GAUCHE, comment réinventer une alternative ? – L’Humanité, 15 mai 2010.

RAPPEL DES FAITS

En ces temps où l’approfondissement de la crise obscurcit l’horizon, la recherche d’alternative d’avère une tâche urgente mais ardue. Dans un livre d’entretien (1) avec le journaliste Jean-François Bège, Anicet Le Pors, l’un des quatre ministres communistes de 1981 à 1984, y apporte une contribution utile nourrie par son expérience, sa grande culture et portée par une énergie intacte.

Ministre, Anicet Le Pors a rénové et étendu le statut de la fonction publique, confortant la place originale donnée historiquement aux services publics dans notre pays. Devenu conseiller d’État, il réfléchit, travaille et continueà vouloir changer le monde. Il ne pense pas que l’histoire est un éternel recommencement, mais, non plus, qu’elle a un sens « scientifiquement déterminé » mais il se demande « comment faire de l’héritage un investissement pour les temps nouveaux ». Depuis qu’il n’est plus membfre du Parti communiste, ce qu’il appelle son « génome de citoyenneté » est devenu à la fois son fil conducteur et sa colonne vertébrale. Reste pourtant cette interrogation : comment construire des convergences entre citoyens responsables ? Il s’efforce d’y répondre en étant toujours disponible pour échabger ou aborder une question nouvelle. D’un rapport sur l’égalité femme-homme dans la fonction publique.à un autre sur les travailleurs saisonniers, de cette charge de président de chambre à la Cour nationale du droit d’asile à des rencontres sur la réforme des collectivités territoriales, le citoyen Anicet Le Pors cherche à comprendre les transformations profondes et parfois accélérées de la société. Il creuse le concept de citoyenneté qui lui semble « de nature à conjurer l’avènement de monstres et à amorcer la phase de recomposition démocratique et progressiste ». Et il avance le concept d’ »appropriation collective », selon lui plus que jamais d’actualité au niveau national et mondial. Alors que certains se précipitent déjà dans une précampagne présidentielle, sa critique sans concession de cette élection au suffrage universel ne peut pas manquer d’interpeller. Tourné vers l’avenir est une invitation au débat. Ces pages y répondent. Deux citoyens engagés, Anne Coulon, enseignate en IUFM, militante communiste dans un quartier populaire de Corbeil Essonne, et Antoine fatiga, syndicaliste, élu régional après avoir été tête de liste du Front de gauche en Savoie, débattent avec Anicet Le Pors.

Table ronde réalisée par Jacqueline Sellem

Les services publics, sont aujourd’hui l’une des principales cibles du pouvoir. Des campagnes faisant passer les fonctionnaires pour des privilégiés ont préparé le terrain. Le statut des fonctionnaires, qui doit beaucoup au ministre communiste que vous avez été de 1981 à 1984, n’est-il pas devenu un facteur de division des salariés?

Anicet Le Pors. Le philosophe Marcel Gaucher pense que « le programme initial du sarkozisme, c’est la banalisation de la France ». Je me demande si pour Nicolas Sarkozy, la France n’est pas une somme d’anomalies. Anomalies, l’inscription de la laïcité dans la constitution, les 36 000 communes, la réputation de terre d’asile et la pratique du droit du sol. Anomalie ce service public qui regroupe le quart de la population active. Par une sorte de pragmatisme destructeur, Sarkozy vise à mettre la France aux normes imposées par le libéralisme. La notion de service public n’existant pas dans les traités européens où on ne parle que de service d’intérêt économique général et de service d’intérêt général, Sarkozy s’en sert pour réduire le service public à la française. Contrairement à la Grande Bretagne et à l’Allemagne, nous avons en France une conception extensive de la fonction publique, bien au-delà des seules fonctions régaliennes. Alors, comment situer ces salariés protégés par la loi parce qu’ils servent l’intérêt général, par rapport à ceux qui sont dans un régime contractuel ? Lorsque l’on dit, par exemple, que les pensions des salariés du privé doivent être basées sur les 25 meilleures années tandis que celles des fonctionnaires sont calculées sur les 6 derniers mois, que retient-on? 6 mois, 25 ans, un sentiment d’injustice marque l’opinion, même si parler de privilèges est infondé puisque, les primes des fonctionnaires n’étant pas prises en compte, la différence est minime. Reste qu’il y a dans notre pays deux catégories de salariés. C’est pourquoi, j’avance l’idée d’un statut des travailleurs salariés du secteur privé conçu sur une base principalement législative – car à travers la loi c’est la volonté générale qui s’exprime-, complétée par des conventions collectives améliorées et des partenariats pertinents.

