Défense de la fonction publique et de ses statuts – Université de Bretagne Occidentale – Brest, 30 novembre 2007

L’histoire de la fonction publique, ni même celle du statut général des fonctionnaires, n’a pas commencé avec la loi du 19 octobre 1946. Pour donner toute sa signification à ce texte, il convient de le replacer dans une réflexion plus globale sur la conception française du service public, voire de l’intérêt général.

 

1. La conception française de l’intérêt général et du service public

 

La notion d’intérêt général a joué un rôle spécifique dans notre histoire nationale. C’était le « bien commun » sous l’Ancien régime. Il s’est incarné dans de grandes figures nationales de Richelieu à de Gaulle en passant par les acteurs de la Révolution française. Dès la fin du XIIIème siècle Philippe le Bel crée le Conseil d’État du roi pour traiter les affaires du royaume à part des affaires de droit commun. Pour autant sa définition est problématique. Les économistes parlent d’ « optimum social », ou de « préférence révélée des consommateurs ». Le juge administratif est prudent en droit positif : il parlera plutôt à l’occasion de déclaration d’utilité publique, d’ordre public.

 

L’évolution de la notion d’intérêt général s’est concentrée sous la forme du service public qui en est le vecteur. C’était une notion simple qui est devenue complexe en raison même de son enrichissement. En France, l’intérêt général est différent de la somme des intérêts particuliers, contrairement aux conceptions anglo-saxonnes. L’école française du service public a considéré très tôt qu’il y avait service public lorsqu’il y avait mission d’intérêt général, mise en œuvre par une personne morale de droit public et ayant recours à un droit et un juge spécifiques, le droit et le juge administratifs. Mais en s’étendant, le service public est devenu plus hétérogène. Régi par la loi et le règlement, il a dû subir progressivement la concurrence du contrat.

 

Les contradictions sont aujourd’hui exacerbées dans le cadre de la construction européenne qui ignore largement la notion de service public pour lui préférer celle de service d’intérêt économique général (SIEG) dont l’activité doit s’exercer, comme les activités privées dans le cadre de l’économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée. La Commission vient d’ailleurs de refuser une directive cadre sur les services publics au moment même où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive. Cette influence, dominante dans l’Union européenne, pousse en France à la dérégulation, aux privatisations, à la remise en cause du monopole des entreprises publiques basées sur leur spécialisation, et par là également des statuts des personnels de ces entreprises adoptés à la même époque que le statut général des fonctionnaires.

 

Si le service public est le vecteur de l’intérêt général, la fonction publique est le cœur du service public.

 

2. La loi du 19 octobre 1946, premier statut démocratique des fonctionnaires

 

La loi du 19 octobre 1946 dont on a marqué le 60° anniversaire à la fin de l’année dernière peut être regardée comme la première expression majeure, en droit, de la conception française, démocratique, de la fonction publique. On en souligne d’autant mieux l’importance qu’on le situe dans une perspective historique, plutôt que de le statufier dans une sacralisation qui aurait une double conséquence négative. D’une part, cela tendrait à occulter les droits acquis avant 1946 par le mouvement social : la fixation par la loi de l’accès au dossier en 1905, les règles de l’avancement en 1911, du détachement en 1913, la loi Roustan en 1920, la reconnaissance de fait des syndicats de fonctionnaires en 1924 ; d’autres encore intégrés dans la jurisprudence du Conseil d’État qui ont conduit parfois à parler d’un « statut jurisprudentiel ». D’autre part, seraient sous-estimés les progrès enregistrés ultérieurement : l’obligation de négociation après 1968 puis, plus récemment, par exemple, l’inscription formelle dans le statut de droits aussi importants que le droit de grève, la liberté d’opinion ou la garantie de mobilité et surtout l’extension de la reconnaissance de la qualité de fonctionnaire, au-delà des fonctionnaires de l’État, à de nombreux agents de collectivités publiques : collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers, établissements publics de recherche.

