Instigateur le statut général des fonctionnaires dans le deuxième gouvernement Mauroy, Anicet Le Pors est, à plus de 80 ans, un militant clairvoyant qui appelle les défenseurs des services publics à une rigueur intellectuelle de tous les instants pour contrer les adulateurs du marché.
La Fonction publique chevillée au corps
Comme il se plaît à le rappeler, Anicet Le Pors est avant tout un fonctionnaire, puisqu’il a passé 62 ans de sa vie au service du public, que ce soit en tant qu’ingénieur à la météorologie nationale, économiste au ministère des finances, élu et conseiller d’État ou encore en tant que juriste à la Cour nationale du droit d’asile. Mais, à l’occasion de la sortie de son livre, coécrit avec Gérard Aschieri et traitant des services publics de demain, c’est pour notre part l’ancien ministre communiste de la Fonction publique, au temps de l’Union de la gauche (1981-1984), que nous avons voulu rencontrer.
Des agents sujets ou citoyens ?
Ce qui frappe d’emblée à la lecture du livre, c’est cette constitution progressive en France d’une conception propre de l’action publique et la lente émergence d’une Fonction publique adossée à un statut protecteur. Selon Anicet Le Pors, seul un éclairage à la fois historique et conceptuel, peut permettre d’éclairer les questions qui se posent aujourd’hui et « d’éviter du même coup aux défenseurs de la Fonction publique de se cantonner dans une simple posture défensive ».
« Le premier véritable statut, celui de la Fonction publique d’État, créé en 1946 par Maurice Thorez et Michel Debré, allait à contre-pied d’un siècle et demi » marqué par la conception du « fonctionnaire-sujet ». Les pouvoirs publics, au nom du sacro-saint service de l’État, exigeaient des agents l’obéissance la plus aveugle et les privaient de nombreux droits tels que le droit syndical ou encore le droit de grève. L’aboutissement de cette logique fut, en 1941, le statut imposé par Vichy aux fonctionnaires suspectés de velléités subversives par le régime né de la défaite.
Le statut de 1946 constitua à ce titre une sortie par la loi du « statut-carcan » que les gouvernements successifs avaient voulu imposer et que dénonçaient les syndicats de la FPE depuis des décennies. La compréhension de l’agent comme « fonctionnaire-citoyen » était avant tout jurisprudentielle, mais les concepteurs du texte de 1946 s’appuyaient également sur différents textes de loi tels que celui de 1834 distinguant le grade qui appartenait à l’agent et l’emploi qui était à la discrétion de l’État. Aux dires du militant communiste de fraîche date qu’était alors Anicet Le Pors, « l’arrivée au pouvoir de De Gaulle a fait craindre un retour en arrière », mais l’ordonnance du 4 février 1959 préservait finalement les acquis essentiels du statut de 1946 en se contentant de fixer une nouvelle répartition entre ce qui relevait de la loi d’un côté et du décret de l’autre.
« En 1981, nous nous sentions les héritiers des conceptions prônées à la Libération », souligne Anicet Le Pors qui devint alors ministre de la Fonction publique et des réformes administratives. Lui et son équipe s’entendaient à réaffirmer les principes de 1946 en optant pour quatre choix décisifs : consacrer la notion de « fonctionnaire-citoyen » qui plaçait les agents dans une situation statutaire et réglementaire par rapport à l’administration, offrir à tous les agents une carrière en étendant les garanties de la FPE aux agents publics territoriaux et hospitaliers, affirmer l’unité statutaire de la FP dans le respect de sa diversité et enfin mettre en exergue trois principes fondamentaux. Ces trois principes étaient à nos yeux l’égalité (d’accès au grade et de traitement), l’indépendance (face à l’arbitraire administratif et aux pressions extérieures) et la responsabilité (impliquant la capacité d’initiative de l’agent).
Le statut général des fonctionnaires

Pour unifier les trois FP – ce qui était l’ambition d’Anicet Le Pors –, une condition était nécessaire : « avoir les idées claires ». Bravant la consigne gouvernementale qui interdisait la nomination de syndicalistes aux postes clés, le ministre avait désigné comme directeur de cabinet René Bidouze, ancien secrétaire général de l’UGFF-CGT qui venait de rédiger un ouvrage dont le titre pointait le nœud du problème, puisqu’il s’intitulait Fonctionnaires, sujets ou citoyens ? Avec lui à ses côtés, Le Pors mettait toutes les chances de son côté, car le tandem savait ce qu’il fallait faire pour la FPE. Il fallait « réintroduire dans la loi ce qui en avait été écarté par l’ordonnance de 1959. Il fallait par ailleurs introduire le droit de grève, la liberté d’opinion assurée à tous les agents, ainsi que la capacité de négociations des fédérations syndicales en matière de rémunérations de conditions et d’organisation du travail », toutes choses qui étaient formellement absentes des précédents textes statutaires. Le Pors avait sur ce point le soutien de Pierre Mauroy, fonctionnaire lui-même et lié à la FEN d’alors.