Anne Coulon. L’Université a connu l’an dernier, un important mouvement porté par Sauvons l’université, l’Appel des appels, la FSU, etc.. Dans les débats, il est apparu que les organisations syndicales: FSU, CGT, FO, SGEN-CFDT, et au sein de la FSU: SNES, SNES sup, font une analyse convergente des conséquences des mesures mises en œuvre ou annoncées, mais elles n’arrivent absolument pas à se mettre d’accord sur une série de questions cruciales comme: quel service public? quelles délégations de service public ? Qui, des collectivités territoriales ou de l’Etat, doit gérer ? quels transferts de compétences? Vos propositions, instruites par un projet de société aux antipodes de celui qui est aujourd’hui dominant, apparaissent totalement à contre courant. Alors, comment s’en saisir ?

Anicet le Pors. Il est vrai que l’idéologie « managériale » a fait beaucoup de dégâts, y compris chez les hauts fonctionnaires, les élus et même chez les enseignants et les chercheurs. Dans le déficit d’idées fleurissent les « gouvernance », « management », « coaching », « benchmaking, jusqu’au « care » de Martine Aubry. Le sens de l’intérêt général s’est affaibli et, partant, la conception du service public est devenue plus confuse. Je me suis efforcé dans le livre d’éclairer une démarche de reconquête. Mais celle-ci demandera du temps. Il y a aussi des progrès ; au cours des dernières années, les enseignants ont pris conscience que les garanties fondamentales de leur situation sont dans le statut général des fonctionnaires et non dans leurs statuts particuliers. Cela devrait favoriser des convergences et aider au débat sur le sens du service public.

Antoine Fatiga. Des services publics sont régulièrement présentés dans les médias comme soit disant « déficitaires ». Et certains élus pensent que si le service des eaux ou des transports est géré par un groupe privé, il coûtera moins cher à la collectivité. La tentation de choisir la délégation de service public ou la privatisation ne serait-elle alors pas moins grande si la situation des salariés du privé se rapprochait de celle du public°? Et je pense à une phrase de Bernard Thibault: « si aujourd’hui les organisations syndicales ne se préoccupent pas des plus précaires, demain, c’est nous tous qui allons être précaires ». C’est fondamental.

Anicet Le Pors. Le problème est bien de faire converger ces statuts, mais vers le haut, alors que ce qui est recherché aujourd’hui par le gouvernement, c’est la réduction du secteur public. Et plus celui-ci délègue, plus il perd des compétences et donc de l’efficacité. Les conséquences sur les coûts s’en suivent. Il faut absolument que le secteur public reprenne la main avec des systèmes de formation initiale et continue qui anticipent sur les besoins et permettent de s’adapter en permanence. Il existe des propositions intéressantes comme celle de la double carrière qui donnerait au fonctionnaire la possibilité, ne serait-ce qu’à mi parcourt, de s’orienter vers d’autres activités. Je rappelle en outre que la mobilité est une garantie fondamentale des fonctionnaires.

Anne Coulon. La double carrière me ramène à ma question précédente. En cinq ans les aspirations ont changé en profondeur. Les enseignants recrutés sont plus âgés et, avec la loi de mobilité, l’instabilité est telle que la revendication n’est plus à la mobilité mais à la stabilité. Comment faire des propositions qui s’articulent sur cette transformation accélérée de notre société ? C’est ma grande question de communiste, militante dans un quartier populaire. D’un côté des chercheurs, des élus essaient de trouver des solutions, de l’autre les gens subissent les problèmes quotidiens. Comment faire pour qu’ils se rencontrent et que cela ait une utilité pour l’avenir?

