publication de rapports pour préciser l’état des lieux. J’ai aussi décidé la féminisation des intitulés des corps de fonctionnaires (administrateurs et administratrices, par exemple), recommandations vite oubliées..

De 2000 à 2005, sur proposition du ministre de la Fonction publique d’alors Michel Sapin, j’ai présidé le Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique. Ce comité a produit trois rapports intéressants à la Documentation française, mais je peine à mesurer les résultats de cette réflexion. Je me réjouis de voir  aujourd’hui que c’est une femme, Madame Virginie Schwarz, qui dirige Météo-France comme présidente directrice générale.

S’il reste sans doute des progrès à réaliser en matière d’égalité entre femmes et hommes dans la météorologie, le principe est aujourd’hui devenu indiscutable.

L’éthique météorologique

Enfin, je pense qu’il y a une spécificité de l’éthique en météorologie. Sans doute parce  qu’elle s’inscrit  d’emblée sur le terrain de la mondialisation, elle est source d’universalité soulignant l’importance des interdépendances et des coopérations. J’ai connu à la météo des relations de travail davantage fondées sur l’échange que sur le commandement. Passant de la prévision météorologique à  la prévision économiques au ministère de l’économie et des finances en 1965, j’ai eu la chance d’y trouver des conditions voisine où la compétence l’emportait sur l’autoritarisme et le conformisme. Et c’est cette conception du fonctionnaire citoyen fondée sur la responsabilité qui explique que l’on ne trouve pas dans le statut général des fonctionnaires, malgré de nombreuses dénaturations infligées depuis 40 ans, des expressions telles que pouvoir hiérarchique, obligation de réserve, devoir d’obéissance ; mais au contraire des exigences élevées sur la responsabilité propre du fonctionnaire quel que soit le niveau hiérarchique.

Je dois beaucoup à la météorologie nationale ai-je dit. J’y ai accompli mes premières formations professionnelles, associative, syndic al, politiques. Et ces catégories ne se sont pas concurrencées mais ce sont éclairés mutuellement en veillant toutefois à conserver la primauté à l’activité professionnelle. J’ai conservé cette conviction jusqu’à aujourd’hui : c’est ma conception du fonctionnaire citoyen. Je dois beaucoup aussi à mes collègues météos. Nombreux dans les années 1950–1960 étaient issus de la Résistance, ils se répartissaient en fonction des diplômes qu’ils détenaient aux différents niveaux de la hiérarchie administrative, mais ils entretenaient entre eux des relations fortes. Des noms me reviennent de ce temps-là : Laporte, Bonnet, Corfa, Bernadet, Jalu, Van der Elst, Ledoux, etc. Plus près de nous : Labrousse, Cazalé, Nicod, vassal, Heissat, Lartigue, etc. Je n’ai pas connu par la suite de milieux professionnels où il  existait autant de fraternité. J’ai une pensée pour eux en  cet anniversaire ;

Je terminerai par une idée  qui m’est chère  : la météo comme espace de culture. Dès le début j’ai été charmé par des mots :  cirrus incinus ou spisatus, cumulus humilis ou congestus, etc. Mais plus que tout par la « température pseudo-adiabatique potentielle du thermomètre mouillé » ; Génial ! J’ai rencontré la météo dans tous les univers professionnels Ainsi, une éminente juriste disparue en début d’année Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de France, qui a beaucoup travaillé sur l’émergence d’un droit mondial commun a comparé ce dernier à un banc d’altocumulus présentant une  identité évidente tout en respectant les différents éléments de sa composition, ceux-ci symbolisant les états de droit des différents pays. D’ailleurs, il y a beaucoup d’artistes à la météo, notamment des peintres. J’ai animé avec d’autres quai Branly une antenne de l’association nationale Travail et Culture et nous avons organisé plusieurs expositions de photos et de peintures auquel les météos ont toujours très largement répondu. Vous avez aussi la chance à Toulouse de bénéficier de l’œuvre picturale d’une grande sensibilité d’Emmanuel Celhay.

La météo imprègne toute la littérature poétique, jusqu’à l’intime. Originaire du Nord Finistère, point de veille de l’arrivée des perturbations atlantique, si souvent cité dans les bulletins de prévisions météo, vous comprendrez que j’aie retenu. Jacques Prévert comme point final : « Rappelle-toi Barbara, il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là … »

Joël Collado – Anicet Le Pors

Ouvrir des chantiers

Soirée de gala pour le 50e anniversaire de la création de l’institut de préparation à l’administration générale (IPAG) de Brest

Hôtel de ville de Brest, le 13 septembre 2022

Mathieu Gallou, Pierrick Lejeune, Anicet Le Pors, Marylise Lebranchu, Maël de Calan, Jacques Sera, Daniel Le Guyader

Mon attachement à l’Institut de préparation à l’administration générale (IPAG) de Brest tient à la fois aux relations personnelles que j’ai pu y lier et à la place qu’occupent les IPAG dans le système de recrutement de l’encadrement de la fonction publique. 

*Permettez-moi tout d’abord de rappeler les conditions précises de ma  rencontre avec l’IPAG qui date de 40 ans.  Pendant ma période ministérielle l’un de mes conseillers me signala un jour que l’examen des  20 IPAG existant alors en France révélait que celui de Brest était l’IPAG qui avait le meilleur taux de réussite aux concours administratifs. Je lui ai alors demandé d’appeler son directeur pour le féliciter, et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Yves Moraud auquel je veux rendre hommage encore ici ce soir. J’y associe également le professeur Jacques Baguenard qui était de cette aventure. Avec Yves, mais aussi avec d’autres intervenants à l’IPAG, nous avons jusqu’à ce jour gardé des relations professionnelles mais aussi très amicales. Je veux parler notamment de Pierrick Lejeune, Jacques Serba, François Cuillandre aujourd’hui maire de Brest et, incontournable par la multiplicité de ses compétences, notre amie Monique Roué.  Il m’est arrivé d’intervenir dans les formations et, réciproquement, j’ai pu faire visiter le Conseil d’État à certaines promotions. On peut donc comprendre mon attachement à cet institu et      aussi à l’Université de Bretagne occidentale (UBO) où j’ai eu  des amis et où j’ai été accueilli au Centre de recherche de Bretagne occidentale, le 28 janvier 1984 par un savoureux discours du professeur Yves Le Gallo.

Je fais aussi la liaison avec les Instituts régionaux d’administration (IRA) dont j’ai inauguré les locaux de la majorité d’entre eux il y a 40 ans, ce qui m’a valu de parrainer le gala de l’Association des anciens élèves le 2 avril dernier à l’Hôtel de ville de Paris. Je pense en effet qu’il y a une similitude de caractéristiques entre ces instituts : une couverture géographique décentralisée faisant contrepoids à la concentration parisienne, une diversité sociologique conduisant à une réduction des inégalités sociales dans l’accès aux emplois d’encadrement, un pragmatisme de terrain plus efficace dans la poursuite de l’intérêt général que le carriérisme induit par la sélection des élites, la liaison étroite établie par les instituts avec l’enseignement supérieur. Ces caractéristiques suggèrent qu’une refondation sur ces bases respecterait mieux qu’aujourd’hui les principes statutaires de notre conception française de la fonction publique : égalité, indépendance, responsabilité.

** Il faut replacer cette réflexion générale dans le contexte d’aujourd’hui. Ce contexte n’est pas favorable défini notamment par la loi du 6 août 2019 dite de transformation de la fonction publique, suivie d’une codification tendancieuse au début de cette année. Les orientations de cette loi peuvent être analysées en trois volets : un très large alignement du secteur public sur le secteur privé, un recours accru à des contractuels sur la base de mission ou de projets particuliers faisant l’objet de contrats négociés de gré à gré, le renforcement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif dans la gestion des agents publics. Il s’agit d’une tout autre conception de la fonction publique que celle issue des statuts de la Libération en 1946 et de l’alternance du début des années 1980. Elle comporte trois risques : une confusion des finalités de l’action publique entre intérêt général et intérêts privés, la multiplication des conflits d’intérêts, la captation de l’action publique par les pouvoirs dominants. 

Pour autant cela ne me conduit pas à verser dans un pessimisme démobilisateur. En dépit des attaques et des dénaturations, les adversaires du statut général des fonctionnaires sont très loin d’avoir atteint leurs objectifs : ils envisageaient la suppression de 120 000 emplois, ils ont dû y renoncer, ils doivent faire face à l’opposition des organisations syndicales et des associations d’élus territoriaux, l’opinion publique reste très attachée aux services publics. Le nouveau management public (NMP) a entraîné dans son fiasco l’existence même de l’ENA. CES échecs se greffent sur des tendances lourdes pluriséculaires : le développement de l’appareil d’État et des autres collectivité publiques entraînant une extension administrative continue, une socialisation croissante des financements publics quand bien même ils s’avèrent insuffisants dans la crise pour couvrir les besoins sociaux et assurer la cohésion nationale. Je note d’ailleurs que le 7 septembre le vice-président du Conseil d’État Didier-Roland Tabuteau a significativement centre le premier discours de rentrée de l’institution sur le thème du service public, le Conseil d’État étant regardé comme « la maison du service public ».

