La responsabilité des agents publics des professions de la sécurité – Rencontre avec des élèves du Lycée professionnel François Arago de Villeneuve-St-Georges (Val-de-Marne), le 11 mars 2021

La rencontre concernait des élèves des classes de première t de terminale de la filière des métiers de la Sécurité en vue de l’obtention d’un baccalauréat débouchant à partir de l’année prochaine sur un BTS. La filière organise la formation d’hommes et de femmes, futurs policiers, gendarmes, pompiers, agents de sécurité, douaniers, militaires, etc. Elle leur permet d’acquérir les bases de ces métiers en matière juridique et concernant les pratiques professionnelles, d’effectuer des stages en milieux professionnels évoquant les problèmes d’actualité.

Cette rencontre avait pour but de confronter ces problèmes à une expérience professionnelle, politique et ministérielle ayant statué en matière de responsabilité, de secret, de discrétion, d’éthique  des fonctionnaires  (articles 25, 26, 27 et 28 du statut général des fonctionnaires, SGF ; voir aussi ci-dessous  dans ce blog : « Éthique et fonction publique du XXI° siècle »). 

Les échanges, détendus et réfléchis, ont abordé, entre autres,  les points suivants.

Sue les questions relatives à la responsabilité

Opinion sur le retrait de la clé d’étranglement – impact de ce retrait sur le niveau  la délinquance  – la sécurité dans l’élaboration statutaire – obligation de réserve et devoir d’obéissance – actualité eu SGF – raisons du nouveau statut en 1983.

Sur les questions concernant l’expérience

Justification de l’art. 28 du SGF – l’ENA et les conditions d’accès à l’action politique – secret du vote et vote blanc – appréciation sur la politique sanitaire actuelle – gestion d’une activité ministérielle – le vécu de la 2e guerre mondiale – réussites et échecs en politique – parcours scolaire – journée-type d’un ministre – conseils à la ministre actuelle de la fonction publique – l’évolution des salaires dans la fonction publique – la liberté de parole d’un ministre et ses conséquences  – les raisons d’être un « politicien » – les conditions d’entrée dans la fonction publique – le concours comme modalité d’accès.

Sur la citoyenneté en général

Militantisme et vie privée – l’avenir du communisme – l’activité après une période ministérielle – action pour l’égalité hommes-femmes – les meilleures années d’une carrière – réformes de la fonction publique à engager aujourd’hui – conseils à un jeune de 20 ans – élection du Président de la République au suffrage universel – comportement dans le confinement – jugement porté sur la jeunesse actuelle – la place du sport et de la culture – le salaire et les avantages des ministres – analyse de l’évolution passée, de la crise et des perspectives pour la France. 

Laïcité et citoyenneté

La laïcité joue un rôle déterminant dans la formation de la citoyenneté. Elle agit sur les valeurs et principes, les moyens pour permettre un exercice effectif, sa dynamique. Elle repose sur les principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État, des collectivités publiques et des services publics.

La conception de l’intérêt général est politique dégagée de fatalité, de notions de lois naturelles ou transcendances.

L’affirmation du principe d’égalité conduit à l’interdiction de toute discrimination en raison de l’origine, de l’ethnie, de la religion … Elle appelle des actions positives pour que le principe conduise à l’égalité réelle en dépit des différences de situations.

L’éthique de la responsabilité se décline de multiples façons. Ce sont les citoyens et les citoyennes qui établissent les règles de la morale sociale.

Le statut du citoyen s’établit sur des bases politiques, économiques et sociales.

La démocratie locale constitue le cadre privilégié dans lequel s’expérimente la laïcité en matière de financements, de pratiques des libertés individuelles et collectives.

La laïcité est annoncée dès l’article premier de la constitution. La nature des institutions et le comportement des dirigeants conditionnent l’application du principe.

La citoyenneté se développe aujourd’hui dans une situation de crise systémique. La perte de repères idéologiques trouble l’action des défenseurs de la laïcité.

Les droits de l’homme qui sont des libertés, mais ils ne peuvent être un substitut aux droits des citoyens qui sont des pouvoirs.

La citoyenneté européenne décrétée n’existe pas dans la vie des peuples de l’Europe. Le XXI° siècle peut voir se développer les prémices d’une citoyenneté mondiale au sein de laquelle le principe de laïcité est appelé à jouer un rôle essentiel.

LA CITOYENNETÉ DANS LA MÉTAMORPHOSE – Regards croisés – Revue de l’Institut de Recherche de la FSU – septembre 2017 n°23

 » L’idée de citoyenneté est l’objet d’un curieux mélange de méfiance et d’idolâtrie. Les citoyens seraient dans le même temps capricieux et influençàables et pourtant mystérieusement omniscients.Anicet Le Pörs fait ici la généalogie de ce concept, dégage les valeurs qui le constituent et les mues qui sont aujourd’hui en cours « 

 

 

Le mot « citoyen » a pu traverser vingt-cinq siècles sans attente majeure et il reste chargé d‘un a priori positif. Il échappe à une définition précise car le concept de citoyenneté est une création continue qui s’inscrit dans une généalogie, plutôt qu’une histoire.
Dans la cité athénienne du Ve siècle avant notre ère les citoyens grecs débattent sur l’agora et pratiquent ce que nous identifions aujourd’hui comme démocratie directe. À ceci près que les citoyens ne représentent qu’environ le dixième de la population. Dans la Rome républicaine le principe d’égalité est essentiellement juridique dans une société oligarchique. L’exercice de la citoyenneté s’inscrit strictement dans le respect de la loi au sein d’une société qui connaît une forte hiérarchisation des pouvoirs. Il s’étend à un nombre croissant de personnes. Les contradictions politiques et économiques que ce système engendre conduisent à l’avènement de l’Empire qui fait de la citoyenneté un moyen d’assimilation des populations conquises, consacré par l’édit de Caracalla en 212.

La citoyenneté connaît ensuite une longue éclipse au Moyen-Âge Elle est réactivée par la bourgeoisie conquérante des cités sous la Renaissance, le retour au droit romain, à l’étude des Anciens. Les Lumières en approfondissent le contenu et la Révolution française marque l’irruption durable du citoyen sur la scène politique. À son retour d’exil en 1800, Chateaubriand pouvait rapporter que l’on pouvait encore lire au-dessus des porches « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ». Dès lors, la citoyenneté sera constamment évoquée, notamment lors de l’avènement de chaque République. L’utopie d’une citoyenneté mondiale fleurira sporadiquement, le mouvement socialiste le traduira dans la perspective d’un « homme nouveau ».

La citoyenneté dépendant donc du moment historique et du contexte, on pet dégager une problématique d’analyse du concept en relevant que sur la base de la précédente brève rétrospective, il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, sans moyens, sans dynamique[1]. Cette problématique revêt une importance particulière dans la situation de crise actuelle pour approfondir le contenu de la citoyenneté et éviter ainsi les facilités courantes conduisant à qualifier de citoyen ou citoyenne l’école, l’entreprise, l’administration, le parti pour se dispenser de dire en quoi cela consiste[2].

 

VALEURS ET PRINCIPES

 On ne s’appesantira pas sur la distinction entre valeurs et principes, seuls ces derniers sont à l’origine des règles de droit[3]. Les valeurs et principes ici retenus peuvent être discutés. On les a préféré ceux de la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » dont le caractère opérationnel est incertain : la liberté n’appelle que la réglementation nécessaire à l’ordre public, la fraternité ne se décrète pas.

L’intérêt général ne s’impose pas naturellement à la communauté des citoyens. Concept simple en apparence, sa définition est en réalité très délicate. Les économistes néoclassiques ont prétendu que l’optimum social qui résulterait du principe de libre concurrence d’acteurs éclairés pouvait être assimilé à l’intérêt général. Mais le citoyen ne saurait être réduit au consommateur ou au producteur. Le juge administratif a considéré que, s’il s’estimait compétent pour identifier un intérêt général, il revenait au pouvoir politique de le définir à l’issue d’un débat démocratique. Mais cette définition a varié dans le temps et dans l’espace. Se pose à ce sujet le problème du niveau pertinent où il doit être défini (cas de l’aéroport de Notre Dame des Landes). Il est aussi parfois soutenu que l’intérêt général n’existerait pas, qu’il n’y aurait que des intérêts de clase; de communauté, ou encore que la loi des hommes serait subordonnée à une loi naturelle (opposition au mariage pour tous) ou religieuse, y compris dans la sphère publique.

Opérateur de l’intérêt général, le service public est déjà évoqué dans les Essais de Montaigne en 1580. La longue tradition de la France sur le sujet est marquée par les travaux de l’École de Bordeaux à la fin du XIXe siècle. Simple au départ ( une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs) la notion n’a cessé de se complexifier. Sa réussite en a élargi le champ mais l’a aussi rendu plus hétérogène. Dans sa gestion, le contrat l’a disputé à la loi. Au sein de l’Union européenne, la notion est subordonnée au principe de concurrence malgré des progrès de la jurisprudence pour prendre en compte des missions d’intérêt général. Dans le même temps, la primauté est donnée à la gestion sur la propriété publique. La question de la propriété publique est aujourd’hui abandonnée par les formations politiques après l’échec des nationalisations de la loi du 11 février 1982 et l’effondrement du bloc soviétique entrainant le discrédit de sa propriété étatique. Pourtant, la propriété publique reste une grande question politique.

Affirmé en tête de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le principe d’égalité est le fondement de la démocratie. Cette affirmation conduit tout d’abord à bannir les discriminations fondées sur l’origine, la race, la religion, l’orientation sexuelle. Mais l’application du principe doit trouver dans la réalité des applications spécifiques : prendre en compte des différences de situations, faire prévaloir l’existence d’un intérêt général, promouvoir une action publique sous forme d’ « actions positives » dans le respect d’une certaine proportionnalité entre objectifs poursuivis et moyens engagés.

Cette confrontation du principe à la réalité a entrainé une abondance jurisprudence. Elle siège également dans le traitement de questions de société majeures. Ainsi en est-il des politiques visant à assurer à tous les jeunes une « égalité des chances », sympathique mais sous influence de l’idéologie libérale et qui relève d’un autre état d’esprit que la formation à la citoyenneté. Il s’agit aussi de l’égalité entre les femmes et les hommes. Si le principe d’égalité ne souffre pas de contestation, la réalité le contredit sous de multiples aspects : sous représentation des femmes dans l’accès aux fonctions et mandats électifs, aux emplois supérieurs des fonctions publiques et des responsabilités économiques, précarité accentuée dans de nombreuses situations.

Le principe marque également les politiques d’immigration. Elle est fondée en France sur le droit du sol et l’égalité des citoyens et s’oppose au modèle basé sur le droit du sang et la reconnaissance de droits spécifiques à des minorités identifiées par leur culture, leur langue, leur religion ou leur ethnie et posant sur cette base des revendications d’autonomie de gestion et d’établissement de liens organiques concurrents des nationalités. Invoquant sa conception de l’égalité des citoyens et citoyennes la France a refusé de ratifier la convention cadre pour la protection des minorités nationales proposée par l’Union européenne et la charte européenne des langues régionales et minoritaires. Le droit à la différence continue d’interpeler.

Au-delà des consciences individuelles, l’éthique de responsabilité a été déclinée sous différentes catégories juridiques ayant valeur de principes. La responsabilité pénale considère que l’on n’est responsable que de son propre fait et non d’une quelconque appartenance catégorielle. Elle est parfois difficile à apprécier dans un contexte de socialisation des risques. La responsabilité civile oblige la personne qui a causé un dommage ou n’a pas exécuté un contrat à réparation, responsabilité parfois limitée à une obligation de moyens. La responsabilité administrative, longtemps restreinte aux cas de faute lourde, peut être invoquée aujourd’hui plus largement en distinguant les fautes relevant des individus ou du service. Mais on peut évoquer également la responsabilité politique mise en cause de façon croissante sous de multiples aspects : démission provoquée, procédure d’empêchement, investigation journalistique, etc. Sous influence de conceptions juridiques anglo-saxonnes, on observe encore une évolution tendant au contournement du droit positif sous diverses formes : droit souple (code, validation législative et réglementaire d’accords contractuels, théorie des apparences, place faite aux lanceurs d’alerte, etc.

Ce sont les citoyens et les citoyennes qui font les règles de la morale sociale et c’est le principe de laïcité qui fonde leur responsabilité à cet égard. La loi de séparation des Églises et de l’État a posé les deux principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État entrainant celle des services publics, ce dernier cependant moins souvent évoqué que le premier. La loi de 2004 sur la port des signes ostentatoires et prosélytes en milieu scolaire, en fait sur le « voile islamique », et la loi de 2010 sur le « voile intégral » dans l’espace public, ont ouvert le débat sur la place le l’islam dans la société française qui interpelle fortement la conception de la citoyenneté en France et n’est pas près de s’achever en raison d’un approfondissement insuffisant du principe de laïcité et des atermoiements inhérents à son application concrète. La laïcité aussi est une création continue.

 

MOYENS ET EXERCICE

 Comme la citoyenneté, le statut du citoyen se définit malaisément. Il ne se réduit pas aux droits civiques dont l’énumération est, au demeurant, surtout présentée lors de leur privation. La notion est essentiellement politique et manifestée surtout par le droit de vote réservé aux nationaux à l’exception des élections municipales ouvertes aux étrangers communautaires de manière restrictive.

Mais la citoyenneté a aussi des dimensions économiques et sociales qui ont des conséquences sur l’exercice par le citoyen de ses droits et libertés. Cet exercice est ainsi dépendant du niveau et de la qualité des services publics, des combinaisons productives entre capital et travail, de l’accès à l’emploi et à la formation, des droits individuels et collectifs dans l’entreprise, notamment l’accès à la gestion, toutes questions au cœur de la réforme entreprise du code du travail.

La citoyenneté est ainsi conditionnée par l’ensemble des conditions de vie et de travail du citoyen. Le droit au travail a valeur constitutionnelle puisqu’il figure dans le préambule de la constitution de 1946. Il fonde la créance du travailleur vis-à-vis de la société et sa dignité. Il ne saurait être écarté par la création d’un revenu dit universel ou de citoyenneté. Citoyen, travailleur et ayant droit ne sauraient être confondus.

La démocratie locale permet au citoyen d’exercer ses droits au plus près des besoins exprimés et des moyens susceptibles de les satisfaire. Elle repose sur le principe de libre administration des collectivités territoriales posé par l’article 72 de la constitution qui connaît des limitations par d’autres principes, l’unité de la République par exemple, l’absence de domaine législatif réservé. La notion d’aménagement du territoire a été remplacée par celle de réforme territoriale. L’acte I de cette réforme, en 1982, a donné un pouvoir exécutif aux assemblées délibérantes, a prévu des garanties statutaires pour les agents publics et les élus. L’Acte II en 2003 a mentionné dans la constitution que la France a une organisation décentralisée, développé le droit de pétition, permis sous conditions un référendum local et des possibilités d’expérimentation, posé un principe d’autonomie financière, prévu des compensations financières en cas de transferts de compétences. L’Acte III amorcé sous le quinquennat Sarkozy, multiforme, poursuit sa mise en place sous le thème de la cohésion des territoires. Il est surtout caractérisé par la mise sur pied des intercommunalités et des métropoles qui bouleverse l’organisation territoriale traditionnelle et accentue la concentration économique avec le risque d’accroitre les inégalités entre centres et périphéries.

La présidentialisation se traduit également au niveau local dans les prérogatives dévolues aux exécutifs. Les élus ont vu leurs droits étendus mais sans constituer le statut de l’élu envisager el 1982. Le statut des fonctionnaires territoriaux est menacé et, par là, l’ensemble du statut général des fonctionnaires. Les difficultés d’intervention des citoyens ont pour conséquence une croissance régulière des abstentions aux élections locales.

La cohésion sociale est recherchée par des institutions qui constituent le modèle d’organisation des pouvoirs souhaité par les citoyens L’exigence d’une constitution écrite a été posée par la Révolution française. Depuis, la France a connu quinze constitutions traduisant deux lignes de force illustrées par deux références : démocratique et parlementaire (constitution du 26 juin 1793) et autoritaire et césarienne (constitution du 14 janvier 1852). La IVe République instaurée en 1946, de caractère parlementaire a été marquée par une forte instabilité (25 gouvernements en 12 ans). La Ve République, née des évènements séditieux du 13 mai 1958 a Alger a fait preuve d’une grande longévité mais a été modifiée 24 fois depuis sa naissance, la plus importante étant l’élection du Président de la république au suffrage universel en 1962

De nombreuses tentatives de réformes voire de remplacement de la constitution de la Ve République ont été réalisées ou simplement formulées. Des commissions (Balladur, Jospin) ont fait de nombreuses propositions qui n’ont pas été suivies d’effet sinon par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de grande ampleur sous la présidence de Nicolas Sarkozy. François Hollande a évoqué plusieurs projets qu’il a été incapable de faire aboutir. Le débat pote aujourd’hui principalement sur l’idée d’une VIe République introduite par une Constituante. Or, il convient de remarquer que les changements de république ne sont intervenus en France que lorsque trois conditions étaient réunies : un large rejet des institutions antérieures, un consensus relatif sur le nouveau type de constitution, un contexte appelant ce type de mutation, guerre ou révolution. Ces conditions, à l’évidence, ne sont pas aujourd’hui réunies, mais la question institutionnelle reste dans l’actualité par la volonté du nouveau président Emmanuel Macron.

Un changement de constitution suppose qu’une convergence idéologique suffisante soit effectuée notamment sur six chantiers : le contenu de la souveraineté nationale et populaire, l’expression de la démocratie directe et notamment par l’usage du référendum, l’élaboration de la loi et en particulier la définition d’un mode de scrutin représentatif, la nature de l’exécutif et son mode de désignation, les principes et structures de l’État de droit, la conception de la citoyenneté résultant des réponses apportées aux questions précédemment soulevées.

 

DYNAMIQUE DANS LA MÉTAMORPHOSE

L’analyse de la citoyenneté, est particulièrement difficile en situation de rupture historique. Les deux derniers siècles ont vu s’affirmer les nationalités mais aussi se développer des empires, des États totalitaires. Le XXe siècle a pu être qualifié de « prométhéen » en ce qu’il annonçait la promotion de la science et du peuple ; mais il s’est achevé par l’effondrement des systèmes étatiques mis en place et l’échec des religions séculières qui s’y étaient développées, laissant le citoyen en perte de repères. Aujourd’hui, de fortes contradictions sont à l’œuvre dans le monde : entre le développement de l’activité humaine et la protection de l’écosystème mondial, entre l’’accumulation des richesse er le développement des inégalités, entre la modernisation ségrégative et la radicalisation politique et religieuse, entre violences étatiques et flux migratoires, etc., et c’est dans ces conditions qu’il convient de donner sens à la citoyenneté. Il s’agit bien d’une situation de rupture et Edgard Morin parle justement à ce sujet de « métamorphose »[4].

Cela se traduit, dans le moment, par une crise systémique qui intègre une crise de la citoyenneté invitant à son approfondissement, à son dépassement, voire à sa négation. Ainsi, Sophie Duchesne considère que la « citoyenneté à la française » résulte de la combinaison de deux modèles, d’une part la citoyenneté par héritage qui prend en compte tous les acquis des générations, d’autre part la citoyenneté par scrupule qui consiste en un simple contrat équitable entre l’individu et la société, les droits de l’homme suffisant comme références morales; elle relève que la seconde conception tend à l’emporter sur la première[5]. Face au discrédit qui frappe le monde politique, de nombreuses associations se réclament d’une « nouvelle citoyenneté » générée à partir des activités de terrain, délaissant la dimension étatique. D’autres encore privilégient la « citoyenneté de résidence » peu soucieux de critères juridiques et politiques. Ces conceptions ont toutes comme caractéristiques d’être en réduction par rapport aux exigences de la problématique ici proposée. Une version encore plus radicale consiste à s’en remettre exclusivement aux droits de l’homme négligeant l’avis de Jean Rivero pour qui si les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs[6]. Avant tout politique et nationale la citoyenneté est aussi contestée aux niveaux infra et supranationaux. L’État de droit en France ne reconnaît pas de droits spécifiques aux communautés minoritaires et la notion de « peuple » n’est pas reconnue constitutionnellement. On pourrait cependant admettre des dimensions régionales (corse, bretonne) à la citoyenneté française dans le cadre de l’organisation décentralisée du pays. Au niveau supranational le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose que « Il existe une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas »[7]. Cette citoyenneté décrétée ne comporte qu’un nombre restreint de droits, elle est de faible densité et semble avoir été surtout instaurée dans une perspective fédérative de l’Union, en l’absence d’un véritable « peuple » européen.

Reste alors posée l’idée d’une citoyenneté mondiale : perspective ou utopie ? Elle a toujours été présente dans l’histoire longue au sein d’un processus de sécularisation du pouvoir politique qui s’est développé à travers une série de ruptures précédant celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui : affirmation du pouvoir monarchique face à la détermination religieuse à la fin du Moyen Âge ; autonomisation de l’État vis-à-vis de la personne du souverain sous la monarchie absolue ; engagement des différentes composantes du peuple dans la conquête de la souveraineté siégeant au sein de l’État-nation au fil du XIXe et du XXe siècle. La métamorphose précédemment évoquée traduit une nouvelle rupture sous forme d’une affirmation identitaire simultanée de l’individu et du genre humain, d’une bipolarisation individuation-mondialisation. Ce mouvement affecte nécessairement notre réflexion sur la citoyenneté, d’une part en affirmant la responsabilité propre du citoyen dans la création du lien social, d’autre part en questionnant la nation comme cadre naturel de la formation de la citoyenneté dans un contexte de mondialisation.

L’individuation se présente comme lune réaction aux allégeances diverses, religieuses, philosophiques, idéologiques et politiques qui conditionnaient, jusque là, le fidèle, l’adepte, le militant dans son existence sociale. Il revient désormais à l’individu de donner la primauté à la diversité de ses choix de participation à la vie en société dont la combinaison constitue en quelque sorte son « génome de citoyenneté ». Ce profil est d’autant plus singulier qu’il est riche de la multiplicité des engagements[8]. Dès lors, le problème posé à la conduite de la société est inverse de celui connu jusqu’à présent : au-delà du foisonnement des singularités, comment mettre en œuvre des centralités efficaces et démocratiques ?

La mondialisation ici considérée traduit la promotion du genre humain comme sujet de droit majeur susceptible d’annoncer l’avènement d’une citoyenneté mondiale. La problématique proposée dans ce texte traduit son effectivité montante. Des valeurs universelles s’imposent progressivement telles que la paix, la protection de l’écosystème mondial, le droit au développement, les droits de l’homme; d’autres font l’objet de débats dans lesquels s’affrontent les forces de la modernisation et celles de l’obscurantisme : le service public, l’hospitalité, l’égalité femmes-hommes, la laïcité. Des moyens matériels et immatériels sont développés pour répondre aux nécessités objectives d’interdépendances, de coopérations et de solidarités dans de nombreux domaines : richesses du sol et du sous-sol, communications, transports, sureté, espace, recherche, culture. Les conventions, traités et juridictions se multiplient. La dynamique de ces développements transforme les relations entre les États-nations et les mœurs des populations[9].

 

C’est dans cette dialectique individuation-mondialisation, que la citoyenneté à base nationale forge désormais sa vocation à l’universalité.

[1] Anicet Le Pors, La citoyenneté, Que sais-je ?, PUF, 2011, 4e éd.

[2] C’est pourquoi les mots citoyen et citoyenne seront toujours utilisés comme substantifs dans le présent texte comme ils l’ont été dans l’ouvrage mentionné par la note précédente.

[3] Principes généraux du droit, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

[4] Edgar Morin, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 9 janvier 2010. Dans le même sens : Anicet Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Albin Michel, 1993.

[5] Sophie Duchesne, Citoyenneté à la française, Presses de Sciences Po, 1997.

[6] Jean Rivero, Les libertés publiques, PUF, 1996.

[7] Voir l’article 20 et suivants du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[8] On trouvera un raisonnement de ce type dans Amartya Sen, Identité et violence, Éditions Odile Jacob, 2010.