Anicet Le Pors. La crise idéologique et existentielle que nous vivons renvoie la responsabilité politique vers le citoyen. Alors que des gens comme moi ont adhéré à un parti qui semblait fournir tous les attributs de la citoyenneté, où la responsabilité personnelle était diluée dans une responsabilité collective, aujourd’hui la perte de repères nous oblige à nous demander qui nous sommes et comment faire. C’est ce que j’ai fait quand j’ai quitté le parti communiste. J’appartiens à vingt-deux organisations qui constituent ensemble un choix que je suis seul à avoir fait. Je l’ai appelé mon « génome de citoyenneté ». A partir de là, comment construire des convergences entre des citoyens responsables°? A la fois à travers cette problématique de la citoyenneté (2) et la recherche de valeurs universelles. Cela m’amène à penser que la nation, à condition qu’elle se conçoive comme productrice d’universalité, demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. Cette réflexion n’est pas une réponse directe au mal vivre mais nous n’avancerons qu’en affirmant que chacun est acteur de la recomposition.

Antoine Fatiga. Génome de citoyenneté, travailler ensemble…, c’est la démarche que nous avons essayé d’avoir dans le Front de gauche pour les élections régionales. Nous avons aggloméré des partis et des individus qui avaient des histoires et des expériences particulières avec l’objectif non pas de niveler mais de s’enrichir. La question que vous posez est essentielle. D’après ce que j’ai compris le parti communiste et d’autres y réfléchissent°: Comment dépasser les logiques d’alliances fondées sur les rapports de forces et mettre en mouvement toute la société°? Comment donner à cet agglomérat une dimension collective et créer les conditions de changements véritables? Vous dites que les partis politiques sont devenus des écuries présidentielles. Comment faire la part entre cette dérive réelle et l’organisation d’un travail collectif autour des intérêts généraux des citoyens dans les quartiers, les entreprises?

J’ajoute que quand on est ancien ministre et conseiller d’État, on a accès aux sphères du pouvoir, on a les moyens de rendre très efficace son génome de citoyenneté. Mais quand on est ouvrier, enseignant, chômeuse… ? Les partis politiques, malgré leurs défauts, ne sont-ils pas encore aujourd’hui des outils de la démocratie, des outils au service du citoyen pour que, quel que soit son héritage culturel ou sa situation sociale, il puisse peser dans la vie publique?

Anicet Le Pors. Sans doute. Ceux qui souffrent le plus, tout comme les autres, regardent les partis mais ne peuvent voir d’issue dans une logique qui fait de l’élection présidentielle le déterminant de tout. Les grandes idéologies messianiques du 20ème siècle – théorie néoclassique de l’économie pour les libéraux, État providence pour la social démocratie, marxisme pour le mouvement révolutionnaire communiste – conféraient une légitimité à ces grands appareils. Alors que nous sommes entrés dans une ère où existent des perspectives d’avenir commun pour le genre humain, ces idéologies se sont affaiblies. Les partis sont en porte à faux dans une société en crise et des formes quelque peu confuses apparaissent. Certains les nomment coopératives, d’autres fronts, d’autres mouvements. On cherche le mot qui dira à la fois le respect des singularités et l’ouverture sur un avenir qui n’est plus celui des lendemains qui chantent assurés. L’article 4 de la Constitution dit que les partis ont la responsabilité de contribuer à l’expression du suffrage universel, qu’ils doivent se situer sur le terrain de la souveraineté nationale, respecter la pluralité, la parité, être démocratiques. On ne peut pas leur porter atteinte sans mettre en danger ces valeurs. C’est pourquoi, s’ils sont inadéquats, il y aurait cependant un grand risque à les remettre en cause de manière frontale.

Anne Coulon. Je n’ai jamais vécu ni ressenti l’aspect messianique du parti communiste dont vous parlez. Sans doute parce que je n’ai jamais été membre de sa direction nationale et n’ai pas eu non plus de mandat électif. En lisant la première partie de votre livre j’ai été frappée, lorsque vous parlez de communistes rénovateurs, orthodoxes, etc , par une sorte d’enfermement dans lequel je ne me retrouve pas. Je puise autant à l’extérieur du parti communiste qu’à l’intérieur, ce qui m’importe c’est l’apport d’idées. De ce point de vue, en vous lisant, des universitaires peuvent savoir ce que proposent des gens d’idéologie communiste mais dans un quartier populaire cela ne marche pas. Je crois beaucoup que la force d’un parti est dans la transmission orale et le nombre de ceux qui colportent les idées de façon vivante. Je ne suis attachée à aucune forme organisée, j’essaie juste de prendre un outil qui me semble le moins imparfait possible. Et le parti communiste, pour l’instant, c’est l’existant. Mais je suis très sensible aux questions que posent Roger Martelli et Lucien Sève qui vous rejoignent un peu sur ce point. Nous sommes dans une même recherche sur des chemins parallèles et nous n’arrivons pas à faire converger nos points de vue alors que nous y parvenons avec des gens bien plus éloignés.