Il était plus difficile de bouger les lignes pour les deux autres versants de la FP. Les territoriaux, par exemple, voulaient bien devenir fonctionnaires, mais ils s’interrogeaient sur ce que serait l’évolution de leurs relations avec des élus plutôt hostiles à la réforme. Gaston Deferre, le ministre de l’Intérieur, jouait sur ses craintes dans le débat sur la loi de décentralisation, car il voyait d’un mauvais que la nomination à certains postes clés puisse lui échapper dans sa commune de Marseille. Les agents de la FPH ont quant à eux tardé à se rallier au nouveau dispositif. En 1984, l’unité était finalement acquise, même si certains agents, tels que ceux des établissements de recherches étaient positionnés en position fortement dérogatoire par rapport au statut général.
Mais l’histoire du statut, c’est aussi l’histoire des coups qui lui ont été portés. La droite gaulliste ne lui était pas foncièrement hostile. « Lors du débat parlementaire, des orateurs qui s’en prenaient au projet de loi, créant à leurs dires, un statut « communiste » ou « socialiste », le faisaient au nom du statut de 1946 », se souvient Anicet Le Pors ! Mais dès la première cohabitation (1986-1988), « la droite libérale, avec le soutien de nombreux élus, reprit la main ». La loi Galland du 13 juillet 1987 a élargi le recours possible aux contractuels et surtout remplacé la liste par ordre de mérite des candidats reçus à un concours par une liste alphabétique permettant aux élus de choisir discrétionnairement leurs collaborateurs, éventuellement sur la base d’affinités politiques. C’est ce qu’on appelle le système des « reçus-collés » qui ne garantit pas forcément au major d’un concours d’être nommé dans un emploi.
Un acquis à défendre… et à promouvoir !
« L’enjeu depuis trente ans est, pour les adversaires du statut, de revenir sur le choix fait en 1981 ». Le statut a tenu bon en raison des principes solidement ancrés dans l’histoire, de la solide architecture juridique retenue et d’un large soutien des fonctionnaires et de l’opinion publique. Néanmoins, 225 modifications législatives ont été apportées au statut dont beaucoup sont des dénaturations. Outre la loi Galland, Michel Rocard avait, en 1989, avancé la notion de « métier » relevant davantage d’une fonction publique d’ « emploi » que d’une fonction publique de « carrière ». En 2003, un rapport du Conseil d’État a préconisé de faire du contrat une « source autonome du droit » de la FP. En 2007, Nicolas Sarkozy a appelé à une « révolution culturelle » en proposant de mettre sur le même plan que le concours un recrutement par voie de contrat de droit privé négocié de gré à gré. Aux dires d’Anicet Le Pors, « si la tonalité a changé avec le pouvoir actuel, on doit regretter qu’il ne revienne par sur les atteintes portées au statut et qu’il ne manifeste que peu d’ambition pour ouvrir des chantiers structurels de modernisation de la FP et des perspectives offertes aux fonctionnaires ».
L’ancien ministre fait sienne la formule de Gérard Aschieri selon laquelle le statut n’a rien d’un musée. Selon lui, « il faut naturellement que la Fonction publique évolue, ne serait-ce que parce que son fonctionnement détermine la vie de 5, 4 millions de salariés ». Le statut doit notamment accompagner les évolutions technologiques. Un texte qui n’évolue pas risque en effet la sclérose. Mais pour qu’une modification soit légitime, il faut qu’elle ait en ligne de mire l’intérêt général, notion contradictoire, au cœur du débat public et donc des luttes politiques.
Si l’on se projette dans l’avenir, on doit également poser la question des échelles idoines pour mettre en œuvre de nouveaux services publics. En effet, il est maintenant indiscutable que des ressources naturelles telles que l’eau, mais aussi bon nombre de connaissances, constituent des biens communs de toute l’humanité. Ce constat pose la question de la formation de services publics mondiaux et souligne le besoin de réglementations internationales face aux tenants du « laisser faire ». « La Fonction publique est à l’avant-garde de la mondialisation. C’est pour cela que, Gérard Aschieri et moi, nous parlons volontiers du XXI siècle comme d’un « âge d’or » du service public », note Anicet Le Pors. Le premier pas dans le sens de cette prise de conscience collective, ajoute-t-il non sans malice, « c’est peut-être de convaincre les fonctionnaires eux-mêmes » qu’une alternative au libéralisme est non seulement souhaitable, mais aussi possible.
Éléments biographiques
– 1931 : naissance à Paris dans un milieu imprégné de catholicisme social.
– 1953 : adhésion à la CFTC et au mouvement de la Jeune République.
– 1955-1958 : adhésion à la CGT, puis au PCF.
– 1953-1965 : ingénieur à la Météorologie Nationale.
– 1965-1977 : économiste chargé de mission au ministère des Finances.
– 1977-1981 : sénateur des Hauts-de-Seine.
– 1981-1984 : ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives.
– 1985-1998 : conseiller général des Hauts-de-Seine.
– 1985-2000 : conseiller d’État.
– 1993-1994 : départ du PCF.
– 2000-2013 : membre de la Cour nationale du droit d’asile.
portrait réalisé par Jean-François Claudon