[9] Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015

« Les 24 heures de direct pour la citoyenneté » – LFM Radio Yveines – Le Val Fourré, 21 mars 2016

4-PUF_LEPOR_2011_01_L148On ne saurait parler d’une véritable histoire de la citoyenneté tant les périodes où elle s’exprime le plus fortement sont discontinues. La citoyenneté procède d’une longue « généalogie ». Nous gardons comme référence de la démocratie directe la réunion des citoyens sur l’agora sous l’Athènes classique, à ceci près que les citoyens ne représentaient qu’un dixième de la population. Rome, à l’inverse, a fait de la citoyenneté un moyen d’assimilation des peuples conquis et instauré la primauté de la loi dans l’organisation sociale. Les villes du Moyen Âge ont exigé des franchises pour développer leurs activités commerciales tandis que l’Université redécouvrait le droit romain et les œuvres des anciens (La Politique d’Aristote). Se succéderont, notamment : La République de Bodin, Le Léviathan de Hobbes, Le Prince de Machiavel, puis L’Esprit des lois de Montesquieu, Du Contrat social de Rousseau. La Révolution française marque l’irruption du citoyen sur la scène politique comme sujet de droit (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ») avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’adoption d’une succession de constitutions. Signalons simplement à ce stade d’autres repères : 1848 (abolition de l’esclavage, suffrage universel masculin, liberté de la presse), la Commune de Paris, les différenciations statutaires du système colonial, les réformes postérieures à la seconde guerre mondiale sous l’éclairage du programme du Conseil national de la résistance (CNR), jusqu’à l’institution d’une citoyenneté européenne en 1992.

Ce survol rétrospectif permet de dégager non une définition, mais une problématique d’analyse de la citoyenneté : il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs et principes, sans exercice effectif avec des moyens appropriés, sans dynamique qui doit être examinée aujourd’hui dans une situation de crise.

LES VALEURS ET PRINCIPES DE LA CITOYENNETE

Le choix de ces principes et valeurs peut faire débat si leur nécessité est indiscutable pour identifier la communauté des citoyens. Le triptyque liberté-égalité-fraternité aurait pu s’imposer sinon que, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ce qui renverrait fâcheusement à l’analyse de ses contraintes, tandis que la fraternité ne se décrète pas. On retient ici des valeurs qui leur sont étroitement liées, mais qui apparaissent plus opérationnelles. L’accent est pour cette même raison principalement mis sur les principes dont découlent des normes juridiques tandis que les valeurs relèvent davantage de l’éthique.

Une conception de l’intérêt général

Sa définition a toujours été problématique en même temps que suspectée de consensualisme. L’intérêt général est en réalité le champ de vives contradictions. Les économistes néoclassiques ont prétendu que si chaque acteur économique, complètement informé et agissant rationnellement, poursuit son intérêt particulier, les conditions sont réunies pour que la société parvienne à l « optimum social ». Mais il ne s’agit là, au mieux, que de la « préférence révélée des consommateurs ». Or, le citoyen ne saurait se réduire au consommateur ni d’ailleurs au producteur. Le juge administratif a été plus prudent. Il a considéré qu’il n’était pas compétent pour définir l’intérêt général, que cette mission relevait du pouvoir politique dans le cadre d’un débat démocratique opposant des conceptions contradictoires. Il a toutefois fait un large usage de la notion. D’une part de manière subsidiaire dans l’application du principe d’égalité (solutions différentes au nom d’un intérêt général). D’autre part, il siège dans des notions telles que : la déclaration d’utilité publique, l’ordre public, le pouvoir de police, etc. L’intérêt général, sous différentes acceptions – « bien commun », « utilité commune », « nécessité publique », « bien-être commun » – a été incarné, aux yeux du peuple, dans de grandes figures historiques, de Philippe Le Bel (création du Conseil d’État du roi) au général de Gaulle, par exemple, ce qui n’a pas évité leur contestation au nom de conceptions contraires. Il faut préciser en effet à quel niveau spatial est défini l’intérêt général, admettre qu’il peut évoluer, se confronter à d’autres conceptions (transcendances, communautarismes, classes et catégories).

Le principal de l’intérêt général s’est progressivement constitué en services publics, dominés pendant la majeure partie du XIXe siècle par une conception hiérarchique autoritaire mais également l’objet à la fin de ce siècle et au début du XXe siècle d’une théorisation donnant naissance à une doctrine universitaire et jurisprudentielle particulièrement élaborée, dominée par des juristes de renom (Hauriou, Duguit, Jèze, Laferrière) du service public et constitutive de ce que l’on a considéré comme l’ « école française du service public » (ou École de Bordeaux). Le concept de service public, simple à l’origine, est devenu complexe au fil du temps. On a considéré à l’origine qu’il y avait service public lorsque trois éléments étaient réunis : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Les coûts devaient être couverts par l’impôt et non par les prix. Le service public devait bénéficier, en raison de son caractère éminent, de prérogatives. Du fait même de son succès et de son extension, le service public est devenu plus hétérogène, et alors qu’à l’origine la loi en réglementait l’exercice, le contrat lui a progressivement disputé son champ d’exercice. L’idée dominant l’évolution des dernières décennies est qu’il est possible de dissocier le service public du secteur public, de la propriété publique. D’où la réalisation d’autorités administratives indépendantes, d’instances de régulations, de délégations de service public, de privatisations.

Les contradictions se sont exacerbées avec la construction de l’Union européenne qui, pour l’essentiel, ne reconnaît que les services économiques d’intérêt général qui restent soumis à la règle de la concurrence quand bien même on doit veiller à ce que les missions d’intérêt général puissent être accomplies. Reste donc posée la question de l’appropriation sociale comme condition d’organisation d’ensemble cohérente des services publics au sein de la communauté des citoyens[3].

Une affirmation du principe d’égalité

Principe fondateur de la République, il s’exprime dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il peut donc y être dérogé pour un motif d’intérêt général, mais la difficulté de sa mise en œuvre est de tendre à l’égalité sociale réelle au-delà de l’égalité juridique proclamée. Des actions positives multiples ont été imaginées pour y pourvoir (progressivité de l’impôt, quotient familial, 3e voie d’accès à l’ENA, etc.). Le principe consacre, dès l’article 1er de la constitution « l’égalité devant la loi de tout les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », ce qui interdit toute catégorisation de la communauté des citoyens qui serait fondée sur l’un de ces critères[4]. Les actions positives doivent respecter un principe de proportionnalité des solutions apportées aux différences de situations ; elles écartent le traitement des différences par le recours aux quotas.

La confrontation du principe et de la réalité souligne la difficulté politique de sa mise en œuvre. Associé à l’intérêt général il doit en accompagner les conceptions successives. La pratique de l’affirmative action aux États Unis a mis en évidence l’effet de stigmatisation d’actions positives durables. Le recours à des concepts tels que celui de l’ « égalité des chances » est de nature à contredire les démarches volontaristes de formation de la citoyenneté et de rationalisation des gestions publiques. La question de l’égalité femmes-hommes est un exemple particulièrement significatif de ces difficultés. Les quotas de représentation aux élections ayant été écartés, la loi constitutionnelle du 6 juin 2000 a dû disposer que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions et mandats électifs » et a enjoint aux partis d’y pourvoir, sauf à encourir des pénalités financières, ce que certains d’entre eux ont préféré. La loi a eu des résultats positifs dans le cas des scrutins de listes élues à la proportionnelle, ou encore les élections en binômes, sans apporter pour autant de solution à la question générale de l’égalité hommes-femmes.

Le principe d’égalité préside également à la définition du modèle français d’intégration. Fondé sur le droit du sol et l’égalité individuelle des citoyens et des citoyennes, il s’oppose au modèle fondé sur le droit du sang et la logique des minorités ou communautés se reconnaissant dans la prévalence d’un critère, généralement religieux ou ethnique[5]. En France, le double droit du sol n’a cependant été instauré qu’en 1851 et le simple droit du sol en 1889. La logique des minorités, ou communautariste, se fonde essentiellement sur quatre critères : la culture, la langue, la religion ou l’ethnie pour soutenir trois types de revendications : l’autonomie de gestion, l’usage de la langue, y compris dans l’administration, l’établissement de relations organiques transnationales avec d’autres membres de la diaspora. La conception française se fonde sur le principe d’égalité des citoyens, celui d’unité de la République et la reconnaissance du français comme langue nationale. Ce sont ces principes qui ont conduit la France à refuser de ratifier la convention cadre pour la protection des minorités nationales sur avis du Conseil d’État en 1995, ainsi que la charte européenne des langues régionales et minoritaires conformément à une décision du Conseil constitutionnel en 1999. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a néanmoins retenu la disposition reconnaissant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cicéron affirmait déjà que le citoyen romain avait deux patries : sa « patrie de nature » et sa « patrie de droit », qu’il était normal qu’il soit attaché par ses racines à la première, mais que seule sa patrie de droit lui conférait la qualité de citoyen et qu’elle lui était donc supérieure dans l’organisation sociale. On n’a guère mieux dit les choses depuis.

ne éthique de la responsabilité

La dimension juridique de la responsabilité s’exprime en différentes catégories. La responsabilité pénale est fondée sur l’article 121-1 du code pénal « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », écartant ainsi toute idée de vengeance personnelle ou clanique encore largement répandue dans le monde. Pour autant des problèmes d’imputation demeurent : on assiste dans nos sociétés complexes à une globalisation des risques qui a eu pour effet de développer des systèmes d’assurances diluant les responsabilités individuelles. À l’inverse, la mise en cause d’élus ou de fonctionnaires pour n’avoir pas fait les diligences nécessaires en situation de risque est apparue particulièrement délicate à opérer. La responsabilité civile entraîne l’obligation de réparation d’un dommage causé de son fait (art. 1382 du code civil), ou du fait d’une personne ou chose que l’on a sous sa garde (art. 1384), ou en raison de l’inexécution d’un contrat (art. 1134 ). La réparation consiste en l’exécution du contrat ou en paiement de dommages et intérêts et dépend des cas d’espèce selon qu’il s’agit d’une obligation de moyens ou de résultats. La responsabilité administrative partait de l’idée, sous la monarchie, que «  le roi ne peut mal faire ». L’arrêt Blanco du Conseil d’État en 1873 a posé le principe de la responsabilité administrative. Elle conduit à distinguer la faute de service de la faute du service et de la faute individuelle. La faute entraînant responsabilité administrative peut être simple dans la majorité des cas, mais il est exigé qu’elle soit lourde en raison de certaines prérogatives administratives dont le champ est cependant en réduction constante (police, impôts, contrôle administratif). À l’inverse, il peut y avoir responsabilité sans faute de l’État dans l’intérêt de victimes ou d’usagers.

Il y a aussi une dimension éthique de la responsabilité ; en premier lieu, la responsabilité politique. La plupart des réformes mises en œuvre pour la sanctionner sous l’Ancien Régime ont échoué. Un pas important a été réalisé en ce sens sous la Révolution française par l’institution de la séparation des pouvoirs ; mais depuis, seule une dizaine de ministres ont été inquiétés à ce titre. Aujourd’hui, la responsabilité du Président de la République ne pouvait être engagée que pour haute trahison jusqu’en 2007 ; depuis a été ouverte la possibilité d’une destitution par le Parlement pour « manquement à ses devoirs ». Le Gouvernement peut engager sa responsabilité sur la base de l’article 49-3 de la constitution ou en raison du dépôt d’une motion de censure de sa politique. Il reste que la principale sanction de la responsabilité des élus est électorale. La responsabilité des fonctionnaires est liée au principe hiérarchique (art. 28 du statut général des fonctionnaires).

La responsabilité est aussi morale. Mais qui fait les règles de la morale sociale ? En longue période a émergé l’idée que ce n’est ni une transcendance ni une fatalité, ni la nature qui détermine ces règles, mais que cela relève de la responsabilité de la communauté des citoyens et des citoyennes et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet. La laïcité repose sur une forte dialectique. Le concept s’est formé sur la base des lois du 18 mars 1880 (collation des grades à l’État) et du 28 mars 1882 (gratuité et obligation de l’enseignement) qui ne mentionnaient pas la laïcité. « La cause de l’école laïque » est évoquée dans la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 27 novembre 1883. La loi du 9 décembre 1905 en a affirmé les fondements : liberté de conscience et neutralité de l’État. La laïcité figure expressément dans l’article1er de la constitution de 1958. Ces principes ont été rappelés de façon constante par le Conseil d’État, notamment dans son avis du 1989 condamnant sur cette base les actions de prosélytisme et le port de signes ostentatoires. Pour autant, le principe de laïcité comporte de nombreuses exceptions : d’importants financements indirects publics d’activités cultuelles, le système concordataire d’Alsace-Moselle, le décret du 16 avril 2009 publiant l’accord entre la République française et le Saint siège sur la reconnaissance de certains grades et diplômes de l’enseignement supérieur nonobstant le monopole précédemment rappelé. Au-delà de ces réglementations, la laïcité est aussi le développement de la tolérance et de l’esprit critique.

La laïcité doit également préciser aujourd’hui ses modalités de mise en œuvre face à la pratique de l’Islam. À propos des affaires dites du « voile islamique » et du « voile intégral », le Conseil d’État a rappelé les principes précédemment évoqués de liberté de conscience et de neutralité de l’État en affirmant cet autre principe selon lequel ne saurait être édictée une interdiction de portée générale en matière de police administrative. Les difficultés d’application de ces règles ont conduit, d’une part à l’adoption en 2004 d’une loi interdisant le port de signes religieux à l’école, d’autre part en 2010 au vote d’une loi abolissant de fait le port du voile intégral. Dans le même temps sont retenues des solutions pacifiques concernant les carrés musulmans, les abattages rituels, les lieux de culte.

La laïcité peut-elle être élevée au rang de valeur universelle ? Peu de pays se réfèrent plus ou moins expressément au principe de la laïcité. Mais on peut néanmoins relever une convergence sur quelques dispositions générales : non-intervention de l’État, liberté religieuse, non-interférence juridique. En droit international, spécialement européen, l’accent est mis plus sur la liberté religieuse que sur la neutralité de l’État. La Cour européenne des droits de l’homme considère même que la liberté de religion est « aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents ». En même temps elle a entériné le rejet d’une requête défendant le voile sur photo d’identité à l’occasion de la délivrance d’un diplôme universitaire en Turquie.

 

L’EXERCICE DE LA CITOYENNETE

Il n’y a évidemment pas de citoyenneté sans exercice effectif de celle-ci disposant pour cela de moyens nécessaires. Ceux-ci peuvent être examinés à différents niveaux : les droits et devoirs du citoyen constitutifs de son statut individuel, ceux disponibles dans l’exercice de la démocratie locale, ceux enfin qui s’expriment dans le fonctionnement général des institutions.

Le statut du citoyen

Appréhendée par les droits et devoirs, la citoyenneté est un concept avant tout politique. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mêle droits de l’homme et droits du citoyen ; le citoyen est peu présent dans la constitution de la Ve République (art. 1er, 34, 75 et 88-3). On ne dispose pas d’une liste qui viserait à l’exposé exhaustif des droits et devoirs du citoyen ; paradoxalement, la principale énumération des droits figure dans le code pénal dans les dispositions relatives à … la privation des droits civiques (droit de vote, accès aux emplois publics, port de décorations, etc.). Les droits civiques résident en fait dans l’exercice de l’ensemble des libertés individuelles et publiques. Un défenseur des droits a été créé par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. La citoyenneté recouvre largement la nationalité. Si les étrangers peuvent être assez largement admis à l’exercice des droits des citoyens français, ce n’est pas le cas pour le droit de vote – à l’exception du droit accordé aux étrangers communautaires pour certaines élections et sous conditions. Au demeurant, tous les nationaux ne sont pas citoyens : les mineurs et les personnes privées de droits civiques exclues du droit de vote (art. L.6 du code électoral), par exemple.

Il existe cependant des dimensions économiques et sociales de la citoyenneté. Il est clair que le droit au travail, à la participation à la gestion des entreprises, à la formation professionnelle, mentionnés dans le préambule de la constitution de 1946 sont, pour le moins, des objectifs à valeur constitutionnelle qui participent de la citoyenneté. Tout ce qui touche à la cohésion sociale ne peut manquer d’affecter les droits réels de chacun des membres de la communauté des citoyens, tels que le montant des crédits alloués aux services publics (éducation, santé, protection sociale, etc.). Il en va de même pour toute décision de politique industrielle agissant sur la substitution capital-travail, par exemple. Les droits des travailleurs dans l’entreprise constituent ainsi une dimension majeure de la citoyenneté, comme plus généralement l’ensemble du droit du travail dont on peut imaginer qu’il devrait déboucher sur la constitution d’un statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, à côté des statuts des travailleurs du secteur public.

La dimension sociale de la citoyenneté n’est pas moins importante. Mise en avant par la Ligue des droits de l’homme, elle conduit à considérer que la personne privée de ces droits sociaux (logement, santé, éducation, protection sociale, culture, etc.) ne peut exercer une pleine citoyenneté. D’autant plus que ces privations sont souvent cumulatives et conduisent à entretenir des situations profondément inégales dans la communauté des citoyens. Doit-on pour autant, comme cela est quelquefois proposé, envisager la création d’un « revenu de citoyenneté » dont pourrait bénéficier tout être humain ? Il y aurait là le risque de dispenser l’État de son devoir de pourvoir effectivement au droit au travail pour tous et d’instaurer durablement une société dans laquelle une partie des citoyens pourrait demeurer durablement en position d’assistés, portant atteinte ainsi à leur dignité.

 

Le citoyen dans la cité

Le principe directeur est celui de libre administration des collectivités territoriales posé par l’article 72 de la constitution et qui a été mis en œuvre, au cours des trente dernières années, dans le cadre de grandes lois dites de décentralisation. La loi du 2 mars 1982 a principalement transféré les exécutifs locaux aux principaux responsables des assemblées délibérantes, le représentant de l’État n’exerçant plus d’un contrôle de légalité a posteriori ; de nombreuses garanties ont été prévues en faveur des élus, des agents publics territoriaux et des citoyens en vue de favoriser leur intervention. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a : affirmé l’organisation décentralisée de la République, rendu l’expérimentation territoriale possible sous conditions, créé un droit de pétition pour l’inscription de questions à l’ordre du jour d’une assemblée délibérante et le recours à un référendum, y compris décisionnel, dans certains cas, posé le principe de l’autonomie financière et de compensations financières sen cas de transfert de compétences. La réforme des collectivités territoriales réalisée en 2010 est ainsi présentée comme l’acte III de la décentralisation ; elle bouleverse profondément les structures territoriales existantes avec de multiples possibilités de regroupement de collectivités, le remplacement des conseillers généraux par des conseillers départementaux en nombre réduit, la création de métropoles et de pôles métropolitains, la suppression de la taxe professionnelle. Le principe de libre administration apparaît ainsi de portée limitée, parce qu’il rencontre d’autres principes avec lesquels il doit composer, celui d’unité de la République notamment, du fait de l’absence de domaine législatif propre et en raison d’un contrôle de légalité et d’un contrôle budgétaire qui demeurent contraignants.

La démocratie représentative locale traduit aujourd’hui un équilibre des pouvoirs très favorable aux exécutifs. Alors que l’on pourrait s’attendre de la part des électeurs à un attachement particulier pour les élections locales, celles-ci sont caractérisées par des taux d’abstentions élevés et croissants. On peut penser que le caractère présidentiel des institutions nationales n’a pas été sans effet sur le comportement des exécutifs locaux : les chefs des exécutifs sont pratiquement irresponsables devant le corps électoral une fois leur élection acquise. En outre, les élus sont de plus influencés par l’idéologie managériale qui les invite à calquer leurs comportements sur les chefs d’entreprises. En dépit d’une extension des droits des élus, le statut que la loi de 1982 annonçait n’a pas vu le jour et le cumul des mandats reste important, à la fois pour des raisons de sécurité et pour l’occupation de positions de pouvoir. Les réformes structurelles les plus récentes tendent à développer l’influence des experts au détriment des représentants élus. La situation statutaire des fonctionnaires territoriaux qui avait été alignée sur celle des fonctionnaires de l’État en 1983-1984, s’est dégradée, notamment par le retour au système dit des « reçus-collés » de la loi Galland du 13 juillet 1987[6].

L’intervention des citoyens dans la démocratie locale demeure limitée. Si leur consultation est obligatoire dans certaines circonstances (exemple de l’article L300-2 du code de l’urbanisme), elle demeure, dans l’ensemble, très formelle. Le référendum consultatif, très encadré, n’a eu que peu d’influence et celui à caractère décisionnel n’a pas encore fait ses preuves. On soulignera néanmoins le rôle constructif de certaines commissions extra-municipales et du mouvement associatif.

 

 Le citoyen et les institutions

La France est un véritable laboratoire institutionnel (15 constitutions en deux siècles). L’histoire institutionnelle de la France est caractérisée par deux lignes de forces : l’une, césarienne, illustrée par la constitution de Louis-Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852, l’autre démocratique : la constitution du 24 juin 1793. La constitution de la Ve   République est un hybride de ces deux tendances, elle a connu 24 modifications dont 19 depuis 1992, la plus importante par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008[7].

S’il n’est pas contesté que la souveraineté appartient au peuple en corps constitué, le problème est celui de l’articulation entre souveraineté populaire et citoyenneté nationale que la constitution de la Ve République a réglé par la formule : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum ». La citoyenneté apparaît alors comme une création continue, co-souveraineté régie par le contrat social. Elle s’exerce d’abord part la démocratie directe qui n’est autre que le plein exercice des droits et des libertés dans le cadre d’une démocratie représentative et participative. Elle peut aussi s’exprimer spécifiquement par le droit de pétition et l’initiative populaire des lois. La révision constitutionnelle de 2003 a prévu la possibilité de référendum et de pétition au niveau territorial ; celle de 2008 de référendum sur une proposition de loi soutenue par un cinquième des membres du Parlement et un dixième des électeurs sur un sujet prévu par l’article 11 de la constitution. Dans ce domaine, la question la plus délicate est celle du référendum dont la signification est fréquemment détournée dans la pratique dans un sens plébiscitaire : seulement 3 référendums sur 27 ont été perdus par ceux qui les ont organisés depuis 1793 (2 sur 10 depuis 1958).

À la base de la démocratie représentative, « la loi est l’expression de la volonté générale ». Le principe est posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la constitution précise que la loi est votée par le Parlement. Toutefois, dans les conditions institutionnelles actuelles, l’élaboration de la loi est largement entre les mains du Gouvernement qui, malgré plusieurs modifications constitutionnelles, reste largement maître de l’ordre du jour parlementaire, de la procédure, des possibilités d’amendement, etc. Par ailleurs d’importants transferts de compétences législatives ont été consentis en faveur de l’Union européenne dont un nombre croissant de règles juridiques sont traduites en droit interne. La médiation de certaines activités parlementaires concourt également au discrédit de la démocratie représentative. Tout cela contribue sans doute à la désaffection croissante du citoyen vis-à-vis des élections (à l’exception de l’élection présidentielle). Si l’article 20 de la constitution dispose que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », c’est en réalité le Président de la République qui joue un rôle déterminant dans le fonctionnement des institutions de la Ve République en raison de la légitimité supérieure qu’il tire de son élection au suffrage universel. La symbolique de cette suprématie a encore été soulignée par la possibilité qui lui a été offerte par la révision constitutionnelle de 2008 de pouvoir s’exprimer devant le Parlement réuni en Congrès. Présenté à l’origine comme un « parlementarisme rationalisé » par ses fondateurs, le régime a évolué en « monarchie aléatoire » à la faveur des cohabitations successives , pour prendre aujourd’hui le caractère d’une « monocratie », selon la formule de Robert Badinter, ou d’une « dérive bonapartiste » sous Nicolas Sarkozy et d’un « pragmatisme confus » sous François Hollande[8].

Il n’y a pas d’État de droit sans que soit affirmée sa cohérence d’ensemble. Les facteurs externes de cohérence sont régis par l’article 55 de la constitution qui pose le principe selon lequel « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Comme cela a été souligné, il en a été fait une large application en ce qui concerne le droit européen, notamment depuis l’arrêt Nicolo du Conseil d’État du 20 octobre 1989 écartant l’application d’une loi incompatible avec un traité, quand bien même cette loi serait postérieure au traité. Par voie de conséquence, l’article 88-4 de la constitution a prévu la transmission aux assemblées parlementaires des propositions communautaires de valeur législative. Les facteurs internes de cohérence résident essentiellement dans la séparation des pouvoirs, la dualité des juridictions judiciaire et administrative. On doit souligner aussi la montée régulière en puissance du Conseil constitutionnel, organisme en réalité politique dans une forme juridictionnelle. Depuis la dernière révision constitutionnelle de 2008 les citoyens ont la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel sur l’inconstitutionnalité d’une loi à travers les filtrages de la Cour de cassation et du Conseil d’État conduisant à la formulation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

La fréquence des modifications constitutionnelles depuis une vingtaine d’années souligne une inadéquation croissante des institutions de la Ve République qui appelle des propositions de réformes profondes. Celles-ci ont pu déboucher sur l’idée d’une VIe   République, au stade actuel largement indéterminée, les conditions de sa mise en œuvre ne semblant pas non plus réunies[9].

