Le 30 novembre 2024. La fondation Gabriel Péri et l’institut d’histoire sociale de la CGT ont organisé à Gennevilliers une table ronde sur ce thème.
Ont participé à cette table ronde sous la présidence de Serge Volikow, historien président du conseil scientifique de la fondation Gabriel Péri. :
-Michel Pigenet, historien professeur émérite d’histoire contemporaine à Paris Panthéon 1 Sorbonne.
–Laura Machu, maîtresse de conférences d’histoire contemporaine à Paris, Nanterre.
–Anicet Le Pors, conseiller d’État, honoraire, ministre de la fonction publique, 1981–1984
-Danièle Lochak, professeur émérite de droit public à Paris Nanterre.

Intervention d’Anicet Le Pors
1944-1946, moment fondateur du statut général des fonctionnaires
Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. C’était aussi la volonté du général de Gaulle qui souhaitait pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Il en chargea le ministre de la fonction publique d’alors Jules Jeanneney, avec le concours de Michel Debré. Des commissions furent alors constituées dont une commission syndicale composée de dix représentant de la CGT et cinq de la CFTC, seuls syndicats alors existants. Mais elle ne fut d’aucune utilité car les reformes furent adoptées par la voie de l’ordonnance du 9 octobre 1945. Elle concernait les créations suivantes : l’École Nationale d’Administration (ENA), une Direction de la Fonction publique, un corps interministériel d’administrateurs et un autre de secrétaires administratifs, un Conseil permanent paritaire de l’administration civile, les Instituts d’études politiques (IEP). Le 21 novembre 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français devint ministre d’État, chargé de la fonction publique, peu avant la démission du général de Gaulle le 20 janvier 1946.
Le groupe de travail constitué par le ministre de la Fonction publique dut surmonter de nombreuses difficultés pour élaborer un projet. Ce fut tout d’abord la position de la Fédération générale des Fonctionnaires (FGF-CGT) qui continuait à revendiquer un « contrat collectif ». Cependant, l’un de ses dirigeants, Jacques Pruja, défendit l’idée d’un statut législatif prenant le contrepied du « statut carcan » jusque-là dénoncé par le mouvement syndical. À force de ténacité il parvint à convaincre son organisation sur la base d’un projet qu’il avait personnellement élaboré. Il fallut aussi surmonter la forte réserve de hauts fonctionnaires et notamment du directeur de la Fonction publique. La CGT et la CFTC divergeaient également sur le mode de représentation des syndicats. Un premier projet fut vivement critiqué, notamment en ce qu’il créait un poste de secrétaire général de l’administration suspecté de vouloir être substitué pour des raisons politiques à celui de directeur de l’administration, aux compétences essentiellement juridiques. Les opposants au projet se mobilisèrent alors pour le modifier au fond, puis pour tenter d’en freiner la discussion afin qu’il ne puisse achever son parcours parlementaire et que, finalement, on y renonce. Le projet fut à nouveau contesté lorsqu’il passa en Conseil des ministres le 12 avril 1946 où il fut vivement attaqué.
Maurice Thorez transigea sur la création du secrétariat général de l’administration qu’il abandonna, mais tint bon sur le reste. Son entreprise fut à nouveau contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de constitution qui rendit nécessaire ne nouvelles élections législatives. Après la formation d’un nouveau gouvernement ; le mouvement républicain populaire (MRP) parti démocrate chrétien d’alors, de concert avec la CFTC déposa un projet qui entraina aussitôt un nouveau dépôt du projet antérieur du ministre de la Fonction publique. Finalement, Maurice Thorez obtint du président du Conseil, Georges Bidault – à la suite d’une tractation sur laquelle on continue de s’interroger – l’assurance que son projet viendrait bien en discussion avant la fin de la deuxième constituante. Le rapport de force s’établit en faveur d’un projet amendé. Il vint en discussion le 5 octobre à l’Assemblée lors de sa dernière séance. Il fut adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat pour 145 articles.
Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficières cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952 codifiée dans le livre IV du code des communes, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955 codifiées dans le livre IX du code de la santé publique. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. La novation la plus surprenante aujourd’hui était, pour la première fois, la définition d’un « minimum vital » (on dirait du SMIC aujourd’hui) : « Par minimum vital il faut entendre la somme en-dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent être satisfaits. » (art. 32, 3ealinéa). C’était la base d’une autre disposition du même article prévoyant qu’aucun traitement de début d’un fonctionnaire ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital.
Au terme du périple, Jacques Pruja manifesta quelque amertume, regrettant les dénaturations portées au projet d’origine et critiquant sévèrement l’esprit routinier et rétrograde des hauts fonctionnaires du Conseil d’État, l’arrogance de certains ministres, les préoccupations partisanes et électorales. Mais Maurice Thorez livra en conclusion la conception nouvelle : « Le fonctionnaire […[ garanti dans ses droits, son avancement, et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative[1]. » Était ainsi consacrée la conception du « fonctionnaire-citoyen ».
[1] R. Bidouze, Les fonctionnaires sujets ou citoyens ? Paris, Éditions sociales, 1978-1981.
