Dans le passé, des commissions ou comités dits « de la Hache » ont été mis en place pour parvenir, selon leurs promoteurs, à « mieux d’État » par la réduction de la dépense publique afin de financer, a minima, le service public. L’idée de rationalité fut ensuite convoquée à l’appui de cette démarche. Giscard d’Estaing institua la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). Chirac fit voter la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF `). Sarkozy décida la Révision générale des politiques publiques (RGPP) dont il confia la réalisation à des cabinets de consultants privés. Hollande créa un organisme dit de Modernisation de l’action publique (MAP) dont il ne reste aucun souvenir. Enfin, Macron fabriqua un instrument très sophistiqué, le Comité action publique 2022 (CAP22) qui n’était qu’un leurre pour faire diversion à la réforme du code du travail, à la suppression du statut des cheminots et à la dénaturation du statut général des fonctionnaires
Soumises au principe de l’annualité budgétaire, ces politiques centrées sur les moyens étaient dépourvues de toute analyse sérieuse de l’évolution des besoins essentiels de la population. Ainsi, l’écart entre la faible progression des moyens budgétaires et celle beaucoup plus importante des besoins fondamentaux n’a cessé de croître comme l’ont démontré les études du collectif Nos services publics publiées en septembre dernier. Il s’en est suivi, d’une part une précarisation accentuée des couches populaires, d’autre par l’ouverture d’opportunités lucratives pour des intérêts privés. Les services publics étant un moyen déterminant de l’égalité sociale, la confiance dont ils bénéficiaient dans l’opinion publique en a été affectée. Il convient donc de partir des besoins pour en déduire les moyens les plus pertinents et non l’inverse.
Les besoins des services publics doivent faire l’objet d’une prévision à moyen et long terme, largement débattue et traduite par une planification, « ardente obligation » de la nation selon la formule consacrée. Globalement, les moyens nécessaires peuvent relever de trois catégories. D’abord, des dotations budgétaires, dont le relèvement implique une lutte contre la fraude et une profonde réforme fiscale, frappant les revenus les plus élevés et les plus importants patrimoines. Ensuite, une révision de l’ensemble des engagements conventionnels des collectivités publiques, conduisant à une réglementation stricte des interventions privées dans les différentes formes de partenariat et de délégation de service public, ce qui concerne notamment les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’énergie, des transports, de l’eau. Enfin, on se gardera d’oublier qu’aux termes de la constitution, tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité (point 9 du préambule de la constitution de 1946, qui fait partie du bloc de constitutionnalité aujourd’hui en vigueur).
Chaque pays éprouve de manière singulière la crise générale aux multiples dimensions que connaît notre époque, en raison de son histoire, de son développement, de sa localisation, de ses perspectives. En France, les services publics y occupent une position stratégique en raison de leur importance dans l’organisation de l’État et de l’administration, des modèles économiques et sociaux pratiqués, de la culture du service public ancrée dans la population, d’une théorisation ancienne des concepts associés. Ainsi, le vice-président du Conseil d’État a-t-il pu confirmer la plus haute juridiction administrative de notre pays comme « maison du service public ». Mais, aujourd’hui, nos services publics rencontrent de graves difficultés et connaissent une forte dégradation qui inquiètent et mécontentent légitimement la population, découragent les fonctionnaires et les autres agents publics. Aussi, lorsque surgissent, dans ce contexte pessimiste, des analyses de qualité conduites par un collectif jeune, constitué d’acteurs compétents et transpartisans, les médias de toutes orientations ne peuvent qu’accueillir la nouvelle avec intérêt. C’est un évènement.
Le diagnostic dégagé par l’étude menée par le collectif Nos services publics (NSP) montre, comme c’est souvent le cas, que c’est avec des idées simples que l’on fait des politiques publiques efficaces. Il faut pour cela que les finalités et les objectifs qui leur correspondent soient clairement identifiés, solidement étayés et mis en cohérence de façon convaincante. C’est la démarche retenue par le collectif Nos services publics sur la base de cinq études sectorielles d’importance significative (santé, éducation, transports, justice et sécurité, fonctionnement et financement). La synthèse globale s’établit ainsi clairement de la manière suivante. Le centre de la réflexion sur la politique des services publics doit se situer dans le champ des besoins sociaux et non dans celui des moyens, notamment des dotations budgétaires comme c’est généralement le cas aujourd’hui. C’est un choix pertinent, mais qui peut présenter de sérieuses difficultés d’évaluation des valeurs d’usage et des effets externes. En face de cette évaluation des besoins, qui doit être un préalable, celle des moyens doit évidemment être poursuivie et améliorée. Mais comme le soulignent les auteurs, ce n’est pas leur croissance lente, parfois déniée, qui doit principalement retenir l’attention, mais le fait que la croissance des moyens est inférieure à celle des besoins sociaux et que l’écart entre les deux évolutions est croissant au cours des quarante dernières années. Il s’ensuit que la précarité des couches les plus pauvres de la population s’accroît, tandis que de nouvelles opportunités lucratives s’ouvrent pour le secteur privé.