 

LA DYNAMIQUE DE LA CITOYENNETE

La citoyenneté existe nécessairement dans des espaces et des situations historiques concrètes. La citoyenneté d’Athènes n’était pas celle de Sparte, la citoyenneté française est différente de la citoyenneté britannique, celle du XXIe siècle ne ressemblera pas à celle du XXe siècle, siècle dominé par l’épopée communiste qui a échoué. La phase dans laquelle nous devons concevoir la citoyenneté de notre temps est donc celle d’une crise caractérisée par une décomposition sociale profonde[10].

 

La crise de la citoyenneté

C’est d’abord une crise de l’individualité qui invite à distinguer, dans l’analyse, la citoyenneté du civisme et de la civilité. Les incivilités sont les marques les plus simples des manquements à l’ordre social. Sébastien Roché en propose pour causes : la tolérance aux petits délits, le départ de la gauche des quartiers pauvres, une volonté de réassurance des auteurs, le déclin du courage d’aide à l’ordre public[11]. La croissance des taux d’abstention à la plupart des élections constitue l’indicateur le plus évident du recul du civisme. Quant aux symptômes de crise de la citoyenneté, ils s’observent sur les trois termes de la problématique retenue : les valeurs, l’exercice et la dynamique de la citoyenneté dont rend compte l’ensemble des développements du présent texte.

La crise des représentations concerne d’abord la représentation politique qui avait conduit, au cours du siècle précédent, à la constitution de partis fortement structurés autour d’idéologies identifiantes. Ces conditions sont aujourd’hui fortement remises en cause : la sociologie des classes antagoniques s’est complexifiée et les classes moyennes sont devenues plus importantes ; l’économie s’est mondialisée et d’autres contradictions se sont ajoutées à la contradiction capital-travail ; la bipolarisation droite-gauche qui était sous-tendue idéologiquement en France par l’opposition catholicisme-marxisme est devenue moins claire en raison de l’affaiblissement des deux pôles et partant moins féconde. Pour autant les partis demeurent, en l’attente d’autres formes de représentation plus pertinentes, des garants de la démocratie représentative. La crise atteint également les autres formes de médiation : les associations, souvent marquées d’ambivalence, gagnées par le lobbying et que n’épargnent pas parfois les scandales, de même que les médias soumis à la course à l’audience et utilisés comme instruments de manipulation de l’opinion. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, le marché domine le champ journalistique qui domine le champ culturel[12].

Il s’agit finalement d’une crise de système provoquant une perte des repères de la communauté des citoyens. Les symptômes en sont multiples, mais les causes plus difficiles à identifier : relativisation de l’État-nation, dénaturation de la notion de classe, bouleversement des cadres géographiques et spatiaux, changement accéléré des mœurs, notamment dans la famille et le couple, et surtout affaissement des idéologies messianiques (théorie néoclassique pour les libéraux, État-providence des socio-démocrates, marxisme pour le mouvement communiste).

Dès lors, dans l’espace laissé libre d’une citoyenneté en crise, la question se pose de savoir si l’idéologie des droits de l’homme ne pourrait s’y substituer où si une citoyenneté à base nationale ne pourrait pas laisser place à une citoyenneté supranationale.

 

Les droits du citoyen et les droits de l’homme

Le professeur Jean Rivero a écrit : « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs »[13]. Les droits du citoyen se situent en effet sur le terrain politique de l’organisation des pouvoirs dans la cité et se rattachent donc naturellement au contexte dont nous considérons qu’il correspond aujourd’hui à une situation de décomposition sociale qui met en cause l’identité nationale et, partant, le modèle de citoyenneté. Il s’agit d’une véritable mutation de civilisation[14], voire d’une « métamorphose » selon l’expression d’Edgar Morin[15]. La politologue Sophie Duchesne a caractérisé la « citoyenneté à la française » comme la combinaison de deux modèles : la citoyenneté « par héritage » qui correspond à la conception classique d’une citoyenneté forgée par la succession des générations, et la citoyenneté « par scrupules » qui se réduit à l’équilibre entre droits et devoirs dans un espace sans frontières et qui se suffit du respect des droits de l’homme[16]. Dans le même esprit, on, a tenté de définir une « nouvelle citoyenneté » sur la base du discrédit du politique à partir d’un spontanéisme associatif des quartiers. Ces différentes conceptions ne font en réalité que traduire le désarroi présent des citoyens, les tendances au repli sur des identités de substitution qui conduisent Pierre Nora à annoncer le « régime des identités » qui pourrait en outre se prévaloir d’une légitimation supranationale[17].

Dans ces conditions, les droits de l’homme peuvent-ils constituer un substitut des droits du citoyen ? La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, aussi importante qu’elle soit, est d’une extrême généralité. Il existe au surplus un grand nombre de déclarations des droits qui constituent un ensemble incertain, se prêtent mal à l’édiction de normes juridiques communes et révèlent, comme l’analyse Mireille Delmas-Marty, la difficulté à « penser le multiple »[18]. Elles comportent de nombreuses réserves et dérogations qui renvoient le plus souvent aux États le soin de leur application effective. Peu de droits correspondent à une protection absolue (torture, esclavage, non rétroactivité des lois). Marcel Gauchet soutient que les droits de l’homme, a-historiques, fonctionnant sur la base de la révolte spontanée et s’exprimant dans l’immédiateté par le recours au pouvoir médiatique, s’inscrivent finalement dans une autorégulation des rapports sociaux qui n’est pas sans rapport avec celle du marché dans la sphère économique[19].

Ainsi, parce qu’ils se situent sur le terrain de l’exercice du pouvoir politique, seuls les droits du citoyen sont en mesure de contenir la raison d’État illégitime.

 

La citoyenneté dans la mondialisation

La nation, forme historique transitoire, trouve sa légitimité dans la production d’universalité à travers un processus dans lequel se forgent des valeurs à la fois contingentes et à vocation générale. La relation entre nationalité et universalité a trouvé dans l’histoire des solutions et des représentations très diverses. En France, sous la Révolution, l’Américain Thomas Paine et le Prussien Anacharsis Cloots (qui se disait déjà citoyen de l’humanité et fut guillotiné) furent députés à la convention ; l’Italien Garibaldi fut élu député dans quatre départements français. La distinction entre nationalité et citoyenneté a connu plusieurs traductions : ainsi les ressortissants des différentes nationalités de l’URSS étaient citoyens soviétiques. Cette divergence a été officiellement réglementée en ce qui concerne la Nouvelle Calédonie et la Polynésie. L’affirmation des identités nationales par la revendication d’indépendance, à l’occasion de la décolonisation et de l’effondrement du bloc soviétique, a fortement augmenté le nombre de nations ; le phénomène a généralement été considéré comme progressiste, jusqu’au moment où se sont développées des tendances nationalistes et des préférences communautaristes. Il reste que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. Dans ce cadre et le contexte de décomposition sociale, l’effet de la crise est de renvoyer vers le citoyen la responsabilité de la recomposition et de l’inviter à définir sa citoyenneté à partir de ses engagements librement choisis, de se constituer ce que l’on pourrait considérer son « profil » ou son « génome » de citoyenneté. Si cette démarche prenait le caractère d’un mouvement d’ensemble, la principale question qui se poserait alors serait de reconstruire, à partir de ou à la place des partis, des centralités démocratiques et efficaces dans une communauté des citoyens riche de sa diversité mais atomisée.

Les traités de Maastricht et d’Amsterdam ont décrété : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Il s’agit d’une citoyenneté de faible densité puisque sont seulement énumérés les droits de circulation, de séjour, de vote (sous conditions), la protection diplomatique, le recours à un médiateur. À quoi on peut ajouter certains attributs : l’hymne, le drapeau, le passeport, la carte verte, etc. C’est aussi une citoyenneté de superposition sans véritable autonomie, assortie de multiples réserves. Mais plus fondamentalement, la citoyenneté européenne, telle qu’elle est prévue par les traités, souffre des orientations fondamentalement économiques et financières de la construction européenne, avec pour faire simple : trop de droit et d’économie, pas assez de politique et de social. Au-delà du droit positif européen, si l’on reprend la problématique de la citoyenneté retenue précédemment, il apparaît difficile de caractériser de manière spécifique – c’est-à-dire distinctes des caractères identifiés au niveau national et, on le verra ci-dessous, mondial – les valeurs, les moyens et la dynamique propres de l’Union européenne. Ces considérations ont sans doute fortement influencé le résultat négatif du référendum sur le traité constitutionnel de l’Union le 29 mai 2005 en France et, au-delà, la désaffection de la plupart des peuples des États membres vis-à-vis de la construction européenne.

Dans ces conditions, la perspective d’une citoyenneté mondiale peut-elle être raisonnablement ouverte ? Si la nation n’est légitime que par sou ouverture sur l’universel, n’est-il pas rationnel dans ces conditions de s’interroger sur les finalités majeures qui peuvent être forgées à ce niveau dans un mouvement de convergence-différenciation des peuples organisés au sein des États-nations ? Une condition favorable à cette démarche est que le monde constitue un espace géographique et anthropologique fini, alors que les délimitations des États-nations et des unions continentales sont toujours discutables et changeantes. C’est le niveau indiscutable de la définition de valeurs universelles (paix, sécurité, développement, protection de l’écosystème, droits de l’homme, etc.) ; d’autres pouvant être, à ce stade, plus difficilement admises (intérêt général, service public, droit du sol, laïcité, etc.) tout en pouvant être considérées en gestation. La mondialisation elle-même peut être regardée comme le processus d’accomplissement de la communauté de destin du genre humain, car elle ne se limite pas à celle du capital mais affecte les principaux aspects de la vie en société : la consommation, la communication, la culture, etc. et dispose de moyens d’exercice de plus en plus performants (Internet, ONG, etc.) et d’une base juridique déjà très développée (Charte des Nations Unies, conventions internationales, etc).

Ainsi notre époque apparaît historiquement comme celle d’une bipolarité individuation-mondialisation caractérisant les deux sujets de droit décisifs : l’individu et le genre humain. Une époque marquée par la prise de conscience de la montée de l’ « en-commun » et de la nécessité d’une responsabilité du « Tout-Monde » pour reprendre l’expression des poètes Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Toute réflexion sur la citoyenneté, qui demeure essentiellement forgée dans le cadre national, doit donc se développer également à ce niveau.

 

Résumé

Le retour du principe de citoyenneté dans le débat politique s’explique principalement par une situation de crise marquée par une perte des repères. Le concept apparaît aujourd’hui particulièrement fédérateur des questions idéologiques et politiques qui marquent notre époque. Il invite à l’approfondissement des valeurs sur la base desquelles se fonde la communauté des citoyens, à la définition des moyens juridiques et institutionnels requis pour un exercice effectif, à son inscription dans la dynamique des sociétés tant au niveau national que mondial.

Summary

The coming back of the citizenship principle into the political debate is mainly the result of a crisis situation that is caracterized by the loss of benchmarks. The concept of citizenship is highlighted today as being particularly relevant to federate ideological and political issues that mark the last decades. Citizenship should encourage us to initiate a more indepth reflection on the basic values that holds the community of citizens together, on the legal and institutionnal tools that are requested to carry out this exercice effectively and on how to take this concept into consideration in the dynamic of the societies both at the national and international level.

 

[1] Le présent texte s’appuie principalement sur l’ouvrage suivant : A. Le Pors, La citoyenneté, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 4e éd. 2010

[2] C’est pourquoi « citoyen » et « citoyenne » seront toujours utilisés comme substantifs dans l’ensemble de ce texte.

[3] On notera que le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne fait pas obstacle à cette appropriation sociale puisque son article 345 dispose que : « Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

[4] Et frappe par là même d’inconstitutionnalité le projet de Nicolas Sarkozy de déchoir de la nationalité française certains citoyens français en raison de leur origine étrangère.

[5] Amartya-Sen, Identité et violence, Odile Jacob, 2007, ainsi que L’idée de justice, Flammarion, 2009.

[6] Recrutement sur liste d’aptitude établie par ordre alphabétique et non par ordre de mérite à l’issue d’un concours, remplacement des corps par des cadres, développement du recrutement de contractuels, etc.

[7] Voir sur les questions institutionnelles : A. Le Pors, « Faut-il changer de constitution », La Pensée, n°323, juillet-septembre 2000.

[8] A. Le Pors, Dérive bonapartiste, l’Humanité, xx août 2007.

[9] Ouvrage collectif, Quelle VI° République ?, Le Temps des cerises éditeur, 2007.

[10] A. Le Pors, Les racines et les rêves, Les éditions du Télégramme, 2010.

[11] S. Roché, La société incivile, Le Seuil, 1996.

[12] P. Bourdieu, Sur la télévision, Liber Édition, 1996.

[13] J. Rivero, Les libertés publiques, PUF « Thémis », 1996.

[14] A. Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Éditions Albin Michel, 1993, et Éloge de l’échec, Éditions Le Temps des cerises, 2001.

[15] E. Morin, « Métamorphose », Le Monde, xx mai 2010.

[16] S. Duchesne, Citoyenneté à la française, Presses de Sciences Po., 1997.

[17] P. Nora, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, mars-avril 2010.

[18] M. Delmas-Marty, Raisonner la raison d’État, PUF, 1989

[19] M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, « Tel », 2002.

La laïcité, spécificité française ou valeur universelle ? – PCF – Fontaine, 22 octobre 2015

images-1Après « Service public, Fonction publique : histoire, principes et avenir », puis « Peut-on parler encore d’une perspective socialiste ? » c’est en effet la troisième fois que j’interviens ici.

La laïcité est un concept assez insaisissable en raison même de la multiplicité des champs dans lesquels elle peut être évoquée.

Elle court aujourd’hui un risque de confusion, d’altération et, par là, de régression. Mais qu’est-ce que la laïcité ?

Certains éprouvent le besoin de la qualifier : de positive (Nicolas Sarkozy),, d’ouverte (Marie George Buffet) ou de raisonnée (EELV) comme si elle n’était jusque-là que négative, fermée et déraisonnable.

D’autres tiennent à caractériser plusieurs laïcités en fonction des conjonctures géopolitiques : séparatiste, autoritaire, anticléricale, etc. La laïcité serait alors une notion ambivalente (Laïcités sans frontières de Jean Baubero et Micheline Millet). Toute qualification est une distanciation qui affaiblit l’idée.

Le Front national, de son côté, en fait un argument, à contre-pied de ses fondements idéologiques, en réalité une arme contre « l’islamisation » de la société.

De même il faut se garder de toute définition qui enferme, sclérose et risque la dogmatisation.

Il est donc nécessaire de faire le point sur ce concept qui émerge de l’histoire longue comme principe fondamental (I), qui aujourd’hui comme hier est à l’épreuve des problèmes de la société (II), mais qui dans cette épreuve également pose la question de son rôle dans la construction de la citoyenneté et l’hypothèse de son caractère universel (III)

 1. L’affirmation historique du principe de laïcité

Il s’agit d’un mouvement général des sociétés qui s’inscrit, en France, dans des circonstances particulièrement significatives.

Corrélation du développement économique et social et de la sortie de la religion

On peut évoquer des prémisses rationalistes : les Lumières, Condorcet et son approche mathématique, des systèmes d’éducation et du droit, par exemple. Elles se caractérisent par l’absence de recours à des causes exogènes, transcendances dans des sociétés qui en restaient imprégnées. On peut encore signaler la démarche des positivistes (A. Comte, disciple de St-Simon), qui théorisent le passage d’un âge théologique à un âge scientifique où l’accès à la connaissance se fait par l’apparence.

Selon l’analyse marxiste caractérise le matérialisme historique comme une succession de modes de production caractérisés par le niveau de développement des forces productives et les rapports de production que leur organisation implique. Les modes de production procèdent par vie de développement des contradictions qu’ils engendrent : communisme primitif-féodalisme – capitalisme – socialisme (propriété publique-pouvoir de la classe ouvrière-homme nouveau) – communisme (affranchissement de toutes les aliénations). Cette analyse, quelque peu mécaniste, n’est pas contradictoires avec d’autres analyses socio-politiques.

Dans son ouvrage Le désenchantement du monde (qu’il faut comprendre comme la sortie de la société du monde des croyances ou des superstitions qui l’enchantaient), Marcel Gauchet analyse le long effort des sociétés pour s’affranchir de toute vision transcendantale. Mouvement qu’il décrit comme celui qui va de l’hétéronomie (une société sacralisée par le divin d’essence différente de celle des hommes) vers l’autonomie (affirmation de l’identité propre de l’État et des droits de la personne). Son raisonnement est, en résumé, le suivant caractérisé par trois ruptures.

Première rupture : après des siècles de dogmatisme religieux, à la fin du Moyen Âge, s’amorce la sortie de la religion, la disjonction d’avec le Ciel. La monarchie absolue tend à séculariser le pouvoir politique.

Deuxième rupture : se produit alors une dépossession de l’incarnation individuelle en la personne du monarque au profit de la collectivité, ce qui conduit à une auto-construction de la personne publique remplaçant celle du monarque ; c’est l’affirmation progressive de la nation dont la souveraineté est une version de la souveraineté du peuple, adossée cependant à la continuité de la tradition.

Troisième rupture : on assiste à l’affirmation corrélative et conjointe des droits individuels et de l’État, instrument représentatif de l’entité politique qu’est la nation. Mais l’État n’est pas soluble dans les droits individuels et ces deux entités ne tardent pas à s’affronter : droits individuels contre volonté générale exprimée par la loi. Sous l’effet de ce mouvement et du développement des forces productives, essentiellement au XIXe siècle, l’affirmation d’une historicité de la société développée pose la question de son avenir et de la façon de le construire. La dialectique de l’individuel et du collectif conduit à la dissociation de l’État et de la société et à l’intervention de catégories sociales, voire de classes ou de masses. La prévalence recherchée de la raison nourrit l’idée d’un changement de société par la réforme ou la révolution.

Cette expérience débouche donc sur une crise de civilisation. Car l’action des masses ne s’est pas dépouillée du sacré, ce qui a conduit en leur nom à des démarches totalitaires dans l’expression de l’historicité, à la constitution de « religions séculières ». La chute des totalitarismes sape les bases de l’intérêt collectif au nom de la liberté.

L’affirmation du principe en France

Le « désenchantement » est donc une longue marche que l’on peut «baliser » dans notre histoire de France par quelques dates et évènements.

Philippe Le Bel installe en 1309 le pape Clément V en Avignon en réplique au prédécesseur de ce dernier, Boniface VIII, qui prétendait affirmer la supériorité du pape sur les rois. Il s’agit là d’un acte fort de sécularisation du pouvoir politique et de séparation de l’État et de l’Église. Il institue également le Conseil d’État du roi contribuant à un clivage franc public-privé.

La Renaissance et la Réforme vont opérer un profond bouleversement des mentalités. On sort d ‘une éclipse d’un millénaire sous le régime féodal dominé par le pouvoir religieux. Les marchands des cités réclament des franchises commerciales et on aspire dans le peuple à des libertés individuelles. L’Université reprend l’étude et l’enseignement du droit romain On relit La Politique d’Aristote ; on publie La République de Bodin, Le Léviathan d’Hobbes ; on évoque l’idée républicaine avec Machiavel, etc. L’Esprit des lois de Montesquieu et Du Contrat social de J-J. Rousseau seront ensuite des références majeures.

Le pouvoir de l’Église est de plus en plus contesté. Ainsi, pendant tout le Moyen Âge l’asile était le monopole de l’Église qui pouvait l’accorder dans ses dépendances à qui elle voulait pour quelque raison que ce soit (Notre Dame de Paris de Victor Hugo) avec la possibilité d’excommunier le souverain qui portait attente à ce monopole. Mais progressivement les autorités religieuses elles-mêmes réduisirent leurs compétences en la matière et, en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, François Ier abolit l’asile en matière civile. Il imposera également le français comme langue administrative à la place du latin, langue du sacré.

La Sorbonne remet au goût du jour l’étude des Anciens, du droit romain. Les guerres de religions vont créer de profonds bouleversements (la St Barthélemy en 1572) et poser la question des rapports de l’Église et de l’État marquées par l’Édit de Nantes en 1598 puis son abrogation en 1685. Sous Louis XIV s’opèrera une disjonction de la personne du Roi et de l’État (au début « l’État c’est moi », à la fin « Je meurs mais il reste l’État »). Montesquieu, Voltaire développent une critique efficace de l’ordre monarchique. Jean-Jacques Rousseau théorise la transmission de souveraineté dans Du Contrat social désignant le Peuple comme nouveau souverain.

La Révolution française constitue une étape marquante de la sécularisation du pouvoir politique avec la Constitution civile du clergé dès 1789, la confiscation de ses biens, en dépit de la tentative de reconstitution religieuse sécularisée avec le culte de l’Etre suprême assimilé au culte de la Raison. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses … ».

Le XIXe siècle qui portera à son origine la marque du Concordat conclu avec la papauté par Napoléon et Pie VII en 1801, verra les aspirations républicaines et socialistes caractérisées par une volonté de rationalisation de la démarche émancipatrice dominée par le marxisme (Manifeste du parti communiste en 1848) tendant à dégager le mouvement social de l’imprégnation religieuse. Le gallicanisme anticlérical est actif. Mais le sentiment religieux participe lui-même à ce mouvement (Lamenais, Lacordaire, Ozanam, Sangnier). La I° Internationale est créée en 1865. La loi sur le droit de grève date de 1864, celle sur le droit syndical de 1884. La sécularisation est aussi celle des services publics ( école, santé) et du statut civil (mariage).

L’avènement des grandes lois

La III° République est proclamée en 1875. Et c’est ainsi que l’on parvient aux grandes lois sur la laïcité : loi du 18 mars 1880 sur la collation des grades réservée à l’État, loi du 16 220px-Julesferryjuin 1881 sur la gratuité de l’enseignement primaire public, loi du 28 mars 1882 rendant obligatoire cet enseignement. « La cause de l’école laïque » figurera dans la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883. La loi du 9 décembre1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État » posera les deux fondements de la laïcité (sans formuler le mot) : liberté de conscience et neutralité de l’État[1]. Le mot n’est introduit qu’en 1946 dans la constitution de la IV° République du 27 octobre, Il figure aussi dès l’art. 1er de la constitution de 1958 : «  La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

2. La laïcité à l’épreuve des problèmes de notre temps

a laïcité, du principe à sa dénaturation

Il est utile, alors qu’aujourd’hui certains proposent de réformer la loi de 1905 ou de l’inscrire dans la constitution, de citer ses deux premiers articles aux termes soigneusement pesés :

« Article 1er – La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public …

Article 2 – La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (…) »

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale prévaut la vigilance dans la défense des règles ainsi posées, la figure de l’enseignant de l’instruction publique, le « hussard noir » de la République, symbolisant cette posture républicaine marquée par de nombreux exemples comme l’interdiction faite par Clemenceau aux membres du gouvernement d’être présents au Te Deum célébré à Notre Dame pour la victoire de la guerre 1914-1918.

Mais le principe de laïcité c’est aussi l’exercice de l’esprit critique, l’apprentissage de la tolérance dans un esprit qui inspire la Charte de la laïcité à l’école diffusée dans les établissements scolaires publics à la rentrée 2013 – exceptionnellement dans les établissements privés.

Néanmoins, les exceptions à la règle de neutralité sont nombreuses : situation concordataire de l’Alsace-Moselle réintégrée après la guerre 1914-1918 ; financement public des écoles privées par la loi Debré du 31 décembre 1959 intégrant à l’Éducation nationale les établissements privés sous contrats d’association. Cette loi sera prolongée par la loi Guermeur en 1977 (les communes sont sollicitées pour le financement du secteur privé ; les enseignants du privé bénéficient des mêmes avantages de carrière que ceux du public) et les accords Lang-Coupé en 1992 (recrutement et formation des maîtres du second degré du secteur privé alignés sur ceux du public) vont dans le même sens d’une parité public-privé. En sens inverse, la tentative du projet Savary en 1984 en faveur d’un service public de l’éducation unifié entrainant la chute du troisième gouvernement Mauroy.

Les évènements de 1968 traduisent un changement de climat social et d’état d’esprit. Aussi, avec retard sur cette évolution, la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (loi Jospin) propose une ouverture sur le monde du milieu scolaire que traduit cet alinéa de l’article 10 : « (…) Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. (…) » ;

La laïcité et l’islam

La même année, un avis demandé au Conseil d’État par le ministre de l’Éducation nationale sur la question du port du voile islamique à l’école conduit le Conseil à préciser les conditions d’application du principe de laïcité : celui-ci est fondé à la fois sur la liberté de conscience et la neutralité de l’État. L’exercice de la liberté exclut le prosélytisme et le port de signes ostentatoires. En cas de contradiction des principes, on a recours à la notion d’ordre public.