 

C’est souligner le caractère novateur du statut de 1946 que de rappeler qu’avant son adoption, l’idée même d’un statut était conçue par les gouvernants de l’époque comme l’instrument d’application du principe hiérarchique d’obéissance du fonctionnaire. C’est pourquoi le mouvement syndicat rejetait cette idée en parlant de « statut-carcan ». D’ailleurs le premier statut a été élaboré sous Vichy : c’était la loi du 14 septembre 1941, inspirée par la charte du travail de l’État français. Le statut de 1946 a donc ouvert la voie à l’affirmation d’une conception démocratique qui n’a cessé de s’affirmer et de se préciser ensuite. Car le statut de 1946 portait la marque de son époque, il reflétait nécessairement l’état de l’administration et de la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi, par exemple, qu’on y parle de « cadre » et non pas de « corps » de fonctionnaires, vocabulaire que nous ne reprendrions certainement pas aujourd’hui.

 

Si l’on se met ainsi dans une perspective historique, on peut avoir une appréciation positive sur l’évolution de la fonction publique et sur l‘enrichissement continu de la conception française de la fonction publique, en dépit des attaques et des atteintes dont elle a été constamment l’objet. On considère qu’il y avait environ 200 000 fonctionnaires de l’État en France au XIX° siècle, on en comptait moins de 700 000 avant la deuxième guerre mondiale, quelque 900 000 au 1er janvier 1946 (dont seulement 520 000 titulaires), 2,1 millions de fonctionnaires de l’État en 1981. Aujourd’hui, c’est 5,2 millions d’agents publics qui sont reconnus comme fonctionnaires, selon la définition qu’en donne la loi du 13 juillet 1983, c’est-à-dire salariés d’une collectivité publique dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle.

 

3. La fonction publique « à trois versants », une création continue, une évolution contradictoire

 

Le statut lui-même s’est profondément transformé. Quantitativement, le statut de la loi du 19 octobre 1946 comptait 145 articles. L’ordonnance du 4 février 1959 ramena ce nombre à 57. Dans le dispositif actuel, il y en a plus de 500. Qualitativement, à ceux qui glosent sur la rigidité du statut général on peut répondre que peu de textes ont fait la preuve d’une telle capacité à évoluer sur une aussi longue période. Bien sûr, cette évolution a été marquée par des avancées et des reculs, et nombre de ses articles ne sont pas bons, mais je pense qu’il ne faut pas donner de cette évolution une vision unilatéralement négative qui n’aiderait pas dans la conquête de nouveaux droits. La conception française de la fonction publique est une création continue qu’il faut analyser objectivement.

 

Cela nous conduit à reconnaître dans l’extension considérable du champ d’application et d’influence du statut général, la raison d’une plus grande hétérogénéité de situation des agents et donc une plus grande difficulté à assurer l’unité de l’ensemble dans le respect des diversités qui font la richesse des services publics. Cette difficulté a été rencontrée entre 1981 et 1984 lorsque nous avons entrepris de bâtir une nouvelle architecture statutaire intégrant des agents publics régis par le livre IV du code des communes pour les territoriaux et le Livre IX du code de la santé publique pour les hospitaliers, qui importaient nécessairement leurs singularités, leurs différences, dans le nouvel ensemble. Cette dialectique de l’unité et de la diversité a été réalisée, d’une part en refondant l’ensemble sur les principes républicains de la conception française de fonction publique, d’autre part en respectant les spécificités à la fois juridiques et professionnelles des différentes catégories concernées.

 

Je crois encore utile de rappeler les trois principes que j’évoquais alors pour fonder cette unité. D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents » c’est-à-dire de la capacité des candidats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique. Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration ; principe ancien que l’on retrouve déjà formulé dans la loi sur les officiers de 1834. Enfin, le principe de citoyenneté qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens et reconnaît la source de sa responsabilité dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte de son administration ; conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle du fonctionnaire-sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

 

C’est sur cette base qu’a donc été construite cette fonction publique « à trois versants », à la fois ensemble unifié et respectueux des différences comme l’indiquent ses quatre titres adoptés successivement de 1983 à 1986, l’un après l’autre car tout le monde ne marchait pas du même pas. Des conceptions contradictoires existaient aussi au sein même du gouvernement,, Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur inclinant en faveur d’une fonction publique d’emploi pour les agents des collectivités territoriales alors que je défendais le système de la carrière. On peut discuter de l’équilibre ainsi retenu entre une unification intégrale (au demeurant impraticable sans modification constitutionnelle en raison du principe de libre administration de l’article 72) et une séparation complète des fonctions publiques qui aurait consacré une « balkanisation » conduisant inévitablement à leur hiérarchisation. Je pense pour ma part que la solution retenue était, dans l’ensemble, satisfaisante.