En dépit des menaces IPAG  et IRA restent debout et surtout le statut général des fonctionnaires que le président de la République jugeait « inapproprié’ » au début du précédent quinquennat  Cela tient, à mon avis, aux choix qui ont. présidée à son élaboration : le choix de la conception du fonctionnaire-citoyen établi par le statut de 1946 contre celle du fonctionnaire-sujet qui avait prévalu antérieurement pendant un siècle et demi, le choix du système de la carrière couvrant l’ensemble d’une vie professionnelle aux facettes multiples contre celui de l’emploi enferrmant  l’agent public dans une qualification trop étroite d’un métier, le choix d’un équilibre entre deux principes contradictoires de la constitution d’une part l’unité de la République, d’autre part la libre administration des collectivités territoriales débouchons sur la construction d’une fonction publique « à trois versants : État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers, le choix de trois principes fondamentaux ancrés dans notre histoire que je rappelais ci-dessus : égalité, indépendance, responsabilité.

*** Dans ces conditions, que faire ? Certainement pas l’alignement du public sur le privé qui est à la base du nouveau management public, solution fruste et paresseuse. En effet, la référence au contrat de droit privé d’entreprise renvoie vers l’objectif de cette dernière : la maximisation du taux de rentabilité interne ou le retour sur investissement. L’objectif de l’entreprise privée est unidimensionnel, le reste est secondaire. Au contraire,, l’objectif du service public dont la fonction publique représente les quatre-cinquièmes est l’intérêt général qui est multidimensionnel et doit essentiellement veiller à : la couverture des besoins fondamentaux de la population, l’ordre public, la préservation du modèle social, la transition écologique, la souveraineté nationale, la politique migratoire et d’asile, la paix dans le monde, la place qu’y occupent la France, etc. C’est donc le nouveau management public qui est inapproprié et non le statut général des fonctionnaires.

Pour fonder rationnellement et démocratiquement la fonction publique il faut partir de sa réalité. La fonction publique, c’est d’abord un effort collectif et solidaire. Elle ne peut donc se dispenser d’un soutien des organisations représentatives des fonctionnaires, du respect du droit à la négociation, d’un système ambitieux de formation continue. La fonction publique se définit aussi par son caractère structurel qui implique qu’elle suive l’évolution des techniques, des besoins essentiels, des contextes national et international. La fonction publique doit inscrire son avenir dans le très long terme et ne saurait être guidés par le seul principe de l’annualité budgétaire. L’action publique actuelle me reconnaît pas ces réalités et ne fonctionne que par dénigrement, dénaturations recouvrant un immobilisme sur l’essentiel. 

La refondation nécessaire dans les services publics et plus précisément dans la fonction publique exige d’énormes efforts de natures différentes. Théorique d’abord, par exemple  pour préciser le périmètre des services publics, régaliens et non régaliens, donner un contenu scientifique à la notion multidimensionnelle d’efficacité sociale. Juridique ensuite, pour traduire dans le droit la reconnaissance par le statut de la mobilité comme garantie fondamentale, pour préciser la notion de responsabilité du fonctionnaire. Méthodologique enfin, pour opérer une révision d’ensemble des grilles de qualifications et mettre au point une véritable gestion prévisionnelle programmée des effectifs et des compétences donnant toute sa portée au calcul économique et sa place à la démocratie. Sur ces bases pourraient se développer des convergence stratégiques efficaces : au sein de chacune des fonctions publiques correspondant aux trois versant statutaire, entre ces trois fonctions publiques, au sein de l’ensemble du secteur public incluant les entreprises et les autres organismes publics, entre le secteur public et le secteur privé pour lequel devrait être conçu un statut législatif des travailleurs salariés de ce secteur privé renforçant les garanties des parcours professionnel.

Comme aurait dit le général de Gaulle  parlant de la planification « à la française « vaste programme ! ». Mais ce soir, pour l’IPAG de Brest en ce 50e anniversaire … c’est Gala !

2005 : colloque sur la fonction publique à l’UBO : Jacques Serba, yves Moraud et Anicet Le Pors’
Francois Cuillandre
Monique Roué
Mathiau Gallou, Jacques Serba
Roger Calvez

Cadres de la fonction publique et idéologie managériale

Bulletin du syndicat des Inspections de l’Education nationale – Force ouvrière

« Cadres de la fonction publique et nouveau management public

« En presque 40 ans, de nombreuses attaques plus ou moins directes ont contribué au « mitage » du statut général de la fonction publique. Depuis 2018 le gouvernement tente de « réinventer » le service public en mobilisant notamment la notion de « nouveau management

 public ». Ses cadres sont de plus en plus souvent exposés à des discours et des formations les enjoignant « d’augmenter leurs compétences managériales ».

IEN-FO : En quoi ce « nouveau management public » que s’emploie à mettre en place le gouvernement remet-il en cause les principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité, principes organisateurs historiques du statut général de la fonction publique ?

A.LP : Le Nouveau Management Public (NMP) s’inscrit  naturellement au sein de l’idéologie managériale qui tend à la généralisation  des critères de gestion de l’entreprise privée à l’ensemble de la société. Économiquement, elle prend appui sur les axiomes de la théorie néoclassique élaboré à la fin du XIXe siècle.  Or, les exigences méthodologiques de la gestion du service public finalisé par l’intérêt général par nature multidimensionnel sont d’un niveau bien supérieur à celles de l’entreprise privée axé sur le taux de rentabilité interne ou le retour sur investissement. Il y a donc bien une nécessité d’approfondissement théorique de la notion d’efficacité sociale, mais le  NMP n’y répond pas par la simple transposition du privé au public. Il est évidemment contraire au principe d’égalité en faisant du contrat une source autonome du droit de la fonction publique, introduisant par là une concurrence entre modes de recrutement, de formation, de gestion, de droits et obligations, etc. Il est contraire au principe d’indépendance puisque l’agent recruter sur contrat n’est tenu que respect des règles posées par celui-ci dans le cadre de sa mission et pendant la durée de celle-ci. Il est contraire au principe de responsabilité puisqu’il n’a d’autres comptes à rendre que ceux correspondant au champ et à la nature de son activité. Le NMP fait ainsi courir trois risques au service public : de confusion des finalités, de conflit d’intérêts, de captation de l’action publique par le privé.

Compte-tenu des crises économiques et sanitaires affrontées ces dernières décennies et des enjeux sociaux et climatiques devant nous, quel service public vous semble-il impératif d’ériger ?

Il convient tout d’abord de concevoir le service public comme l’expression d’un effort collectif solidaire. La faveur de la population et le soutien des organisations syndicales représentatives sont indispensables. Il est significatif que le statut général des fonctionnaires de 1983ait été soutenu par l’ensemble des syndicats alors que la loi dite de transformation d’août 2019 a rencontré l’opposition de l’ensemble de ces organisations. D’où l’importance du respect du droit à la négociation qui leur a été reconnu. Il faut ensuite souligner le caractère structurel du service public qui ne peut être soumis aux contingences. Il doit s’adapter en permanence aux évolutions des besoins des populations, au progrès technique et aux changements intervenant dans le contexte national  et international. À cet effet il convient de réformer l’ensemble des grilles de classification des qualifications. La crise sanitaire en a démonté  l’urgence notamment dans les services de santé, d’éducation, de recherche, d’assistance sociale. C’est dans ce nouveau cadre que doivent être traités les problèmes relatifs à l’égalité femmes-hommes, au numérique, aux relations internationales, aux spécificités de la haute fonction publique, etc. Enfin, le service public ne peut s’analyser correctement que dans  une perspective de long terme. Le principe de l’annualité budgétaire ne saurait donc être directeur dans une telle démarche. Autant de défis théoriques, juridiques, professionnels pour la haute fonction publique. »

« Anicet Le Pors, ancien ministre est bien ancré à Plouvien »

par René Monfort

« Ministre de la fonction publique de 1981 à 1984, Anicet Le Pors aime se ressourcer à Plouvien village de son enfance. De la terre des prêtres à la laïcité, il a vécu un parcours original.

