L’ Humanité : 70° anniversaire du Statut général des fonctionnaires – 21 octobre 2016

1946; le statut général des fonctionnaires, un « socle progressiste' »

newlogohumanitefr-20140407-434Le 5 octobre 1946 la deuxième Assemblée nationale constituante examine son dernier projet de loi avant le référendum sur la constitution de la IVe République. Il s’en est fallu de peu que ce texte relatif au statut général des fonctionnaires ne puisse venir en discussion avant la fin de la session. Mais un ultime accord entre le Président du Gouvernement Provisoire Georges Bidault et le Vice-président du Conseil, chargé de la fonction publique, Maurice Thorez, également secrétaire général du Parti communiste français, a tranché d’âpres débats qui n’en finissaient pas. En quatre heures, sans discussion générale, les 145 articles du texte sont votés à l’unanimité. Plus d’un million d’agents publics de l’État sont considérés comme fonctionnaires, protégés par la loi, même si seulement 47 % d’entre eux sont effectivement titularisés dans le cadre de ce statut. La loi sera promulguée le 19 octobre 1946.

C’était l’aboutissement d’une longue histoire de la fonction publique. L’Ancien Régime avait connu la vénalité et la patrimonialité des charges administratives. La Révolution française supprima ces privilèges et posa des principes d’égalité d’accès aux emplois publics et de probité des agents publics. Mais c’est une fonction publique dominée par le pouvoir hiérarchique qui prévalut au XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe. Au point que le premier statut des fonctionnaires vit le jour sous Vichy, un texte du 14 septembre 1941 inspiré par l’antidémocratique Charte du travail. Les associations, puis les syndicats de fonctionnaires n’avaient cessé de dénoncer jusque-là les tentatives de « statut carcan » que tentaient de leur imposer les gouvernements conservateurs. Ils réclamaient un « contrat collectif ».

Une telle situation met en valeur la lucidité et l’intelligence dont firent preuve les responsables progressistes de l’époque, issus pour la plupart de la Résistance. À l’exemple de Jacques Pruja, un dirigeant de la Fédération Générale des Fonctionnaires (FGF-CGT), révoqué, arrêté, puis réintégré, qui prit l’initiative d’élaborer un premier projet de statut démocratique avec lequel il finit par vaincre les réserves qui s’exprimaient au sein même de son organisation syndicale. La FGF adopta finalement un projet de statut lors de son congrès de mars 1945. Les forces syndicales de la CGT, majoritaire, et de la CFTC prirent alors une part active dans la promotion des nouvelles dispositions. Le projet retenu par le ministre de la fonction publique suscita de très vives oppositions. Venant de hauts fonctionnaires qui admettaient difficilement le recul de l’ordre hiérarchique antérieur ; les oppositions s’accentuèrent au fil du temps de la part de la CFTC et du MRP, parti démocrate chrétien, qui finirent par élaborer leur propre projet ; ou encore de ministres socialistes de la SFIO. Le rejet du premier projet de constitution par référendum du 5 mai 1946 menaça de tout faire capoter. Mais combinant esprit de compromis (abandon de la création d’une fonction de Secrétaire général de l’administration, par exemple) et fermeté sur les principes, Maurice Thorez parvint à ses fins.

Le Statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération (voir en encart la définition du « minimum vital » l’ancêtre du SMIC), d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. Il a été abrogé par l’ordonnance du 4 février 1959 lors de l’avènement de la Ve République. Statut fondateur, il a ainsi ouvert la voie au statut fédérateur de 1983 d’une fonction publique « à trois versants » : de l’État, territoriale et hospitalière regroupant aujourd’hui 5,5 millions de salariés du service public, soit 20 % de la population active de la France, exemple sans équivalent dans le monde. Protégés par la loi plutôt que par le contrat, le Statut général indique une voie inverse de celle de la loi El Khomri, c’est une grande référence sociale pour tous les salariés, du public comme du privé. En 2011, la CGT déclarait à ce sujet : « Dans la fonction publique, même s’il subit des attaques sans précédent, le statut général des fonctionnaires demeure un socle progressiste pour des millions d’agents et autant de garanties pour les citoyens. Le caractère unifié doit en être renforcé ». Offensives frontales ou dénaturations sournoises, les attaques contre le statut des fonctionnaires n’ont jamais cessé, ce qui lui a permis de faire la preuve de sa solidité et de son adaptabilité. Nul doute que l’on en reparlera au cours de la campagne des présidentielle.