Anicet Le Pors. Pour autant, je pense qu’il faut refonder, pour les uns et les autres, une conception du socialisme en tenant compte de l’expérience du 20ème siècle. Le socialisme c’était 1/ la propriété sociale des grands moyens de production, d’échange et de financement°; 2/ le pouvoir de la classe ouvrière et de ses alliés dont devait découler un homme nouveau. Le socialisme que l’on doit réinventer doit avoir, selon moi, trois piliers: 1/ l’appropriation sociale 2/ la démocratie institutionnelle 3/ ce qui a manqué dramatiquement au socialisme réel°: des citoyens responsables.

Vous parlez d’appropriation sociale, pourquoi pas de nationalisations ?

Anicet Le Pors. En 1982 les nationalisations ont été relativement vastes et la plupart à 100°%. Nous étions seulement quatre ministres communistes dans le gouvernement et l’arbitrage en notre faveur de François Mitterrand nous a surpris. Pourtant cela n’a pas marché. La loi sur la démocratisation du service public, les lois Auroux sur les droits des salariés sont arrivées plusieurs mois après, si bien que les conditions n’ont jamais été réunies pour que les travailleurs fassent une relation entre la propriété publique et leurs droits. Cela n’aurait probablement pas encore été suffisant mais c’est la voie dans laquelle il faut réfléchir. Si ce que j’appelle «°appropriation sociale°» a pour cœur le transfert juridique de propriété, il doit être étroitement associé à d’autres droits réels concernant : l’intervention des travailleurs, la recherche, l’aménagement du territoire, la coopération internationale, l’environnement, etc. pour la satisfaction de besoins reconnus par le peuple comme étant ses besoins. C’est infiniment plus difficile que de déterminer le « seuil minimum de nationalisations » du Programme commun des années 1970. Mais c’est sur quoi il faudrait maintenant travailler.

Antoine Fatiga. Aujourd’hui c’est la notion de pôle public qui est mise en avant….

Anicet Le Pors. J’aimerais comprendre ce que cette notion recouvre. On le sait seulement pour le pôle public financier qui comprendrait Oséo, la Caisse des dépôts, la Banque postale, etc. Or tous sont déjà des organismes publics….. Aucune nouvelle appropriation publique n’est donc proposée. L’affirmation : ° là où est la la propriété, là est le pouvoir », me semble toujours valable. Et se placer sur ce terrain nous met en liaison avec l’universel. Réclamer la nationalisation de l’eau, c’est revendiquer un service public mondial et une appropriation sociale à ce niveau qui deviendront de plus en plus légitimes. Avec l’énergie, les denrées alimentaires, des productions industrielles et des services, ce que Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant appellent «°les produits de haute nécessité°». Voilà le genre de concept, avec celui d’appropriation sociale, qu’il faudrait approfondir et mettre en avant.

Anne Coulon. J’ai été intéressée par votre critique de la 6ème République et par les propositions concrètes qui l’accompagne …

Anicet Le Pors. Les États généraux de 1789 exigeaient une constitution écrite. Depuis il y en a eu quinze. La 5ème république est un hybride de deux lignes de forces, l’une démocratique avec comme référence la constitution de 1793, l’autre césarienne de Louis Napoléon Bonaparte de 1852. Avec l’élection du président au suffrage universel en 1962, puis la cohabitation, elle est devenue « monarchie aléatoire » puisque l’exécutif change selon que les majorités sont concordantes ou pas, avant la « dérive bonapartiste » que nous connaissons aujourd’hui. Le Parti communiste a des lettres de noblesse institutionnelles puisqu’il a été le seul, en tant que parti, à s’opposer à cette constitution et il a été le plus actif pour combattre l’élection du président au suffrage universel. C’est pourquoi j’ai proposé de ne pas présenter de candidat à la présidentielle et d’expliquer pourquoi. Quant à la 6ème République d’Arnaud Montebourg, elle est pire que la 5ème sur de nombreux points. Le fait que tout le monde s’y soit agglutiné de Le Pen à Besancenot montre que c’est un slogan qui ne sert à rien. On l’invoque d’autant plus qu’on ne sait quoi mettre dedans. Dernière remarque, il n’y a jamais eu de changement de République en France sans qu’il y ait du sang dans la rue.