 

Outre cette extension et cette réorganisation d’ensemble de l’architecture statutaire, des apports spécifiques ont été réalisés par la réforme de 1983-1984-1986. Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par l Titre 1er : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions au bulletin n° 2 du casier judiciaire, la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5 actuel) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes, ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art.8) et dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général dans le Titre II : la 3° voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20), de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73), etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des CTP ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service ; les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les CSFP, CAP, CTP, CHS) ; le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers (abrogé à compter du 1er juillet 2007), etc.

 

Depuis, le système a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet, mais pour autant son avenir n’est pas garanti. La première alternance politique entre 1986 et 1988 a permis au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la fonction publique territoriale, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, recrutement de contractuels, etc.), de clientélisme, dans l’ensemble du statut général. La loi du 19 novembre 1982 sur les prélèvements en cas de grève a été abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc. Je n’aurais garde d’oublier la mise hors fonction publique des PTT et de France-Télécom en 1990. Les attaques ont repris de 1993 à 1997 avec la réforme Hoëffel, et une stratégie de « mise en extinction » du statut général par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation, etc., jusqu’à l’attaque frontale du rapport du Conseil d’État en 2003 proposant une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi, alignée sur le modèle européen dominant. C’est ce modèle que voudrait imposer le président de la République.

 

On peut regretter, ensemble, que les conditions d’une riposte à ces attaques et remises en cause n’aient pas toujours été à la hauteur de l’enjeu. On ne s’étonnera pas que les adversaires d’une conception républicaine, démocratique, de la fonction publique, n’aient pas renoncé à tenter de la mettre à bas lorsque des gouvernements de la droite libérale ont été au pouvoir. Il est en revanche déplorable que les atteintes au statut général n’aient pas été remises en cause, et se soient trouvées par là consacrées, lorsque des gouvernements de gauche sont revenus au pouvoir, alors qu’il leur auraient suffit d’abroger purement et simplement les mesures prises par la droite.

 

4. Face à la « révolution culturelle » de Nicolas Sarkozy

 

Un certain nombre de facteurs ont pesé au cours de la dernière période sur l’avenir de la fonction publique et de ses statuts. On peut les résumer ainsi :

 

Le premier est la perspective récurrente de réforme statutaire. Un texte qui n’évolue pas, je l’ai dit, est promis à la sclérose et à terme à la disparition. Mais une chose est de s’interroger sur les modifications nécessaires, une autre est de remettre en cause les principes mêmes comme y tendait le rapport du Conseil d’État de 2003 et le projet Dutreil qui en faisait application tendant à fondre l’ensemble des corps de fonctionnaires en une trentaine de cadres d’emplois. L’affaire a été gelée jusqu’aux présidentielles, mais rapidement reprise aujourd’hui.

 

Le deuxième facteur est la mise en place de la LOLF dont je rappelle qu’elle a été adoptée sans opposition au Parlement. Elle pourrait être un moyen de rationalisation ; elle apparaît surtout aujourd’hui comme un instrument destiné a peser sur l’emploi dans la fonction publique et à favoriser l’arbitraire dans la gestion.

 

Le troisième est le développement de la contractualisation. C’est aujourd’hui un phénomène général : le contrat progresse au détriment de la loi, expression de la volonté générale. Comme le recommandait le rapport précité du Conseil d’État, dit « rapport Pochard », le contrat tend à devenir « une source autonome du droit de la fonction publique ».

 

Le quatrième facteur d’évolution est un nouveau retour probable sur le « maillon faible » du statut général, la fonction publique territoriale.

 

J’évoquerais pour mémoire, comme cinquième facteur, la place qui sera faite aux services publics en France et en Europe. À cet égard, le « non » opposé par le peuple français au traité constitutionnel européen le 29 mai 2005 demeure un point d’appui important pour la défense des statuts publics et pas seulement celui de la fonction publique. Le refus de directive sur les services publics par la Commission que j’ai évoqué montre que la question reste d’actualité.