La portée de cet avis était générale, mais en fait elle a concerné, dans l’opinion la question de l’application du principe de laïcité à la pratique le l’Islam, comme le principe avait eu à connaître antérieurement des conditions d’application vis-à-vis des autres religions. (enseignants, processions, sonneries de cloches, etc.) L’interdiction de signes ostentatoires ou d’actions de prosélytisme devait être mis en œuvre au cas par cas et ne pouvait faire l’objet d’une interdiction générale en vertu d’un autre principe prohibant toute interdiction de portée générale en matière de police administrative. Ainsi, il n’était pas possible d’inscrire une interdiction générale de signe ostentatoire dans un règlement intérieur d’un établissement scolaire sans trouble caractérisé au service public ou atteinte spécifiée à l’intégrité des élèves.

Cette orientation a connu de sérieuses difficultés d’application. Elle faisait en effet peser sur les chefs d’établissements la lourde responsabilité de caractériser les infractions ; ils n’ont d’ailleurs pas toujours été activement soutenus par leur administration. Les décisions des juridictions administratives ont pu apparaître contradictoires. Le 16 janvier 1994 a lieu à Paris une manifestation de quelque un million de personnes contre le projet de modification de la loi Falloux qui aurait élargi les possibilités de financement par les collectivités territoriales des établissements privés. Les efforts de la jurisprudence pour répondre aux difficultés, tout comme les dispositions coercitives de la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 sont apparues insuffisantes devant la revendication croissante d’une loi sur le sujet.

La commission Stasi, constituée en 2003 pour faire des propositions sur le sujet a plutôt accru la confusion. Le principe de neutralité y est abordé de manière défensive. Les exceptions au principe de laïcité sont minimisées. Il y est affirmé que le temps de la « laïcité de combat » est dépassé. Surtout le rapport ajoute aux principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État un autre principe : la responsabilité qui incomberait à l’État d’assurer un traitement égal des options religieuses avec des conséquences lourdes (extension des contrats d’association, aumôneries diversifiées, jours fériés pour les différentes confessions, création d’une école nationale d’études islamiques, etc.) manifestement contraires à la loi de 1905 qui affirme que la République ne « reconnaît » aucun culte.

Un certain nombre d’objections pouvaient être opposées à la loi du 15 mars 2004 prohibant en milieu scolaire public le port de signes et de tenues conduisant à se faire connaître immédiatement par son appartenance religieuse (voile, kippa, grande croix, etc …) : le risque de tirer de la référence à’un texte religieux le fondement de l’inégalité femme-homme (le Coran comme source de droit interne !), l’aggravation de la condition sociale de jeunes filles prises entre les puissances respectives de la tradition familiale et de l’État, la multiplication des interdits ou le déplacement et l’extension du problème sur d’autres terrains. C’est pourquoi je n’étais pas favorable à une telle loi. Mais une fois l’entrée en vigueur de la loi, il est impossible de la contester sans que cela apparaisse comme un recul de la laïcité.

La question pour autant n’a pas disparu de l’espace public. Elle s’est déplacée avec, d’une part la multiplication des foulards dans l’espace public, et, d’autre part la question du « voile intégral », niqab ou burqa en dépit du caractère très minoritaire de ces manifestations. La loi du 10 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage dans l’espace public. Le traitement par la loi de cette question est critiquable : on ne combat une idéologie que l’on juge obscurantiste que par la contestation idéologique et politique ; la stigmatisation des musulmans est inévitable et défavorable à l’expression de la laïcité en son sein et à l’expression de ses membres, il s’agit à l’évidence d’une manipulation politique pour brouiller le clivage droite-gauche par le moyen d’une excitation passionnelle. Je n’étais pas davantage favorable à cette loi. Comme on pouvait s’y attendre, les effets sont dérisoires sans que la question des signes religieux soit résolue. Ce n’est pas le principe de laïcité qui est en cause mais les moyens, à mon avis inappropriés utilisés.

Dans le même temps des solutions pacifiques sont généralement trouvées concernant : les carrés musulmans dans les cimetières, les abattages rituels, les lieux de culte, les repas dans les cantines, etc. Il reste que le problème de l’Islam est différent des religions antérieures. Son origine est étrangère ce qui pose le problème préalable de l’intégration effective à la nation. « Tant que le « pacte national » ne sera pas scellé, le « pacte laïque » sera impossible. [2]»

a laïcité en difficulté

Les problèmes rencontrés aujourd’hui par la laïcité ne sauraient se réduire à ses relations avec l’islam dont on peut penser qu’ils servent même à occulter une véritable offensive contre cette spécificité de l’identité nationale. La situation est aggravée par l’ambiguïté des positions des autorités publiques et un certain désarroi des forces laïques affectées par la confusion précédemment relevée.

Uhe offensive anti-laïque renforcée

L’inspiration de l’offensive anti-laïque était clairement affichée par nombre de déclarations de Nicolas Sarkozy et notamment celle de Latran du 20 décembre 2007 : « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, car il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ». Ce thème de l’espérance a été repris par Manuel Valls le 27 avril 2014 à Rome où il représentait la France aux cérémonies de béatification des papes Jean XXIII et Jean Paul II. Dans sa conférence de presse du 5 février 2015 Hollande se prononce pour ne pas modifier la loi de 1905 mais définit la laïcité comme « la liberté de conscience et donc la liberté des religions », sans référence à la neutralité de l’État,, principe sur lequel Ferdinand Buisson et Jean Jaurès mettaient l’accent.

La représentativité officiellement reconnue à certaines organisations confessionnelles (CRIF, UOIF) est contraire à la loi de 1905. L’instrumentalisation de la laïcité par le Front national, par le discrédit qu’elle risque de faire subir au concept, est de nature à faire le jeu des communautarismes ethniques et religieux. La campagne sur l’identité nationale ostensiblement dirigée contre l’étranger avait le même but.

images1On relève aussi la prise en charge par l’État en 2005 de la gestion des enseignants du privé devenus agents publics contractuels – qui demeurent néanmoins sous supervision diocésaine pour l’enseignement catholique qui représente 95% de l’enseignement privé -, jours fériés et chômes d’origine catholique ; jusqu’au décret du 16 avril 2009 publiant l’accord conclu entre la République française et le Saint Siège sur la reconnaissance de grades et diplômes de l’enseignement supérieur catholique nonobstant le monopole posé par la loi de 1880.

Outre celles précédemment évoquées, les atteintes à la laïcité sont aussi financières. Depuis longtemps l’enseignement privé sous contrat a reçu d’importants soutiens financiers. Dans la dernière période, on peut aussi citer : la loi Carle de 2009 qui a fait obligation aux maires de financer la scolarité d’enfants souhaitant s’inscrire dans des établissements scolaires privés hors de la commune ; la RGPP a épargné les établissements privés sous contrat qui représentent 17 % des postes mais ne devaient connaître que 10 % des réductions.

Pour les partisans d’une intégration supranationale, principalement européenne, renforcée, la laïcité est regardée comme une exception française, voire une anomalie à supprimer, ce que les églises, et notamment l’église catholique ne peut qu’encourager. Selon Patrick Kessel, membre de l’Observatoire de la laïcité et ancien grand maître du Grand Orient de France « certains veulent mettre l’éteignoir sur la laïcité ».

Une certaine complaisance des juridictions

On doit aussi mentionner une certaine irrésolution des juridictions. C’est d’abord celle de la juridiction administrative qui a actualisé sa conception pat cinq décisions contentieuses du 19 juillet 2011. Pour admettre le financement par une collectivité publique d’ouvrages associés à des lieux cultuels, elle a considéré que la justification résidait dans l’existence d’un « intérêt public local » – achat d’un orgue par la commune de Trélazé en raison d’école de musique et de concerts dans l’église ; financement par la commune de Lyon d’un ascenseur d’accès à la cathédrale de Fourvière pour son intérêt touristique. Elle a justifié aussi le financement par la communauté urbaine du Mans de la mise en état d’abattoirs destinés aux sacrifices de l’Aïd el Kebir en l’absence de service public local à proximité. Elle a également permis l’utilisation temporaire d’une salle polyvalente de la ville de Montpellier comme salle de prière dans le cadre d’une convention avec une association musulmane. À Montreuil, la municipalité a conclu avec une association musulmane un bail emphytéotique de 99 ans moyennant une contribution symbolique de un euro mais une intégration au patrimoine de la collectivité au terme du bail; le Conseil d’’État a considéré que le législateur avait autorisé cette dérogation à la loi de 1905. La haute juridiction invoque pour justifier sa démarche les articles 13 et 19 de la loi de 1905 qui, à mon avis, sont exagérément sollicités[3].

S’agissant de la juridiction judiciaire, la Cour de cassation a pris le 19 mars 2013 une décision cassant la décision de licenciement de la directrice adjointe de la crèche Baby-Loup de Chanteloup-les-Vignes qui refusait d’ôter son foulard dans l’exercice de ses fonctions ce qu’interdisait le règlement intérieur de l’établissement. Pour justifier sa décision la Cour a considéré, d’une part qu’il ne suffit pas de recevoir des fonds publics ou d’exercer une mission d’intérêt général pour considérer qu’il s’agit d’un organisme exerçant une mission de service public et de se voir appliquer les règles de neutralité applicables aux agents publics, d’autre part qu’il convient de motiver les restrictions aux libertés individuelles – port du voile – mais que ce ne peut être par une règle de portée absolue et générale d’interdiction par un règlement intérieur. À la suite de quoi l’Observatoire de la laïcité a pertinemment invite la crèche à modifier son règlement intérieur ou a obtenir une délégation de service public. Le 27 novembre, la Cour d’appel de Paris revient sur la position de la Cour de cassation en validant le licenciement de l’employée considérant qu’il n’y avait pas atteinte à la liberté religieuse la crèche étant considérée comme une « entreprise de conviction ». Finalement la Cour de cassation dans sa formation plénière a confirmé cette décision.

‘Observatoire de la laïcité a été créé en 2007, mais n’est opérationnel que depuis avril 2013. Il se substitue en fait au Haut Conseil à l’intégration (HCI)[4], lequel avait publié un avis préconisant l’interdiction du voile islamique dans les s. L’Observatoire a contesté cette recommandation. La conférence des présidents d’université est contre une loi d’interdiction du voile à l’université. Manuel Valls pense que l’Observatoire doit se saisir de la question. Dominique Baudis, défenseur des droits, a dénoncé le flou et a saisi le Conseil d’État qui a donné un avis confus. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire, pense qu’il ne faut utiliser l’arme législative qu’à bon escient. 83% des Français estimeraient qu’il faut proscrire les signes religieux dans les entreprises privées.

Une réplique insuffisante et confuse des défenseurs de la laïcité

On doit cependant souligner d’abord la contribution de la Charte de la laïcité. C’est un texte clair qui réaffirme le principe de neutralité en même temps que la liberté d’expression « dans les limites de l’ordre public ».

Mais l’aspect le plus significatif de la situation actuelle est la faiblesse de la réaction des forces traditionnellement attachées à la laïcité. Certes, des associations et les partis ne manquent pas de réagir devant des atteintes caractérisées, mais les travaux d’approfondissement sont rares et les réfutations des rapports officiels (Stasi, Machelon) fables et souvent orientées vers la recherche d’un consensus républicain pauvre sur la base de compromis sans principe. Une étude approfondie du concept dans le contexte actuel apparaît ainsi nécessaire. Cette prise de conscience n’est pas très répandue. Nombre d’organisations se réfugient dans une référence aux droits de l’homme dont ils déduisent une grande complaisance vis-à-vis des manifestations communautaristes.

Ainsi, le président de la Ligue des droits de l’homme, Pierre Tartakowsky déclarait-il récemment : « Il y a une dialectique d’exclusion prétendument laïque qui est en fait une dialectique d’exclusion socio-ethnique des plus pauvres », estimant que tout comportement individuel devrait être largement admis, y compris dans le champ des services publics (Débat à la Fête de l’Humanité de 2013). La laïcité se confond alors avec un laisser aller de bonne conscience. Etienne Balibar considère qu’il y a toujours eu deux tendances, il écrit «  La division est une division qui partage la République entre une conception étatiste et une conception libérale. Cela peut surprendre pour quelqu’un qui se veut marxiste, mais, personnellement, je suis pour une conception libérale, aussi ouverte et aussi libérale que possible » (l’Humanité, le 26 août 2013). Cela surprend en effet, y compris la facilité qui consiste à qualifier d’étatiste tout opposant à la pensée libérale. On relèvera enfin la prise de position officielle du PCF sur le sujet, dont on ne peut pas dire qu’elle soit stimulante pour le combat laïque : « Ainsi nous refusons la conception qui ferait de la laïcité un principe de stigmatisation et d’exclusion. Nous refusons aussi cette conception qui ferait de l’espace public un lieu aseptisé où l’on ne s’efforcerait que d’être semblable aux autres, les convictions des individus étant refoulées dans une « sphère privée » (Humanifeste, p. 44).

3. La laïcité, du pacte républicain à la vocation universelle

La laïcité a émergé en France sous une particulière clarté jusqu’à constituer une spécificité nationale. Pour autant le concept est frappé – comme d’autres exceptions françaises : le service public, par exemple – de dénaturations diverses. L’assainissement de la situation actuelle pour l’établissement d’un droit commun cohérent sur tout le territoire national est donc une nécessité. Cette action doit s’accompagner d’un approfondissement du concept comme dimension majeure de la citoyenneté en même temps que d’une réflexion sur sa portée universelle.

Nécessité d’une rénovation législative et réglementaire

L’existence de la loi de 1905, d’un État de droit retenant dès l’article 1er de la constitution le principe de laïcité est une garantie fondamentale. Mais l’état de la législation et de la réglementation du principe s’accompagne dans un tel domaine d’une forte rigidité – ainsi n’est ni possible ni souhaitable dans la situation actuelle de revenir dans l’immédiat sur la loi de 2004 sur le voile islamique quoi qu’on en pense. On peut néanmoins envisager quelques évolutions, parmi lesquelles :

– Application progressive du droit commun en Alsace-Moselle, mis en place sur une longue période, trente ans par exemple, moyennant des compensations de transition.

– Distinction franche par nature et implantation des activités cultuelles et culturelles.

Application ferme du principe de neutralité dans un champ étendu du service public et de tout établissement ou entreprise ayant, même partiellement, ce caractère. Clarification des bases d’établissement des règlements intérieurs à partir d’une jurisprudence sûre et ferme.

– Sécularisation des jours fériés et chômés sans qu’il soit nécessaire d’en bouleverser l’ordonnancement.

– Refondation d’un service public de l’enseignement et réorientation à son profit des crédits de l’Éducation nationale.

La laïcité composante majeure de la transformation sociale

La laïcité peut et doit être évoquée dans toutes les actions participant à l’affirmation de la citoyenneté. Réciproquement, tout progrès dans ce domaine permet des avancées de la laïcité.

4-PUF_LEPOR_2011_01_L148Ainsi la laïcité est évidemment consubstantielle à notre conception de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique. Elle établit l’égalité entre les citoyennes et les citoyens, les dégageant des particularismes communautaires. Elle est à la base même de toute idée de responsabilité puisque celle-ci ne relève ni d’une transcendance ni d’un état de nature ou d’une fatalité, mais de l’émancipation des citoyens et des citoyennes qui fixent les règles de la morale sociale.

Le citoyen est d’abord vis à vis des autres citoyens comme un laïc qui ne se définit pas par des caractéristiques ayant pour effet de fonder l’affirmation sociale de la personne sur des caractères ethniques, religieux, politiques ou d’autre nature conduisant à faire prévaloir ces communautés sur la communauté des citoyens, sur la nation. Le citoyen « abstrait » théorisé par Mona Ozouf, ne fait en rien obstacle à l’affirmation des personnalités individuelles, au contraire il en est la garantie juridique. La laïcité doit imprégner la vie en société et fonder les institutions territoriales et nationales.

Il n’est pas étonnant que, sous des formes multiples, la laïcité soit évoquée quasi-quotidiennement dans la crise ; elle s’y définit en dynamique, individuelle, médiatique, organisationnelle. Elle est peu évoquée dans les différentes déclarations des droits de l’homme car, ainsi que l’a écrit le professeur jean Rivero « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ». La mondialisation pose inévitablement la question de son avenir pour l’universalité du genre humain. La laïcité, en raison de son caractère « transversal » dans la citoyenneté est un élément essentiel de la recomposition politique.

La laïcité a-t-elle vocation à l’universalité ?

L’affirmation du principe de laïcité accompagne comme on l’a vu la sécularisation du pouvoir politique. La Renaissance et la Réforme en ont été des moments importants. Toutefois, ce mouvement a revêtu des formes différentes selon les pays. Certains comme les États Unis ont conservé une référence forte au Créateur, tandis que d’autres, la France notamment, ne se sont inscrits que dans une « religion civile » donnant la primauté à la Raison et ne conservant qu’une référence formelle à l’Être suprême. Les premiers ont plus ou moins intégré la religion dans leurs institutions, les seconds ont finalement marqué la séparation entre les Églises et l’État. C’est la distinction chère à Régis Debray entre démocrates et républicains. Ces tendances distinguent clairement, en Europe, la France (franche séparation) du Danemark (forte intégration). La situation est encore plus complexe au niveau mondial.

*** En France, on rappellera que la Déclaration de 1789 se voulait de portée universelle. Elle disposait en son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

*** En Europe, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose, de son côté, dans son article 9 :

« Liberté de pensée, de conscience et de religion

  1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
  2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Dans la rédaction introduite par le Traité de Lisbonne, l’article 17 sur le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’énonce ainsi :

« 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.

  1. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.
  2. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. ».

En juillet 2013, la Commission a publié les Lignes directives de la mise en œuvre de l’article 17. Elles traduisent une volonté de coopération très large de l’Union européenne dans ce domaine.

L’élaboration des textes au niveau européen a donné lieu à de vigoureuses prises de positions. Ainsi, Jean-Paul II avait souhaité qu’il fut fait référence à la « culture chrétienne » comme socle commun des peuples européens. Le débat sur les racines chrétiennes de l’Union au moment de l’élaboration de la Charte des doits fondamentaux a traduit une inclination en faveur du maintien d’une imprégnation religieuse. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme indique que la liberté de religion représente « l’une des assises d’une société démocratique ».

Quant au Conseil de l’Europe, il a rappelé aux États la primauté de la séparation des églises et de l’État et à veiller à ce que le motif religieux ne soit pas invoqué pour justifier des distinctions sociales et notamment des atteintes faites aux femmes.

Il résulte des textes précités comme de la jurisprudence que l’accent est fortement mis au sein de l’Union européenne sur la liberté de conscience, plus généralement sur la problématique des droits de l’homme. Le principe de neutralité de l’État est peu évoqué, la France étant le seul pays mentionner formellement la laïcité dans sa loi suprême, même si des dispositions peuvent être regardées comme équivalentes dans certaines constitutions, celle du Portugal, par exemple.

Mais si la notion de laïcité n’est pas formellement présente dans les textes et que les relations entre les États et les Églises soient d’une extrême diversité (séparation, concordats, églises officielles) on assiste dans l’Union européenne à une convergence progressive des règles : non-intervention de l’État, liberté religieuse, pas d’interférence juridique, etc. Pour autant si 12 pays sur 28 retiennent le principe de séparation des Églises et des États, cela n’est pas incompatible avec des relations intimes, jusqu’au concordat.

*** Au niveau mondial, la Charte des Nations Unies ne mentionne pas expressément le principe de laïcité, mais elle bannit toute discrimination fondée sur la race, le sexe, la langue ou la religion et fonde la coopération internationale en son article 55 sur « le respect universel et effectif des Droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». La question de la neutralité est laissée à la discrétion de chaque État.

Il n’est pas aisé d’établir une typologie des États au regard du principe de laïcité. On peut toutefois distinguer les quatre catégories suivantes, fort hétérogènes :

– Les pays théocratiques qui font prévaloir une loi divine sur les lois des hommes. Islamistes, Ils s’échelonnent, pour l’essentiel, de manière continue du Maroc à l’Iran et au Pakistan, puis discontinue au-delà jusqu’en Malaisie : l’Iran sur la base de l’Islam chiite : l’Arabie Saoudite et la plupart des pays de la Ligue arabe au nom de l’Islam sunnite. Mais aussi, même si le rapprochement peut apparaître excessif – il ne l’était pas au Moyen Âge – par référence au catholicisme, en Irlande où la république est proclamée catholique « au nom de la Sainte Trinité ».

– Les pays autoritaires, voire dictatoriaux, qui refoulent les religions – ou certaines d’entre elles – dans l’opposition politique pour affirmer ce qui est présenté comme une neutralité de l’État. Peuvent être classés dans cette catégorie les régimes dirigés par Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Égypte, Bachar el Hassad en Syrie, Saddam Hussein en Irak et, avant son islamisation, le pouvoir en Turquie où l’armée était instituée gardienne de la laïcité ; aux Philippines, où islam et catholicisme exercent une domination religieuse très conflictuelle ; on aurait pu y ajouter l’Union soviétique au nom d’une philosophie athéiste d’État.

– Les pays plus ou moins influencés par des courants religieux avec lesquels est recherchée un dialogue voire une coopération dans certains domaines, les droits de l’homme et la liberté de conscience et de croyance sont les principales références : le Danemark qui a intégré la religion dans ses institutions ; l’Australie ou un concordat définit l’Église catholique comme église préférée ; la Belgique qui reconnaît six religions ; l’ Allemagne où les églises peuvent se voir reconnaître un statut de coopération de droit public, où l’instruction religieuse fait partie des matières enseignées et où il a fallu interdire les crucifix dans les écoles de Bavière ; le Canada qui accorde certaines facilités fiscales au clergé ; en Espagne, le concordat fait du catholicisme une matière d’enseignement ; les États Unis connaissent dans la plupart des aspects de la vie sociale, y compris au sommet de l’État, une forte imprégnation de puritanisme protestant ; en Inde, qui se réclame d’un certain esprit laïque ( secular  ), les principales religions ont leur propre droit civil et un courant important fait de l’Inde la patrie de l’hindouisme ; Israël est en principe un État séculier, mais les orthodoxes juifs sont incontournables et bénéficient d’avantages ; l’Italie est sous régime concordataire avec l’Église catholique dont la religion est enseignée dans les écoles : les Pays-Bas pratiquent la pilarisation, sorte de mixte des valeurs de la nation et de celles des religions ; en Suède, l’Église luthérienne bénéficie d’un statut spécial. Cette catégorie mixte, hybride, ambiguë est sans doute la plus nombreuse, traduisant un stade de compromis qui n’infirme pas le mouvement historique de sortie de la religion.

– Les pays qui, au-delà du respect de la liberté de conscience, affirment la nécessité de la neutralité de l’État assortie parfois du respect de l’égalité de traitement des religions existantes : outre la France, le Mexique pratique une séparation forte ; l’Uruguay ne soutient aucun culte et proclame la liberté religieuse ; le Portugal, sans citer le mot, a retenu, comme on l’a dit, des dispositions constitutionnelles laïques même si ses relations avec le Saint-Siège sur une base concordataire se sont récemment renforcées ; le Japon pratique une neutralité de l’État stricte.

Il faudrait bien sûr nuancer l’analyse, ces différentes catégories pouvant donner lieu à des solutions mixtes. On peut toutefois avancer, sur cette base, des conclusions suivantes :

Premièrement, le mouvement de sécularisation dans l’organisation des sociétés en longue période apparait fondamental. Les expressions d’intégrisme religieux peuvent être analysées comme autant de réactions violentes de survie dans un mouvement historique qui marque leur affaiblissement. La transition de sécularisation passe par des formes très diverses mais qui posent partout la question de la laïcité. Elle apparaît alors comme une préoccupation majeure du genre humain. Pour autant la complexité actuelle pose d’innombrables questions qui constituent autant de chantiers sur lesquels

Deuxièmement, si la question de la liberté de conscience et de croyance fait l’objet d’un large assentiment, il n’en est pas de même, tout au moins au même niveau, de la neutralité de l’État. C’est donc dans ce cadre que les progrès les plus significatifs peuvent intervenir. L’équilibre auquel la France est parvenue en dépit de nombreuses dérogations aux principes est le résultat d’une longue histoire qui la qualifie parmi les nations les plus avancées dans ce domaine, ce qui lui confère une responsabilité particulière.

