Se souvenir des sardinières

Certes, la commémoration aurait pu être de plus grande ampleur. Certains médias toutefois ont parlé du 100e anniversaire du grand mouvement social des ouvrières des conserveries de poissons de Douarnenez au tournant des années 1924–1925.  Elles travaillaient dur : jusqu’à 72 heures d’affilée lorsqu’il y avait d’importants arrivages de pêche. Elles étaient mal payées, au minimum possible. Elles ont connu toutes sortes de discrimination tenant à leur condition de femme soumises à la brutalité d’un patronat avide et inhumain. Elles ont essuyé les insultes et les coups de briseurs de grève. Mais elles ont aussi reçu le soutien des travailleurs de la mer, d’élus locaux, de personnalités politiques nationales. Elles ne manquaient pas non plus d’humour, en posant surl’air des cantiques qu’elles connaissaient les mots de leurs revendications. Elles considèreront  qu’elles avaient remporté une grande victoire en obtenant d’être payées   1 franc de l’heure tandis que les hommes exerçant des activités analogues recevaient 1,50. Sans doute d’importants progrès ont été réalisés depuis ces événements, mais qui pourrait soutenir que nous soyons parvenus à une égalité réelle des hommes et des femmes dans la société ? Les statistiques ou aussi bien que  l’actualité s’accordent pour nous montrer qu il y a encore beaucoup de travail à développer sur les terrains des responsabilités, des salaires et des mœurs. Pour progresser en ce sens et avec en-tête le souvenir des vaillantes pen sardin, bonne et heureuse année à tous.

Les services publics peuvent fédérer la société toute entière

L’ancien ministre Anicet Le Pors, 93 ans, l’affirme : le temps joue pour le camp progressiste. Celui qui fut l’un des bâtisseurs de la fonction publique revient sur l’état de la bataille idéologique actuelle et ne doute pas que, malgré les difficultés, l’avenir sera aux conquêtes démocratiques et sociales.

L’ancien ministre communiste de la Fonction publique (1981-1984) n’a eu de cesse d’œuvrer à une transformation sociale et radicale de la société, cherchant à ce que les citoyens s’emparent de leur destin en liant conquêtes économique, démocratique et sociale. Après avoir été météorologiste, économiste, juge de l’asile, conseiller d’État, ou encore responsable du programme constitutionnel du PCF, il a reçu « l’Humanité » chez lui, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), pour un dialogue sur la crise démocratique en cours, la situation de la gauche, et les modalités futures de la lutte des classes. Bien la mener passe à ses yeux par prendre à bras-le-corps la question des services publics.

Que pensez-vous de la période politique que nous traversons, alors que Macron a fait de la casse sociale son mantra et que l’extrême droite progresse partout dans le monde ?

Elle est brouillonne. Le vrai n’émerge pas d’évidence. Mais c’est une sacrée époque : je crois que dans vingt ans nous dirons qu’elle était particulièrement intéressante, parce qu’elle porte les contradictions très haut, et qu’il y a un gigantesque travail intellectuel à mener sur plusieurs décennies pour en sortir. Avec le macronisme, nous vivons la poursuite d’un fouillis, d’un désordre, et surtout d’un pourrissement qui n’est pas achevé. La dissolution de juin elle-même ne constitue pas un événement, mais une étape de plus dans la phase de décomposition dans laquelle nous sommes depuis la chute des grands paradigmes du XXe siècle.
L’effondrement communisme revendiqué a quelque part masqué ceux qui frappent le néolibéralisme et la social-démocratie, pour qui il y avait nécessité à se reconstruire, mais personne n’a rien fait. Je dis tout cela sans nihilisme, ni pessimisme. Je suis même plutôt optimiste. Mais nous sommes aujourd’hui en bas-empire, et les bas-empires sont toujours des périodes où il se passe des choses surprenantes et significatives.
Je crois que nous n’avons pas encore les clés pour tout décortiquer, ni prévoir quel événement, ou quelle catastrophe, pourra constituer un point de bascule et de renaissance. D’un côté, le capitalisme est de plus en plus tenté d’utiliser le populisme et de s’allier à l’extrême droite pour conserver le pouvoir, quitte à foncer dans le mur.
De l’autre, la gauche est désorientée et ne va pas assez loin. Elle s’investit beaucoup sur le féminisme et l’écologisme, sans parvenir à un paradigme unifié. Cela risque de durer : on ne fabrique pas un corpus idéologique comme le marxisme sur un coin de table. Nous devons trouver une nouvelle théorie globale, prenant bien sûr en compte les questions du féminisme, de l’écologie, de la démocratie et du pouvoir économique, mais avec une unicité théorique dans laquelle chaque composante s’incarnera sans s’écarter des autres, au risque d’éclater le tout pour se radicaliser en un seul et unique paradigme.