 

Enfin, dernier facteur et non le moindre, le rapport des forces qu’il est possible d’établir en toute circonstance entre partisans et adversaires du statut général. Nos atouts sont nombreux et importants : une culture ancienne de l’intérêt général et du service public, des organisations syndicales expérimentées, un dispositif statutaire en place et qui a fait ses preuves.

 

C’est aujourd’hui à une offensive d’une tout autre ampleur que par le passé qu’il convient de faire face à ce qu’il a appelé une « révolution culturelle » et que j’ai qualifiée de « forfaiture ». Ce n’est plus une action de contournement du statut général, c’est une attaque frontale.

 

Sur la notion de « forfaiture »

 

Selon le dictionnaire Robert : « Crime dont un fonctionnaire public se rend coupable en commettant certaines graves infractions dans l’exercice de ses fonctions. » . L’expression est a fortiori extensible aux plus hautes autorités de l’État, c’est ainsi que le président du Sénat avait qualifié en 1962 la décision du président Pompidou de prendre l’initiative du recours au référendum sur la base de l’article 11 de la constitution (et non l’article 89) pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.

 

Il y donc, forfaiture lorsqu’une autorité publique outrepasse ses compétences par une action délictuelle ou lorsqu’un mandat est détourné des engagements qui le constituent et qui ont été strictement consacrés par le suffrage universel. En l’espèce, l’engagement de Nicolas Sarkozy en matière de fonction publique a été exprimé pendant la campagne électorale dans son discours de Périgueux du 13 octobre 2006, il tient en six lignes :

 

« Au fonctionnaire qui se sent mal payé, je dis que ma volonté est qu’il y ait moins de fonctionnaires mais qu’ils soient mieux payés et mieux considérés. Au fonctionnaire qui se sent démotivé parce que ces efforts ne sont jamais récompensés, je dis que mon objectif est que le mérite soit reconnu et les gains de productivité partagés. Au fonctionnaire qui est prisonnier des règles de gestion des corps je dis que mon objectif est de supprimer la gestion par corps pour la remplacer par une gestion par métier qui ouvrira des perspectives de promotion professionnelle beaucoup plus grandes. Je ne veux pas que la seule voie de réussite soit celle des concours et des examens. »

 

Si plusieurs des mesures annoncées à Nantes peuvent être devinées dans ces formulations générales on ne saurait en déduire le dispositif annoncé avec, ce qui a été rappelé : le rejet de la distinction public-privé, la gestion par corps réduite à l’exception, l’encouragement à quitter la fonction publique au bénéfice d’un pécule, le choix à l’entrée entre « le statut et un contrat de droit privé négocié de gré à gré », l’extension à la fonction publique du « travailler plus pour gagner plus » notamment par le moyen d’heures supplémentaires et le rachat des heures accumulées dans les comptes épargne-temps avec parallèlement réduction des effectifs, l’individualisation des carrières sur la base d’une réflexion sur la « culture du concours et sur la notation » afin d’échapper au « carcan des statuts »… le tout étant baptisé « révolution culturelle ».

 

Je considère donc que Nicolas Sarkozy n’a pas été mandaté pour engager ce qui est en réalité une « contre-révolution » dans la fonction publique, et c’est pourquoi je parle de forfaiture. Je dois ajouter d’ailleurs que c’est de sa part une constante s’agissant de sa pratique des institutions, mais il s’agit d’un autre sujet que j’ai traité par ailleurs sous le titre de « Dérive bonapartiste ».

 

Sur quelques-unes des réformes envisagées

 

Je rappelle les trois principes républicains fondant l’unité de la fonction publique « à trois versants » : égalité, indépendance, responsabilité. La réforme contrevient à ces trois principes sur trois points au moins : le contrat est opposé au statut, le métier à la fonction, l’individualisation des rémunérations à la recherche de l’efficacité sociale.

 

* Le contrat opposé au statut

 

Je veux tout d’abord souligner que les réformes proposées s’inscrivent dans un contexte de déréglementation et de privatisation dont on ne finirait pas d’exposer les cas multiples et les modalités (La Poste et France Télécom, Service des Poudres, SEITA, GIAT, IN, DCN) ; d’affaiblissement des organismes de programmation (CGP, intégration de la DP dans la DGTPE, disparition du CNE) ; d’extension du champ de la contractualisation au détriment de la loi, y compris dans la FP régalienne.