Troisièmement, dans la mondialisation et une situation de crise systémique, la laïcité peut apparaître comme la voie permettant tout à la fois comme le moyen de résoudre de nombreux conflits locaux (Moyen-Orient, Balkans, Afrique, etc.) et de souligner la responsabilité propre des individus, responsables en s’arrachant à toute détermination transcendantales de forger leurs propres règles morales, à l’opposé de ceux qu’évoque Amin Maalouf (Les désorientés, 2012) qui « Parce qu’ils ont une religion (…) se croient dispensés d’avoir une morale ».3 - 92a7041i

Il faut travailler plutôt que de se débarrasser du problème par une simple qualification. On peut, par exemple réfléchir aux questions suivantes :

– les religions ont-elles un rôle à jouer dans la spiritualité du monde ?

– faut-il réfléchir à des transcendances construites de substitution : l’économie, l’art, la laïcité elle-même ?

– l’homme peut-il se construire sans rites ?

– l’islam ne doit-il pas clarifier sa relation avec la nation avant d’aborder son rapport à la laïcité ?

– le monothéisme favorise-t-il le totalitarisme ?

– le péché fait-il partie de la démocratie ?

– la liberté religieuse n’inclut-elle pas la liberté de critiquer la religion ?

– le blasphème est subjectif. L’athéisme est offensé par la suspicion du religieux.

– doit-on parler de la souveraine individuelle du citoyen.

 

[1] L’Humanité du 7 décembre 1905 : « Le vieux lien idéologique qui retenait le temporel enchaîné encore au spirituel (est) définitivement tranché ».

[2] Shmuel Trigano, « Entre Nation et République », Le Débat, mai-juin 2015.

[3] Le contenu de ces articles est, en résumé :

Art. 13 : les édifices servant à l’exercice du culte et les objets immobiliers sont laissés gratuitement à la disposition des établissements ou des association de gestion les remplaçant.

– les collectivités publiques propriétaires peuvent engager des dépenses pour leur entretien ou leur conservation.

Art 19 : les associations peuvent recevoir des cotisation pour différents services : location de bancs, objets de funérailles. Plus, des dons et legs ou par testament

– rappel de non attribution de subventions.

[4] HCI auquel j’avais appartenu de sa création en 1990 à ma démission en 1993 lors de la présentation des lois Pasqua réformant les conditions d’acquisition de la nationalité française.

Grand Orient de France – Cadet, 28 octobre 2014

L’avenir de la citoyenneté dans la décomposition sociale

 Je vous remercie de m’accueillir dans ce Temple prestigieux.

Dans une société en perte de repères le thème choisi « l’avenir de la citoyenneté dans la décomposition sociale » est sans doute trop ambitieux, mais il me semble pertinent pour faire progresser notre réflexion aussi bien dans l’interprétation du monde que sur nous mêmes.

Pour cela je crois utile de situer dans le cours de l’histoire longue le moment historique dans lequel nous nous trouvons, puis la nature spécifique de ce moment que je caractérise comme un moment de décomposition sociale, pour m’interroger enfin ce que citoyenneté pourrait vouloir dire dans l’évolution envisageable.

1. L’émergence de la citoyenneté dans la sortie du religieux

De manière très schématique, je pense que l’on peut analyser la  citoyenneté comme la formé la plus achevée de la sortie du politique de la religion. Cette émergence peut être décrite en trois mutations successives qui nous conduisent à la situation présente.

Première mutation à la fin du Moyen Âge, la dissociation par laquelle le roi « par la grâce de Dieu » devient roi souverain dans la cité des hommes : Saint Louis sécularise la justice, Philippe Le Bel installe le pape en Avignon, François 1er impose le français comme langue administrative et s’arroge le monopole de l « asile jusque-là accaparé pae l’Église, Louis XIV affirme « l’État c’est moi ».

Deuxième mutation, l’État s’autonomise par rapport à la personne du roi. À sa mort, au terme d’un très long règne, on prête à Louis XIV la déclaration contraire à la première : « Je meurs, mais il reste d’État ». Jean-Jacques Rousseau apporte la solution à cette contradiction : la souveraineté passe de la tête du roi à une entité qu’il appelle le Peuple créant ainsi les condition de la troisième mutation.

Troisième mutation : la distinction qui surgit sous la Révolution française entre le pouvoir d’État et les droits de l’homme et du citoyen. S’ouvre alors une période longue couvrant le XIX° et la majeure partie du XX° siècle au cours de laquelle s’organisera dans des catégories diverses (classes, castes, partis, internationales) les moyens de la conquête par les citoyens du pouvoir d’État. Cette conquête mêle en France, les luttes pour la République, pour le socialisme et pour la dés-imprégnation du religieux. Ce mouvement débouche sur ce que René Rémond a appelé un « siècle prométhéen » dont l’épopée communiste est la forme la plus significative. On sait que tout cela s’effondre au tournant des années 1990.

Nous sommes aujourd’hui dans un champ incertain. Sur le champ de ruines du siècle précédent se produit une bipolarisation entre individuation et mondialisation qui peuvent prendre des formes contradictoires : l’individuation vers le repli égoïste ou la responsabilité affirmée de l’individu, la mondialisation vers la domination du capital et de la finance ou le développent d’une solidarité planétaire. J’y reviendrai.

Au préalable, je crois devoir dire ce que j’entends par « décomposition sociale ».

2.  Le temps de la décomposition sociale

Quittant le siècle prométhéen et abordant un XXI° siècle dont nous ne savons pas ce qu’il sera, nous sommes dans une période de transition, de passage et en même temps de perte des repères. Ce n’est pas la première fois en France. Dans Confessions d’un enfant du siècle, en 1836,  Alfred de Musset écrit « On ne sait, à chaque pas qu’on fait, si on marche sur un débris ou sur une semence » ; aujourd’hui, Edgar Morin parle de « métamorphose » : j’ai moi-même écrit, en 1993, un livre intitulé par une phrase de Ernst Jünger Pendant la mue le serpent est aveugle. S’ensuit un bouleversement des identités existantes : Amartya Sen (prix Nobel d’économie) en traite dans Identité et violence et Pierre Nora évoque le « régime des identités ».

Il n’y a pas aujourd’hui de théorie de la décomposition, mais on peut en évoquer cinq causes : la relativisation des États-nations, la dénaturation de la notion de classe, les bouleversements spatiaux, la rapide évolution des mœurs, enfin – et surtout – l’affaiblissement voire l’affaissement des idéologies messianiques : la théorie néo-classique pour les libéraux, l’État providence pour les socio-démocrates, le marxisme pour le mouvement communiste.

Dans le tâtonnement général des solutions sont avancées pour répondre au processus de bipolarisation. D’une part, les droits de l’homme ; d’autre part l’Europe. Mais les droits de l’homme ne sont pas signifiants d’une perspective politique ; Marcel Gauchet dit à leur sujet qu’ « ils jouent dans la sphère sociale le rôle de régulateur que joue le marché dans la sphère économique ». Quant à l’Europe, une citoyenneté européenne a été décrétée par le traité de Maastricht, aujourd’hui inscrite dans l’article 20 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), citoyenneté de faible densité, de substitution, on a pu dire « un objet politique non identifié ».

Alors, quelle signification donner au mouvement de bipolarisation individuation-mondialisation à l’œuvre dans la décomposition sociale et à ses conséquences sur la redéfinition de la citoyenneté ?

3.   La citoyenneté entre individuation et mondialisation

Que faire comme aurait dit un grand ancêtre ? Quelles sont les conséquences de la décomposition sur chacun des termes de la bipolarisation ?

Sur la mondialisation. Notre époque est peut être, pour la première fois dans l’histoire des hommes, celle de la prise de conscience de la finitude de la planète et de l’unité de destin du genre humain. Des valeurs universelles sont en gestation ; des moyens partagés se développent ; une dynamique est en marche, y compris dans les affrontements et les guerres.

Sur l’individuation. J’entends par là la refondation de la citoyenneté à partir de la responsabilité individuelle assumée. Il y a une distinction franche avec ce que nous avons connu au XX° siècle où la citoyenneté s’exprimait sur la base d’une appartenance voire d’une allégeance au chef, à la communauté ou au parti, compatible avec l’existence de « religions séculières ». Pour exprimer cette citoyenneté nouvelle j’ai parlé de « génome de citoyenneté », en entendant par là l’ensemble des engagements choisis par chaque individu. Dès lors, la question est de savoir comment construire des centralités démocratiques et efficaces à partir de cette totalité des individus, alors que jusqu’à présent la méthode était celle du centralisme, quand bien même le PCF, par exemple,  a renoncé au fameux « centralisme démocratique ».

Il est donc nécessaire d’approfondir la réflexion sur ces deux concepts de mondialisation et d’individuation, tout en étendant cette réflexion à la dialectique qui les lie. Cela conduit à la question : quelle est la place de la nation dans cette conception ? Il faut introduire le temps long. En 1882, dans sa célèbre conférence à la Sorbonne sur le thème Qu’est-ce qu’une nation ? Ernest Renan déclarait « Les nations ont eu un commencement, elles auront une fin. Un jour peut-être la confédération européenne les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons » ; il y a de cela 132 ans. La nation m’apparaît précisément comme l’instrument de cette dialectique. Les progrès du genre humain ont les continentales comme champs d’application (l’Europe continentale pour ce qui nous concerne), mais à mes yeux la nation ; communauté des citoyens et conceptrice de valeurs universelles, est et demeure la niveau le plus pertinent d’articulation du général et du particulier.

Comité de réflexion et d’action laïque 76 – St- Etienne du Rouvray, 30 septembre 2014

La laïcité, spécificité française ou valeur universelle ?

 La laïcité court aujourd’hui un risque de confusion, d’altération et, par là, de régression.

Certains éprouvent le besoin de la qualifier : de positive (Nicolas Sarkozy),, d’ouverte (Marie George Buffet) ou de raisonnée (EELV) comme si elle n’était jusque-là que négative, fermée et déraisonnable.

D’autres tiennent à caractériser plusieurs laïcités en fonction des conjonctures géopolitiques : séparatiste, autoritaire, anticléricale, etc. La laïcité serait alors une notion ambivalente (Laïcités sans frontières de Jean Baubero et Micheline Millet). Toute qualification est une distanciation qui affaiblit l’idée.

Le Front national, de son côté, en fait un argument, à contre-pied de ses fondements idéologiques, en réalité une arme contre « l’islamisation » de la société.

Il est donc nécessaire de faire le point sur ce concept qui émerge de l’histoire longue comme principe fondamental (I), qui aujourd’hui comme hier est à l’épreuve des problèmes de la société (II), mais qui dans cette épreuve également pose la question de son rôle dans la construction de la citoyenneté et l’hypothèse de son caractère universel (III)

I. L’affirmation historique  du principe de laïcité

Il s’agit d’un mouvement  général des sociétés qui s’inscrit, en France, dans des circonstances particulièrement significative.

Corrélation du développement économique et social et de la sortie de la religion

On peut évoquer bien sûr les Lumières et les auteurs de l’Encyclopédie. es prémisses rationalistes avec Condorcet et son approche mathématique, ses travaux sur les systèmes d’éducation et le droit. On renonce de plus en plus au recours à des causes exogènes, transcendantales dans des sociétés qui en restent cependant imprégnées. On mentionnera également la démarche des positivistes (A. Comte, disciple de St-Simon), qui théorisent le passage d’un âge théologique à un âge scientifique où l’accès à la connaissance se fait par l’apparence.

Selon l’analyse marxiste, le le matérialisme historique caractérise le développement des sociétés comme une succession de modes de production caractérisés par le niveau de développement des forces productives et les rapports de production que leur organisation implique. Les modes de production procèdent par voie de développement des contradictions qu’ils engendrent : communisme primitif-féodalisme – capitalisme – socialisme (propriété publique-pouvoir de la classe ouvrière-homme nouveau) – communisme (affranchissement de toutes les aliénations). Cette analyse, quelque peu mécaniste s’inscrit elle aussi dans une évolution guidée par la raison.

Dans son ouvrage Le désenchantement du monde (qu’il faut comprendre comme la sortie de la société du monde des croyances ou des superstitions qui l’enchantaient), Marcel Gauchet analyse le long effort des sociétés pour s’affranchir de toute vision transcendantale. Mouvement qu’il décrit comme celui de l’hétéronomie (une société sacralisée par le droit divin) vers l’autonomie (affirmation de l’identité propre de l’État et des droits de la personne). On retient ici cette optique pluriséculaire.

L’affirmation du principe en France

Elle peut être analysée par la succession de quatre mutations.

* Première mutation : vers la fin du13° siècle – séparation Dieu/Roi

À la fin du Moyen Âge,  le Roi cesse de l’être « par la grâce de Dieu » pour l’être par sécularisation du pouvoir politique. Saint Louis rationalise la justice (suppression des ordalies). Philippe Le Bel installe le pape en Avignon et crée le Conseil d’État du Roi. François 1er, met fin au monopole de l’Église sur le droit d’asile et impose le français comme langue administrative officielle contre le latin langue du sacré (Édit de Villers-Cotterets en 1639). La Renaissance et la Réforme vont opérer un profond bouleversement des mentalités. On sort d ‘une éclipse d’un millénaire sous le régime féodal dominé par le pouvoir religieux. Les marchands des cités réclament des franchises commerciales et on aspire dans le people à des libertés individuelles. L’Université reprend l’étude et l’enseignement du droit romain On relit La Politique d’Aristote ; on publie La République de Bodin, Le Léviathan d’Hobbes ; on évoque l’idée républicaine avec Machiavel, etc. La religion est à l’origine de confrontations et de violences (la St Barthélemy en 1572) ce qui va poser la question des rapports de l’Église et de l’État marquées par l’Édit de Nantes en 1598, puis son abrogation en 1685.

* Deuxième mutation : fin 17°-début 18° séparation Roi/État

Sous Louis XIV s’opèrera une disjonction de la personne du Roi et de l’État (au début « l’État c’est moi », à la fin « Je meurs mais il reste l’État »). Montesquieu, Voltaire développent une critique efficace de l’ordre monarchique. Jean-Jacques Rousseau théorise la transmission de souveraineté dans Du Contrat social désignant le Peuple comme nouveau souverain. Se produit alors une dépossession de l’incarnation individuelle en la personne du monarque au profit de la collectivité, ce qui conduit à une auto-construction de la personne publique remplaçant celle du monarque ; c’est l’affirmation progressive de la nation dont la souveraineté est une version de la souveraineté du peuple, adossée cependant à la continuité de la tradition.

*Troisième mutation : fin 18°-début 19° – séparation État/Citoyen (national)

On assiste alors à l’affirmation corrélative et conjointe des droits individuels et de l’État, instrument représentatif de l’entité politique qu’est la nation.  Mais l’État n’est pas soluble dans les droits individuels et ces deux entités ne tardent pas à s’affronter : droits individuels contre volonté générale exprimée par la loi. Sous l’effet de ce mouvement et du développement des forces productives, essentiellement au XIXe siècle, l’affirmation d’une historicité de la société développée pose la question de son avenir et de la façon de le construire. La dialectique de l’individuel et du collectif conduit à la dissociation de l’État et de la société et à l’intervention de catégories sociales, voire de classes ou de masses. La prévalence recherchée de la raison nourrit l’idée d’un changement de société par la réforme ou la révolution.

La Révolution française constitue une étape marquante de la sécularisation du pouvoir politique avec la Constitution civile du clergé dès 1789, la confiscation de ses biens, en dépit de la tentative de reconstitution religieuse sécularisée avec le culte de l’Etre suprême assimilé au culte de la Raison. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses … ». Le XIXe  siècle qui portera à son origine la marque du Concordat conclu avec la papauté par Napoléon et Pie VII en 1801, verra les aspirations républicaines et socialistes caractérisées par une volonté de rationalisation de la démarche émancipatrice  dominée par le marxisme (Manifeste du parti communiste en 1848) tendant à dégager le mouvement social de l’imprégnation religieuse. Mais le sentiment religieux participe lui-même à ce mouvement (Lamenais, Lacordaire, Ozanam, Sangnier). La I° Internationale est créée en 1865. La loi sur le droit de grève date de 1864, celle sur le droit syndical de 1884. La  République est proclamée en 1875. Cette expérience débouche donc sur une crise de civilisation. Car l’action des masses ne s’est pas dépouillée du sacré, ce qui a conduit en leur nom à des démarches totalitaires dans l’expression de l’historicité, à la constitution de « religions séculières ». La chute des totalitarismes sape les bases de l’intérêt collectif au nom de la liberté. Le « si§cle prométhéen » échoue.

*Quatrième mutation : fin 20° -séparation Citoyen (national)/Genre humain.

L’échec du siècle précédent renvoie ; d’une part dans le sens d’une individuation qui rend le citoyen responsable sans délégation de pouvoir (constitution d’un génome de citoyenneté), d’autre part vers la prise de conscience de la finitude et la planète et de l’unité de destin du genre humain qui s’exprime par une mondialisation dans tous les domaines. Quelle sera l’issue de cette crise de civilisation qui, dans ses deux tendances poursuis la sortie du politique de la religion ? Cette crise est bien une transformation qualitative peofonde (l’idée de « métamorphose » d’Edgar Morin et pendant la mue le serpent est aveugle d’A.LP en 1973.

L’avènement des grandes lois

La III° République est proclamée en 1875. Et c’est ainsi que l’on parvient aux grandes lois sur la laïcité : loi du 18 mars 1880 sur la collation des grades réservée à l’État, loi du 16 juin 1881 sur la  gratuité de l’enseignement primaire public, loi du 28 mars 1882 rendant obligatoire cet enseignement. « La cause de l’école laïque » figurera  dans la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883. La loi du 9 décembre1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État » posera les deux fondements de la laïcité (sans formuler le mot) : liberté de conscience et neutralité de l’État. Le mot n’est introduit qu’en 1946 dans la constitution de la IV° République du 27 octobre, Il figure aussi dès l’art. 1er de la constitution de 1958 : «  La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

II. La laïcité à l’épreuve des problèmes de notre temps

La laïcité, du principe à sa dénaturation

Il est utile, alors qu’aujourd’hui certains proposent de réformer la loi de 1905 ou de l’inscrire dans la constitution, de citer ses deux premiers articles aux termes soigneusement pesés :

images« Article 1er – La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

Article 2 – La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (…) »

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale prévaut la vigilance dans la défense des règles ainsi posées, la figure de l’enseignant de l’instruction publique, le « hussard noir » de la République, symbolisant cette posture républicaine marquée par de nombreux exemples comme l’interdiction faite par Clemenceau aux membres du gouvernement d’être présents au Te Deum célébré à Notre Dame pour la victoire de la guerre 1914-1918.

Mais le principe de laïcité c’est aussi l’exercice de l’esprit critique, l’apprentissage de la tolérance dans un esprit qui inspire la Charte de la laïcité à l’école diffusée dans les établissements scolaires publics à la rentrée 2013 – exceptionnellement dans les établissements privés.

Néanmoins, les exceptions à la règle de neutralité sont nombreuses : situation concordataire de l’Alsace-Moselle réintégrée après la guerre 1914-1918 ; financement public des écoles privées par la loi Debré du 31 décembre 1959 intégrant à l’Éducation nationale les établissements privés sous contrats d’association. Cette loi sera prolongée par la loi Guermeur en 1977 (les communes sont sollicitées pour le financement du secteur privé ; les enseignants du privé bénéficient des mêmes avantages de carrière que ceux du public) et les accords Lang-Coupé en 1992 (recrutement et formation des maîtres du second degré du secteur privé alignés sur ceux du public) vont dans le même sens d’une parité public-privé. En sens inverse, la tentative du projet Savary en 1984 en faveur d’un service public de l’éducation unifié entrainant la chute du troisième gouvernement Mauroy.

Les évènements de 1968 traduisent un changement de climat social et d’état d’esprit. Aussi, avec retard sur cette évolution, la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (loi Jospin) propose une ouverture sur le monde du milieu scolaire que traduit cet alinéa de l’article 10 : « (…) Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités images-1d’enseignement. (…) »

La laïcité et l’islam

La même année, un avis demandé au Conseil d’État par le ministre de l’Éducation nationale sur la question du port du voile islamique à l’école conduit le Conseil à préciser les conditions d’application du principe de laïcité : celui-ci est fondé à la fois sur la liberté de conscience et la neutralité de l’État. L’exercice de la liberté exclut le prosélytisme et le port de signes ostentatoires. En cas de contradiction des principes, on a recours à la notion d’ordre public.

La portée de cet avis était générale, mais en fait elle a concerné, dans l’opinion la question de l’application du principe de laïcité à la pratique le l’Islam, comme le principe avait eu à connaître antérieurement des conditions d’application vis-à-vis des autres religions. (enseignants, processions, sonneries de cloches, etc.) L’interdiction de signes ostentatoires ou d’actions de prosélytisme devait être mis en œuvre au cas par cas et ne pouvait faire l’objet d’une interdiction générale en vertu d’un autre principe prohibant toute interdiction de portée générale en matière de police administrative. Ainsi, il n’était pas possible d’inscrire une interdiction générale de signe ostentatoire dans un règlement intérieur d’un établissement scolaire sans trouble caractérisé au service public ou atteinte spécifiée à l’intégrité des élèves.

Cette orientation a connu de sérieuses difficultés d’application. Elle faisait en effet peser sur les chefs d’établissements la lourde responsabilité de caractériser les infractions ; ils n’ont d’ailleurs pas toujours été activement soutenus par leur administration. Les décisions des juridictions administratives ont pu apparaître contradictoires. Le 16 janvier 1994 a lieu à Paris une manifestation de quelque un million de personnes contre le projet de modification de la loi Falloux qui aurait élargi les possibilités de financement par les collectivités territoriales des établissements privés. Les efforts de la jurisprudence pour répondre aux difficultés, tout comme les dispositions coercitives de la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 sont apparues insuffisantes devant la revendication croissante d’une loi sur le sujet.

La commission Stasi, constituée en 2003 pour faire des propositions sur le sujet a plutôt accru la confusion. Le principe de neutralité y est abordé de manière défensive. Les exceptions au principe de laïcité sont minimisées. Il y est affirmé que le temps de la « laïcité de combat » est dépassé. Surtout le rapport ajoute aux principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État un autre principe : la responsabilité qui incomberait à l’État d’assurer un traitement égal des options religieuses avec des conséquences lourdes (extension des contrats d’association, aumôneries diversifiées, jours fériés pour les différentes confessions, création d’une école nationale d’études islamiques, etc.) manifestement contraires à la loi de 1905 qui affirme que la République ne « reconnaît » aucun culte.

Un certain nombre d’objections pouvaient être opposées à la loi du 15 mars 2004 prohibant en milieu scolaire public le port de signes et de tenues conduisant à se faire connaître immédiatement par son appartenance religieuse (voile, kippa, grande croix, etc …) : le risque de tirer de la référence à’un texte religieux le fondement de l’inégalité femme-homme (le Coran comme source de droit interne !), l’aggravation de la condition sociale de jeunes filles prises entre les puissances respectives de la tradition familiale et de l’État, la multiplication des interdits ou le déplacement et l’extension du problème sur d’autres terrains. C’est pourquoi je n’étais pas favorable à une telle loi. Mais une fois l’entrée en vigueur de la loi, il est impossible de la contester sans que cela apparaisse  comme un recul de la laïcité.

La question pour autant n’a pas disparu de l’espace public. Elle s’est déplacée avec, d’une part la multiplication des foulards dans l’espace public, et, d’autre part  la question du « voile intégral », niqab ou burqa en dépit du caractère très minoritaire de ces manifestations. La loi du 10 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage de l’espace public. Le traitement par la loi de cette question est critiquable : on ne combat une idéologie que l’on juge obscurantiste que par la contestation idéologique et politique, la stigmatisation des musulmans est inévitable et défavorable à l’expression de la laïcité en son sein et à l’expression de ses membres, il s’agit à l’évidence d’une manipulation politique pour brouiller le clivage droite-gauche par le moyen d’une excitation passionnelle. Je n’étais pas davantage favorable à cette loi. Comme on pouvait s’y attendre, les effets sont dérisoires sans que la question des signes religieux soit résolue. Ce n’est pas le principe de laïcité qui est en cause mais les moyens, à mon avis inappropriés utilisés.

Dans le même temps des solutions pacifiques sont généralement trouvées concernant : les carrés musulmans dans les cimetières, les abattages rituels, les lieux de culte, les repas dans les cantines, etc.

La laïcité en difficulté

Les problèmes rencontrés aujourd’hui par la laïcité ne sauraient se réduire à ses relations avec l’islam dont on peut penser qu’ils servent même à occulter une véritable offensive contre cette spécificité de l’identité nationale. La situation est aggravée par l’ambiguïté des positions des autorités publiques et un certain désarroi des forces laïques  affectées par la confusion précédemment relevée.