Sur quelle base pourrait selon vous démarrer ce nouveau travail théorique ?

Je crois que la question des services publics peut constituer le socle d’un nouveau paradigme global. Les services publics peuvent fédérer la société tout entière. Il y a une véritable attente de tous les citoyens sur ce sujet. Or, cette attente est contrariée par le marché, qui veut des retours sur investissements, quand le service public ne recherche et ne produit que de l’efficacité sociale. Le développement des services publics pose également la question primordiale de la propriété, et de l’intérêt général. Il constitue, de plus, un défi immense aux yeux des dominants, car malgré leurs efforts pour fragiliser les services publics ils sont obligés de suivre un mouvement de fond.
Sur le long terme, les gouvernements, y compris les plus libéraux, ne parviennent pas à véritablement faire machine arrière. Les crédits augmentent parce que la société se socialise objectivement de plus en plus. Les dominants essaient d’en faire le moins possible, de casser et de marchandiser à chaque occasion, mais, de leur point de vue, ils patinent. Le mécontentement de la population qui n’a pas de services publics au niveau de la croissance de ses besoins met par exemple Emmanuel Macron dans une position intenable. Il fustige d’un côté le « pognon de dingue » donné aux services sociaux, et se fait de l’autre côté le chantre du « quoi qu’il en coûte » quand les besoins sont là. Je crois donc qu’il y a ici une très bonne piste pour reconstruire un paradigme…

Et pourtant, la gauche échoue pour le moment à faire la démonstration qu’elle est la plus crédible pour développer les services publics…

Parce qu’il n’y a pas assez de débats ! Parce que la gauche ne va pas assez loin et ne met pas la barre assez haut ! On a du mal à imaginer que, dans les années 1970, le problème numéro un qui faisait débat était celui des nationalisations et de la propriété publique. Aujourd’hui, plus personne n’en parle, ou presque. Mais qu’est-ce que l’on attend pour porter la nationalisation de tout ce qui relève de l’intérêt général et de la souveraineté citoyenne ?
Il n’y aura pas de services publics dignes de ce nom sans propriété collective et publique. Le travail n’est pas suffisamment fait aujourd’hui dans le camp du progrès. Ce n’est pas parce qu’au Nouveau Front populaire ils ont fait un programme en quatre jours que cela va faire l’affaire. C’est bien, il fallait le faire dans l’urgence.
Mais maintenant ? Quelle stratégie de conquête commune et sur quel programme ? Le programme commun de la gauche, dans les années 1970, c’était autre chose. Des années de travail… Plus de 600 personnes rien qu’à la commission économique du PCF ! J’ai vécu tout cela de manière euphorique et constructive. Même si, avec la distance, je vois quelles sont les limites de ce que nous avons fait. C’était un excellent programme, mais il ne convient plus du tout, car nous étions restés très gaulliens, enfermés dans une vision de l’économie hexagonale et monopoliste d’État. Or, nous avons aujourd’hui besoin de penser la question de la propriété publique et celle des services publics à l’international. C’est criant concernant l’énergie, par exemple.