Anicet Le Pors, 91 ans et toujours bon pied bon œil, est attaché à la commune de Plouvien où il réside une partie de l’année. Haut fonctionnaire de l’Etat, il est nommé ministre de la fonction publique et des réformes administratives dans le gouvernement de Pierre Mauroy entre 1981 et 1984. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il propose une unification de la fonction publique qui compte aujourd’hui plus de 5 millions de personnes. « Mauroy homme du Nord m’a laissé faire cette proposition. À l’époque on ne pouvait révolutionner le gouvernement car nous n’étions que quatre ministres communistes au gouvernement. » ​Les temps changent et Anicet Le Pors quitte le parti communiste sans changer de philosophie. À la demande de Michel Rocard, il va présider le Haut Conseil à l’Intégration qu’il quittera quand Charles Pasqua est devenu ministre. « Je n’étais pas formé pour être conseiller de Pasqua ! Je suis pour les échanges et la terre appartient à l’ensemble du genre humain. On est fait pour s’entendre., » ​Aujourd’hui, retiré de la vie politique, Anicet Le Pors peut faire le point. « Les grands partis sont morts, c’est le vieux monde qui disparaît. J’ai soutenu Fabien Roussel lors des dernières élections présidentielles, par contre l’écriture inclusive qu’il utilisait dans son programme me gênait profondément. » ​Quand il se retrouve à Plouvien, il se remémore l’histoire de ses parents émigrés à Paris à la recherche d’une vie meilleure. « Je me souviens des journées heureuses au patronage de Plouvien et des séminaristes dynamiques et fraternels qui l’animaient. Pendant la guerre j’ai passé deux ans à l’école et où j’ai rencontré mes meilleurs camarades comme Albert Le Guen. Nous passions nos vacances dans le grenier de Ty -Devet. Depuis mes années d’enfance, sénateur ou ministre, j’ai passé toutes mes vacances à Plouvien. » ​Le parti communiste et Plouvien ne faisaient pas bon ménage. « Un jour nous avions organisé une réunion du parti à Plouvien dans la salle de Catherine Feunteun. Au même moment se déroulait à l’église une cérémonie de pénitence collective. À la fin de la cérémonie, les hommes sont venus dans la salle par curiosité et on a fini à quatre heures du matin avec le commandant de la brigade de gendarmerie de Plabennec ! » ​Anicet Le Pors se souvient aussi du retour de ses parents après 30 ans en région parisienne heureux de retrouver la famille et les amis de jeunesse. Une vie chargée d’histoire et qui a valu à Anicet Le Pors la médaille d’honneur de la commune. »

OUEST FRANCE Dimanche, 14 août 2022

Ernest Pignon-Ernest à Landerneau

Une exposition consacrée à l’oeuvre de Ernest Pignon-Ernest est organisée par le Fonds Hélène Edouard Leclerc pour la culture aux Capucins à Landerneau ( Finistère)

Ci-dessus une peinture murale de l’artiste de 2003 à Alger : Maurice AUDIN

« A l’origine j’ai été invité à participer à une exposition ayant pour thème l’Algérie, (Voyages d’Artistes, commissaire Jean-Louis Pradel).

Dès que j’ai réfléchi au thème que je pourrais traiter à propos de l’Algérie m’est apparu évident que je n’étais pas en situation d’évoquer les drames qui traversent l’Algérie d’aujourd’hui. Nous sommes mal placés pour donner des leçons, même si ces difficultés ne sont pas toutes des séquelles du colonialisme. Très vite j’ai pensé que je devais quelque chose, bien sûr lié à l’Algérie, mais qui pose question à la France d’abord. Si, comme je le souhaite, nous voulons renouer avec le peuple algérien, apaiser nos relations, les enrichir, cela ne pourra pas se faire sur le silence ou le mensonge.

Il faudra obtenir que la vérité soit dite sur ce qu’a été réellement cette guerre. Dans sa singularité tragique, Maurice Audin incarne une exigence de vérité.

Martyrisé, disparu, victime d’un crime toujours non reconnu, non avoué, il nous dit que l’on n’en a toujours pas fini avec « ça ». Avant de me lancer dans ce travail, j’ai rencontré Josette Audin, sa femme. Sans son assentiment, je ne l’aurais pas fait ».

Extrait de l’interview accordée à Mina Kaci dans l’édition du 19 mai 2003 du journal l’Humanité.

Origine, nature et usage du pouvoir administratif

par Anicet Le Pors

ancien ministre de la Fonction publique

et des Réformes administratives

Conseiller d’État honoraire

Selon l’article 20 de la constitution : « ‘Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée […] ». En réalité, on sait bien qu’il n’en est rien, ce n’est pas le gouvernement mais le président de la République qui détermine et conduit la politique de l’exécutif. On est très loin de la conception du « parlementarisme rationalisé » qu’évoquait Michel Debré l’un des fondateurs de la constitution de la Ve  République. Ce n’est d’ailleurs pas de parlementarisme dont il s’agit, mais d’un présidentialisme qui ne correspond ni aux promesses des fondateurs de cette république, ni aux pratiques des gouvernements successifs. Quant à l’administration elle ne serait, selon l’article précité, qu’un instrument du pouvoir exécutif sans autonomie propre. En réalité, la question est bien plus complexe, car si l’administration est bien un instrument dont dispose le pouvoir exécutif, elle doit être intègre, impartiale, compétente, ce qui relève du contrôle et de l’action politiques. Surtout, elle est activée par des fonctionnaires qui doivent présenter les mêmes qualités et pour cela bénéficier de garanties qui en font des citoyens de plein droit par la loi est pleinement responsables dans leurs activités. La conception française, républicaine, de l’administration et de la fonction publique est aujourd’hui l’aboutissement d’une très longue histoire qu’il est indispensable de rapporter pour situer leur place vis-à-vis des institutions et apprécier les enjeux administratifs et institutionnels de notre temps.

La tradition d’un pouvoir hiérarchique autoritaire 

Sous la monarchie, les fonctions publiques sont, au début, exercées dans le cadre d’offices tenus par des officiers qui bénéficient de l’inamovibilité, puis de la patrimonialité et de l’hérédité, moyennant droits de mutation par l’édit de Paulet en 1604, ce qui constitue une source de revenus pour la royauté, laquelle perd peu à peu le contrôle du système. Sont alors créés des commissaires placés plus directement sous l’autorité hiérarchique du roi, ce qui entraine la constitution d’une administration d’État plus centralisée. En même temps, se met en place une fonction publique technique avec, par exemple, la création de l’École des Ponts et Chaussées en 1747. Le système s’étend aux tâches d’exécution avec la création de postes de commis placés sous l’autorité de chefs de services. Les tentatives de remise en ordre buttent à tous niveaux sur des pratiques de népotisme, de corruption qui entrainent un profond discrédit de cette fonction publique. La Révolution française supprime la vénalité des charges et la Déclaration des droits de 1789 fait du mérite le critère de l’accès aux emplois publics. Toutefois, les changements sont limités et les emplois publics forment un ensemble hétéroclite. Les principales fonctions sont souvent confiées à des personnalités élues qui doivent faire allégeance aux autorités. Toutefois, quelques progrès sociaux sont enregistrés comme l’esquisse d’un système de retraite pour les employés de l’État. Une certaine exigence de qualité tend à s’imposer également.

Une conception autoritaire du pouvoir hiérarchique s’affirme sous le Consulat et l’Empire. Sous la Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second Empire, les grands corps (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection des finances) très conformistes, sont honorés et participent activement aux activités industrielles et financières tandis que l’affairisme se développe. La IIe République supprime le cumul de l’exercice d’une fonction publique et d’un mandat parlementaire. La Commune de Paris accorde une attention particulière à l’organisation des services publics et à la condition sociale des agents publics et ce nouvel état d’esprit, en dépit de la brièveté de l’expérimentation se prolonge sous le gouvernement de défense nationale puis dans les débuts de la IIIe République. Une reprise en main politique de l’administration se traduit par une plus grande attention portée à la loyauté et à la compétence des agents publics recrutés davantage dans des milieux plus modestes. L’affaire Dreyfus puis celle des « fiches » (mention des orientations politiques dans les dossiers personnels) soulignent la nécessité de la neutralité des agents publics.

Les fonctionnaires sont écartés du bénéfice des lois de 1864 sur le droit de grève et de 1884 sur le droit syndical. Leurs associations, puis plus tard leurs syndicats en feront leur revendication au cours des décennies suivantes tout en demandant plus généralement un « contrat collectif ». Des garanties leur sont progressivement accordées par la loi ou la jurisprudence ou encore par une reconnaissance de fait, comme celle du droit syndical par le Cartel des gauches en 1924. La notion de statut est le plus souvent évoquée par les gouvernements conservateurs comme instrument coercitif du pouvoir hiérarchique, ce qui conduit les organisations représentatives des fonctionnaires à dénoncer la menace d’un « statut carcan ». De fait, le premier statut des fonctionnaires est l’œuvre du gouvernement de Vichy, la loi du 14 septembre 1941. 

Les agents des collectivités locales suivent avec retard l’évolution de la situation des fonctionnaires de l’État mais dans une condition inférieure et un cadre administratif instable. Par l’arrêt Cadot de 1889, le Conseil d’État admet sa compétence à leur égard et, par-là, les reconnaît comme agents publics. En 1919, il est fait obligation aux communes de prévoir des dispositions statutaires pour leurs personnels. Mais la loi de finances du 31 décembre 1937 interdit aux communes de faire bénéficier leurs agents de rémunérations supérieures à celles versées à leurs homologues de l’État. Les établissements hospitaliers sont placés jusqu’au milieu du XIXe siècle sous administration de l’Église. Un édit du 12 décembre 1698 en avait uniformisé la gestion, l’évêque présidant l’assemblée générale de l‘établissement. Une sécularisation se développe qui améliore la situation administrative des personnels et écarte progressivement les religieux. 