Uhe offensive anti-laïque renforcée

L’inspiration de l’offensive anti-laïque était clairement affichée par nombre de déclarations de Nicolas Sarkozy et notamment celle de Latran du 20 décembre 2007 : « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il  est important qu’il s’en approche, car il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie  et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ». Ce thème de l’espérance a été repris par Manuel Valls le 27 avril 2014 à Rome où il représentait la France aux cérémonies de canonisation des papes Jean XXIII et Jean Paul II.

La représentativité officiellement reconnue à certaines organisations confessionnelles (CRUF, UOIF) est contraire à la loi de 1905. L’instrumentalisation de la laïcité par le Front national, par le discrédit qu’elle risque de faire subir au concept, est de nature à faire le jeu des communautarismes ethniques et religieux. La campagne sur l’identité nationale ostensiblement dirigée contre l’étranger avait le même but.

On relève aussi la prise en charge par l’État en 2005 de la gestion des enseignants du privé devenus agents publics contractuels – qui demeurent néanmoins sous supervision diocésaine pour l’enseignement catholique qui représente 95% de l’enseignement privé -, jours fériés et chômes d’origine catholique ; jusqu’au décret du 16 avril 2009 publiant l’accord conclu entre la République française et le Saint Siège sur la reconnaissance de grades et diplômes de l’enseignement supérieur catholique nonobstant le monopole posé par la loi de 1880.

Pour les partisans d’une intégration supranationale, principalement européenne, renforcée, la laïcité est regardée comme une exception française, voire une anomalie à supprimer, ce que les églises, et notamment l’église catholique ne peut qu’encourager. Selon Patrick Kessel, membre de l’Observatoire de la laïcité et ancien grand maître du Grand Orient de France « certains veulent mettre l’éteignoir sur la laïcité ».

Une certaine complaisance des juridictions

Outre celles précédemment évoquées, les atteintes à la laïcité sont aussi financières. Depuis longtemps l’enseignement privé sous contrat a reçu d’importants soutiens financiers. Dans la dernière période, on peut aussi citer : la loi Carle de 2009 qui a fait obligation aux maires de financer la scolarité d’enfants souhaitant s’inscrire dans des établissements scolaires privés hors de la commune ; la RGPP a épargné les établissements privés sous contrat qui représentent 17 % des postes mais ne devaient connaître que 10 % des réductions.

On doit aussi mentionner une certaine irrésolution des juridictions. C’est d’abord celle de la juridiction administrative qui a actualisé sa conception pat cinq décisions contentieuses du 19 juillet 2011. Pour admettre le financement par une collectivité publique d’ouvrages associés à des lieux cultuels, elle a considéré que la justification résidait dans l’existence d’un « intérêt public local » – achat d’un orgue par la commune de Trélazé en raison d’école de musique et de concerts dans l’église ; financement par la commune de Lyon d’un ascenseur d’accès à la cathédrale de Fourvière pour son intérêt touristique -. Elle a justifié aussi le financement par la communauté urbaine du Mans de la mise en état d’abattoirs destinés aux sacrifices de l’Aïd el Kebir en l’absence de service public local à proximité. Elle a également permis l’utilisation temporaire d’une salle polyvalente de la ville de Montpellier comme salle de prière dans le cadre d’une convention avec une association musulmane. À Montreuil, la municipalité  a conclu avec une association musulmane un bail emphytéotique de 99 ans moyennant une contribution symbolique de un euro mais une intégration au patrimoine de la collectivité au terme du bail; le Conseil d’’État a considéré que le législateur avait autorisé cette dérogation à la loi de 1905. La haute juridiction invoque pour justifier sa démarche les articles 13 et 19 de la loi de 1905 qui, à mon avis, sont exagérément sollicités[1].  On peut aussi exprimer de fortes réserves concernant l’étude remise le 23 décembre 2013 par le Conseil d’État au Défenseur des doits concernant l’accompagnement des sorties par des mères voilées qui, sont assimilées à des usagers du service public, considérant que les catégories de participant, de collaborateur, d’auxiliaire du service public n’existant pas en droit positif et distinguant pour les opposer les missions d’intérêt général les missions de service public. L’étude conclut que la neutralité du service public n’est pas opposable à ces personnes, mais que l’on pourra néanmoins interdire l’activité d’accompagnement à l’initiative de l’Éducation nationale.

S’agissant de la juridiction judiciaire, la Cour de cassation a pris le 19 mars 2013 une décision cassant la décision de licenciement de la directrice adjointe de la crèche Baby-Loup de Chanteloup-les-Vignes qui refusait d’ôter son foulard dans l’exercice de ses fonctions ce qu’interdisait le règlement intérieur de l’établissement. Pour justifier sa décision la Cour a considéré, d’une part  qu’il ne suffit pas de recevoir des fonds publics ou d’exercer une mission d’intérêt général pour considérer qu’il s’agit d’un organisme exerçant une mission de service public et de se voir appliquer les règles de neutralité applicables aux agents publics, d’autre part qu’il convient de motiver les restrictions aux libertés individuelles  – port du voile – mais que ce ne peut être par une règle de portée absolue et générale d’interdiction par un règlement intérieur. À la suite de quoi l’Observatoire de la laïcité a pertinemment invite la crèche à modifier son règlement intérieur ou a obtenir une délégation de service public. Le 27 novembre, la Cour d’appel de Paris revient sur la position de la Cour de cassation en validant le licenciement de l’employée considérant qu’il n’y avait pas atteinte à la liberté religieuse la crèche étant considérée comme une « entreprise de conviction ».

L‘Observatoire de la laïcité a été créé en 2007, mais n’est opérationnel que depuis avril 2013. Il se substitue en fait au Haut Conseil à l’intégration (HCI)[2], lequel avait publié un avis préconisant l’interdiction du voile islamique dans les salles de cours de l’université. Le HCI a été mis en sommeil début septembre et sera probablement supprimé en décembre. L’Observatoire a contesté cette recommandation. La conférence des présidents d’université est contre une loi d’interdiction du voile à l’université. Manuel Valls pense que l’Observatoire doit se saisir de la question. Dominique Baudis, défenseur des droits, dénonce le flou et a saisi le Conseil d’État.  Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire, pense qu’il ne faut utiliser l’arme législative qu’à bon escient. 83% des Français estiment qu’il faut proscrire les signes religieux dans les entreprises privées.

Une réplique insuffisante et confuse des défenseurs de la laïcité

On doit cependant  souligner d’abord la contribution de la Charte de la laïcité. C’est un texte clair qui réaffirme le principe de neutralité en même temps que la liberté d’expression « dans les limites de l’ordre public ».

Mais l’aspect le plus significatif de la situation actuelle est la faiblesse de la réaction des forces traditionnellement attachées à  la laïcité. Certes, des associations et les partis ne manquent pas de réagir devant des atteintes caractérisées, mais les travaux d’approfondissement sont rares et les réfutations des rapports officiels (Stasi, Machelon) fables et souvent orientées vers la recherche d’un consensus républicain pauvre sur la base de compromis sans principe. Une étude approfondie du concept dans le contexte actuel apparaît ainsi nécessaire. Cette prise de conscience n’est pas très répandue. Nombre d’organisations se réfugient dans une référence aux droits de l’homme dont ils déduisent une grande complaisance vis-à-vis des manifestations communautaristes. Ainsi, le président de la Ligue des droits de l’homme, Pierre Tartakowsky déclarait-il récemment : « Il y a une dialectique d’exclusion prétendument laïque qui est en fait une dialectique d’exclusion socio-ethnique des plus pauvres », estimant que tout comportement individuel devrait être largement admis, y compris dans le champ des services publics (Débat à la Fête de l’Humanité de 2013). La laïcité se confond alors avec un laisser aller de bonne conscience. Etienne Balibar considère qu’il y a toujours eu deux tendances, il écrit «  La division est une division qui partage la République entre une conception étatiste et une conception libérale. Cela peut surprendre pour quelqu’un qui se veut marxiste, mais, personnellement, je suis pour une conception libérale, aussi ouverte et aussi libérale que possible » (l’Humanité, le 26 août 2013). Cela surprend en effet, y compris la facilité qui consiste à qualifier d’étatiste tout opposant à la pensée libérale. On relèvera enfin la prise de position officielle du PCF sur le sujet, dont on ne peut pas dire qu’elle soit stimulante pour le combat laïque : « Ainsi nous refusons la conception qui ferait de la laïcité un principe de stigmatisation et d’exclusion. Nous refusons aussi cette conception qui ferait de l’espace public un lieu aseptisé où l’on ne s’efforcerait que d’être semblable aux autres, les convictions des individus étant refoulées dans une « sphère privée » (Humanifeste, p. 44).

Comme le relève la philosophe Catherine Kintzler se font face deux tendances symétriques ; d’une part, une tendance libéralo-libertaire qui considère qu’il n’y a pas de limite à l’expression publique, y compris dans la sphère publique (PCF, Ligue des droits de l’homme), d’autre part une tendance ethniciste qui prône la limitation stricte des expressions publiques pour des raisons religieuses ou d’origine (Front national, légalistes). La « juste » position du curseur est une opération délicate mais une exigence démocratique[3].

 

III. La vocation universelle de la laïcité

La laïcité a émergé en France sous une particulière clarté jusqu’à constituer une spécificité nationale. Pour autant le concept est frappé – comme d’autres exceptions françaises : le service public, par exemple – de dénaturations diverses. L’assainissement de la situation actuelle pour l’établissement d’un droit commun cohérent sur tout le territoire national est donc une nécessité. Cette action doit s’accompagner d’un approfondissement du concept comme dimension majeure de la citoyenneté en même temps que d’une réflexion sur sa portée universelle.

Nécessité d’une rénovation législative et réglementaire

L’existence de la loi de 1905, d’un État de droit  retenant dès l’article 1er de la constitution le principe de laïcité est une garantie fondamentale. Mais l’état de la législation et de la réglementation du principe s’accompagne dans un tel domaine d’une forte rigidité – ainsi n’est ni possible ni souhaitable dans la situation actuelle de revenir dans l’immédiat sur la loi de 2004 sur le voile islamique quoi qu’on en pense –. On peut néanmoins envisager quelques évolutions, parmi lesquelles :

– Application progressive du droit commun en Alsace-Moselle, mis en place sur une longue période, trente ans par exemple, moyennant des compensations de transition.

– Distinction franche par nature et implantation des activités cultuelles et culturelles.

– Application ferme du principe de neutralité dans un champ étendu du service public et de tout établissement ou entreprise ayant, même partiellement, ce caractère. Clarification des bases d’établissement des règlements intérieurs à partir d’une jurisprudence sûre et ferme.

– Sécularisation des jours fériés et chômés sans qu’il soit nécessaire d’en bouleverser l’ordonnancement.

– Refondation d’un service public de l’enseignement et réorientation à son profit des crédits de l’Éducation nationale.

La laïcité composante majeure de la transformation sociale

La laïcité peut et doit être évoquée dans toutes les actions participant à l’affirmation de la citoyenneté. Réciproquement, tout progrès dans ce domaine permet des avancées de la laïcité.

Ainsi la laïcité est évidemment consubstantielle à notre conception de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique. Elle établit l’égalité entre les citoyennes et les citoyens, les dégageant des particularismes communautaires. Elle est à la base même de toute idée de responsabilité puisque celle-ci ne relève ni d’une transcendance ni d’un état de nature ou d’une fatalité, mais de l’émancipation des citoyens et des citoyennes qui fixent les règles de la morale sociale.

Le citoyen est d’abord vis à vis des autres citoyens comme un laïc qui ne se définit pas par des caractéristiques ayant pour effet de fonder l’affirmation sociale de la personne sur  des caractères ethniques, religieux, politiques ou d’autre nature conduisant à faire prévaloir ces communautés sur la communauté des citoyens, sur la nation.  Le citoyen « abstrait » théorisé par Mona Ozouf, ne fait en rien obstacle à l’affirmation des personnalités individuelles, au contraire il en est la garantie juridique. La laïcité doit imprégner la vie en société et fonder les institutions territoriales et nationales.

Il n’est pas étonnant que, sous des formes multiples, la laïcité soit évoquée quasi-quotidiennement dans la crise ; elle s’y définit en dynamique, individuelle, médiatique, organisationnelle. Elle est peu évoquée dans les différentes déclarations des droits de l’homme car, ainsi que l’a écrit le professeur jean Rivero « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ». La mondialisation pose inévitablement la question de son avenir pour l’universalité du genre humain. La laïcité, en raison de son caractère « transversal » dans la citoyenneté est un élément essentiel de la recomposition politique.

La laïcité a-t-elle vocation à l’universalité ?

L’affirmation du principe de laïcité accompagne comme on l’a vu la sécularisation du pouvoir politique. La Renaissance et la Réforme en ont été des moments importants. Toutefois, ce mouvement a revêtu des formes différentes selon les pays. Certains comme les États Unis ont conservé une référence forte au Créateur, tandis que d’autres, la France notamment, ne se sont inscrits que dans une « religion civile » donnant la primauté à la Raison et ne conservant qu’une référence formelle à l’Être suprême. Les premiers ont plus ou moins intégré la religion dans leurs institutions, les seconds ont finalement marqué la séparation entre les Églises et l’État. C’est la distinction chère à Régis Debray entre démocrates et républicains. Ces tendances distinguent clairement, en Europe, la France (franche séparation) du Danemark (forte intégration). La situation est encore plus complexe au niveau mondial.

*** En France, on rappellera que la Déclaration de 1789 se voulait de portée universelle. Elle disposait en son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

*** En Europe, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose, de son côté, dans son article 9 :

« Liberté de pensée, de conscience et de religion

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Dans la rédaction introduite par le Traité de Lisbonne, l’article 17 sur le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’énonce ainsi :

« 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.

2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.

3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. ».

En juillet 2013, la Commission a publié les Lignes directives de la mise en œuvre de l’article 17. Elles traduisent une volonté de coopération très large de l’Union européenne dans ce domaine.

L’élaboration des textes au niveau européen a donné lieu à de vigoureuses prises de positions. Ainsi, Jean-Paul II avait souhaité qu’il fut fait référence à la « culture chrétienne » comme socle commun des peuples européens. Le débat sur les racines chrétiennes de l’Union au moment de l’élaboration de la Charte des doits fondamentaux a traduit une inclination en faveur du maintien d’une imprégnation religieuse. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme indique que la liberté de religion représente « l’une des assises d’une société démocratique ».

Quant  au Conseil de l’Europe, il a rappelé aux  États la primauté de la séparation des églises et de l’État et à veiller à ce que le motif religieux ne soit pas invoqué pour justifier des distinctions sociales et notamment des atteintes faites aux femmes.

Il résulte des textes précités comme de la jurisprudence que l’accent est fortement mis au sein de l’Union européenne sur la liberté de conscience, plus généralement sur la problématique des droits de l’homme. Le principe de neutralité de l’État est peu évoqué, la France étant le seul pays à le mentionner formellement dans sa loi suprême, même si des dispositions peuvent être regardées comme équivalentes dans certaines constitutions, celle du Portugal, par exemple.

Mais si la notion de laïcité n’est pas formellement présente  dans les textes et que les relations entre les États et les Églises soient d’une extrême diversité (séparation, concordats, églises officielles) on assiste dans l’Union européenne à une convergence progressive des règles : non-intervention de l’État, liberté religieuse, pas d’interférence juridique, etc. Pour autant si 12 pays sur 28 retiennent le principe de séparation des Églises et des États, cela n’est pas incompatible avec des relations intimes, jusqu’au concordat.

*** Au niveau mondial, la Charte des Nations Unies ne mentionne pas expressément le principe de laïcité, mais elle bannit toute discrimination fondée sur la race, le sexe, la langue ou la religion et fonde la coopération internationale en son article 55 sur « le respect universel et effectif des Droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». La question de la neutralité est laissée à la discrétion de chaque État.

Il n’est pas aisé d’établir une typologie des États au regard du principe de laïcité. On peut toutefois distinguer les quatre catégories suivantes, fort hétérogènes :

– Les pays  théocratiques qui font prévaloir une loi divine sur les lois des hommes. Islamistes, Ils s’échelonnent, pour l’essentiel, de manière continue du Maroc à l’Iran et au Pakistan, puis discontinue au-delà jusqu’en Malaisie : l’Iran sur la base de l’Islam chiite : l’Arabie Saoudite et la plupart des pays de la Ligue arabe au nom de l’Islam sunnite. Mais aussi, même si le rapprochement peut apparaître excessif – il ne l’était pas au Moyen Âge – par référence au catholicisme, en Irlande où la république est proclamée catholique « au nom de la Sainte Trinité ».

– Les pays autoritaires, voire dictatoriaux, qui refoulent les religions – ou certaines d’entre elles – dans l’opposition politique pour affirmer ce qui est présenté comme une neutralité de l’État. Peuvent être classés dans cette catégorie les régimes dirigés par Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Égypte, Bachar el Hassad en Syrie, Saddam Hussein en Irak et, avant son islamisation, le pouvoir en Turquie où l’armée était instituée gardienne de la laïcité ; aux Philippines, où islam et catholicisme exercent une domination religieuse très conflictuelle ; on aurait pu y ajouter l’Union soviétique au nom d’une philosophie athéiste d’État.

– Les pays plus ou moins influencés par des courants religieux avec lesquels est recherchée un dialogue voire une coopération dans certains domaines, les droits de l’homme et la liberté de conscience et de croyance sont les principales références : le Danemark qui a intégré la religion dans ses institutions ; l’Australie ou un concordat définit l’Église catholique comme église préférée ; la Belgique qui reconnaît six religions ; l’ Allemagne où les églises peuvent se voir reconnaître un statut de coopération de droit public, où l’instruction religieuse fait partie des matières enseignées et où il a fallu interdire les crucifix dans les écoles de Bavière ; le Canada qui accorde certaines facilités fiscales au clergé ; en Espagne, le concordat fait du catholicisme une matière d’enseignement ; les États Unis connaissent dans la plupart des aspects de la vie sociale, y compris au sommet de l’État, une forte imprégnation de puritanisme protestant ; en Inde, qui se réclame d’un certain esprit laïque ( secular  ), les principales religions ont leur propre droit civil et un courant important fait de l’Inde la patrie de l’hindouisme ; Israël est en principe un État séculier, mais les orthodoxes juifs sont incontournables et bénéficient d’avantages ; l’Italie est sous régime concordataire avec l’Église catholique dont la religion est enseignée dans les écoles : les Pays-Bas pratiquent la pilarisation, sorte de mixte des valeurs de la nation et de celles des religions ; en Suède, l’Église luthérienne bénéficie d’un statut spécial. Cette catégorie mixte, hybride, ambiguë est sans doute la plus nombreuse, traduisant un stade de compromis qui n’infirme pas le mouvement historique de sortie de la religion.

– Les pays qui, au-delà du respect de la liberté de conscience, affirment la nécessité de la neutralité de l’État assortie parfois du respect de l’égalité de traitement des religions existantes : outre la France, le Mexique pratique une séparation forte ; l’Uruguay ne soutient aucun culte et proclame la liberté religieuse ; le Portugal, sans citer le mot, a retenu, comme on l’a dit, des dispositions constitutionnelles laïques même si ses relations avec le Saint-Siège sur une base concordataire se sont récemment renforcées ; le Japon pratique une neutralité de l’État stricte. Il faudrait bien sûr nuancer l’analyse, ces différentes catégories pouvant donner lieu à des solutions mixtes.

 

En conclusion

Premièrement, au plan mondial, le mouvement de sécularisation dans l’organisation des sociétés en longue période apparait fondamental. Les expressions d’intégrisme religieux peuvent être analysées comme autant de réactions violentes de survie dans un mouvement historique qui marque leur affaiblissement. La transition de sécularisation passe par des formes très diverses mais qui posent partout la question de la laïcité. Elle apparaît alors comme une préoccupation majeure du genre humain.

Deuxièmement, au plan national, si la question de la liberté de conscience et de croyance fait l’objet d’un large assentiment, il n’en est pas de même, tout au moins au même niveau, de la neutralité de l’État. C’est donc dans ce cadre que les progrès les plus significatifs peuvent intervenir. L’équilibre auquel la France est parvenue en dépit de nombreuses dérogations aux principes est le résultat d’une longue histoire qui la qualifie parmi les nations les plus avancées dans ce domaine, ce qui lui confère une responsabilité particulière.

Troisièmement, au plan individuel, dans la mondialisation et une situation de crise systémique, la laïcité permet de souligner la responsabilité propre des individus, responsables en s’arrachant à toute détermination transcendantales de forger leurs propres règles morales (génome de citoyenneté), à l’opposé de ceux qu’évoque Amin Maalouf (Les désorientés, 2012) qui « Parce qu’ils ont une religion (…) se croient dispensés d’avoir une morale »


[1]  Le contenu de ces articles est, en résumé :

Art. 13 : les édifices servant à l’exercice du culte et les objets immobiliers sont laissés gratuitement à la disposition des établissements ou des association de gestion les remplaçant.

– les collectivités publiques propriétaires peuvent engager des dépenses pour leur entretien ou leur conservation.

Art 19 : les associations peuvent recevoir des cotisation pour différents services : location de bancs, objets de funérailles. Plus, des dons et legs ou par testament

– rappel de non attribution de subventions.

[2]  HCI auquel j’avais appartenu de sa création en 1990 à ma démission en 1993 lors de la présentation des lois Pasqua réformant les conditions d’acquisition de la nationalité française.

[3] Kintzler Catherine, Humanité, p. 16.

« Laïcité : il est temps de se ressaisir ! »

Appel MARIANNE, 27 juin 14) – 26 juin

titre_1171597« Il y a urgence ! Les politiques se sont trop longtemps défaussés sur les juges, comme le montre l’interminable feuilleton Baby-Loup, désormais entre les mains de la justice européenne. « Marianne » publie un appel d’intellectuels, de politiques et d’acteurs de la société civile. Pour renouer avec la tradition républicaine et en finir avec trente ans de démissions. Un appel que vous pouvez vous aussi signer sur la plateforme Change.org.

Hommes et femmes d’horizons philosophiques, politiques et professionnels différents, nous sommes inquiets de voir à quel point, face à l’action engagée par diverses mouvances religieuses et politico-religieuses pour attenter à la laïcité républicaine, la réponse politique demeure faible. Pour notre part, récusant autant ceux qui exploitent la défiance générale pour accentuer la fracture sociale et identitaire, que ceux qui rejettent toute analyse critique du multiculturalisme dans le camp des « réactionnaires » ou des « intolérants », notre démarche vise à défendre et faire vivre la laïcité sans blesser mais dans la clarté et la fermeté, à trouver des solutions sans heurter mais sans faillir.

La laïcité – qui refuse les aspects politiques des religions et laisse à ces dernières toute liberté dans la vie sociale sous régime de droit commun – est globalement vécue dans notre pays comme une « tradition moderne », ce qui est parfois difficile à décrypter pour ceux venus d’ailleurs. Or aujourd’hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par divers mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants », la suprématie du droit civil sur les textes, à leurs yeux sacrés, avec un usage maîtrisé des radios communautaires et d’internet. Dans cet espace ainsi ouvert se rejoignent radicaux et orthodoxes issus des trois religions monothéistes pour exploiter à leur profit la crise ambiante, remettant notamment en cause les acquis du long combat pour l’égalité des sexes que l’on croyait clos et qui, à notre grande surprise, est à reprendre.

Notre propos n’est pas de nier l’existence d’une diversité ethnique, religieuse, culturelle ou autres, encore moins de réfuter le droit d’appartenir à telle ou telle communauté à la condition, toutefois, que celle-ci ne verse pas dans le communautarisme et reste ouverte sur l’extérieur, qu’elle facilite le va-et-vient en pensées et en individus entre le dedans et le dehors. Mais plus encore à la condition que, sachant indivisible notre République de citoyens, chacun se reconnaisse dans un fonds commun en histoire, en droits, en valeurs et en normes dont la laïcité est l’une des plus éminentes. Pour autant la laïcité n’est pas un dogme, on a le droit de manifester des opinions anti-laïques, mais on n’a aucunement le droit de transgresser les lois laïques votées par le Parlement.