 

Anicet Le Pors

ancien ministre

conseiller d’État honoraire

Pour aller plus loin lire : Anicet Le Pors et Gérard Aschieri, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.

 


 

 

« Loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946 relative au

statut général des fonctionnaires.

 

Chapitre 1er

Dispositions statutaires

Art. 1er. – Le présent statut s’applique aux personnels qui, nommés dans un emploi permanent, ont été titularisés dans un grade de la hiérarchie des cadres d’une administration centrale de l’Etat, des services extérieurs en dépendant ou des établissements publics de l’Etat.

……..

Art. 32. – Le traitement fixé pour un fonctionnaire nommé à un emploi de début doit être calculé de telle façon que le traitement net perçu ne soit pas inférieur à 120 p. 100 du minimum vital. (…)

Par minimum vital il faut entendre la somme au-dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent plus être satisfaits. »

MOMENTS D’HISTOIRE DE LA FONCTION PUBLIQUE

Avant-propos

 

Depuis la seconde guerre mondiale, des initiatives sont prises au début de chaque décennie anniversaire pour commémorer le Statut général des fonctionnaires institué par la loi du 19 octobre 1946 dans l’esprit du Conseil National de la résistance (CNR). Mais le temps passe et le souvenir de ce grand texte émancipateur s’estompe dans les mémoires quand bien même ce moment fondateur, dont c’est le 70e anniversaire, a ouvert la voie au statut fédérateur de 1983 actuellement en vigueur, plaçant sous la protection de la loi 5,4 millions de salariés, un cinquième de la population active de la France, organisés au sein d’une fonction publique « à trois versants » : de l’État, territoriale, hospitalière.

Ce livre situe ces moments parmi d’autres balisant l’histoire longue de la fonction publique française. Il s’efforce d’y approfondir la conception de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique, composantes essentielles du pacte républicain. Dans le processus de mondialisation financière qui tend à l’affaiblissement des États-nations, la fonction publique est un enjeu politique majeur. Plus de 30 ans après sa création, ce Statut général des fonctionnaires a fait la preuve de sa solidité et de son adaptabilité. Mais il a aussi du faire face à des offensives tendant à le banaliser dans l’économie de marché et à en dénaturer des dispositions essentielles. Toutefois, la mondialisation connait aussi la montée d’exigences de coopérations et de solidarités qui ont un nom dans notre pays : le service public. C’est une chance pour la France.

Il s’agit donc ici, en rendant hommage aux concepteurs de la Libération, de dégager le sens d’une histoire pour mieux comprendre le présent, éclairer l’avenir et guider l’action.

 

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1946
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27 juillet 1981

Regards sur l’histoire de la Fonction publique (8/10)

La fonction publique du XXIe siecle_HDL’année 2016 sera celle de la commémoration de la loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires. Il s’agit d’un texte fondateur de la conception française moderne de la fonction publique qui ne concernait alors que les fonctionnaires de l’État. Si ce texte, dont on célèbre donc en 2016 le 70e anniversaire, a posé les bases et les principes de notre système de fonction publique, ceux-ci ont été pour l’essentiel été conservés dans l’ordonnance du 4 février 1959 qui a remplacé le statut de 1946. Le statut promulgué en quatre lois de 1983, 1984 et 1986 a approfondi cette conception, complété la base législative et surtout étendu l’architecture statutaire aux trois fonctions publiques : État, territoriale , hospitalière, concernant aujourd’hui 5,4 millions de salariés, soit 20% de la population active nationale. Il s’agit là d’une exception française, contribution de notre pays au développement de services publics dans le monde.

 Afin de marque l’évènement que constitue cet anniversaire, on publiera ici, avec une périodicité mensuelle, dix chapitres « regards » et « moments » de l’histoire de la fonction publique.

 

8. Réforme administrative, mode managériale

La vocation du service public est d’accomplir les missions qui lui sont dévolues avec efficacité sociale. Cela impose des exigences élevées à l’administration : saisir l’intérêt général dans toutes ses dimensions, définir des méthodes dévaluation appropriées, mettre en ouvre une gestion démocratique et rigoureuse. Or de tous temps les agents publics et les fonctionnaires ont été choisis comme boucs émissaires, responsables des difficultés économiques et sociales du pays, dénoncés comme privilégiés et budgétivores.