Le XIX siècle et la première moitié du XXe seront ainsi dominés dans l’administration par un principe hiérarchique  autoritaire débouchant sur une conception  du « fonctionnaire-sujet » que Michel Debré définira par la formule suivante – à laquelle ne sauraient cependant se réduire sa position et son rôle dans l’élaboration des réformes – « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait [1]. »

1946 : Maurice Thorez, la conception du fonctionnaire-citoyen

Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour l’administration et la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. C’était aussi la volonté du général de Gaulle qui souhaitait pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Il en chargea le ministre de la fonction publique d’alors Jules Jeanneney, avec le concours de Michel Debré. Des commissions furent alors constituées dont une commission syndicale composée de dix représentant de la CGT et cinq de la CFTC, seuls syndicats alors existants. Mais elle ne fut d’aucune utilité car les reformes furent adoptées par la voie de l’ordonnance du 9 octobre 1945. Elle concernait les créations suivantes : l’École Nationale d’Administration (ENA), une Direction de la Fonction publique, un corps interministériel d’administrateurs et un autre de secrétaires administratifs, un Conseil permanent paritaire de l’administration civile, les Instituts d’études politiques (IEP). Le 21 novembre 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français devint ministre d’État, chargé de la fonction publique, peu avant la démission du général de Gaulle le 20 janvier 1946.

Le groupe de travail constitué par le ministre de la Fonction publique dut surmonter de nombreuses difficultés pour élaborer un projet. Ce fut tout d’abord la position de la Fédération générale des Fonctionnaires (FGF-CGT) qui continuait à revendiquer un « contrat collectif ». Cependant, l’un de ses dirigeants, Jacques Pruja, défendit l’idée d’un statut législatif prenant le contrepied du « statut carcan » jusque-là dénoncé par le mouvement syndical. À force de ténacité il parvint à convaincre son organisation sur la base d’un projet qu’il avait personnellement élaboré. Il fallut aussi surmonter la forte réserve de hauts fonctionnaires et notamment du directeur de la Fonction publique. La CGT et la CFTC divergeaient également sur le mode de représentation des syndicats. Un premier projet fut vivement critiqué, notamment en ce qu’il créait un poste de secrétaire général de l’administration suspecté de vouloir être substitué pour des raisons politiques à celui de directeur de l’administration, aux compétences essentiellement juridiques. Les opposants au projet se mobilisèrent alors pour le modifier au fond, puis pour tenter d’en freiner la discussion afin qu’il ne puisse achever son parcours parlementaire et que, finalement, on y renonce. Le projet fut à nouveau contesté lorsqu’il passa en Conseil des ministres le 12 avril 1946 où il fut vivement attaqué. 

Maurice Thorez transigea sur la création du secrétariat général de l’administration qu’il abandonna, mais tint bon sur le reste. Son entreprise fut à nouveau contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de constitution qui rendit nécessaire ne nouvelles élections législatives. Après la formation d’un nouveau gouvernement ; le mouvement républicain populaire (MRP) parti démocrate-chrétien d’alors, de concert avec la CFTC déposa un projet qui entraina aussitôt un nouveau dépôt du projet antérieur du ministre de la Fonction publique. Finalement, Maurice Thorez obtint du président du Conseil, Georges Bidault – à la suite d’une tractation sur laquelle on continue de s’interroger – l’assurance que son projet viendrait bien en discussion avant la fin de la deuxième constituante. Le rapport de force s’établit en faveur d’un projet amendé. Il vint en discussion le 5 octobre à l’Assemblée lors de sa dernière séance. Il fut adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat pour 145 articles.

Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficières cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952 codifiée dans le livre IV du code des communes, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955 codifiées dans le livre IX du code de la santé publique. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. La novation la plus surprenante aujourd’hui était, pour la première fois, la définition d’un « minimum vital » (on dirait du SMIC aujourd’hui) : « Par minimum vital il faut entendre la somme en-dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent être satisfaits. » (Art. 32, 3e alinéa). C’était la base d’une autre disposition du même article prévoyant qu’aucun traitement de début d’un fonctionnaire ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital.

Au terme du périple, Jacques Pruja, initiateur du projet de statut au sein de la Fédération générale des fonctionnaires CGT, manifesta quelque amertume, regrettant les dénaturations portées au projet d’origine et critiquant sévèrement l’esprit routinier et rétrograde des hauts fonctionnaires du Conseil d’État, l’arrogance de certains ministres, les préoccupations partisanes et électorales. Mais Maurice Thorez livra en conclusion la conception nouvelle : « Le fonctionnaire […], garanti dans ses droits, son avancement, et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative »[2]. Était ainsi consacrée la conception du fonctionnaire-citoyen.

1983, une  fonction publique unique à trois versants

 Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif statutaire, mais les fonctionnaires, qui participèrent activement au mouvement, bénéficières de retombées des évènements : la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, par exemple. Une large concertation s’ouvrit ensuite sur des questions importantes qui déboucha sur des conclusions connues sous le nom de « constat Oudinot ». L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981, permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.

Le président François Mitterrand ayant fait de la décentralisation l’une de ses priorités, il avait chargé son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, maire de Marseille, d’élaborer un projet de loi sur le sujet. Nommé le 23 juin ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives, je m’aperçus rapidement que le projet n’envisageait pour les agents publics de l’administration territoriale qu’un renforcement des garanties figurant dans le code des communes. Craignant la constitution, à côté de la fonction publique de l’État, fondée sur le système de la carrière comportant des garanties (dont la garantie d’emploi) sur l’ensemble de la vie professionnelle, d’une fonction publique d’emploi liant celui-ci à la notion de métier et, par-là, présentant moins de garanties, je me suis rapidement opposé à ce projet qui risquait de précariser la fonction publique dans son ensemble, selon une règle que les économistes connaissent bien : « La mauvaise monnaie chasse la bonne ». 

Je souhaitais une unification statutaire globale au niveau des garanties de carrière prévues pour les fonctionnaires de l’État que je me proposais d’augmenter. Avant même l’arbitrage du Premier ministre, Pierre Mauroy, maire de Lille mais aussi ancien fonctionnaire et syndicaliste de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), j’intervins à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981, à la suite de la présentation par Gaston Defferre du projet de loi de décentralisation, en faveur de « la mise en place pour les personnels locaux d’un statut calqué sur celui de la fonction publique de l’État, c’est-à-dire sur le statut général des fonctionnaires. » Olivier Schrameck, alors conseiller technique de Gaston Defferre, analysera plus tard : «  Pour [Anicet Le Pors] la construction d’un nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientéliste des élus, il n’était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui leur était constitutionnellement dû. Il voyait aussi, dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère […]. À l’occasion d’une communication en Conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque[3]. »

Après bien des péripéties, Pierre Mauroy arbitra en ce sens, ce qui provoqua le mécontentement de Gaston Defferre, qu’en politique chevronné il sut surmonter, mais aussi ce commentaire quelque peu désabusé d’Olivier Schrameck : « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun partie intégrante des statuts des deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage du premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de [ son ministre de la fonction publique ]. Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de force. »

Le statut unifié fit ainsi inauguré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires suivie des trois lois concernant respectivement les fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière caractérisant une fonction publique « à trois versants ». Le nouveau statut intégra dans la loi des droits qui ne s’y trouvaient pas, notamment : droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente. Il étendit considérablement son champ d’application à près de 5 millions de salariés à l’époque. Une loi du 11 juin 1983 avait préalablement engagé une titularisation des contractuels de grande ampleur. Les organisations syndicales, après quelques hésitations pour certaines d’entre elles, soutinrent unanimement  la réforme. Les associations d’élus étaient réservées voire hostiles, craignant que ce statut ne limitât leurs prérogatives. Au Parlement, l’opposition conduite par Jacques Toubon se découragea vite faute de « grain à moudre ».

François Mitterrand, qui ne s’intéressait guère à ces questions, sembla les découvrir sur le tard. Jacques Fournier, alors secrétaire général du gouvernement, le raconte : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement, lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en Conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte. “ L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux. ”. Il évoque une “ rigidité qui peut devenir insupportable ” et des “ solutions discutables”. “ On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours “. “ Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et la dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois auront longue vie[4]. » C’était il y a longtemps …

En résumé, on peut considérer que le statut général alors élaboré, bien que maintes fois modifié et quelque peu dénaturé depuis, mais toujours en vigueur, est le résultat de quatre choix. Premièrement, celui de la conception du fonctionnaire-citoyen responsable  contre celle du fonctionnaire soumis, par héritage du statut de 1946. Deuxièmement, le système de la carrière contre celui plus précaire de l’emploi, attaché à la notion de métier. Troisièmement, un équilibre délicat entre l’unité du statut et la diversité des fonctions conduisant à la construction d’une fonction publique à trois versants. Quatrièmement, le choix de fonder idéologiquement cette architecture sur trois principes ancrés dans l’histoire : d’abord, le principe d’égalité par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de 178 et dont nous déduisons que c’est sur la base du mérite par la voie du concours que l’on doit accéder aux emplois publics ; ensuite, le principe d’indépendance qui fait du fonctionnaire le propriétaire de son grade, sur la base de la loi sur l’état des officiers de 1834 faisant de l’officier le propriétaire de son grade, son emploi étant à la disposition de l’administration ; enfin, le principe de  responsabilité fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits prévoyant que l’agent public doit rendre compte à la société de son administration. 