Ce programme peut-il servir de base pour un réarmement idéologique de la gauche ? Que faire de l’héritage séculaire du mouvement ouvrier et révolutionnaire pour préparer l’avenir ?

Bien sûr, le programme commun peut aider, mais cela ne suffira pas. Il faut innover, inventer. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789, la Constitution de 1793 et le préambule de celle de 1946 sont trois textes sublimes, mais nous sommes en 2024 ! Karl Marx est une source de réflexion quasi inépuisable, mais il n’est peut-être pas le mieux placé pour nous parler de quelles institutions nous avons besoin aujourd’hui en France. Le programme du Conseil national de la Résistance est lumineux. Les résistants avaient très bien compris la nécessité de conquérir le pouvoir économique. Mais il est trop pensé à l’échelle hexagonale pour répondre aux enjeux de notre époque.
On ne peut donc pas se contenter d’appliquer des bouts de notre héritage : il faut s’en servir de carburant pour aller plus loin, beaucoup plus loin. N’oublions pas que la fin du patriarcat, à obtenir le plus vite possible, ne mettra pas forcément fin au capitalisme. N’oublions pas non plus qu’il n’y a pas que le capital qui détruit la planète, même s’il le fait actuellement avec une rapidité phénoménale.
Nous devons donc phosphorer beaucoup plus que nous ne le faisons. Il nous faut de l’audace, et il nous faut rechercher l’efficacité. J’ai par exemple longtemps cru que le mot de « communisme » était à protéger. J’ai changé d’avis : ce mot aura toujours une charge positive pour moi, mais elle est devenue inutilisable et interdit tout espoir révolutionnaire dans le temps présent. Dans l’immédiat, il nous faut trouver un autre mot-clé pour porter la transformation sociale.

Vous dites que le néolibéralisme est en crise, et que les dominants n’ont pas les coudées franches. Pourtant, le capital absorbe toujours plus de richesses créées par le travail, au détriment des travailleurs, avant de faire payer la note aux citoyens. Dans son budget, Michel Barnier prévoit 40 milliards d’économies…

Il n’est pas dans le pouvoir du capitalisme d’empêcher l’unité de destin du genre humain, c’est-à-dire la nécessité de voir les choses en commun. Notre époque, contrairement à ce qui se dit, est celle des coopérations, des interdépendances, d’une information diffusée en temps réel sur toute la planète, des solidarités. C’est une terre qui se socialise, qu’on le veuille ou non. Je suis persuadé que tout ce qu’arrachent actuellement les dominants est à regarder sur une période assez courte : sur le temps long, la dynamique n’ira pas dans leur sens. Je dis d’ailleurs depuis des années que personne n’arrivera à vraiment baisser le taux des impôts et des prélèvements obligatoires.
Pourtant, Emmanuel Macron a supprimé l’ISF, instauré la flat tax, baissé les impôts, mis en place des centaines de milliards d’euros de crédits d’impôts sans aucune contrepartie… En Angleterre, Margaret Thatcher avait fait de même…
Ce n’est pas contradictoire avec ce que je dis… Emmanuel Macron comme Thatcher avantlui ont voulu revenir sur tout ce que leur classe avait perdu. Ils ont cherché à satisfaire ceux qui ont le pouvoir économique, mais cela n’empêche pas la demande beaucoup plus volumineuse des gens qui sont dans leur grande masse les utilisateurs des services publics. L’exigence du peuple sur ce sujet est bien supérieure à celle des dirigeants des grandes entreprises. C’est cela qui va l’emporter sur le long terme. Nos défaites sur un temps donné valent moins que nos victoires à venir. La grande question est de savoir quel en sera le prix, mais la lame de fond est pour nous. Il en va de même concernant la fonction publique.

Mais la Cour des comptes préconise de supprimer 100 000 fonctionnaires. Le nouveau ministre de la Fonction publique, Guillaume Kasbarian, dit vouloir « débureaucratiser » la France… La réforme de 2019 d’Olivier Dussopt organise le contournement de la fonction publique avec la possibilité de recourir largement à des contractuels. Nos adversaires ne sont-ils pas en train d’inverser le rapport de force ?