Cela a été notamment le cas lors de la crise des années 1930. Des décrets-lois de Gaston Doumergue en 1934 et de Pierre Laval en 1935 réduisirent leurs traitements et leurs retraites suite à la colère manifestée par de multiples groupes de pression économique. Ces mesures eurent pour effet d’accélérer l’unification syndicale et de développer les actions revendicatives. L’État du Front populaire, en 1936, qui avait satisfait de nombreuses revendications générales du monde du travail (semaine de 40 heures, congés payés, etc.) ne pouvait ignorer les demandes des agents publics qui avaient joué un rôle dans son avènement, d’autant plus que le gouvernement souhaitait aussi rendre les services publics et l’administration plus démocratiques et plus efficaces. Pour faire le point et avancer des solutions, une commission présidée par Max Dormoy, secrétaire d’État auprès du Président du Conseil, composée de six hauts fonctionnaires et de quatre syndicalises étudia les questions de recrutement, d’avancement de discipline et fut à l’origine d’un projet de loi sur le droit syndical qui prolongeait sa reconnaissance de fait par le Cartel des gauches en 1924. Mais ce travail fut interrompu par la pause décrétée par Léon Blum au début de 1937. De nouveaux décrets-lois d’Édouard Daladier et de Paul Raynaud réactivèrent en 1938 une politique de rigueur que la réaction d’organisations syndicales divisées ne parvint pas à endiguer. Se mit alors en place, en novembre 1938, un « Comité de la Hache », chargé de réduire les dépenses publiques. Fort significativement, ce comité entreprit d’élaborer un statut des fonctionnaires en même temps que de réorganiser les cadres administratifs, aboutissant notamment à une distinction franche entre fonctionnaires et agents administratifs de droit privé. Mais la guerre interrompit, en septembre 1939, les travaux de ce comité qui préfigurait des instances ultérieures de même nature.

 

La rationalisation administrative

La fin de la guerre déboucha sur les réformes statutaires et administratives que nous avons examinées. Mais c’est aussi le début d’une période d’une trentaine d’années d’économie administrée d’inspiration keynésienne légèrement teintée de pensée marxiste à ses débuts. La France dispose alors d’un système de comptabilité nationale et de modèles permettant une approche macroéconomique sérieuse des options majeures d’une politique économique volontariste, à base essentiellement nationale, qui va porter les « trente glorieuses ». Le général de Gaulle crée le Commissariat général du Plan (CGP) en janvier 1946 et en fait le centre de coordination et d’animation de la « planification à la française » qu’il qualifiera d’ « ardente obligation » nationale. Le CGP sera à la fois un lieu de recherche dont les résultats sont diffusés et débattus, de concertation large entre catégories socio-professionnelles, d’élaboration de plans quinquennaux formalisant pour la période le dessein français. Il reposa à l’origine sur un très large consensus et connut son apogée de notoriété avec le IVe Plan, (1962-1965) après le retour du général de Gaulle au pouvoir. Il eut de fortes conséquences sur l’organisation administrative – par exemple, la création de la direction de la Prévision au sein du ministère de l’Économie et des Finances en 1965. Mais, progressivement, le Plan fut de plus en plus critiqué, à la manière du secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, brocardant lors d’un congrès confédéral, le « Plan-plan-rataplan ».

Mais ce sont moins ces critiques que l’évolution du contexte qui frappèrent cette conception de la planification d’une certaine désuétude. L’internationalisation des échanges eut pour effet de poser les problèmes en termes de stratégie internationale plutôt que de prévisions ou d’objectifs nationaux. Le terme de politique industrielle s’imposa avant même la crise pétrolière des années 1970, exprimé par des plans sectoriels destinés à assurer la compétitivité de l’économie française dans le monde. La prévision devint d’ailleurs plus incertaine et la macroéconomie gérée par les techniciens du CGP, de l’INSEE et de la direction de la Prévision vit son rôle relativisé au profit de nouveaux moyens de formalisation et d’évaluation. C’est alors qu’apparut la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) opérant un recentrage des politiques publiques sur l’intervention de l’État, laissant au marché le soin de réguler l’économie et, dans une certaine mesure, le social. La RCB s’inspirait d’une méthode développée aux États Unis par l’armée américaine sous le nom de Planning programming budgeting system. Elle consistait essentiellement en l’établissement, dans le cadre d’un reste de planification réduite à la définition de missions, à déterminer des programmes pluriannuels pour l’accomplissement de ces missions, assortis des dotations budgétaires correspondantes. La démarche était complétée par des études analytiques sur les questions les plus difficiles rencontrées. La méthode qui permit la réalisation de plusieurs études intéressantes, mais jugée encore trop contraignante dans un contexte de plus en plus libéral, ne dura qu’une dizaine d’années de 1965 à 1975. Elle rencontra une opposition sournoise du Budget campant sur le principe de l’annualité budgétaire et sur ses prérogatives en la matière. Surprise : son caractère spéculatif se trouva en phase avec l’ « esprit de 1968 », Des technocrates manifestants facétieux rebaptisèrent alors la RCB « Révolution Cubaine au Budget » !