Toutefois ce fut la création d’une troisième voie d’accès à l’ENA qui provoqua la plus vive tension. Elle était réservée à des candidats ayant fait la preuve de leur attachement au service public à un niveau élevé : syndicalistes, dirigeants d’associations d’utilité publique, élus. Ce concours était distinct des concours externe et interne existants.  Pour les élèves de la troisième voie  des places  étaient réservées dans tous les corps de débouché de l’ENA, y compris les « grands corps’ ». Cette réforme heurta surtout une certaine conception de l’élitisme que l’on qualifiera de bourgeois. Le projet devint de plus en plus restrictif au fil de la procédure parlementaire. La loi conduisit néanmoins au recrutement d’une trentaine de ces énarques « du troisième type » au cours des années suivantes avant d’être dénaturée et rendue inopérante par le Premier ministre Michel Rocard en 1990.

Les tendances lourdes de l’histoire

À ce stade, il est utile de s’interroger sur les tendances de longue, voire de très longue période  qui, au-delà des circonstances contingentes, expliquent l’état social actuel. Trois tendances peuvent, à mon sens, être distinguées[5].

En premier lieu, il s’agit de la sécularisation du pouvoir politique qui, au fil des huit derniers siècles parcourus, a entrainé une autonomisation de l’appareil d’d’État et une forte expansion administrative. Ce mouvement peut être analysé comme le passage de l’hétéronomie à l’autonomie de la société théorisé par Marcel Gauchet et qui se développe en ruptures et bipolarisations de la distanciation Dieu-monarque à la dialectique anthropologique individu-genre humain de notre temps. Il nécessite des organisations de plus en plus complexes ayant recours aux technologies les plus avancées.

En deuxième lieu, on observe une socialisation des financements nécessaires pour garantir la cohésion sociale et répondre à des besoins fondamentaux devenus inéluctables. Cette évolution se mesure par la progression de la dépense sociale et des prélèvements obligatoires qui ne dépassaient pas 15%du produit intérieur brut (PIB) en France avant la première guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 45% et marqués par un « effet de cliquet » dont les gouvernements successifs n’ont su se défaire depuis quarante ans en dépit de leurs engagements. Cette socialisation se caractérise aussi par la part prise par l’emploi public dans la population active totale. Une étude de décembre 2017 de France Stratégie a montré qu’avec 89 agents publics pour 1 000 habitants, la France se situant en moyenne haute des dix-neuf pays développés comparés, mais nullement en position atypique[6].

En troisième lieu, on observe sur le long terme une maturation et une affirmation de concepts concourant à la sécularisation et à la socialisation qui viennent d’être évoquées. L’intérêt général, catégorie éminente en France, catégorie très contradictoire de forte densité politique. Elle ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, selon la conception courante dans les pays anglo-saxons. Le service public que Montaigne évoquait déjà dans ses Essais en 1580, qui participe d’une tradition de notre pays et qui n’a cessé d’affirmer sa théorie. La fonction publique, dont l’histoire a été retracée ci-dessus et dont il résulte qu’elle est le produit de deux lignes de forces antagoniques : d’une part, une conception autoritaire dominée par le principe hiérarchique qui débouche sur la conception du fonctionnaire-sujet, d’autre part, la conception démocratique, fondée sur la responsabilité de l’agent public et qui aboutit à la conception du fonctionnaire-citoyen retenue depuis 1946 comme on l’a vu.

Les thuriféraires du néolibéralisme font peu de cas de l’histoire. De même, leur exigence théorique et scientifique des fondements idéologiques des politiques publiques a moins d’importance que pour les tenants de services publics opérateurs de l’intérêt général. La « main invisible » n’est pas interpellée par le principe d’égalité, ce dont ne peut se dispenser la main visible et volontaire. Si, à la fin du XIXe siècle, l’École de Bordeaux du service public, réunissant des juristes de renom, impulsée par Léon Duguit, structure la théorie du service public, à la même époque s’élabore la théorie libérale néoclassique qui a aussi l’ambition de définir l’intérêt général hors même du champ politique. Mais elle n’est jamais parvenue qu’à la proposition d’un « optimum social » supposant un comportement rationnel d’acteurs économiques bien informés, poursuivant leur intérêt personnel dans des conditions de concurrence parfaite, conditions jamais réalisées. Mais surtout, cette théorie réduit le citoyen à un acteur économique, producteur ou consommateur, et elle se révèle incapable d’intégrer les principales caractéristiques du monde réel : l’existence d’un État stratège, de biens indivisibles, de monopoles, d’une concurrence imparfaite, d’effets externes. Les tentatives d’ajustement ont donné lieu à une abondante production mathématique qui, devant les difficultés rencontrées, a prétendu légitimer une politique normative et dénonciatrice de l’intervention de l’État jugée excessive, de la propriété publique, des contraintes du code du travail, du principe d’égalité, des statuts législatifs et réglementaires, etc. Théorie disqualifiée dans le monde tel qu’il va.

Pour autant, les tendances lourdes relevées sont-elles un caractère irréversible et ne sont-elles pas contredites par les évolutions observées au cours des dernières décennies ? Il convient d’en étudier le sens et la portée.

La régression néolibérale 

Le début des années 1980 apparaît comme un point haut de la sphère publique dans la société française, tant en ce qui concerne le secteur public entendu comme le champ de la propriété publique, le service public principalement mais non strictement et de moins en moins lié à la propriété publique (délégation de service public, autorités administratives indépendantes, externalisation, etc.), et la fonction publique, dont nous avons retracé l’édification, qui recouvre environ les quatre-cinquièmes du service public. La loi de nationalisation du 11 février 1982 ajoute aux nationalisations de la Libération plusieurs grands groupes industriels, certains par appropriation totale, d’autres partiellement et une partie importante du secteur bancaire. L’État et les autres collectivités publiques disposent de moyens d’expertise importants : Commissariat général du Plan, INSEE, Direction de la Prévision, Délégation interministérielle à l’Aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR), etc. La loi de décentralisation du 2 mars 1982 est alors regardée comme un acte de profonde modernisation de l’aménagement du territoire. Enfin, la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, précédemment évoquée, outre l’approfondissement des garanties pour tous, place aussi sous le statut général, au-delà des fonctionnaires de l’État, les agents publics des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers et de recherche, faisant passer leurs effectifs totaux de 2,1 à 4,6 millions de fonctionnaires, 5,7 millions aujourd’hui.

Cependant, la régression intervient très vite après le « tournant libéral » option qui se prolonge jusqu’à nos jours. Sous l’effet de vagues de privatisations successives, les plus importantes intervenant sous le gouvernement Jospin, le secteur public industriel et financier s’effondre des trois quarts. Les moyens d’expertise sont fortement affaiblis ou supprimés, remplacés par le recours à des « experts » privés et des opérations sans base scientifique ni concertation et visant exclusivement la réduction des dépenses publiques (LOLF, RGPP). Les réformes des collectivités territoriales des Actes II et III (se substituant à l’aménagement du territoire) provoquent une profonde déstabilisation des collectivités traditionnelles au bénéfice d’entités concentrant les moyens : intercommunalités et métropoles.

Il est clair, après l’orientation libérale choisie par François Mitterrand au printemps 1983, que la conception française du service public et la traduction juridique qu’en donne notamment le statut général des fonctionnaires, expriment une logique inacceptable dans une situation dominée au niveau mondial par quelques oligarchies financières qui s’efforcent de faire « ruisseler » leur idéologie libérale à tous niveaux quand bien même celle-ci est aujourd’hui disqualifiée théoriquement et contredite par le mouvement du monde. D’où la violence obstinée des agresseurs des initiatives de dé-marchandisation de la vie publique, des statuts législatifs ou réglementaires et tout spécialement du statut général des fonctionnaires, soit sous forme d’offensives brutales, soit par l’action de « transformations souterraines ». 

Offensive rancunière, celle de la loi Galland du 13 juillet 1987, changeant pour le symbole de différenciation les corps des fonctionnaires territoriaux en cadres et rétablissant le système dit des « reçus-collés » dans la fonction publique territoriale ( la liste des reçus à un concours étant établie par ordre alphabétique au lieu de l’être par ordre de mérite ce qui permet aux autorités de choisir discrétionnairement leurs agents, les plus méritants pouvant n’être jamais nommés), nuisant ainsi à la comparabilité des fonctions publiques et, par-là, à la mobilité des fonctionnaires que le statut a érigé au rang de garantie fondamentale. Faux-pas du Conseil d’État préconisant dans son rapport annuel de 2003 de faire du contrat une « source autonome du droit de la fonction publique ». Proclamation imprudente de Nicolas Sarkozy appelant en septembre 2007 à une « révolution culturelle » dans la fonction publique et disant son intention d’y promouvoir le « contrat de droit privé négocié de gré à gré », mais forcé d’y renoncer face à la crise financière de 2008, l’opinion publique reconnaissant que la France disposait d’un précieux atout anti-crise dans l’existence d’un important service public, efficace « amortisseur social ». 