Or depuis une trentaine d’années, des mouvements se développent dans notre société qui semblent aller en sens inverse, du fait d’une immersion des peuples dans la mondialisation avec perte des repères, d’une circulation accentuée de populations poussées hors de leurs pays par la misère, les révolutions et les guerres théocratiques, fondamentalistes, interethniques et nationalistes. Ont ainsi surgi des exigences en matière de rituels vestimentaires, alimentaires, cultuels ou d’expression médiatique, qui sont loin de correspondre toujours aux demandes réelles de populations hétérogènes d’un point de vue économique et identitaire.
Certains pays ont expérimenté sur ce terrain une attitude permissive, comme le Canada sous le couvert d’accommodements dits raisonnables, avant de reculer face aux incohérences des revendications et au risque d’un éclatement sociétal : tribunaux rabbiniques ou islamiques, jours fériés spécifiques à chaque religion, révision multiforme des programmes scolaires, pauses pour les prières sur les lieux de travail, formation au multiculturalisme de la police et des médecins, imposition de quotas pour certains recrutements et différents concours, etc. Ces accommodements s’imposent quelquefois au niveau mondial avec, depuis peu, l’autorisation du port du voile ou du turban sur les stades.

De plus en plus en France, le flou juridique en matière de laïcité, doublé de l’indécision politique, favorise au sein de nombreuses institutions publiques et privées des « accommodements » mal vécus par une grande partie des professionnels et des usagers. Face à ces confusions – qui alimentent les extrêmes – ce sont aujourd’hui bien souvent les décisions prises par des acteurs de la société civile, sans toujours le garant de la loi, qui montrent courageusement la voie à suivre. Ce fut ainsi le cas pour la crèche Baby-Loup comme pour l’entreprise Paprec, en Seine-Saint-Denis, qui s’est dotée d’une charte de la laïcité, acceptée à l’unanimité des 800 représentants de ses 4 000 salariés, pour imposer un devoir de neutralité sur le lieu de travail où coexistent des employés de 52 nationalités.

Pour accueillir l’altérité, un pays se doit d’être solide sur ses pieds, confiant dans ses fondations, tout en étant capable, par ses structures d’accueil et en fonction de ses capacités, d’intégrer chacun sur la base de principes clairs expliqués et enseignés. Il appartient aux politiques et aux institutions de transmettre cette laïcité, qui reste par nature un formidable levier d’intégration puisqu’elle permet de rassembler tous les citoyens – et au-delà tous ceux qui vivent sur le territoire national -, quelles que soient leurs origines religieuses ou ethniques, qu’ils soient croyants ou non, sans la moindre distinction.
Tous les citoyens et les responsables, quelle que soit leur sensibilité politique, sont concernés. Or nombre d’entre eux ne réagissent plus sur ce terrain, quand d’autres l’instrumentalisent d’un point de vue idéologique. Entre autres raisons, les résultats des dernières élections municipales et européennes ont durement sanctionné ce délaissement de nos valeurs par nombre de ceux qui avaient à les faire vivre. Ainsi de la laïcité. Il est grand temps de se ressaisir ! »

Lire « Laïcité : il est temps de se ressaisir ! ».

Post scriptum

« Signataires :

Elisabeth Badinter, philosophe
François Baroin, ancien ministre
Sadek Beloucif, professeur de médecine, chef de service à l’hôpital Avicenne (Seine-Saint-Denis)
Ghaleb Bencheikh, président de la conférence mondiale des religions pour la paix
Abdennour Bidar, philosophe
Jeannette Bougrab, ancienne ministre
Luc Carvounas, sénateur du Val-de-Marne
Yolène Dilas-Rocherieux, sociologue
Luc Ferry, philosophe, ancien ministre
Elisabeth de Fontenay, philosophe
Nadia El Fani, cinéaste
Marcel Gauchet, philosophe
Jérôme Guedj, président du Conseil général de l’Essonne
Jean Glavany, député, ancien ministre
Asma Guénifi, présidente de Ni putes ni soumises
Daniel Keller, grand maître du Grand Orient de France
Patrick Kessel, président du Comité Laïcité-République
Catherine Kintzler, philosophe
Jean-Pierre Le Goff, sociologue
Catherine Lemorton, Présidente de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale
Anicet Le Pors, ancien ministre
Richard Malka, avocat
Samuel Mayol, directeur de l’IUT de Seine-Saint-Denis (Paris 13)
Abdelwahab Meddeb, écrivain
Corine Pelluchon, philosophe
Jean-Luc Petithuguenin, Pdg de Paprec
Alain Seksig, inspecteur de l’Education nationale
Malika Sorel, essayiste
Francis Szpiner, avocat
Michèle Tribalat, démographe
Sihem Habchi, ancienne présidente de Ni putes ni soumises
André Laignel, ancien ministre,
Guy Lengagne, ancien ministre
Christian Bataille, député du Nord
Philippe Baumel, député de Saône-et-Loire
Jean-Pierre Blazy, député du Val d’Oise
André Henry, ancien ministre
Gaye Petek, fondatrice de l’association Elele-Migrations et cultures de Turquie
Jean-Louis Auduc, directeur honoraire des études à l’IUFM – Université Paris Est Créteil,
Gérard Delfau, sénateur honoraire
Philippe Esnol, sénateur des Yvelines
Guylain Chevrier, formateur en travail social, chargé de cours à l’université
Bernard Ferrand, Professeur honoraire, chargé de mission Laïcité à l’Université d’Evry,
Frédérique de la Morena, maître de conférences en Droit public, Université Toulouse,
Michèle Narvaez, Professeur en Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles à Lyon,
Alain Simon, haut fonctionnaire
Georges-Marc Benamou, écrivain et producteur
Martine Cerf, co-directrice du Dictionnaire de la laïcité
Philippe Foussier, président délégué du Comité Laïcité République
Philippe Guglielmi, conseiller régional d’Ile de France
Catherine Jeannin-Naltet, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France
Cindy Léoni, ex-présidente de SOS Racisme
Michel Meley, président de la Fédération française du Droit Humain
Odile Saugues, députée du Puy de Dôme
Gilles Schildknecht, haut fonctionnaire pour l’enseignement supérieur et la recherche. »

Grand Orient de France – Liévin, 16 mai 2014

La laïcité

GODFLa laïcité court aujourd’hui un risque de confusion, d’altération et, par là, de régression.

Certains éprouvent le besoin de la qualifier : de positive (Nicolas Sarkozy),, d’ouverte (Marie George Buffet) ou de raisonnée (EELV) comme si elle n’était jusque-là que négative, fermée et déraisonnable.

D’autres tiennent à caractériser plusieurs laïcités en fonction des conjonctures géopolitiques : séparatiste, autoritaire, anticléricale, etc. La laïcité serait alors une notion ambivalente (Laïcités sans frontières de Jean Baubero et Micheline Millet). Toute qualification est une distanciation qui affaiblit l’idée.

e Front national, de son côté, en fait un argument, à contre-pied de ses fondements idéologiques, en réalité une arme contre « l’islamisation » de la société.

Il est donc nécessaire de faire le point sur ce concept qui émerge de l’histoire longue comme principe fondamental (I), qui aujourd’hui comme hier est à l’épreuve des problèmes de la société (II), mais qui dans cette épreuve également pose la question de son rôle dans la construction de la citoyenneté et l’hypothèse de son caractère universel (III)

I. L’affirmation historique  du principe de laïcité

Il s’agit d’un mouvement  général des sociétés qui s’inscrit, en France, dans des circonstances particulièrement significatives.

Corrélation du développement économique et social et de la sortie de la religion

Selon l’analyse marxiste caractérise le matérialisme historique comme une succession de modes de production caractérisés par le niveau de développement des forces productives et les rapports de production que leur organisation implique. Les modes de production procèdent par vie de développement des contradictions qu’ils engendrent : communisme primitif-féodalisme – capitalisme – socialisme (propriété publique-pouvoir de la classe ouvrière-homme nouveau) – communisme (affranchissement de toutes les aliénations). Cette analyse, quelque peu mécaniste, n’est pas contradictoires avec d’autres analyses socio-politiques.

Dans son ouvrage Le désenchantement du monde (qu’il faut comprendre comme la sortie de la société du monde des croyances ou des superstitions qui l’enchantaient), Marcel Gauchet analyse le long effort des sociétés pour s’affranchir de toute vision transcendantale. Mouvement qu’il décrit comme celui de l’hétéronomie (une société sacralisée par le droit divin) vers l’autonomie (affirmation de l’identité propre de l’État et des droits de la personne). Son raisonnement est, en résumé, le suivant caractérisé par trois ruptures.

Première rupture : après des siècles de dogmatisme religieux, à la fin du Moyen Âge, s’amorce la sortie de la religion, la disjonction d’avec le Ciel. La monarchie absolue tend à séculariser le pouvoir politique.

Deuxième rupture : se produit alors une dépossession de l’incarnation individuelle en la personne du monarque au profit de la collectivité, ce qui conduit à une auto-construction de la personne publique remplaçant celle du monarque ; c’est l’affirmation progressive de la nation dont la souveraineté est une version de la souveraineté du peuple, adossée cependant à la continuité de la tradition.

Troisième rupture : on assiste à l’affirmation corrélative et conjointe des droits individuels et de l’État, instrument représentatif de l’entité politique qu’est la nation.  Mais l’État n’est pas soluble dans les droits individuels et ces deux entités ne tardent pas à s’affronter : droits individuels contre volonté générale exprimée par la loi. Sous l’effet de ce mouvement et du développement des forces productives, essentiellement au XIXe siècle, l’affirmation d’une historicité de la société développée pose la question de son avenir et de la façon de le construire. La dialectique de l’individuel et du collectif conduit à la dissociation de l’État et de la société et à l’intervention de catégories sociales, voire de classes ou de masses. La prévalence recherchée de la raison nourrit l’idée d’un changement de société par la réforme ou la révolution.

Cette expérience débouche donc sur une crise de civilisation. Car l’action des masses ne s’est pas dépouillée du sacré, ce qui a conduit en leur nom à des démarches totalitaires dans l’expression de l’historicité, à la constitution de « religions séculières ». La chute des totalitarismes sape les bases de l’intérêt collectif au nom de la liberté.

Quatrième rupture : l’échec du siècle précédent renvoie ; d’une part dans le sens d’une individuation qui rend le citoyen responsable sans délégation de pouvoir (constitution d’un génome de citoyenneté), d’autre part vers la prise de conscience de la finitude et la planète et de l’unité de destin du genre humain qui s’exprime par une mondialisation dans tous les domaines.

Quelle sera l’issue de cette crise de civilisation qui, dans ses deux tendance poursuis la sortie du politique de la religion ?

L’affirmation du principe en France

« désenchantement » est donc une longue marche que l’on peut «baliser » dans notre histoire de France par quelques dates et évènements.

Philippe Le Bel installe en 1309 le pape Clément V en Avignon en réplique au prédécesseur de ce dernier, Boniface VIII, qui prétendait affirmer la supériorité du pape sur les rois. Il s’agit là d’un acte fort de sécularisation du pouvoir politique et de séparation de l’État et de l’Église. Il institue également le Conseil d’État du roi contribuant à un clivage franc public-privé.

La Renaissance et la Réforme vont opérer un profond bouleversement des mentalités. On sort d ‘une éclipse d’un millénaire sous le régime féodal dominé par le pouvoir religieux. Les marchands des cités réclament des franchises commerciales et on aspire dans le people à des libertés individuelles. L’Université reprend l’étude et l’enseignement du droit romain On relit La Politique d’Aristote ; on publie La République de Bodin, Le Léviathan d’Hobbes ; on évoque l’idée républicaine avec Machiavel, etc. L’Esprit des lois de Montesquieu et Du Contrat social de J-J. Rousseau seront ensuite des références majeures.

Le pouvoir de l’Église est de plus en plus contesté. Ainsi, pendant tout le Moyen Âge l’asile était le monopole de l’Église qui pouvait l’accorder dans ses dépendances à qui elle voulait pour quelque raison que ce soit (Notre Dame de Paris de Victor Hugo) avec la possibilité d’excommunier le souverain qui portait attente à ce monopole. Mais progressivement les autorités religieuses elles-mêmes réduisirent leurs compétences en la matière et, en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, François Ier abolit l’asile en matière civile. Il imposera également le français comme langue administrative à la place du latin, langue du sacré.

La Sorbonne remet au goût du jour l’étude des Anciens, du droit romain. Les guerres de religions vont créer de profonds bouleversements (la St Barthélemy en 1572) et poser la question des rapports de l’Église et de l’État marquées par l’Édit de Nantes en 1598 puis son abrogation en 1685. Sous Louis XIV s’opèrera une disjonction de la personne du Roi et de l’État (au début « l’État c’est moi », à la fin « Je meurs mais il reste l’État »). Jean- Montesquieu, Voltaire développent une critique efficace de l’ordre monarchique. Jean-Jacques Rousseau théorise la transmission de souveraineté dans Du Contrat social désignant le Peuple comme nouveau souverain.

La Révolution française constitue une étape marquante de la sécularisation du pouvoir politique avec la Constitution civile du clergé dès 1789, la confiscation de ses biens, en dépit de la tentative de reconstitution religieuse sécularisée avec le culte de l’Etre suprême assimilé au culte de la Raison. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses … ».

e XIXe  siècle qui portera à son origine la marque du Concordat conclu avec la papauté par Napoléon et Pie VII en 1801, verra les aspirations républicaines et socialistes caractérisées par une volonté de rationalisation de la démarche émancipatrice  dominée par le marxisme (Manifeste du parti communiste en 1848) tendant à dégager le mouvement social de l’imprégnation religieuse. Mais le sentiment religieux participe lui-même à ce mouvement (Lamenais, Lacordaire, Ozanam, Sangnier). La I° Internationale est créée en 1865. La loi sur le droit de grève date de 1864, celle sur le droit syndical de 1884.

L’avènement des grandes lois

La III° République est proclamée en 1875. Et c’est ainsi que l’on parvient aux grandes lois sur la laïcité : loi du 18 mars 1880 sur la collation des grades réservée à l’État, loi du 16 juin 1881 sur la  gratuité de l’enseignement primaire public, loi du 28 mars 1882 rendant obligatoire cet enseignement. « La cause de l’école laïque » figurera  dans la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883. La loi du 9 décembre1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État » posera les deux fondements de la laïcité (sans formuler le mot) : liberté de conscience et neutralité de l’État. Le mot n’est introduit qu’en 1946 dans la constitution de la IV° République du 27 octobre, Il figure aussi dès l’art. 1er de la constitution de 1958 : «  La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

 

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Jules Ferry

II. La laïcité à l’épreuve des problèmes de notre temps

Le principe à sa dénaturation

Il est utile, alors qu’aujourd’hui certains proposent de réformer la loi de 1905 ou de l’inscrire dans la constitution, de citer ses deux premiers articles aux termes soigneusement pesés :

« Article 1er – La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

Article 2 – La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (…) »

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale prévaut la vigilance dans la défense des règles ainsi posées, la figure de l’enseignant de l’instruction publique, le « hussard noir » de la République, symbolisant cette posture républicaine marquée par de nombreux exemples comme l’interdiction faite par Clemenceau aux membres du gouvernement d’être présents au Te Deum célébré à Notre Dame pour la victoire de la guerre 1914-1918.

Mais le principe de laïcité c’est aussi l’exercice de l’esprit critique, l’apprentissage de la tolérance dans un esprit qui inspire la Charte de la laïcité à l’école diffusée dans les établissements scolaires publics à la rentrée 2013 – exceptionnellement dans les établissements privés.

Néanmoins, les exceptions à la règle de neutralité sont nombreuses : situation concordataire de l’Alsace-Moselle réintégrée après la guerre 1914-1918 ; financement public des écoles privées par la loi Debré du 31 décembre 1959 intégrant à l’Éducation nationale les établissements privés sous contrats d’association. Cette loi sera prolongée par la loi Guermeur en 1977 (les communes sont sollicitées pour le financement du secteur privé ; les enseignants du privé bénéficient des mêmes avantages de carrière que ceux du public) et les accords Lang-Coupé en 1992 (recrutement et formation des maîtres du second degré du secteur privé alignés sur ceux du public) vont dans le même sens d’une parité public-privé. En sens inverse, la tentative du projet Savary en 1984 en faveur d’un service public de l’éducation unifié entrainant la chute du troisième gouvernement Mauroy.

Les évènements de 1968 traduisent un changement de climat social et d’état d’esprit. Aussi, avec retard sur cette évolution, la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (loi Jospin) propose une ouverture sur le monde du milieu scolaire que traduit cet alinéa de l’article 10 : « (…) Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. (…) » ;

La laïcité et l’islam

La même année, un avis demandé au Conseil d’État par le ministre de l’Éducation nationale sur la question du port du voile islamique à l’école conduit le Conseil à préciser les conditions d’application du principe de laïcité : celui-ci est fondé à la fois sur la liberté de conscience et la neutralité de l’État. L’exercice de la liberté exclut le prosélytisme et le port de signes ostentatoires. En cas de contradiction des principes, on a recours à la notion d’ordre public.

La portée de cet avis était générale, mais en fait elle a concerné, dans l’opinion la question de l’application du principe de laïcité à la pratique le l’Islam, comme le principe avait eu à connaître antérieurement des conditions d’application vis-à-vis des autres religions. (enseignants, processions, sonneries de cloches, etc.) L’interdiction de signes ostentatoires ou d’actions de prosélytisme devait être mis en œuvre au cas par cas et ne pouvait faire l’objet d’une interdiction générale en vertu d’un autre principe prohibant toute interdiction de portée générale en matière de police administrative. Ainsi, il n’était pas possible d’inscrire une interdiction générale de signe ostentatoire dans un règlement intérieur d’un établissement scolaire sans trouble caractérisé au service public ou atteinte spécifiée à l’intégrité des élèves.

Cette orientation a connu de sérieuses difficultés d’application. Elle faisait en effet peser sur les chefs d’établissements la lourde responsabilité de caractériser les infractions ; ils n’ont d’ailleurs pas toujours été activement soutenus par leur administration. Les décisions des juridictions administratives ont pu apparaître contradictoires. Le 16 janvier 1994 a lieu à Paris une manifestation de quelque un million de personnes contre le projet de modification de la loi Falloux qui aurait élargi les possibilités de financement par les collectivités territoriales des établissements privés. Les efforts de la jurisprudence pour répondre aux difficultés, tout comme les dispositions coercitives de la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 sont apparues insuffisantes devant la revendication croissante d’une loi sur le sujet.

La commission Stasi, constituée en 2003 pour faire des propositions sur le sujet a plutôt accru la confusion. Le principe de neutralité y est abordé de manière défensive. Les exceptions au principe de laïcité sont minimisées. Il y est affirmé que le temps de la « laïcité de combat » est dépassé. Surtout le rapport ajoute aux principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État un autre principe : la responsabilité qui incomberait à l’État d’assurer un traitement égal des options religieuses avec des conséquences lourdes (extension des contrats d’association, aumôneries diversifiées, jours fériés pour les différentes confessions, création d’une école nationale d’études islamiques, etc.) manifestement contraires à la loi de 1905 qui affirme que la République ne « reconnaît » aucun culte.

Un certain nombre d’objections pouvaient être opposées à la loi du 15 mars 2004 prohibant en milieu scolaire public le port de signes et de tenues conduisant à se faire connaître immédiatement par son appartenance religieuse (voile, kippa, grande croix, etc …) : le risque de tirer de la référence à’un texte religieux le fondement de l’inégalité femme-homme (le Coran comme source de droit interne !), l’aggravation de la condition sociale de jeunes filles prises entre les puissances respectives de la tradition familiale et de l’État, la multiplication des interdits ou le déplacement et l’extension du problème sur d’autres terrains. C’est pourquoi je n’étais pas favorable à une telle loi. Mais une fois l’entrée en vigueur de la loi, il est impossible de la contester sans que cela apparaisse  comme un recul de la laïcité.

La question pour autant n’a pas disparu de l’espace public. Elle s’est déplacée avec, d’une part la multiplication des foulards dans l’espace public, et, d’autre part  la question du « voile intégral », niqab ou burqa en dépit du caractère très minoritaire de ces manifestations. La loi du 10 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage de l’espace public. Le traitement par la loi de cette question est critiquable : on ne combat une idéologie que l’on juge obscurantiste que par la contestation idéologique et politique, la stigmatisation des musulmans est inévitable et défavorable à l’expression de la laïcité en son sein et à l’expression de ses membres, il s’agit à l’évidence d’une manipulation politique pour brouiller le clivage droite-gauche par le moyen d’une excitation passionnelle. Je n’étais pas davantage favorable à cette loi. Comme on pouvait s’y attendre, les effets sont dérisoires sans que la question des signes religieux soit résolue. Ce n’est pas le principe de laïcité qui est en cause mais les moyens, à mon avis inappropriés utilisés.

Dans le même temps des solutions pacifiques sont généralement trouvées concernant : les carrés musulmans dans les cimetières, les abattages rituels, les lieux de culte, les repas dans les cantines, etc.

La laïcité en difficulté

Les problèmes rencontrés aujourd’hui par la laïcité ne sauraient se réduire à ses relations avec l’islam dont on peut penser qu’ils servent même à occulter une véritable offensive contre cette spécificité de l’identité nationale. La situation est aggravée par l’ambiguïté des positions des autorités publiques et un certain désarroi des forces laïques  affectées par la confusion précédemment relevée.

Uhe offensive anti-laïque renforcée

La déclration de l’offensive anti-laïque était clairement affichée par nombre de déclarations de Nicolas Sarkozy et notamment celle de Latran du 20 décembre 2007 : « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il  est important qu’il s’en approche, car il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie  et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ». Ce thème de l’espérance a été repris par Manuel Valls le 27 avril 2014 à Rome où il représentait la France aux cérémonies de canonisation des papes Jean XXIII et Jean Paul II.

La représentativité officiellement reconnue à certaines organisations confessionnelles (CRUF, UOIF) est contraire à la loi de 1905. L’instrumentalisation de la laïcité par le Front national, par le discrédit qu’elle risque de faire subir au concept, est de nature à faire le jeu des communautarismes ethniques et religieux. La campagne sur l’identité nationale ostensiblement dirigée contre l’étranger avait le même but.

On relève aussi la prise en charge par l’État en 2005 de la gestion des enseignants du privé devenus agents publics contractuels – qui demeurent néanmoins sous supervision diocésaine pour l’enseignement catholique qui représente 95% de l’enseignement privé -, jours fériés et chômes d’origine catholique ; jusqu’au décret du 16 avril 2009 publiant l’accord conclu entre la République française et le Saint Siège sur la reconnaissance de grades et diplômes de l’enseignement supérieur catholique nonobstant le monopole posé par la loi de 1880.

Pour les partisans d’une intégration supranationale, principalement européenne, renforcée, la laïcité est regardée comme une exception française, voire une anomalie à supprimer, ce que les églises, et notamment l’église catholique ne peut qu’encourager. Selon Patrick Kessel, membre de l’Observatoire de la laïcité et ancien grand maître du Grand Orient de France « certains veulent mettre l’éteignoir sur la laïcité ».

Une certaine complaisance des juridictions

Outre celles précédemment évoquées, les atteintes à la laïcité sont aussi financières. Depuis longtemps l’enseignement privé sous contrat a reçu d’importants soutiens financiers. Dans la dernière période, on peut aussi citer : la loi Carle de 2009 qui a fait obligation aux maires de financer la scolarité d’enfants souhaitant s’inscrire dans des établissements scolaires privés hors de la commune ; la RGPP a épargné les établissements privés sous contrat qui représentent 17 % des postes mais ne devaient connaître que 10 % des réductions.

On doit aussi mentionner une certaine irrésolution des juridictions. C’est d’abord celle de la juridiction administrative qui a actualisé sa conception pat cinq décisions contentieuses du 19 juillet 2011. Pour admettre le financement par une collectivité publique d’ouvrages associés à des lieux cultuels, elle a considéré que la justification résidait dans l’existence d’un « intérêt public local » – achat d’un orgue par la commune de Trélazé en raison d’école de musique et de concerts dans l’église ; financement par la commune de Lyon d’un ascenseur d’accès à la cathédrale de Fourvière pour son intérêt touristique -. Elle a justifié aussi le financement par la communauté urbaine du Mans de la mise en état d’abattoirs destinés aux sacrifices de l’Aïd el Kebir en l’absence de service public local à proximité. Elle a également permis l’utilisation temporaire d’une salle polyvalente de la ville de Montpellier comme salle de prière dans le cadre d’une convention avec une association musulmane. À Montreuil, la municipalité  a conclu avec une association musulmane un bail emphytéotique de 99 ans moyennant une contribution symbolique de un euro mais une intégration au patrimoine de la collectivité au terme du bail; le Conseil d’’État a considéré que le législateur avait autorisé cette dérogation à la loi de 1905. La haute juridiction invoque pour justifier sa démarche les articles 13 et 19 de la loi de 1905 qui, à mon avis, sont exagérément sollicités[1].  On peut aussi exprimer de fortes réserves concernant l’étude remise le 23 décembre 2013 par le Conseil d’État au Défenseur des doits concernant l’accompagnement des sorties par des mères voilées qui, sont assimilées à des usagers du service public, considérant que les catégories de participant, de collaborateur, d’auxiliaire du service public n’existant pas en droit positif et distinguant pour les opposer les missions d’intérêt général les missions de service public. L’étude conclut que la neutralité du service public n’est pas opposable à ces personnes, mais que l’on pourra néanmoins interdire l’activité d’accompagnement à l’initiative de l’Éducation nationale.