Le nombre de fonctionnaires au début du XXe siècle, c’était 200 000 agents publics, fonctionnaires et assimilés. Quand Maurice Thorez est devenu ministre de la Fonction publique à la Libération et qu’il a créé le statut, nous sommes passés à un 1,1 million de fonctionnaires, dont 50 % de contractuels. Quand je suis arrivé à mon tour au gouvernement en tant que ministre de la Fonction publique, en 1981, il y avait 2,1 millions fonctionnaires d’État. Quand je suis parti, c’était 4,6 millions de fonctionnaires. Aujourd’hui c’est 5,7 millions, avec 20 % de contractuels. Ils peuvent hurler autant qu’ils veulent contre les fonctionnaires et la fonction publique, s’attaquer en permanence au statut, comme ils le font, à l’échelle de l’histoire, nous progressons.
Il ne faut pas regarder que nos vies : Philippe le Bel sépare le pouvoir de Dieu du pouvoir du roi, et le monarque se dote d’un appareil d’État à ses ordres qui s’est sans cesse renforcé. À tel point que, des siècles plus tard, Louis XIV dit : « Je meurs mais reste l’État. » Effectivement : nous n’avons alors plus besoin de roi, et la Révolution française supprime le roi !
Il reste l’État et les citoyens qui s’organisent et se dotent d’agents nouveaux, car nous passons alors du « fonctionnaire sujet » au « fonctionnaire citoyen », au service de l’intérêt général. Il y a ensuite des reculs, mais la dynamique est là, renforcée plus tard par Maurice Thorez puis par moi-même. Bien sûr, Reagan et Thatcher ont fait beaucoup de mal.
J’ai vécu personnellement le tournant de la rigueur de François Mitterrand. Je vois bien ce que veut faire Macron et ce que voulait faire Nicolas Sarkozy avant lui : moins de fonctionnaires, des fonctionnaires dévalorisés et précarisés, et des fonctionnaires aux ordres. Mais je le redis : sur le temps long, la demande de services publics de qualité, et donc de « fonctionnaires citoyens » pour les faire vivre, sera la plus forte, quels que soient les reculs à venir.
Et je trouve à ce sujet très intéressant que le Nouveau Front populaire ait choisi Lucie Castets comme candidate pour Matignon alors que c’est une grande spécialiste et une grande défenseuse des services publics. Malheureusement, Emmanuel Macron s’est livré à un déni de démocratie de plus…

Comment voyez-vous la suite immédiate ?

Emmanuel Macron est un fondé de pouvoir fondamentalement et professionnellement incompétent. Il a un mépris souverain du monde du travail et du peuple. Il ne conçoit pas qu’il y ait un pouvoir local et méprise les maires. Le Parlement pour lui n’est qu’une chambre d’enregistrement.
Le gouvernement est à ses yeux un secrétariat. Et il se qualifie lui-même de Jupiter au-dessus de tout cela. Il est profondément rétrograde et réactionnaire. Il n’a ni l’histoire comme de Gaulle, ni la compétence politique comme Mitterrand. Il a donc beaucoup contre lui. Le malheur, c’est qu’il tombe dans une période où les crises peuvent utiliser des hommes nuls. Il ne laissera aucun souvenir.
Michel Barnier est un bon manœuvrier. Mais il ne durera que quelques mois. Au fond, l’épisode Macron est surtout une manifestation de crise des dominants, le grand danger étant, je le disais déjà en 2017, une jonction des néolibéraux et de l’extrême droite. À la gauche de se montrer à la hauteur. Je lui souhaite beaucoup de courage : la lutte des classes n’a jamais été quelque chose de simple…

Anicet Le Pors : « Le capitalisme n’a pas le pouvoir d’empêcher l’unité de destin du genre humain »

