L’article ci-dessous a été publié par la revue Cause commune, revue théorique rédigée dans un langage accessible, elle est principalement destinée à des militants actifs du PCF et à des sympathisants.
Le rôle de la commune dans la vie démocratique de la société est indiscutable. C’est le seul niveau où peuvent se rencontrer quotidiennement le citoyen, le fonctionnaire et l’élu pour débattre du bien commun.

Tu es souvent présenté comme le « père du statut de la fonction publique ». A ce propos, dans un entretien donné à l’AMF en 2024, tu désignais la fonction publique territoriale comme une « fonction publique humiliée » avant les années 1980 : pourquoi ?
Enfant durant la deuxième guerre mondiale j’étais réfugié dans le village breton de mes origines familiales et j’y rencontrais tous les jours le cantonnier de la commune avec qui j’engageais la conversation. J’entendais aussi les adultes lui demandaient parfois quelle était sa situation professionnelle. Il répondait, un peu gêné, « Je suis assimilé fonctionnaire ». On évoquait alors l’instituteur, qui lui était un vrai fonctionnaire et dont le cantonnier disait : « C’est un honneur et il a de la chance de travailler sous l’État ». Plus tard, j’ai eu la surprise de retrouver cette discrimination dans mes engagements professionnels et syndicaux. À ma connaissance, aucune revendication ne réclamait sa disparition et la titularisation des agents publics territoriaux, comme s’il y avait là une différence de nature des fonctions.
Par voie de conséquence, leur situation statutaire fut écartée de l’élaboration du statut général fondateur de1946 et de l’ordonnance de 1959 mettant le statut en conformité avec la constitution de la Ve République. Les agents publics territoriaux firent cependant l’objet de certaines dispositions statutaires par la loi du 28 avril 1952 classées dans le livre IV du code des communes. Les « communaux » n’étaient donc pas reconnus comme fonctionnaires bien qu’exerçant des activités de service public. Aussi, en 1981 lors ce que le Président de la République, François Mitterrand décida de faire de la décentralisation, une priorité, j’intervins le 27 juillet 1981, à l’assemblée nationale pour dire qu’il ne pouvait y avoir en France deux systèmes concurrents de fonction publique, mais que tous les agents publics occupant un emploi permanent devaient être fonctionnaires au sein d’un système unifié de fonction publique de carrière. Par cette reconnaissance de fonctionnaires de plein droit, les agents publics territoriaux se voyaient conférer une dignité dont ils avaient été privés jusque-là.
Qu’ont changé les lois statutaires de 1983-1984 pour l’échelon communal ?
Il n’est pas contesté que la fonction publique territoriale était mal identifiée car en grand désordre avant les années 1980. Ses effectifs étaient incertains, sans doute près de 1 million d’agents ; les qualifications diverses mais généralement faibles ; l’administration d’ensemble opaque ; le clientélisme répandu. Elle soutenait mal dans ces conditions la comparaison avec la fonction publique de l’État. Le regroupement statutaire, opéré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires repose sur trois choix. Premièrement, la conception du fonctionnaire-citoyen, héritage du statut de 1946 mettant au coeur la responsabilité du fonctionnaire plutôt que son obéissance. Deuxièmement, le système de la carrière garantissant sur l’ensemble de la vie professionnelle du fonctionnaire son indépendance et son emploi, à l’inverse du système de l’emploi liant strictement l’agent public à son métier. Troisièmement, la réalisation d’un juste équilibre entre deux principes constitutionnels contradictoires, d’une part l’unité et l’indivisibilité de la République, et, d’autre part, la libre administration des collectivités territoriales, équilibre délicat et susceptible d’évoluer. Le résultat, c’est une fonction publique unifiée « à trois versants » : État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers.