S’agissant de la juridiction judiciaire, la Cour de cassation a pris le 19 mars 2013 une décision cassant la décision de licenciement de la directrice adjointe de la crèche Baby-Loup de Chanteloup-les-Vignes qui refusait d’ôter son foulard dans l’exercice de ses fonctions ce qu’interdisait le règlement intérieur de l’établissement. Pour justifier sa décision la Cour a considéré, d’une part  qu’il ne suffit pas de recevoir des fonds publics ou d’exercer une mission d’intérêt général pour considérer qu’il s’agit d’un organisme exerçant une mission de service public et de se voir appliquer les règles de neutralité applicables aux agents publics, d’autre part qu’il convient de motiver les restrictions aux libertés individuelles  – port du voile – mais que ce ne peut être par une règle de portée absolue et générale d’interdiction par un règlement intérieur. À la suite de quoi l’Observatoire de la laïcité a pertinemment invite la crèche à modifier son règlement intérieur ou a obtenir une délégation de service public. Le 27 novembre, la Cour d’appel de Paris revient sur la position de la Cour de cassation en validant le licenciement de l’employée considérant qu’il n’y avait pas atteinte à la liberté religieuse la crèche étant considérée comme une « entreprise de conviction ».

L‘Observatoire de la laïcité a été créé en 2007, mais n’est opérationnel que depuis avril 2013. Il se substitue en fait au Haut Conseil à l’intégration (HCI)[2], lequel avait publié un avis préconisant l’interdiction du voile islamique dans les salles de cours de l’université. Le HCI a été mis en sommeil début septembre et sera probablement supprimé en décembre. L’Observatoire a contesté cette recommandation. La conférence des présidents d’université est contre une loi d’interdiction du voile à l’université. Manuel Valls pense que l’Observatoire doit se saisir de la question. Dominique Baudis, défenseur des droits, dénonce le flou et a saisi le Conseil d’État.  Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire, pense qu’il ne faut utiliser l’arme législative qu’à bon escient. 83% des Français estiment qu’il faut proscrire les signes religieux dans les entreprises privées.

Une réplique insuffisante et confuse des défenseurs de la laïcité

On doit cependant  souligner d’abord la contribution de la Charte de la laïcité. C’est un texte clair qui réaffirme le principe de neutralité en même temps que la liberté d’expression « dans les limites de l’ordre public ».

Mais l’aspect le plus significatif de la situation actuelle est la faiblesse de la réaction des forces traditionnellement attachées à  la laïcité. Certes, des associations et les partis ne manquent pas de réagir devant des atteintes caractérisées, mais les travaux d’approfondissement sont rares et les réfutations des rapports officiels (Stasi, Machelon) fables et souvent orientées vers la recherche d’un consensus républicain pauvre sur la base de compromis sans principe. Une étude approfondie du concept dans le contexte actuel apparaît ainsi nécessaire. Cette prise de conscience n’est pas très répandue. Nombre d’organisations se réfugient dans une référence aux droits de l’homme dont ils déduisent une grande complaisance vis-à-vis des manifestations communautaristes. Ainsi, le président de la Ligue des droits de l’homme, Pierre Tartakowsky déclarait-il récemment : « Il y a une dialectique d’exclusion prétendument laïque qui est en fait une dialectique d’exclusion socio-ethnique des plus pauvres », estimant que tout comportement individuel devrait être largement admis, y compris dans le champ des services publics (Débat à la Fête de l’Humanité de 2013). La laïcité se confond alors avec un laisser aller de bonne conscience. Etienne Balibar considère qu’il y a toujours eu deux tendances, il écrit «  La division est une division qui partage la République entre une conception étatiste et une conception libérale. Cela peut surprendre pour quelqu’un qui se veut marxiste, mais, personnellement, je suis pour une conception libérale, aussi ouverte et aussi libérale que possible » (l’Humanité, le 26 août 2013). Cela surprend en effet, y compris la facilité qui consiste à qualifier d’étatiste tout opposant à la pensée libérale. On relèvera enfin la prise de position officielle du PCF sur le sujet, dont on ne peut pas dire qu’elle soit stimulante pour le combat laïque : « Ainsi nous refusons la conception qui ferait de la laïcité un principe de stigmatisation et d’exclusion. Nous refusons aussi cette conception qui ferait de l’espace public un lieu aseptisé où l’on ne s’efforcerait que d’être semblable aux autres, les convictions des individus étant refoulées dans une « sphère privée » (Humanifeste, p. 44).

III. La laïcité, du pacte républicain à la vocation universelle

imagesLa laïcité a émergé en France sous une particulière clarté jusqu’à constituer une spécificité nationale. Pour autant le concept est frappé – comme d’autres exceptions françaises : le service public, par exemple – de dénaturations diverses. L’assainissement de la situation actuelle pour l’établissement d’un droit commun cohérent sur tout le territoire national est donc une nécessité. Cette action doit s’accompagner d’un approfondissement du concept comme dimension majeure de la citoyenneté en même temps que d’une réflexion sur sa portée universelle.

Nécessité d’une rénovation législative et réglementaire

L’existence de la loi de 1905, d’un État de droit  retenant dès l’article 1er de la constitution le principe de laïcité est une garantie fondamentale. Mais l’état de la législation et de la réglementation du principe s’accompagne dans un tel domaine d’une forte rigidité – ainsi n’est ni possible ni souhaitable dans la situation actuelle de revenir dans l’immédiat sur la loi de 2004 sur le voile islamique quoi qu’on en pense –. On peut néanmoins envisager quelques évolutions, parmi lesquelles :

  Application progressive du droit commun en Alsace-Moselle, mis en place sur une longue période, trente ans par exemple, moyennant des compensations de transition.

 – Distinction franche par nature et implantation des activités cultuelles et culturelles.

 – Application ferme du principe de neutralité dans un champ étendu du service public et de tout établissement ou entreprise ayant, même partiellement, ce caractère. Clarification des bases d’établissement des règlements intérieurs à partir d’une jurisprudence sûre et ferme.

 – Sécularisation des jours fériés et chômés sans qu’il soit nécessaire d’en bouleverser l’ordonnancement.

 – Refondation d’un service public de l’enseignement et réorientation à son profit des crédits de l’Éducation nationale.

a laïcité composante majeure de la transformation sociale

La laïcité peut et doit être évoquée dans toutes les actions participant à l’affirmation de la citoyenneté. Réciproquement, tout progrès dans ce domaine permet des avancées de la laïcité.

Ainsi la laïcité est évidemment consubstantielle à notre conception de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique. Elle établit l’égalité entre les citoyennes et les citoyens, les dégageant des particularismes communautaires. Elle est à la base même de toute idée de responsabilité puisque celle-ci ne relève ni d’une transcendance ni d’un état de nature ou d’une fatalité, mais de l’émancipation des citoyens et des citoyennes qui fixent les règles de la morale sociale.

Le citoyen est d’abord vis à vis des autres citoyens comme un laïc qui ne se définit pas par des caractéristiques ayant pour effet de fonder l’affirmation sociale de la personne sur  des caractères ethniques, religieux, politiques ou d’autre nature conduisant à faire prévaloir ces communautés sur la communauté des citoyens, sur la nation.  Le citoyen « abstrait » théorisé par Mona Ozouf, ne fait en rien obstacle à l’affirmation des personnalités individuelles, au contraire il en est la garantie juridique. La laïcité doit imprégner la vie en société et fonder les institutions territoriales et nationales.

Il n’est pas étonnant que, sous des formes multiples, la laïcité soit évoquée quasi-quotidiennement dans la crise ; elle s’y définit en dynamique, individuelle, médiatique, organisationnelle. Elle est peu évoquée dans les différentes déclarations des droits de l’homme car, ainsi que l’a écrit le professeur jean Rivero « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ». La mondialisation pose inévitablement la question de son avenir pour l’universalité du genre humain. La laïcité, en raison de son caractère « transversal » dans la citoyenneté est un élément essentiel de la recomposition politique.

a laïcité a-t-elle vocation à l’universalité ?

L’affirmation du principe de laïcité accompagne comme on l’a vu la sécularisation du pouvoir politique. La Renaissance et la Réforme en ont été des moments importants. Toutefois, ce mouvement a revêtu des formes différentes selon les pays. Certains comme les États Unis ont conservé une référence forte au Créateur, tandis que d’autres, la France notamment, ne se sont inscrits que dans une « religion civile » donnant la primauté à la Raison et ne conservant qu’une référence formelle à l’Être suprême. Les premiers ont plus ou moins intégré la religion dans leurs institutions, les seconds ont finalement marqué la séparation entre les Églises et l’État. C’est la distinction chère à Régis Debray entre démocrates et républicains. Ces tendances distinguent clairement, en Europe, la France (franche séparation) du Danemark (forte intégration). La situation est encore plus complexe au niveau mondial.

*** En France, on rappellera que la Déclaration de 1789 se voulait de portée universelle. Elle disposait en son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

+*** En Europe, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose, de son côté, dans son article 9 :

« Liberté de pensée, de conscience et de religion

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Dans la rédaction introduite par le Traité de Lisbonne, l’article 17 sur le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’énonce ainsi :

« 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.

2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.

3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. ».

En juillet 2013, la Commission a publié les Lignes directives de la mise en œuvre de l’article 17. Elles traduisent une volonté de coopération très large de l’Union européenne dans ce domaine.

L’élaboration des textes au niveau européen a donné lieu à de vigoureuses prises de positions. Ainsi, Jean-Paul II avait souhaité qu’il fut fait référence à la « culture chrétienne » comme socle commun des peuples européens. Le débat sur les racines chrétiennes de l’Union au moment de l’élaboration de la Charte des doits fondamentaux a traduit une inclination en faveur du maintien d’une imprégnation religieuse. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme indique que la liberté de religion représente « l’une des assises d’une société démocratique ».

Quant  au Conseil de l’Europe, il a rappelé aux  États la primauté de la séparation des églises et de l’État et à veiller à ce que le motif religieux ne soit pas invoqué pour justifier des distinctions sociales et notamment des atteintes faites aux femmes.

Il résulte des textes précités comme de la jurisprudence que l’accent est fortement mis au sein de l’Union européenne sur la liberté de conscience, plus généralement sur la problématique des droits de l’homme. Le principe de neutralité de l’État est peu évoqué, la France étant le seul pays à le mentionner formellement dans sa loi suprême, même si des dispositions peuvent être regardées comme équivalentes dans certaines constitutions, celle du Portugal, par exemple.

Mais si la notion de laïcité n’est pas formellement présente  dans les textes et que les relations entre les États et les Églises soient d’une extrême diversité (séparation, concordats, églises officielles) on assiste dans l’Union européenne à une convergence progressive des règles : non-intervention de l’État, liberté religieuse, pas d’interférence juridique, etc. Pour autant si 12 pays sur 28 retiennent le principe de séparation des Églises et des États, cela n’est pas incompatible avec des relations intimes, jusqu’au concordat.

*** Au niveau mondial, la Charte des Nations Unies ne mentionne pas expressément le principe de laïcité, mais elle bannit toute discrimination fondée sur la race, le sexe, la langue ou la religion et fonde la coopération internationale en son article 55 sur « le respect universel et effectif des Droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». La question de la neutralité est laissée à la discrétion de chaque État.

Il n’est pas aisé d’établir une typologie des États au regard du principe de laïcité. On peut toutefois distinguer les quatre catégories suivantes, fort hétérogènes :

– Les pays  théocratiques qui font prévaloir une loi divine sur les lois des hommes. Islamistes, Ils s’échelonnent, pour l’essentiel, de manière continue du Maroc à l’Iran et au Pakistan, puis discontinue au-delà jusqu’en Malaisie : l’Iran sur la base de l’Islam chiite : l’Arabie Saoudite et la plupart des pays de la Ligue arabe au nom de l’Islam sunnite. Mais aussi, même si le rapprochement peut apparaître excessif – il ne l’était pas au Moyen Âge – par référence au catholicisme, en Irlande où la république est proclamée catholique « au nom de la Sainte Trinité ».

– Les pays autoritaires, voire dictatoriaux, qui refoulent les religions – ou certaines d’entre elles – dans l’opposition politique pour affirmer ce qui est présenté comme une neutralité de l’État. Peuvent être classés dans cette catégorie les régimes dirigés par Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Égypte, Bachar el Hassad en Syrie, Saddam Hussein en Irak et, avant son islamisation, le pouvoir en Turquie où l’armée était instituée gardienne de la laïcité ; aux Philippines, où islam et catholicisme exercent une domination religieuse très conflictuelle ; on aurait pu y ajouter l’Union soviétique au nom d’une philosophie athéiste d’État.

– Les pays plus ou moins influencés par des courants religieux avec lesquels est recherchée un dialogue voire une coopération dans certains domaines, les droits de l’homme et la liberté de conscience et de croyance sont les principales références : le Danemark qui a intégré la religion dans ses institutions ; l’Australie ou un concordat définit l’Église catholique comme église préférée ; la Belgique qui reconnaît six religions ; l’ Allemagne où les églises peuvent se voir reconnaître un statut de coopération de droit public, où l’instruction religieuse fait partie des matières enseignées et où il a fallu interdire les crucifix dans les écoles de Bavière ; le Canada qui accorde certaines facilités fiscales au clergé ; en Espagne, le concordat fait du catholicisme une matière d’enseignement ; les États Unis connaissent dans la plupart des aspects de la vie sociale, y compris au sommet de l’État, une forte imprégnation de puritanisme protestant ; en Inde, qui se réclame d’un certain esprit laïque ( secular  ), les principales religions ont leur propre droit civil et un courant important fait de l’Inde la patrie de l’hindouisme ; Israël est en principe un État séculier, mais les orthodoxes juifs sont incontournables et bénéficient d’avantages ; l’Italie est sous régime concordataire avec l’Église catholique dont la religion est enseignée dans les écoles : les Pays-Bas pratiquent la pilarisation, sorte de mixte des valeurs de la nation et de celles des religions ; en Suède, l’Église luthérienne bénéficie d’un statut spécial. Cette catégorie mixte, hybride, ambiguë est sans doute la plus nombreuse, traduisant un stade de compromis qui n’infirme pas le mouvement historique de sortie de la religion.

– Les pays qui, au-delà du respect de la liberté de conscience, affirment la nécessité de la neutralité de l’État assortie parfois du respect de l’égalité de traitement des religions existantes : outre la France, le Mexique pratique une séparation forte ; l’Uruguay ne soutient aucun culte et proclame la liberté religieuse ; le Portugal, sans citer le mot, a retenu, comme on l’a dit, des dispositions constitutionnelles laïques même si ses relations avec le Saint-Siège sur une base concordataire se sont récemment renforcées ; le Japon pratique une neutralité de l’État stricte.

Il faudrait bien sûr nuancer l’analyse, ces différentes catégories pouvant donner lieu à des solutions mixtes. On peut toutefois avancer, sur cette base, des conclusions suivantes :

Premièrement, le mouvement de sécularisation dans l’organisation des sociétés en longue période apparait fondamental. Les expressions d’intégrisme religieux peuvent être analysées comme autant de réactions violentes de survie dans un mouvement historique qui marque leur affaiblissement. La transition de sécularisation passe par des formes très diverses mais qui posent partout la question de la laïcité. Elle apparaît alors comme une préoccupation majeure du genre humain.

Deuxièmement, si la question de la liberté de conscience et de croyance fait l’objet d’un large assentiment, il n’en est pas de même, tout au moins au même niveau, de la neutralité de l’État. C’est donc dans ce cadre que les progrès les plus significatifs peuvent intervenir. L’équilibre auquel la France est parvenue en dépit de nombreuses dérogations aux principes est le résultat d’une longue histoire qui la qualifie parmi les nations les plus avancées dans ce domaine, ce qui lui confère une responsabilité particulière.

Troisièmement, dans la mondialisation et une situation de crise systémique, la laïcité peut apparaître comme la voie permettant tout à la fois, d’une part  d’être un des moyens de résoudre de nombreux conflits locaux (Moyen-Orient, Balkans, Afrique, etc.) et de progresser dans le sens d’une mondialisation efficace et démocratique, et d’autre part de souligner la responsabilité propre des individus, responsables en s’arrachant à toute détermination transcendantales de forger leurs propres règles morales (génome de citoyenneté), à l’opposé de ceux qu’évoque Amin Maalouf (Les désorientés, 2012) qui « Parce qu’ils ont une religion (…) se croient dispensés d’avoir une morale « .

 


[1]  Le contenu de ces articles est, en résumé :

Art. 13 : les édifices servant à l’exercice du culte et les objets immobiliers sont laissés gratuitement à la disposition des établissements ou des association de gestion les remplaçant.

– les collectivités publiques propriétaires peuvent engager des dépenses pour leur entretien ou leur conservation.

Art 19 : les associations peuvent recevoir des cotisation pour différents services : location de bancs, objets de funérailles. Plus, des dons et legs ou par testament

– rappel de non attribution de subventions.

[2]  HCI auquel j’avais appartenu de sa création en 1990 à ma démission en 1993 lors de la présentation des lois Pasqua réformant les conditions d’acquisition de la nationalité française.

 

Jules Ferry : la tradition et la liberté, par Mona Ozouf

 La France doit à Jules Ferry l’instruction pour tous,  la laïcité, mais aussi les libertés du journal, de la réunion, de l’association syndicale, du mariage civil, de l’élection du maire. Impressionnant. Alors comment expliquer qu’il ait été d’un des hommes les plus haïs de son temps, tandis qu’il laisse dans l’histoire une si forte marque ? C’est ce qu’entreprend d’expliquer l’auteure de Composition française bien connue des lecteurs de Bretagne-Ile de France[1].

Mona Ozouf, d’origine bretonne, a beaucoup apporté à la connaissance de la Révolution française et à la caractérisation du citoyen abstrait dépassant les particularismes locaux sans les nier. Elle retrouve aisément ce type d’analyse dans le personnage de Jules Ferry qui veut donner à l’identité française toute sa cohérence dans les contradictions qui l’habitent : aristocratie-démocratie, conservatisme-révolution. Lui-même en est d’ailleurs un exemple : terrien des Vosges, bourgeois engagé dans les affaires de l’État, héritier d’une tradition où le sacré familial doit se substituer au sacré religieux, homme politique de son temps mais soucieux de saisir l’histoire de France dans sa globalité.

220px-JulesferryLa France a été naturellement centralisée, tant par la monarchie que par la Révolution. L’État y a précédé la Nation. Elle a tôt été fascinée par le pouvoir d’État plus que par la transaction. Le credo politique s’y est affranchi du credo religieux. Le pays rural, catholique, de tradition,  a ainsi pu s’abandonner parfois à une « ivresse d’autorité ».

Jules Ferry vit douloureusement trois défaites. D’abord 1870, catastrophe physique par l’amputation du territoire, morale par le sentiment de défaite d’un pays qui se considérait pourtant comme seul « achevé », spirituelle face à la montée d’un impérialisme germanique qui le conduira a alerter sur les dangers du nationalisme allemand. 1848 ensuite, il a alors seize ans. Il déplore l’échec de la République après les innovations démocratiques consécutives aux journées de février, dénonce la présence du prêtre dans l’enseignement public, stigmatise l’usage du suffrage universel comme instrument du despotisme après le coup d’État du 2 décembre 1851. Mais il en tire une leçon importante qui sonne encore aujourd’hui : la nécessité de l’approfondissement intellectuel et de l’abandon des chimères, « qu’on doive être éclairé avant d’agir ». 1789 enfin, qu’il glorifie pour avoir sécularisé l’Église et l’État. De là, il confiera à Jaurès son but « d’organiser l’humanité sans Dieu et sans foi ». Mais dans le même temps il rend la Terreur responsable des coups d’État des Bonaparte. Il déduira de ces contradictions que si le projet constitutionnel qui s’élabore à partir de 1870 est bancal il doit être néanmoins défendu pour faire durer la République.

Mona Ozouf fait malicieusement remarquer que s’il se dit attentif aux « petites gens des petits endroits », Jules Ferry, comme d’ailleurs ses contemporains, ne fait pas de place aux langues régionales. Pour autant il regarde la province comme une petite patrie conduisant à la grande, la République, et il met en garde contre l’esprit révolutionnaire parisien, n’hésitant pas à faire l’amalgame entre jacobinisme et césarisme. Il n’adhère pas à une analyse en termes de classes et marque une distance avec la Commune de Paris et les violences dont elle a été le théâtre.  La bourgeoisie est pour lui « l’élite des travailleurs » ; la différence sociale n’est pas de classe, mais d’instruction.  En revanche, il craint la relance d’une offensive catholique intégriste, le renforcement de l’emprise du prêtre sur la femme. La ligne d’affrontement est avant tout politique.

Car il s’agit de refaire la France moralement par l’école. L’école gratuite et obligatoire était déjà en chantier, mais ces caractères sont confirmés et généralisés. Si Edgar Quinet avait déjà évoqué l’école laïque dans Enseignement du peuple, c’est la laïcité qui est vraiment une nouveauté et prend un caractère offensif, bien que le nom n’apparaisse pas dans les grandes lois de Jules Ferry. Pour lui, le principe de laïcité découle de la séparation introduite par le christianisme lui-même entre la cité des hommes et la cité de Dieu, comme par la monarchie pour limiter les empiètements de l’Église dans la sphère séculière. Les textes de Jules Ferry disent surtout ce qui est interdit désormais. Ils visent à former un esprit critique, non dogmatique, par l’éducation, la tolérance, l’amour de la patrie. Il met l’accent sur l’enseignement de l’histoire comme un tout, de la géographie pour donner une représentation concrète de la France. Il souligne l’importance stratégique de l’éducation des filles, à égalité avec celle des garçons. Il engage un énorme effort de construction d’écoles et, simultanément, d’hôtels de ville pour accompagner le principe de l’élection des maires instaurée en 1884.

Pour surmonter l’humiliation de la défaite de 1870, Jules Ferry veut rétablir la France comme grande puissance. Contraint en Europe par l’isolement du pays, il se lance dans la constitution d’un empire colonial. C’est, on le sait, l’aspect le plus contesté de son œuvre et Mona Ozouf n’en dissimule aucun de ses aspects condamnables (notion de races supérieures et inférieures, violences de la colonisation). Pourtant, comme en France, il relève les particularismes de ces pays  et ne croit pas l’assimilation possible. Il accorde peu d’intérêt aux questions économiques et sociales des pays colonisés et pense que, là également, la solution est l’éducation, solution de tous les problèmes.  Sur ces questions, il a souffert de la comparaison avec Clémenceau, plus lucide et plus prophétique. Mais pour Mona Ozouf s’il est un colonisateur, il n’est pas un colonialiste et elle met en garde contre l’anachronisme qui consisterait à juger avec les critères d’aujourd’hui une situation et des actions anciennes de près d’un siècle et demi.

our conduire et faire accepter sa politique coloniale, Jules Ferry pratique la politique des « petits pas » qu’il transpose également aux débats sur les institutions. Il se prononce pour un équilibre entre le Président, la Chambre et le Sénat, équilibre insatisfaisant dans la constitution de 1975, mais qu’il préfère défendre en l’état pour préserver le régime républicain et durer. Il se prononce toutefois pour un gouvernement fort, unitaire et centralisé. Il prêche l’entente avec le pape Léon XIII attentif à la question sociale.  Positiviste, il pense que l’histoire a un sens. Il est proche de Comte et de sa loi de nécessité ; de Condorcet dont il retient le primat de la créativité de la raison et il ne récuse pas Marx dans cette interprétation. Il ne sous-estime pas pour autant la valeur de l’engagement conduit de façon pragmatique selon les circonstances.

Mona Ozouf s’interroge gravement sur les échecs politiques, professionnels et personnels de Jules Ferry, en historienne rigoureuse mais avec humanisme. À la lecture de ce livre, petit par le volume mais important de contenu, on ne doute pas que l’auteure l’ait écrit en pensant à nos problèmes de notre temps, aux enseignements que cette histoire personnelle nous offrent et à la bienveillance qui doit marquer l’analyse d’une vie aux conséquences aussi importantes pour la France d’aujourd’hui.

 

 

 

Anicet Le  Por


[1] Mona Ozouf, Jules Ferry – la liberté et la tradition, , Gallimard, 2014, 117 pages, 12 euroq.euros.