Entretien réalisé par Aurélien Soucheyre

N° du 28 novembre 2024

1981–1986 : Le statut fédérateur, la fonction publique à trois versants

Sevran : L’élaboration du statut fédérateur (1981–1984)

Le 12 décembre 2024 la municipalité de Sevran (Seine-Saint-Denis) a organiser un colloque pour commémorer le 40e anniversaire du statut général des fonctionnaires. Une table ronde s »est tenue réunissant: Gerard Aschieri, ancien dirigeant de la FSU, membres du Conseil économique, social et environnemental ; Anicet Le Pors, conseiller d’État honoraires, ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives ; Xavier Bastard, directeur général de la CIG petite couronne ÎIe-de-France.

De g. à d. : Xavier Bastard, Brigitte Bernex 1ère adjointe, Anicet Le Pors, Stéphane Blanchet Maire Gérard Aschieri

Intervention d’Anicet Le Pors

Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif statutaire, mais les fonctionnaires, qui participèrent activement au mouvement, bénéficières de retombées des évènements : la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, par exemple. Une large concertation s’ouvrit ensuite sur des questions importantes qui déboucha sur des conclusions connues sous le nom de « constat Oudinot ». L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981, permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.

Le président François Mitterrand ayant fait de la décentralisation l’une de ses priorités, il avait chargé son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, maire de Marseille, d’élaborer un projet de loi sur le sujet. Nommé le 23 juin ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives, je m’aperçus rapidement que le projet n’envisageait pour les agents publics de l’administration territoriale qu’un renforcement des garanties figurant dans le code des communes. Craignant la constitution, à côté de la fonction publique de l’État, fondée sur le système de la carrière comportant des garanties (dont la garantie d’emploi) sur l’ensemble de la vie professionnelle, d’une fonction publique d’emploi liant celui-ci à la notion de métier et, par là, présentant moins de garanties, je me suis rapidement opposé à ce projet qui risquait de précariser la fonction publique dans son ensemble, selon une règle que les économistes connaissent bien : « La mauvaise monnaie chasse la bonne ».

Je souhaitais une unification statutaire globale au niveau des garanties de carrière prévues pour les fonctionnaires de l’État que je me proposais d’augmenter. Avant même l’arbitrage du Premier ministre, Pierre Mauroy, maire de Lille mais aussi ancien fonctionnaire et syndicaliste de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), j’intervins à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981, à la suite de la présentation par Gaston Defferre du projet de loi de décentralisation, en faveur de « la mise en place pour les personnels locaux d’un statut calqué sur celui de la fonction publique de l’État, c’est-à-dire sur le statut général des fonctionnaires. » Olivier Schrameck, alors conseiller technique de Gaston Defferre, analysera plus tard : « Pour [Anicet Le Pors] la construction d’un nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientéliste des élus, il n’était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui leur était constitutionnellement dû. Il voyait aussi, dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère […[. À l’occasion d’un communication en Conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque . »

Après bien des péripéties, Pierre Mauroy arbitra en ce sens, ce qui provoqua le mécontentement de Gaston Defferre, qu’en politique chevronné il sut surmonter, mais aussi ce commentaire quelque peu désabusé d’Olivier Schrameck : « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun partie intégrante des statuts des deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage du premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de [ son ministre de la fonction publique ]. Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de force. »

Le statut unifié fit ainsi inauguré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires suivie, comme je l’ai indiqué précédemment, des trois lois concernant respectivement des fonctions publiques de l’État , territoriale et hospitalière caractérisant une fonction publique « à trois versants ». Le nouveau statut intégra dans la loi des droits qui ne s’y trouvaient pas, notamment : droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente. Il étendit considérablement son champ d’application à près de 5 millions de salariés à l’époque. Une loi du 11 juin 1983 avait préalablement engagé une titularisation des contractuels de grande ampleur. Les organisations syndicales, après quelques hésitations pour certaines d’entre elles, soutinrent unanimement la réforme. Les associations d’élus étaient réservées voire hostiles, craignant que ce statut ne limita leurs prérogatives. Au Parlement, l’opposition conduite par Jacques Toubon se découragea vite faute de « grain à moudre ».