Anne Coulon. Cela pourrait arriver…

Anicet Le Pors. On ne peut pas le souhaiter. Je veux simplement dire qu’il ne faut pas jouer avec les numéros.

Antoine Fatiga. Entre les deux tours des élections régionales j’ai constaté que certains élus étaient davantage préoccupés par leurs places qu’ils voulaient garder que par le projet politique. Ils ne se posaient donc pas la question de savoir si d’autres étaient plus compétents pour une responsabilité donnée. En vous lisant, j’ai fait le parallèle entre la liberté que vous a donné le fait de ne pas dépendre du parti pour vivre et mon propre parcours. J’ai toujours pensé que ce ne sont pas les questions alimentaires qui doivent me retenir dans mes responsabilités militantes. Lorsque j’ai quitté la CFDT, j’avais des responsabilités nationales mais mon métier de réparateur de locomotives à la SNCF que j’avais gardé me donnait cette liberté. Il faut relancer la bataille pour un statut de l’élu équivalent au statut de délégué dans les entreprises.

Anne Coulon. Que pensez-vous d’un système où le débat politique serait centré sur les idées et ceux qui représentent ces idées tirés au sort°? Chacun serait amené, à un moment donné, à exercer une fonction politique.

Anicet Le Pors. C’est une belle utopie. A conserver en perspective. Les Grecs sur l’Agora tiraient au sort les fonctionnaires et les juges. J’ai toujours considéré que la politique n’est pas un métier. Il reste encore utile de reconnaître les dévouements, les vertus et les talents. Mais il est tout aussi nécessaire de faire tourner les responsabilités. La constitution de 1793 prévoyait que « Le peuple français s’assemble tous les ans, le 1er mai, pour les élections ».

Vous terminez votre livre en soulignant qu’il faut, dans la réflexion, laisser la place à l’événement. Qu’entendez-vous par là?

Anicet Le Pors. Il y a 30 ans, on pensait que l’on savait où on allait. Aujourd’hui nous vivons une décomposition sociale qui ne cesse de s’approfondir. Un changement de civilisation est nécessaire, et la rupture qui l’introduira inévitable. Mais intégrer l’aléa dans la réflexion ne doit pas conduire à l’attendre. Quand j’ai fait le Que sais-je sur la citoyenneté, je me suis demandé ce qu’il fallait garder du passé, des Lumières, de la Révolution française, de la Commune de Paris, du 20ème siècle prométhéen, etc., avec l’idée que cet héritage réhabilité est le meilleur investissement pour parer au danger, car l’aléatoire peut conduire vers des progrès mais aussi vers des monstruosités. Il vaut mieux le savoir et accumuler des idées, des forces, de la lucidité.

(1) Les racines et les rêves, Éditions du Télégramme, 18 euros.
(2) Anicet Le Pors est l’auteur de La citoyenneté « Que sais-je ? », Éditions PUF, dont la 4° édition est en cours.

Légion d’honneur de Jean-Charles Nègre – Bobigny, 3 mai 2010

C’est pour moi une circonstance particulièrement heureuse de me retrouver ici, à Bobigny, en compagnie de nombreux amis et camarades, de personnalités de grande qualité du secteur public et du secteur privé, de retrouver Marie George Buffet à qui me lie bien des souvenirs, en dernier lieu de nous être rencontrés avant-hier au défilé du 1er mai.

Il n’est pas si fréquent aujourd’hui de voir reconnus, au nom de la République, les vertus et les talents de femmes et d’hommes dont les engagements présentent les caractéristiques de celui que nous honorons en cette circonstance. Raison de plus pour souligner, pour nous tous, l’importance de notre rencontre.