 

Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 T I) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3 T I) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers.

 

Le choix à l’entrée (avant ou après le concours ?) entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré tourne ainsi le dos au principe d’égalité. En réalité on voit clairement ce qui découle de l’alternative ainsi proposée : la mise en extinction du statut général par recrutement parallèle et de manière croissante de personnels contractuels, le cas échéant bénéficiant de conditions avantageuses ce qui conduira à élever leur proportion comme le mouvement en est d’ailleurs amorcé, jusqu’à ce qu’ils deviennent plus nombreux que les fonctionnaires eux-mêmes. Il y a des précédents : le pdg de La Poste, Jean-Paul Bailly, ne vient-il pas d’annoncer (Le Figaro, 25.10.07) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ? Or on sait que le statut général qui n’écarte pas, par dérogation au principe, le recrutement de contractuels en circonscrit strictement les motifs (art.4 TII).

 

La réforme proposée est donc franchement contraire principe d’égalité.

 

* Le métier opposé à la fonction

 

La façon dont on appréhende la notion de fonction publique dépend du niveau où l’on souhaite situer les activités qu’elle regroupe. Pour ma part je déclarais le 15 décembre 1983 : « Dans le système dit de la carrière, propre à la conception française, on ne sert pas l’État comme on sert une société privée. C’est une fonction sociale qui s’apparente aussi bien à la magistrature, au sens donné à ce mot dans l’ancienne Rome, qu’au service public moderne dans toute la gamme des technicités requises pour la mise en œuvre des fonctions collectives d’une société développée comme la société française ». On retiendra de cette quasi-définition la référence de la fonction publique à une magistrature et sa conception globale : le système de la carrière considère des travailleurs collectifs dont l’activité est nécessairement gérée sur l’ensemble d’une vie professionnelle.

 

Aujourd’hui on nous propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. Je ne considère pas la notion de métier comme péjorative dans la fonction publique ; elle peut avoir une utilité pour analyser les fonctions, et synthétiser un ensemble d’activités élémentaires, mais son usage n’est pas neutre selon qu’il s’agit d’activités régies par le marché ou relevant d’une fonction publique. Dans le premier cas c’est la donnée de base des activités participant à la production de biens ou de services. Dans le second cas c’est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général.

 

Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction de publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi.

 

Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

 

* L’individualisation des rémunérations opposée à la recherche de l’efficacité sociale

 

Le mérite est mis en avant pour mettre en accusation les pratiques actuelles. Personne n’a jamais contesté que le mérite doive être considéré pour rémunérer les fonctionnaires. On ne trouvera aucune déclaration de ma part prônant un égalitarisme généralisé, j’ai toujours affirmé le contraire, c’est-à-dire que le fonctionnaire qui travaille bien ne doit pas être rémunéré comme celui qui travaille mal. Le statut le permet, ce qui manque c’est le courage. En réalité, l’évocation du mérite et le thème de l’individualisation des rémunérations recouvre une remise en cause d’un ensemble des caractéristiques de la conception française de la fonction publique.

 

D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. On en critique le nombre en avançant des chiffres fantaisistes. Selon la DGAFP il y a aujourd’hui 300 à 500 corps et non pas 1500 et il ne faut jamais perdre de vue que 2 % des corps regroupent 70 % des fonctionnaires. Si la pratique n’est pas satisfaisante, les possibilités statutaires de mobilité existent par la voie du détachement, de la mise à disposition et ce n’est pas ceux qui, par la loi Galland du 13.7.87 ont supprimé la comparabilité entre FPE et FPT de se plaindre du défaut de mobilité, pas davantage ceux qui ont pratiqué d’année en année le gel indiciaire pour critiquer ensuite la rigidité des carrières.

 

Ensuite, les modalités de rémunérations. J’ai connu le temps où des négociations salariales actives bien que conflictuelles avaient lieu chaque année. Elles ont disparu et le système a été profondément dénaturé par la confusion sciemment entretenue entre les différentes composantes de la rémunération : rémunération indiciaire, GVT, primes, bonifications, etc. À l’évidence le gouvernement actuel veut pousser plus loin la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p. 360), une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement, en dehors de tout contrôle.