François Mitterrand, qui ne s’intéressait guère à ces questions, sembla les découvrir sur le tard. Jacques Fournier, alors secrétaire général du gouvernement, le raconte : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement, lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en Conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte. “ L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux. ”. Il évoque une “ rigidité qui peut devenir insupportable ” et des “ solutions discutables”. “ On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours “. “ Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et la dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois auront longue vie . » C’était il y a longtemps …

En résumé, on peut considérer que le statut général alors élaboré, bien que maintes fois modifié et quelque peu dénaturé depuis mais toujours en vigueur, est le résultat de quatre choix. Premièrement, celui de la conception du fonctionnaire-citoyen contre celle du « fonctionnaire-sujet », par héritage du statut de 1946. Deuxièmement, le système de la carrière contre celui plus précaire de l’emploi, attaché à la notion de métier. Troisièmement, un équilibre délicat entre l’unité du statut et la diversité des fonctions conduisant à la construction d’une fonction publique à trois versants. Quatrièmement, le choix de fonder idéologiquement cette architecture sur trois principes ancrés dans l’histoire : d’abord, le principe d’égalité par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de 1789 déjà cité et dont nous déduisons que c’est sur la base du mérite par la voie du concours que l’on doit accéder aux emplois publics ; ensuite, le principe d’indépendance qui fait du fonctionnaire le propriétaire de son grade, sur la base de la loi sur l’état des officiers de 1834 faisant de l’officier le propriétaire de son grade, son emploi étant à la disposition de l’administration ; enfin, le principe de responsabilité fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits prévoyant que l’agent public doit rendre compte à la société de son administration.

Toutefois ce fut la création d’une troisième voie d’accès à l’ENA qui provoqua la plus vive tension. Elle était réservée à des candidats ayant fait la preuve de leur attachement au service public à un niveau élevé : syndicalistes, dirigeants d’associations d’utilité publique, élus. Ce concours était distinct des concours externe et interne existants. Pour les élèves de la troisième voie des places étaient réservées dans tous les corps de débouché de l’ENA, y compris les « g rands corps’ ». Cette réforme heurta surtout une certaine conception de l’élitisme que l’on qualifiera de bourgeois. Le projet devint de plus en plus restrictif au fil de la procédure parlementaire. La loi conduisit néanmoins au recrutement d’une trentaine de ces énarques « du troisième type » au cours des années suivantes avant d’être dénaturée et rendue inopérante par le Premier ministre Michel Rocard en 1990.

 1944-1946 : Le statut fondateur, consécration du fonctionnaire-citoyen

Le 30 novembre 2024. La fondation Gabriel Péri et l’institut d’histoire sociale de la CGT ont organisé à Gennevilliers une table ronde sur ce thème.

Ont participé à cette table ronde sous la présidence de Serge Volikow, historien président du conseil scientifique de la fondation Gabriel Péri. :

-Michel Pigenet, historien professeur émérite d’histoire contemporaine à Paris Panthéon 1 Sorbonne.

Laura Machu, maîtresse de conférences d’histoire contemporaine à Paris, Nanterre.

Anicet Le Pors, conseiller d’État, honoraire, ministre de la fonction publique, 1981–1984

-Danièle Lochak, professeur émérite de droit public à Paris Nanterre.