Le parcours de vie de Jean-Charles Nègre n’a pas son origine dans les faveurs d’une naissance bourgeoise ou aristocratique. Il a été élevé par ses grands parents maternels d’origine italienne, son grand père était sapeur pompier, son père restaurateur niçois, sa mère sans profession. Il effectuera sa scolarité à l’école communale puis au lycée Masséna de Nice avant de s’engager rapidement dans la vie active à la Caisse d’allocation familiale des Alpes maritimes, en 1968 à vingt ans. Il y deviendra cadre sur concours en 1974. Mais n’y fera pas carrière, aussitôt absorbé par des activités militantes, notamment à la CGT, où son action pour l’amélioration des conditions matérielles et morales des personnels se traduira par une affirmation de l’organisation syndicale dans l’établissement, mais aussi contribuera à la formation du jeune militant qui bénéficiera alors des conseils et des encouragements de son camarade et ami Richard Fiorucci.

C’est encore celui-ci qui lui fera faire ses premiers pas aux Jeunesses communistes et au parti communiste français à partir de l’année 1967. S’ensuit une longue succession de responsabilités politiques : à la direction fédérale des jeunesses communistes des Alpes maritimes, puis au Conseil national de l’organisation. Parallèlement, il assumera des responsabilités au comité fédéral du parti communiste français et sera en 1971 candidat aux élections municipales de Nice sur une liste du PCF, ce qui est la preuve d’une belle abnégation, mais qui ne lui ouvrait pas de grandes perspectives de mandature municipale à Nice ; à peu près équivalentes sans doute à celles que je pouvais espérer la même année, aux mêmes élections municipales, en conduisant la liste du parti communiste à Saint-Cloud dans les Hauts de Seine.

Mais son parcours connaît, en 1974, un tournant qui marquera durablement d’une dimension internationale la vie de Jean-Charles. Il est affecté à Budapest où il restera trois ans dans les fonctions de secrétaire général de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique. Le contexte de l’année 1977 – qui est celui de ce qu’on appelait alors l’eurocommunisme – l’engage à quitter ces fonctions, marquées, selon lui, par une conception dépassée de la solidarité internationale. Il organisera encore le Festival international de la jeunesse à Cuba en juillet 1978, mais il sera vite repéré par Jean Kanapa qui dirigeait le secteur de la politique extérieure au PCF, la Polex comme nous disions alors. Dorénavant son activité se concentrera sur les questions de politique internationale, plus précisément, à l’origine, en direction des pays d’Amérique latine, puis d’une manière de plus en plus diversifiée : vers le Vietnam, l’Afrique australe, les pays d’Europe de l’Est.

L’activité de Jean-Charles deviendra rapidement foisonnante lorsqu’ils reprendra une activité professionnelle dans le tourisme de 1989 à 2004, tout en assumant des responsabilités politiques de plus en plus lourdes tant au niveau national que local : en 1996 il est élu au conseil national du PCF pour s’occuper encore, bien sûr, des questions internationales – ce qui l’impliquera dans plusieurs missions de médiation aussi délicates que discrètes, dont je ne dirai rien en raison de cette discrétion – mais être aussi chargé du « pôle moyens » à partir de 2004 et de la coordination nationale à partir de 2008.  Toutes ces activités proprement politiques, nationales et internationales, témoignent d’un engagement et de convictions d’une grande constance et d’une vigueur qui ont marqué également son activité d’élu local.

C’est cette activité qui est à l’origine de la distinction qui l’honore aujourd’hui et dont je voudrais maintenant faire état à titre principal. Mais je pense qu’il n’était pas possible de parler de celle-ci sans évoquer le cœur des raisons qui ont motivé l’engagement sur le terrain de Jean-Charles.