Les attaques frontales ayant échoué, s’est développée une entreprise plus sournoise : d’une part l’expansion du paradigme de l’entreprise privée dans le service public sous la forme du New public management (NPM), d’autre part un « mitage » du statut : 225 modifications législatives et plus de 300 modifications réglementaires au cours des  trente années qui ont suivi son adoption, la plupart des dénaturations, démontrant malgré tout, à la fois la solidité du statut  et son adaptabilité. Aucune attaque frontale contre le statut n’est intervenue sous le quinquennat de François Hollande, qui a cependant manqué de courage en ne revenant pas sur les dénaturations commises par les gouvernements de droite ( à supposer qu’on puisse le créditer d’une telle idée), et d’ambition en ne mettant en place aucun chantier de modernisation de la fonction publique, si l’on excepte le rapport Pêcheur contenant des appréciations positives sur le statut, la loi du 20 avril 2016 de la ministre chargée de la fonction publique Marylise Lebranchu sur la déontologie des fonctionnaires et le rapport commandé par le Premier ministre Manuel Valls au Conseil économique social et environnemental (CESE) sur l’avenir de la fonction publique, en juillet 2016, à moins d’un an de l’échéance du quinquennat.

Au total, la régression néolibérale est incontestable, mais elle apparaît de portée limitée jusqu’au quinquennat Hollande : un secteur public demeure important en France, la fonction publique n’a jamais été aussi nombreuse malgré les atteintes, le statut général des fonctionnaires est toujours en place, les prélèvements obligatoires socialisés n’ont pas régressé, la libre administration des collectivités territoriale est vivace dans la culture des élus locaux, l’attachement à la conception française du service public demeure une composante essentielle de la culture populaire. Il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement d’inverser les trois tendances lourdes que révèle la rétrospective présentée ici. 

Le contrat contre la loi

 Pour autant, le néolibéralisme peut être conduit à devoir adapter sa stratégie en conjoncture de crise. Emmanuel Macron a été mandaté par les dominants de ce pays et au-delà : la finance internationale dont il émane, les cercles dirigeants de l’Union européenne, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), la technocratie administrative, les flagorneurs du show business, la quasi-totalité des médias. Instruit et talentueux, dès avant son élection, il a pu dessiner une démarche confirmée depuis et que l’on a pu ainsi résumer : vénération de l’élite et mépris des travailleurs, mise au pas des collectivités territoriales, abaissement du Parlement, Gouvernement aux ordres, exécutif opaque et autoritaire. À tous niveaux l’administration  est concernée et la tentation de modeler la fonction publique selon les vœux du président est particulièrement forte. Il a su tirer les enseignements des tentatives passées.

 La priorité réservée à la réforme du code du travail lui a permis de donner satisfaction au patronat, mais aussi de faire du contrat, et spécialement du contrat individuel privé d’entreprise, la référence sociale majeure susceptible d’être généralisée à l’ensemble des salariés des secteurs privé et public. Il n’a pas cessé le marquer son intention de s’attaquer directement aux statuts des personnels du secteur public. Durant la campagne des élections présidentielles de 2017 il avait notamment jugé le statut des fonctionnaires « inapproprié » et prévu la suppression de 120 000 emplois. Il a stigmatisé ceux qu’il a appelés dans un article du Point du 31 août 2017 les insiders, selon lui des nantis. La croisade anti-statutaire a d’abord été lancée contre le statut des cheminots en raison de la faiblesse relative des effectifs de la SNCF et de la situation dégradée de l’entreprise publique dont il pensait qu’elle pouvait lui apporter le soutien des usagers en raison de la multiplication des dysfonctionnements du service public. Parvenu à ses fins, le Gouvernement a pensé alors pouvoir s’en prendre au statut général des fonctionnaires[7]. Les statuts, voilà l’ennemi !

Le Premier ministre s’est tout d’abord adressé aux ministres par une lettre du 13 octobre 2017 pour leur annoncer la création d’un Comité action publique 2022 dit CAP 22, aux objectifs d’une grande généralité mais envisageant néanmoins « des transferts au secteur privé, voire des abandons de mission ». Ce CAP 22 était présenté comme la pièce maîtresse d’un ensemble complexe, avec une succession de conseils interministériels, un forum en ligne, 21 domaines d’investigation et 5 chantiers transversaux, l’opacité du système devant attester le sérieux de la démarche. Les conclusions de ce dispositif étaient annoncées pour la fin mars 2018, mais elles étaient en réalité déjà arrêtées depuis des mois. Ce qui s’est trouvé vérifié par le Premier ministre : le 1er février, devant la multiplication de mouvements sociaux, il a soudainement livré certaines des décisions du pouvoir : recrutement accéléré de contractuels, plans de départs volontaires de fonctionnaires, rémunérations dites « au mérite » en réalité discrétionnaires, multiplication des indicateurs individuels de résultat, etc. Bref, une démarche chaotique recouvrant une stratégie claire d’alignement du public sur le privé.

Pour les fonctionnaires, c’est l’objectif de la loi du 6 août 2019. Si le statut n’est pas abrogé, il est menacé de mise en extinction par le recrutement massif de contractuels à tous niveaux, y compris celui des directeurs d’administration. Ce mouvement se combine avec la démarche qui se développe de hauts fonctionnaires opérant un « rétro-pantouflage » public-privé-public dont le Président de la République est un exemple. Pour donner plus d’autorité au pouvoir hiérarchique, les prérogatives des organismes consultatifs traditionnels sont réduites. Les commissions administratives paritaires (CAP) n’interviendront plus qu’occasionnellement sur la mobilité, les affectations, l’avancement, les promotions avant de disparaitre. Les comités techniques (CT, autrefois paritaires, les CTP) et les comités hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) sont fondus en comités sociaux (CS) inscrivant leur action selon des lignes directrices de gestion (LDG). Des plans de départ collectifs pourront survenir dans les cas d’abandons de missions, de leur transfert au privé, ou de dématérialisation numérique. La rémunération au mérite est également prévue et trouvera une expression réglementaire. Pour donner l’impression d’une contrepartie, il est beaucoup question dans ce projet de déontologie dont la nature est de ne pas être normative, et de dialogue social d’autant plus évoqué avec insistance qu’il est défaillant. On relève aussi l’aspect bureaucratique de la réforme, la loi  prévoyant quelque 60 décrets en Conseil d’État qui devront statuer sur les très nombreuses dérogations et précisions requises.

Cette réforme entraine une confusion dans les finalités de l’action publique, entre celles de l’intérêt général et celles des intérêts privés. De là un risque accru de conflits d’intérêts. Et il résulte de tout ce qui précède une véritable captation voire une privatisation de l’action publique (affaire Mac Kinsey, rétro-pan-pantouflages  et autres ) par l’oligarchie financière. C’est le même état d’esprit que l’on retrouve dans la réforme des retraites qui, sous couvert d’universalité, nie la spécificité des régimes relevant des services publics, dont celui des fonctionnaires légitimés par le service de l’intérêt général. Dans la dernière période l’accent a été mis sur le remplacement de l’ENA par l’institut national du service public ; la suppression des « grands corps », celle annoncé des grandes catégories de qualifications A B C datant du statut de 1946, une politique de rémunération au bac, une gestion des personnels qui semble se réduire à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire choisissant arbitrairement dans de grands ensembles fongibles les individus et les affectations selon des critères inconnus, une codification malsaine. C’est une situation d’une extrême confusion et il serait tout t’as fait hasardeux de prévoir comment elle pourra évoluer. Par rapport à ses intentions le pouvoir a d’ailleurs dû reculer comme, par exemple, en renonçant à la suppression de 120 000 fonctionnaires au cours du dernier quinquennat, il doit aussi faire face à de sérieuses difficultés politiques, informer contentement existe dans l’administration qui pourrait nourrir une exaspération générale.

L’administration et l’exigence de socialisation

Face à cette entreprise de destruction de la conception française du service public et de la fonction publique, il est possible et nécessaire d’avancer quelques idées. S’impose en premier lieu, la prise en compte des revendications des organisations syndicales et par à il importe qu’elles retrouvent une capacité de négociation effective que prévoit le statut et dont elles sont de fait aujourd’hui dépossédées. Il faut aussi revenir sur les centaines de modifications statutaires intervenues au cours des dernières décennies et dont la plupart sont des dénaturations ; il faut donc en faire un inventaire et y remédier. Puis il serait alors souhaitable de faire, sur cette base assainie, une codification à droit constant de dispositions qui se présentent souvent aujourd’hui dans une grande confusion. Le statut pourrait alors être complété par des dispositions correspondant à l’évolution des besoins des usagers, à celle des techniques, au renforcement de la responsabilité des fonctionnaires.  Cette démarche implique de favoriser dans l’action publique : la loi par rapport au contrat, la fonction de préférence au métier, l’efficacité sociale au lieu de la performance individuelle. 