Étant donné la situation qui était la sienne jusque-là, c’est la fonction publique territoriale qui a le plus bénéficié du renforcement des garanties statutaires pour l’ensemble des fonctionnaires. On peut citer notamment : le droit à la négociation sur les rémunérations et les conditions de travail reconnu aux organisations syndicales, la mobilité élevée au rang de garanties fondamentales, le droit de grève inclus dans le statut, le droit à la formation initial et permanente, la liberté d’opinion, etc. Je veux rappeler ici que le nouveau statut a été soutenu par l’ensemble des syndicats et que si les maires ont été quelque peu réticents à l’origine, le statut leur a donné une sécurité juridique dans l’exercice d’activités enrichies. Pourtant après l’adoption des lois de 1983 et 1984 un certain scepticisme s’est développé sur la capacité de la fonction publique territoriale à s’inscrire dans la nouvelle architecture juridique. Étaient évoquées son histoire particulière, sa conception traditionnelle d’une fonction publique de métier, les habitudes développées en son sein. En 40 ans, la réalité n’a pas confirmé ses craintes, la fonction publique territoriale a fait dans sa nouvelle définition, la preuve d’un exceptionnel dynamisme. Ses effectifs ont doublé, les qualifications se sont améliorées, les compétences de l’encadrement se sont affirmées, de nombreux organismes structurants ont assuré la cohérence de l’ensemble. Regardée au début des années 1980 comme le « maillon faible » de la fonction publique, la fonction publique territoriale en est devenue la référence sociale et démocratique majeure.
Tu as souligné l’importance de trouver un juste équilibre entre l’unité des principes républicains et la libre administration des collectivités territoriales. Les communes ont aussi à faire face à ce type de contradiction. Elles doivent en outre respecter les compétences dévolues aux autres collectivités territoriales par le pouvoir central. Comment aborder ces difficultés juridiques, mais aussi politiques ?
Il y a une vingtaine d’années un dirigeant du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) a proposé la suppression des réformes introduites par le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), plaçant en tête des cibles prioritaires : la sécurité sociale et le statut général des fonctionnaires (Challenge, 4 octobre 2007). L’entreprise de régression a été conduite de façon méthodique en s’attaquant au modèle social français (retraites, système social de santé) au cœur de la crise actuelle. Quant au statut général des fonctionnaires, après une tentative de retour à la situation antérieure loi Galland, il a dû faire face à des attaques frontales (Sarkozy, Macron) mais surtout il a connu des centaines de dénaturations législatives et réglementaires. On assiste aussi aujourd’hui à des tentatives d’instrumentalisation de la décentralisation réputée démocratique par nature, mais qui peut avoir pour effet de déstabiliser les régimes nationaux solidaires au nom d’un principe de libre administration abusivement interprété par naïveté ou calcul. Ainsi, un certain nombre d’élus d’Alsace-Moselle de droite et de gauche mènent aujourd’hui campagne pour un rattachement des fonctionnaires locaux au régime particulier d’assurance maladie de cette entité régionale. C’est à la fois contraire au principe d’unité de la fonction publique et à celui d’égalité des fonctionnaires.
Le rôle de la commune dans la vie démocratique de la société est indiscutable. C’est le seul niveau où peuvent se rencontrer quotidiennement le citoyen, le fonctionnaire et l’élu pour débattre du bien commun. C’est une grande richesse pour la France de disposer d’autant de communes que tout le reste de l’Union européenne. Reste cependant à préciser la nature des relations que doivent établir entre elles les communes par accords de coopération et de mutualisation afin de parvenir ensemble à la meilleure efficacité sociale. Doivent également être étudiées avec soin les relations que les communes doivent nécessairement établir avec le niveau départemental, sans qu’interviennent excessivement les injonctions du pouvoir central, mais que soient respectées les règles générales d’un aménagement rationnel du territoire. Plus généralement encore la place de la commune doit être située dans une conception des institutions qui permette à la fois l’énoncé de principes républicains applicables dans l’ensemble de la nation et la libre initiative des instances locales.
Anicet Le Pors, Ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives (1981-1984), Conseiller d’Etat honoraires
Propos recueillis par Hoël Le Moal
Cause commune n° 45 • septembre/octobre 2025