RÉAPPROPRIATIONS
La réforme des collectivités territoriales envisagée par le Président de la République vise avant tout une déstabilisation d’institutions façonnées par notre Histoire.
Au moment où se développent des actions importantes pour la défense de la conception française du service public et où nous célébrons le 25° anniversaire du Statut de la Fonction publique territoriale comme composante du Statut générale des fonctionnaires, s’ouvre aussi une opportunité de réappropriations démocratiques : de notre histoire, de la démarche scientifique, d’une éthique républicaine.
Réappropriation de notre histoire
La réforme des collectivités territoriale oppose à la structuration éprouvée : communes-département-nation, une structuration alternative : agglomérations de communes (y.c. métropoles)-régions-Europe tendant à gommer les niveaux antérieurs. La compétence générale de ces niveaux doit être prioritaire, spécialement le niveau national, qui doit s’accompagner d’une réflexion sur la subsidiarité qui peut être mise en œuvre entre ces niveaux et les solidarités qui peuvent être organisées à chaque niveau.
Il faut qu’il soit clair que l’intérêt général se définit au niveau national si tous les citoyens et leurs regroupements territoriaux doivent concourir, chacun dans leur compétence respective, à sa définition : c’est un principe de la République ; les collectivités territoriales n’ont pas de compétence législative propres. Mais il y a un autre principe de la République, celui de libre administration des collectivités territoriales posé dans le cadre constitutionnel actuel par l’article 72 de la constitution. L’état normal, c’est la contradiction de ces principes et le problème c’est la solution de cette contradiction, qui ne peut être levée que par une réflexion approfondie sur les compétences qui ne s’improvise pas mais qui permet au moins d’écarter dès maintenant des pratiques comme celle de l’expérimentation législative, par exemple.
Pour résoudre ces problèmes complexes, notre pays possède une très longue expérience. Il est un véritable laboratoire institutionnel (15 constitutions en deux siècles). Il a structuré son territoire selon un réseau serré de communes qui n’a pas d’équivalent et qu’il faut sauvegarder. Dès la fin du XIX° siècle l’École française du service public en a défini les principes. Il dispose d’une fonction publique solidement établie sur des principes républicains. C’est cette histoire, aujourd’hui quelque peu perdue de vue, qu’il convient de réactiver.
Réappropriation de la démarche scientifique
Il ne fait pas de doute que les réformes envisagées vont renforcer les contraintes réglementaires et financières sur les collectivités territoriales. On aurait tort de conclure à une simple substitution de l’État aux collectivités territoriales. Certes, l’autoritarisme du pouvoir exécutif va se renforcer, mais l’appareil d’État lui-même est atteint, y compris dans ses fonctions régaliennes (la justice, par exemple), mais je pense surtout à ce que j’appellerais l’ « administration rationalisante » (1). On n’a peut être pas assez dénoncé le démantèlement mis en œuvre au cours des dernières années. L’intention est claire : il convient de trancher la « main visible » guidée par la raison pour laisser le champ libre à la « main invisible » du marché. La reconquête de ces outils implique une action de toutes les collectivités publiques, nationales et locales pour doter le pays des instruments de planification, d’évaluation, d’optimisation qui conviennent à un pays moderne.
La contrainte financière risque d’être particulièrement forte avec la suppression de la taxe professionnelle sans garanties sérieuses de compensation. Ses effets risquent de se combiner avec ceux de la RGPP et de la LOLF sur les services déconcentrés de l’État. Si la LOLF se présentait de prime abord comme une démarche rationnelle (elle n’a pas rencontré d’opposition au Parlement), la perversion de la « fongibilité asymétrique » en a anéanti les promesses. Quant à la RGPP, elle n’a pas pris de détours : sa seule justification est la réduction de la dépense publique, notamment par le moyen du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. L’administration doit être à la pointe de la recherche pour la mise au point de méthodes de rationalisation des politiques publiques. Certaines existent déjà dans l’esprit de la rationalisation des choix budgétaires (RCB) des années 1960-1970 qui rendraient possible une gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences.
Cela suppose aussi d’investir pour donner consistance à la notion d’efficacité sociale, multidimensionnelle par nature puisqu’elle doit prendre appui sur l’analyse multicritères de l’action publique (satisfaction des besoins, politique d’emploi, formation des qualifications, aménagement du territoire, recherche-développement, coopération internationale, etc.). Cette optimisation de la dépense publique correspond à une exigence beaucoup plus élevée que la simple rentabilité de l’entreprise privée, il est navrant de voir aujourd’hui des décideurs publics s’en tenir à cette référence ; l’idéologie managériale est un snobisme.
Réappropriation de l’éthique républicaine
La crise financière a révélé l’ampleur de l’immoralité du système financier, les dégâts et les souffrances dont il est la cause. En contrepoint on a souligné le rôle d’ « amortisseur social » du large secteur public existant dans notre pays, base matérielle du service public du point de vue de l’emploi, du pouvoir d’achat, de la protection sociale, du système de retraites, et j’ajouterais, d’un point de vue éthique. Cela doit être souligné avec force devant l’opinion publique.
Au coeur du service public représentant quelque 7 millions de salariés (plus du quart de la population active du pays), une fonction publique de 5,2 millions de fonctionnaires, parmi lesquels 1,8 millions relevant de la Fonction publique territoriale dont on marque cette année le 25° anniversaire sur une base statutaire de fonction publique de carrière qui lui a restauré sa dignité en 1983-1984. Cette construction, fondée sur les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité, a subi depuis une profonde dénaturation à partir de la loi Galland de 1987 sans qu’une réaction suffisante lui ait été opposée. Il faut en tirer les conséquences aujourd’hui car il n’y a que les batailles que l’on ne mène pas que l’on est sûr de perdre.
L’action pour les services publics nationaux et locaux ne peut être seulement défensive. Il convient d’opposer aux opérations de démantèlement et de privatisation des propositions concrètes (2). Il convient surtout de se convaincre et de convaincre que le développement de biens communs au XXI° siècle porte une nécessité de services publics jusqu’au niveau mondial qui entraîne une exigence de même niveau concernant la propriété publique face à laquelle la constitution de « pôles » évoquée ici ou là, fussent-ils publics m’apparaît bien dérisoire. La question de la propriété publique, plus généralement de l’appropriation sociale, est toujours à l’ordre du jour car il reste vrai, tant au niveau national que local, que « là où est la propriété, là est le pouvoir ».
Le sarkozysme brade l’histoire, la science et l’éthique républicaine ; ce sont nos atouts.
(1) C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; également : le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget, l’intégration du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics à la Cour des comptes. Ces suppressions et restrictions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, ce qui de l’avis général va contrarier sa mission de service public, la suppression de plusieurs dizaines de centres météorologiques départementaux, la perte d’identité des Archives de France (création de la Révolution française) dans une vaste direction du patrimoine. Ajoutons-y encore le projet de loi organique prise en application de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui va supprimer la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) qui rendait public les abus des forces de sécurité (mal vue pour cette raison du ministère de l’Intérieur) et la Mission de défense des enfants.
(2) S’agissant, par exemple de la fonction publique : la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; l’amélioration des conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière, ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; la promotion de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.