À la question soulevée par le collectif NSP sur ce que l’état de nos services publics dit de la France, il est possible d’apporter des réponses : tout en conservant majoritairement sa confiance dans le service public, la population souffre des dysfonctionnements, des insuffisances de ces services ; les fonctionnaires ont le sentiment d’un déclassement social, en raison de l’abaissement de leur pouvoir d’achat et de conditions de travail souvent dégradées, ce qui entraîne une perte d’attractivité de leurs emplois ; tout cela pèse sur le moral de la nation en participant d’une crise systémique plus générale. Le diagnostic sérieusement établi ayant été peu contesté, la question de l’avenir de nos services publics devient incontournable.
Le collectif NSP a choisi de placer son analyse de l’évolution des services publics dans le temps long, limité pour les besoins propres de l’initiative aux dernières décennies dans la perspective des prochaines. Dans le même esprit, on peut développer la réflexion sur plusieurs siècles, ce qui permet d’identifier trois tendances lourdes de nature à éclairer le présent. C’est ainsi que l’on peut, à cette échelle, caractériser une sécularisation et une autonomisation de l’appareil d’État et de ses administrations depuis la fin du Moyen Âge. On peut aussi relever, en dépit des nombreuses exceptions qu’évoquent les études sectorielles, la socialisation des besoins ainsi que celle des moyens de fonctionnement et de financement. Couronnant l’ensemble, on observe une maturation permanente de concepts, de valeurs, de principes qui nous sont aujourd’hui familiers : intérêt général, service public, fonction publique. Il existe donc bien un déterminisme historique des services publics et nous débattons encore aujourd’hui de problèmes déjà abordés dans un passé lointain. Ainsi, par exemple, à la fin du XVIe siècle, Michel de Montaigne distingue le service public reposant selon lui, sur l’allégeance à un protecteur, du service privé qu’il préfère, fondé sur la responsabilité individuelle dans l’exercice de la charge. La Révolution française supprime la vénalité des charges octroyées sous l’Ancien régime et met l’accent pour l’accès aux emplois publics sur la capacité, le mérite, les vertus et les talents. À la fin du XIXe siècle, l’École française du service public, dite aussi École de Bordeaux, dégage les composantes majeures du service public : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs, la couverture par l’impôt et non par les prix. L’un des principaux représentants de ce mouvement, Léon Duguit, définit alors l’État comme une coopération de services publics. Bernard Stirn considère aujourd’hui que cette époque fut « l’âge d’or » du service public. Mais, en même temps, la fonction publique de l’État est alors gérée selon un modèle hiérarchique autoritaire où les gouvernants menacent régulièrement les fonctionnaires de leur appliquer un statut contraignant, dénoncé comme statut-carcan par les intéressés dont les représentants réclament la conclusion d’un contrat collectif. Nos services publics ont ainsi forgé leurs constantes à travers des séquences très diverses : permanences et contradictions, les deux dimensions dont il convient de tenir compte dans l’analyse.
La priorité conférée par le collectif NSP au débat sur les besoins sociaux plutôt que sur les moyens change le regard de l’analyste. Elle nous engage également à repenser la dialectique besoins-moyens, qui invite à réfléchir sur la pertinence des moyens destinés à répondre à telle ou telle catégorie de besoins du service public. La dépense publique et les effectifs des services ne sont pas les seuls moyens à prendre en considération. À titre d’exemple, un choix qui pourra sans doute apparaître extrême, on peut citer le point 9 du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir propriété de la collectivité ». Moyen radical, certes, mais qu’on ne saurait écarter par principe. Certains se souviendront peut-être, que la principale question débattue au cours des années 1970 qui devaient conduire à l’alternance politique de 1981 était de savoir quel seuil minimum de nationalisation il convenait de réaliser pour « changer de cap » pour certains, voire « changer la vie » pour les plus ambitieux ! D’autres types de moyens pourraient d’ailleurs être évoqués et participer à cette rétro-définition des moyens du service public comme les différentes formes d’établissements publics, de conventions, de délégation de service public, etc. Ces moyens devraient relever de la loi et non du « droit souple » (sotf law), faiblement normatif, que tentent de promouvoir les tenants de l’économie et de la société de marché. Par-là, la réflexion se déplace sur le terrain de l’État de droit en intégrant la question institutionnelle et celle de la citoyenneté. On ne peut concevoir de service public de qualité répondant à son objet, la poursuite de l’intérêt général, sans citoyennes et citoyens conscients et organisés, et qu’inversement, il ne peut y avoir de citoyenneté active, sans que soient créées par les services publics les conditions de l’égalité et de la responsabilité. La perte de sens qui résulte de l’affaiblissement des idéologies messianiques du XXe siècle et la multiplication des crises du début du XXIe siècle ne facilitent pas le développement de cette autre dialectique.
Si les mouvements sociaux conservent une vitalité appréciable, c’est le pessimisme qui domine dans l’opinion publique débouchant sur différentes formes de renoncement : résignation, option de substitution, colère déclamatoire. Le pessimisme est un confort malsain. Le mérite du collectif Nos services publics, animé par des figures renouvelées de « fonctionnaires citoyens », c’est donc d’abord d’avoir défini une méthode et traité rationnellement la réalité des services publics et des moyens qui leur sont actuellement affectés. C’est ensuite d’avoir su dégager des conclusions fortes traduites sous forme de messages adressés aux citoyens et citoyennes, pour être débattus sans condition d’affiliation partisane. C’est enfin d’avoir le courage d’affronter le conformisme autoritaire ambiant pour conjurer une nouvelle trahison des clercs et ouvrir la voie d’un « nouvel âge- d’or » du service public.