En deuxième lieu, il conviendrait aussi d’engager des chantiers structurels prioritaires  de modernisation.  Après des décennies de quasi-gel des grilles indiciaires, il conviendrait    d’engager une réforme d’ensemble du classement des statuts particuliers des corps et grades  pour tenir compte des évolutions sociales et technologiques.  Dans ces conditions plus transparentes la mobilité pourrait devenir effectivement une garantie fondamentale comme le prévoit le statut. Les multi-carrières devraient être développées accompagnées d’un système de formation continue correspondant. Le recours aux contractuels serait circonscrit dans un champ réduit. Parmi les autres chantiers structurels prioritaires on peut citer : l’action pour l’égalité femmes hommes comportant la lutte contre la précarité des emplois dans la catégorie C notamment, et l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques. La politique de numérisation et de dématérialisation à visage humain, dispose dans les administrations du champ le plus étendu de développement pour le service de l’usager et l’amélioration des conditions de travail des personnels. La multiplication des relations internationales est aussi dans ce monde en mouvement un impératif. En raison de son caractère symbolique la suppression de l’ENA a fait l’objet d’une opération de communication. Elle n’a pour autant rien d’affligeant. Création progressiste au lendemain de la Libération, elle a progressivement évolué en un instrument de sélection sociale et d’élitisme bourgeois. Son remplacement par Institut du service public s’est effectué dans des conditions confuses. La suppression des « grands corps » a pu surprendre, mais en réalité elle correspond à un renforcement du caractère discrétionnaire des postes stratégiques de la haute fonction publique. Les autorités hiérarchiques pourront choisir dans des ensembles fongibles plus vastes les éléments les plus conforme à la stratégie politique de l’exécutif. Il s’agit donc d’un élargissement des emplois à la discrétion et donc d’un risque d’arbitraire élevé. En revanche le maintien des instituts régionaux d’administration (IRA) pourrait constituer la base de promotion jusqu’au niveaux les  plus élevés des meilleurs éléments de la fonction publique en raison de leurs caractéristiques propres : meilleure diversité géographique et sociale, compétences élevées liées aux formations universitaires, attachement à l’activité de terrain et esprit de service public mieux affirmé.

Enfin, en troisième lieu, il faut inscrire le rôle de la fonction publique dans le changement de civilisation. L’État et les autres collectivités publiques doivent être dotés des moyens d’expertise correspondant au niveau de développement de notre temps, et la fonction publique disposer notamment d’une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. Cette gestion ne doit pas être dictée par le principe de l’annualité budgétaire et le ministère de la fonction publique doit retrouver sa pleine identité. La fonction publique est également appelée à apporter une contribution aux tendances lourdes d’évolution de l’administration : sécularisation du pouvoir politique et autonomisation de l’appareil d’État, socialisation des financements des besoins sociaux, affirmation des concepts du service public. La notion d’efficacité sociale doit faire l’objet d’un approfondissement théorique. En s’inscrivant dans un processus de changement de civilisation, deux questions ayant un rapport avec la fonction publique doivent être traitées : d’une part, la question de la propriété publique, base matérielle nécessaire du service public ; d’autre part, le renforcement de la base législative du code du travail permettant d’instaurer une véritable sécurité sociale professionnelle pour les salariés du secteur privé, favorisant la convergence des actions et des situations statutaires des salariés des secteurs public et privé.

Les dominants ont cru pouvoir annoncer la victoire définitive du libéralisme, la fin de l’histoire, et consacrer l’horizon indépassable d’un capitalisme hégémonique sur la planète. Sauf que, en ce début de XXIe siècle, le monde tel qu’il est ne dit pas cela. Comme sous l’effet d’une loi de nécessité, une socialisation objective se développe, quand bien même elle s’exprime dans des contextes capitalistes. Dans la crise, des valeurs universelles émergent et s’affirment : la paix, les droits humains, la protection de l’écosystème mondial, l’accès aux ressources naturelles indispensables, le droit au développement, la mobilité des personnes, le devoir d’hospitalité, la sécurité ; d’autres, telles que le principe de laïcité ou le concept de service public sont en gestation qui exacerbent les contradictions entre le vieux monde et ce qui advient. La mondialisation n’est pas seulement celle du capital, elle touche toutes les formes d’échange et d’hominisation : révolution numérique, coopérations administratives et scientifiques, conclusion de conventions juridiques, foisonnement de créations culturelles. Bref, ce siècle promet d’être celui des interconnections, des interdépendances, des solidarités entre les peuples, des coopérations internationales, des biens publics mondiaux, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. Contrairement aux espoirs et aux proclamations des propagandistes du néolibéralisme, le XXIe siècle pourrait bien, in fine, s’affirmer comme un nouvel âge d’or du service public. Bref, « On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’Homme de se socialiser »[8], comme le disait Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue et jésuite, homme de science et prophète.


[1] M. Debré, La mort de l’État républicain Paris, Gallimard, 1947.

[2] R. Bidouze, Les fonctionnaires sujets ou citoyens ? Paris, Éditions sociales, 1978-1981.

[3] O. Schrameck, La fonction publique territoriale, Paris, Dalloz, 1995.

[4] J. Fournier, itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Paris, Odile Jacob, 2008.

[5] A. Le Pors,, La trace, La Dispute, Paris, 2020..

[6] France stratégie – Tableau de bord de l’emploi public, « Situation de la France et comparaisons internationales, France Stratégie, Flore Deshard et Marie-Françoise Le Guily, décembre 2017. On en trouvera une brève analyse sur mon blog http://anicetlepors.blog.lemonde.fr . Selon une autre étude de  l’OCDE, on compte 126 agents pour 1000 habitants dans les secteurs non marchands (131 aux États Unis) dont 83 dans la fonction publique (37, 30 et 16 respectivement dans les trois fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière).

[7] A. Le Pors, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Monde diplomatique, avril 2018. 

[8] Cité par Gérard Donnadieu, Comprendre Teilhard de Chardin,  Saint-Léger Productions.

Refuser la « servitude volontaire »

« Emmanuel Macron : Retour sur expérience (2) 

L’article ci-dessous a été écrit entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2017 et mis sur ce blog le 4 mai 2017 (repris le lendemain par Mediapart), soit trois jours avant le second tour de l’élection présidentielle. Une première fois, à mi-mandat, j’ai voulu donner l ’occasion à chacune et chacun de faire un point politique par référence à l’analyse que je proposais au départ (1). Je renouvelle l’opération à la fin de ce mandat (2). J’indique en italique (***2022) pour chacun des cinq thèmes traités ma propre appréciation sur la pertinence du  diagnostic de 2017. Et la conclusion que j’en tire en 2022 …

« Emmanuel Macron : cet homme est dangereux

 « Emmanuel Macron sera élu le 7 mai 2017 président de la République. C’est le produit politique fabriqué par les efforts combinés de l’oligarchie financière, du MEDEF, des gouvernements Hollande, de la technostructure administrative, des opportunistes de tous bords, des stars de l’intelligentsia toujours avides de notoriété, de la totalité des médias ; bref, de tous ceux ayant joué un rôle dans la situation désastreuse actuelle et favorisé ou instrumentalisé la montée du Front national. Et cela dans le contexte d’une décomposition sociale profonde, d’une communauté des citoyennes et des citoyens désorientés, en perte de repères.

Son émergence est récente et il n’a cessé de cultiver l’ambiguïté pour se positionner électoralement au centre. Toutefois, on peut déceler à partir de plusieurs déclarations disparates une certaine cohérence idéologique, assez différente de celle qu’il veut accréditer ou qu’on lui prête. Cinq lignes de force peuvent être dégagées.

1. Un fervent de l’élitisme, hostile au monde du travail

 Les analyses sociodémographiques publiées à l’issue du premier tour ont montré que Emmanuel Macron a été essentiellement soutenu par les personnes qui s’en sortent le mieux dans la cris, les plus riches, les plus diplômés, les partisans le l’Union européenne, laissant de côté la France qui souffre, accentuant ainsi les inégalités. Dans le même temps, il ne dissimule pas sa volonté de réduire le partenariat au sein de l’UNEDIC, plus généralement de préférer le soi-disant dialogue social à la concertation contradictoire. Il est un farouche partisan de la flexi-sécurité, cause de précarité et de pauvreté de masse. Il opérera une reprise en main étatique des crédits de la formation professionnelle. Il conteste la vocation des syndicats à s’exprimer au niveau national pour les cantonner autant que possible au niveau de l’entreprise dans l’esprit de la loi El Khomri qu’il veut prolonger par une réforme du code de travail adopté par ordonnances, c’est-à-dire sans l’aval du Parlement. L’avantage que l’on peut reconnaître à ce candidat c’est qu’il éclaire les contradictions de classe qui sont à l’œuvre.

*** 2022 – Emmanuel Macron a vite été regardé comme « président des riches ».. Au fil du quinquennat les inégalités sociales se sont renforcées. Les classes pauvres sont devenus plus précaires et les bénéfices des grands groupes ont atteint des niveaux parmi les plus élevés. Il a parachevé la réforme du code du travail entreprise sous le quinquennat précédent en diminuant les garanties des travailleurs. Le statut des cheminots a été supprimé et le statut général des fonctionnaires profondément dénaturé avant d’être codifié. Si la réforme régressive de l’assurance chômage a pu être conduite à terme, la réforme systémique des retraites provisoirement a échoué. Il a affiché de façon générale un grand mépris de tous les corps intermédiaires, en particulier des organisations syndicales. Quelques déclarations désobligeantes pour le monde du travail ont traduit un état d’esprit cultivant l’élitisme des « premiers de cordée » et  le dédain pour ceux qu’il a nommé les « gens de rien ». Il a parfaitement accompli le mandat que lui avaient assigné les dominants précités.