 

Enfin, cette atomisation salariale, s’ajoutant l’atomisation fonctionnelle et contractuelle, m’apparaît dangereuse en tant qu’elle isole le fonctionnaire des travailleurs collectifs auxquels il appartient dans l’organisation statutaire. Elle le rend par là plus vulnérable dans un contexte qui tendra à devenir plus clientéliste, plus sensible aux pressions administratives, politiques ou économiques. Elle conduit inévitablement à l’affaiblissement des organisations syndicales. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause et la responsabilité que conférait à l’agent public l’article 15 de la DDHC : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

 

C’est donc aussi le principe de responsabilité qui est mise en cause et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

 

Sur la démarche à développer en réponse à la « contre-révolution culturelle »

 

Écartons les faux débats : la question n’est pas de savoir s’il faut évoluer ou pas. À cet égard, je l’ai dit, il est peu de texte de l’importance du statut général qui aient autant évolué sur une si longue période. Il n’y a pas de texte sacré et un tel système qui ne s’adapterait pas aux besoins et aux techniques dépérirait. Ce n’est pas, pour autant, une raison pour remettre en cause les principes qui participent du pacte républicain. Fermeté sur les principes, souplesse dans la mise en œuvre.

 

La « contre-révolution culturelle » introduit en réalité un nouveau modèle, une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi. C’est la FPT (« maillon faible » de la fonction publique « à plusieurs versants ») qui devient progressivement la référence et non plus jusqu’à présent la FPT. Il s’agit d’une stratégie cohérente que le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 « Perspectives pour la fonction publique » avait déjà théorisée. À cette cohérence, il faut répondre par une autre cohérence. Celle-ci passe toujours, à mon avis, par la réaffirmation des principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité. Ce débat droit prendre place dans le cadre du « Pacte service public 2012 » annoncé par le président de la République et, à cours terme, dans les conférences prévues jusqu’en mars 2008.

 

Pour autant cela ne doit pas empêcher la formulation de propositions de réformes statutaires ou non-statutaires. De mon point de vue, elle pourraient concerner, par exemple : la mise en œuvre de la double carrière (sur la base du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences (en lieu et place de cet aveugle non remplacement de la moitié des départs en retraite) ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

 

Il y a nécessité d’une mise en mouvement syndical sur ces questions en même temps que celles portant sur le pouvoir d’achat et les effectifs. Au-delà, il convient d’accorder un grand intérêt à la formation de l’opinion à une meilleure connaissance de la conception française de la fonction publique, du service public et de l’intérêt général.

 

5. Le statut général des fonctionnaires, un atout majeur pour le progrès social, l’efficacité économique et la démocratie politique

 

S’il est légitime que les fonctionnaires se mobilisent pour défendre leurs intérêts propres, leur action va bien au-delà et joue un rôle éminent dans la défense et la promotion des droits des autres salariés et de l’ensemble des citoyennes et des citoyens. Et ce pour des raisons à la fois sociales, économiques et politiques.

 

Sociales, car étant dans une position statutaire et réglementaire et non contractuelle, ils échappent aux rapports de forces souvent inégaux qui président aux différentes formes de contractualisation. Ils peuvent ainsi constituer une référence forte (sans transposition néanmoins) pour la progression de la notion de « statut du travail salarié ».

 

Economiques, car la fonction publique exige encore largement, même si les dérogations tendent à se multiplier, une base matérielle publique, une propriété publique étendue qui tend à faire échapper les activités regroupées dans la fonction publique à la marchandisation des rapports sociaux et à substituer la notion d’efficacité sociale à celle de rendement ou de rentabilité financière.

 

Politiques, car les fonctionnaires sont avant tout au service de l’intérêt général. C’est-à-dire qu’ils sont au service des valeurs cardinales de la citoyenneté, non seulement la conception française de l’intérêt général, mais aussi l’affirmation du principe d’égalité pour que l’égalité sociale rejoigne l’égalité en droit, mais encore l’exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité.

 

C’est tout cela qui fonde la dignité du fonctionnaire dont parle Roger Vailland dans ses Écrits intimes, « la dignité de ne pas avoir l’homme pour maître ».