Beaucoup savent ici que la vie de Jean-Charles fait corps avec celle de Montreuil depuis 1978. Il a été suppléant, de 1988 à 1993, de mon ami Jean-Pierre Brard, député ; conseiller municipal de 1989 à 2008. Élu en 2002 conseiller général de Montreuil-Est, il a été largement réélu en 2008. Il est, depuis l’origine, vice-président du conseil général de la Seine-St-Denis où il est chargé des questions, si cruciales aujourd’hui, de l’emploi et de la formation professionnelle. Dans ces fonctions, Jean-Charles a mis en œuvre une politique particulièrement originale dans le cadre d’une charte passée avec plusieurs grandes entreprises : la SNCF, la RATP, Véolia, la fédération du bâtiment, la société Colas – dont plusieurs représentants sont ici présents. On estime  qu’environ 1500 jeunes du 93 ont pu accéder à l’emploi du fait de cette politique. Il est aujourd’hui chargé de l’action sociale du département, du service du RSA. Une caractéristique permanente de son action : aller chercher ceux qui sont dans la plus grande difficulté, créer les conditions de leur mise en confiance, engager l’intégration dans la vie sociale et professionnelle de ceux qui en sont les plus éloignés. C’est une manière de montrer concrètement que les habitants d’un département comme la Seine-Saint-Denis ont droit à ce qui est le meilleur. Il y va d’une question de justice élémentaire et de la reconnaissance de l’apport de ce département populaire à la richesse matérielle, humaine et intellectuelle de notre République.

Mais c’est peut être à Montreuil, au plus près de la population que l’action de Jean-Charles Nègre a connu sa plénitude. Dans la mouvance de l’action scolaire d’abord : il représente depuis 2002 le département dans 4 des 8 collèges, il a soutenu la rénovation du collège Jean Moulin, il a multiplié les contacts avec les jeunes dont il a largement gagné la confiance par son sens du contact direct et sa sincérité. Aujourd’hui encore où il s’agit d’offrir les meilleures conditions d’éducation aux enfants de Montreuil pour que chacun ait concrètement les mêmes chances de réussir, son action d’élu est fortement tournée vers des questions de sectorisation et de la juste dotation en moyens des établissements de sa ville. Action qu’il mène en étroite liaison avec les parents d’élèves, les enseignants et d’autres élus animés par les mêmes convictions.

Mais il s’est fait également remarquer dans un domaine aujourd’hui d’une extrême sensibilité : les relations avec les différentes communautés religieuses. Dans le strict respect du principe de laïcité, il a engagé les actions nécessaires pour que la liberté de culte puisse s’exercer dans la dignité ; mais il a veillé tout aussi scrupuleusement à ce que la neutralité de l’État et des collectivités publiques concernées ne puisse être mise en cause.

Décrire l’activité d’élu local de Jean-Charles Nègre c’est, on le voit, évoquer quelques-unes des compétences dévolues par la tradition historique comme par la constitution et l’ État de droit aux collectivités territoriales.

Elles font l’objet aujourd’hui d’une réforme qui inquiète. L’intérêt général se définit normalement au niveau national, mais est également important cet autre principe de la République : la libre administration des collectivités territoriales, principe posé par l’article 72 de la Constitution qui a comme conséquence naturelle la clause de compétence générale de ces collectivités. Et c’est à la démocratie elle-même que l’on porterait atteinte si devait être réduit de moitié, comme il en est question, le nombre de conseillers territoriaux, et diminués, au-delà de 2010, les moyens financiers des collectivités territoriales. On comprendra également que je sois personnellement attentif aux réformes concernant les fonctionnaires territoriaux, fonctionnaires à part entière depuis 1983-1984, dont le statut, a subi depuis maints outrages et qui est aujourd’hui encore menacé.

Ainsi s’établit une nouvelle fois l’articulation entre la vie d’un militant, représentant du peuple, et les grands problèmes en débat dans la société française, dans une crise profonde particulièrement révélée par la situation de ce département de la Seine-St-Denis qui fût aussi le mien quand j’étais plus jeune.

Tels sont, Mesdames, Messieurs, les motifs qui nous réunissent aujourd’hui pour honorer un récipiendaire dont le témoignage revêt une haute signification, mais qui est aussi un fervent de la fraternité et de la convivialité, un pêcheur émérite et un fin cuisinier de poisson, un amoureux de la Corse, toutes qualités qui ne sont pas incompatibles, même aux yeux du Breton que je suis.

Plus sérieusement, il me revient maintenant de procéder à la réception de Jean-Charles Nègre dans l’Ordre de la Légion d’honneur :

« Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés nous vous faisons Chevalier de la Légion d’Honneur ».