2. La mise au pas des collectivités territoriales

Après Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron cherche le moyen de contourner le principe de libre administration des collectivités territoriales posé par l’article 72 de la constitution. Un système de conventions avec les régions pourrait y pourvoir qui conditionnerait le montant des dotations de l’État à la docilité des collectivités. L’État serait également appelé à compenser la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ce qui rendrait ce financement discrétionnaire. Le processus de métropolisation serait poursuivi et développé aboutissant à la suppression d’un quart des départements. Les collectivités territoriales seraient ainsi mises sous pression avec la diminution de 2 milliards d’eurios par an des dépenses de fonctionnement, la réduction de 75 000 emplois de fonctionnaires territoriaux, un retour strict imposé aux 35 heures hebdomadaires. La maîtrise de cette nouvelle politique coercitive serait assurée par une conférence annuelle des territoires. La remise en cause statutaire de la fonction publique territoriale reste la cible privilégiée.

** 2022 – La mise au pas des collectivités territoriales envisagée n’a pu être conduite aussi aisément que le président de la République l’avait prévue. Son mouvement La République en Marche n’a pu, à l’occasion des consultations électorales se constituer une base représentative significative. Les réformes envisagées n’ont pu être mises en place et le mécontentement des élus locaux n’a cessé de croître. S’est constitué au cours des cinq dernières années un véritable front du refus des organisations représentatives locales qui s’agisse de celles des communes, des départements, ou des régions. Le mépris à leur égard a été de même nature que celui opposé aux corps intermédiaires syndicaux ou associatifs. Le renforcement de la centralisation du pouvoir apparaît ainsi profondément contraire tant à l’initiative des citoyennes et des citoyens qu’à la libre administration des collectivités territoriales.

3. L’abaissement du Parlement

Il s’agit d’abord d’une réduction drastique des effectifs sensée dégager une économie annuelle de 130 millions, de l’ordre d’un tiers pour aboutir à 385 députés et 282 sénateurs. Le parlement réduirait considérablement son activité législative qui, hors période budgétaire, serait limitée à trois mois. IL y aurait donc moins de lois nouvelles, ce qui laisserait davantage de champ à la réglementation par décrets. L’activité du Parlement serait aussi réorientée vers des missions de contrôle et d’évaluation. La haute administration aurait de ce fait une compétence d’expertise plus étendue et un pouvoir hiérarchique renforcé sous l’autorité de l’exécutif. Emmanuel Macron a prévu de légiférer rapidement par voie d’ordonnances dès le début de son quinquennat et il conservera le mécanisme de l’article 49-3. Il est clair que la démarche tourne le dos au régime parlementaire.

***2022  – La question institutionnelle marque sans doute l’échec majeur du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il est en relation directe avec la large opposition des élus locaux aux initiatives présidentielles. Le Sénat s’est généralement opposé à toute velléité de transformation institutionnelle présenté par l’exécutif. Il n’a pas été possible de recueillir son accord indispensable au vote conforme des deux chambres du parlement sur les projets institutionnels, le président ne voulant pas courir le risque d’un référendum sur ces sujets. Contrairement aux engagements de campagne d’Emmanuel Macron, aucune introduction d’un minimum de proportionnelle n’a été présenté pour l’élection à l’Assemblée nationale. De l’avis général le travail parlementaire a été d’une médiocre qualité : études d’impact bâclées et parfois remises en retard, recours abondant aux ordonnances, renvoi aux décrets en Conseil d’État de dispositions majeures qui auraient dû être adoptées par le parlement. La composition sociologique de la majorité présidentielle a elle-même été un handicap dans la mesure où les nouveaux députés n’étaient pas des militants expérimentés et visaient essentiellement à la notoriété. Le parlement confiné dans un rôle secondaire a laissé place à un renforcement de l’autoritarisme présidentiel.

4. Un gouvernement aux ordres

Le gouvernement serait lui aussi resserré à 15 ministres, et fortement instrumentalisé par le président de la République qui continuerait à présider les réunions du Conseil des ministres. Celles-ci seraient plus fréquentes pour assurer une discipline sans faille des ministres. Contrairement aux dispositions actuelles de la constitution, ce n’est toujours pas le gouvernement qui définirait et conduirait la politique de la nation mais le chef de l’État. Les ministres seraient évalués chaque année. Pour autant, leurs pouvoirs et surtout leurs cabinets exerceraient une autorité renforcée sur les administrations placées sous leur tutelle. Le candidat Macron jugeant le statut général des fonctionnaires « inapproprié », outre une réduction des effectifs prévue de 120 000 emplois, accentuera la dénaturation du statut par une extension du spoil system , le recrutement accru de contractuels de droit privé sur la base de contrats négociés de gré à gré. Il s’agirait donc d’une mise en cause des principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité et d’une réaffirmation sévère du pouvoir hiérarchique, de l’obligation de réserve, du devoir d’obéissance.

**** 2022 – Moins que jamais le gouvernement est cette institution qui détermine et conduit la politique de la nation comme le prévoit l’article 20 de la constitution en vigueur, précisant qu’il dispose de l’administration et de la force armée. L’exécutif présidentiel a pleinement utilisé les possibilités offertes par la réforme du quinquennat de 2000 assortie de l’inversion du calendrier des élections présidentielles et législatives assurant la prééminence du président de la République au sein de l’exécutif. Cela a conduit à transformer le gouvernement en une sorte de secrétariat général du président. Seuls quelques ministres sont connus de la population, peu ont brillé par leurs vertus ou leurs talents. Qui plus est, le conseil des ministres a été doublé tout au long de l’épidémie des conseils dits de défense réunis à la seule initiative du président et dont les membres étaient choisis par lui seul. Le gouvernement tout comme le parlement n’ont pas joué un rôle déterminant au cours du quinquennat faisant fonction surtout d’organismes d’enregistrement des volontés présidentielles. La référence à une déontologie faiblement normative a été préférée aux règles du droit positif. L’élargissement de la place faite aux personnels contractuels a rendu plus incertain le service de l’intérêt général. L’entreprise privée est devenue la référence sociale majeure de l’action publique. La réforme de la haute fonction publique et la suppression de l’ENA ont conduit à une plus grande fongibilité des corps de la haute administration, favorisant une gestion plus discrétionnaire des emplois publics les plus  élevés.

5. Un exécutif opaque et autoritaire

Emmanuel Macron ne remet pas en cause les institutions de la V° République, notamment l’élection du président de la République au suffrage universel, ni l’usage plébiscitaire du référendum, ni de façon significative le mode de scrutin. Les conditions d’une VI° République ne sont pas réunies : pas de large consensus de récusation des institutions actuelles, pas de consensus sur les caractéristiques d’une nouvelle constitution, pas d’évènement fondateur comparable à ceux qui ont présidé à l’avènement des républiques antérieures et de l’actuelle. Si l’ambiguïté sur ce que pourrait être la fonction présidentielle du nouveau président demeure grande, on peut déduire de ses quelques déclarations sur le sujet et de ses postures que son exercice de la fonction présidentielle, qui a pu être qualifiée de « jupitérienne », serait à la fois opaque et autoritaire, autocratique. La « dérive bonapartiste » qui a caractérisé le quinquennat de Nicolas Sarkozy risque d’être ici renforcée avec plus de méthode et, sans doute une traduction institutionnelle qui se durcira face aux conflits sociaux que la politique présidentielle ne manquera pas de provoquer. Jusqu’à quelles limites et à quelle échéance ? C’est la principale incertitude sur le danger encouru.

S’il est clair qu’on ne saurait voter pour la politique de filiation autoritaire, xénophobe et nationaliste de Marine Le Pen, le danger de la politique portée par Emmanuel Macron constitue une autre redoutable menace pour le progrès social et la démocratie.

Dimanche 7 mai 2017 je voterai Blanc. »

***  2022  – C’est sans doute le narcissisme qui a constitué au cours du quinquennat la caractéristique majeure de la personnalité d’Emmanuel Macron. Certes, le caractère jupitérien qu’il avait revendiqué a été en permanence présent, mais il n’a été assumé que de façon médiocre. Convaincu d’élitisme, il n’a cessé de juger de toute chose qu’a la mesure de la supériorité dont il se croyait investi. Toutefois, il n’a jamais fait la démonstration du caractère exceptionnel de ses capacités  agissant  le plus souvent de manière très contradictoire face aux questions posées ou aux événements rencontrés. Souvent désorienté et il n’a cependant pas hésité à adopter des positions changeantes, reconnaissant par là-même une absence totale de réelles convictions et de perspectives.  Certains commentateurs ont passé beaucoup de temps et dépensé de l’énergie pour tenter de définir ce que pouvait être le macron isthme. En vain. Tout au plus sont-ils parvenus à considérer que cette option idéologique pouvait se résumer dans la célèbre locution « en même temps ». On a pu évoquer à ce propos l’idée de « personnalité politique liquide » en entendant par-là une adaptation constante aux conjonctures successives différentes voirr opposées sans révéler ni finalités réfléchies, ni moyens rationnellement étudiés, ni  cohérence recherchée. Autoritaire et souvent arrogant il n’a cependant été que l’instrument des véritables détenteurs du pouvoir politique, les oligarchies financières mondialisées. De quoi Macron est-il le nom ? D’une dangereuse décomposition sociale.« 

Compte tenu des développements qui précèdent je n’ai aucune raison de regretter ni de modifier mon choix de 2017. Voter « blanc » c’est refuser la « servitude volontaire ».