Serge Volikow – Anicet Le Pors

Intervention d’Anicet Le Pors 

1944-1946, moment fondateur du statut général des fonctionnaires

Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. C’était aussi la volonté du général de Gaulle qui souhaitait pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Il en chargea le ministre de la fonction publique d’alors Jules Jeanneney, avec le concours de Michel Debré. Des commissions furent alors constituées dont une commission syndicale composée de dix représentant de la CGT et cinq de la CFTC, seuls syndicats alors existants. Mais elle ne fut d’aucune utilité car les reformes furent adoptées par la voie de l’ordonnance du 9 octobre 1945. Elle concernait les créations suivantes : l’École Nationale d’Administration (ENA), une Direction de la Fonction publique, un corps interministériel d’administrateurs et un autre de secrétaires administratifs, un Conseil permanent paritaire de l’administration civile, les Instituts d’études politiques (IEP). Le 21 novembre 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français devint ministre d’État, chargé de la fonction publique, peu avant la démission du général de Gaulle le 20 janvier 1946.

Le groupe de travail constitué par le ministre de la Fonction publique dut surmonter de nombreuses difficultés pour élaborer un projet. Ce fut tout d’abord la position de la Fédération générale des Fonctionnaires (FGF-CGT) qui continuait à revendiquer un « contrat collectif ». Cependant, l’un de ses dirigeants, Jacques Pruja, défendit l’idée d’un statut législatif prenant le contrepied du « statut carcan » jusque-là dénoncé par le mouvement syndical. À force de ténacité il parvint à convaincre son organisation sur la base d’un projet qu’il avait personnellement élaboré. Il fallut aussi surmonter la forte réserve de hauts fonctionnaires et notamment du directeur de la Fonction publique. La CGT et la CFTC divergeaient également sur le mode de représentation des syndicats. Un premier projet fut vivement critiqué, notamment en ce qu’il créait un poste de secrétaire général de l’administration suspecté de vouloir être substitué pour des raisons politiques à celui de directeur de l’administration, aux compétences essentiellement juridiques. Les opposants au projet se mobilisèrent alors pour le modifier au fond, puis pour tenter d’en freiner la discussion afin qu’il ne puisse achever son parcours parlementaire et que, finalement, on y renonce. Le projet fut à nouveau contesté lorsqu’il passa en Conseil des ministres le 12 avril 1946 où il fut vivement attaqué. 

Maurice Thorez transigea sur la création du secrétariat général de l’administration qu’il abandonna, mais tint bon sur le reste. Son entreprise fut à nouveau contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de constitution qui rendit nécessaire ne nouvelles élections législatives. Après la formation d’un nouveau gouvernement ; le mouvement républicain populaire (MRP) parti démocrate chrétien d’alors, de concert avec la CFTC déposa un projet qui entraina aussitôt un nouveau dépôt du projet antérieur du ministre de la Fonction publique. Finalement, Maurice Thorez obtint du président du Conseil, Georges Bidault – à la suite d’une tractation sur laquelle on continue de s’interroger – l’assurance que son projet viendrait bien en discussion avant la fin de la deuxième constituante. Le rapport de force s’établit en faveur d’un projet amendé. Il vint en discussion le 5 octobre à l’Assemblée lors de sa dernière séance. Il fut adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat pour 145 articles.

Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficières cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952 codifiée dans le livre IV du code des communes, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955 codifiées dans le livre IX du code de la santé publique. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. La novation la plus surprenante aujourd’hui était, pour la première fois, la définition d’un « minimum vital » (on dirait du SMIC aujourd’hui) : « Par minimum vital il faut entendre la somme en-dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent être satisfaits. » (art. 32, 3ealinéa). C’était la base d’une autre disposition du même article prévoyant qu’aucun traitement de début d’un fonctionnaire ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital.

Au terme du périple, Jacques Pruja manifesta quelque amertume, regrettant les dénaturations portées au projet d’origine et critiquant sévèrement l’esprit routinier et rétrograde des hauts fonctionnaires du Conseil d’État, l’arrogance de certains ministres, les préoccupations partisanes et électorales. Mais Maurice Thorez livra en conclusion la conception nouvelle : « Le fonctionnaire […[ garanti dans ses droits, son avancement, et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative[1]. » Était ainsi consacrée la conception du « fonctionnaire-citoyen ».


[1] R. Bidouze, Les fonctionnaires sujets ou citoyens ? Paris, Éditions sociales, 1978-1981.