Après l’alternance de 1981, l’élaboration statutaire prit le pas sur la réforme administrative. Le président François Mitterrand ne s’y intéressait pas beaucoup. Il n’était alors pas question de revenir à quelque forme de planification que ce soit, ni même à une remise en cause des pratiques budgétaires. La réforme administrative prit alors la forme d’un ensemble de mesures ou d’initiatives destinées à améliorer pratiquement les relations entre les administrations et les usagers. Au-delà de mesures ponctuelles immédiates (suppression de commissions inutiles, simplification de formalités administratives, relance de la Commission de codification, etc.) les réformes administratives s’ordonnèrent autour de quelques axes : élaboration d’une Charte des relations entre l’administration et des usagers, coordination de la mise en œuvre des technologies nouvelles, développement d’actions pilotes dites « Administration à votre service » (AVS), établissement d’un programme permanent de simplification administrative, formalisation des modalités de la déconcentration des services de l’État dans le cadre de la loi de décentralisation, amélioration des instruments de rationalisation des politiques publiques et de l’action des administrations. Ces projets eurent de plus en plus de difficultés à se frayer un chemin au sein d’une action gouvernementale qui inclinait vers la rigueur. Ils rencontrèrent également, pour différentes raisons, une certaine opposition du Président de la République qui mettait davantage l’accent sur le changement des mentalités, de la Cour des comptes soucieuse de défendre sa prérogative de contrôle de la politique publique, du Budget par principe régalien.

 

L’obsession austéritaire

’obsession de la réduction de la dépense publique est une constante de l’action publique qui occulte les raisons mêmes de son existence : l’éducation, la santé, la recherche, la sécurité, la justice et tous les autres services publics. Pourtant la loi organique sur les lois de finances (LOLF), votée sans opposition au Parlement et entrée en vigueur le 1er janvier 2006 en manifeste au moins un souci d’affichage logique. Sa méthodologie s’inspire beaucoup de celle de la RCB. Elle comportait à l’origine 34 missions, 132 programmes et 620 actions. À chaque budget de programme était affecté un responsable ainsi qu’à chaque action, l’ensemble devant être bardé de batteries d’indicateurs d’objectifs et de résultats. La LOLF a conduit à une représentation du budget national plus fonctionnelle que la présentation classique par ministères, titres et chapitres. En revanche, elle ne comporte aucune véritable recherche scientifique sur la pertinence des dépenses ou des recettes ce qui était une des composantes de la RCB. Plus grave encore, elle pose une règle dite de « fongibilité asymétrique » qui permet le transfert de crédits de dépenses de personnels en crédits de fonctionnement ou d’investissement, mais pas l’inverse, règle d’autorité budgétaire qui disqualifie la rationalité prétendue du système.

a politique de Révision générale des politiques publiques (RGPP) a été lancée dès le début du septennat de Nicolas Sarkozy en juin 2007. Elle est d’un esprit tout différent des expériences antérieures. Il s’agit de faire l’inventaire, dans tous les ministères, des mesures susceptibles de réduire les dépenses publiques. À cette fin, des audits ont été réalisés par des équipes comprenant des représentants des inspections de l’administration, mais aussi, hautement significatif de la démarche, des experts du secteur privé. Ces consultations ont fourni la base de travail de trois réunions du Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP). 300 mesures ont été retenues que les différents ministères ont été chargés d’appliquer en revoyant leurs missions et leur organisation. Un comité de suivi a été constitué au niveau national prolongé dans chaque ministère par un comité de pilotage, des chefs de projet, un calendrier de réalisation et une batterie d’indicateurs de moyens. Aucune articulation de ce lourd dispositif et celui très semblable de la LOLF n’a été précisée. Toutes ces mesures ont été incluses dans une loi de programmation pluriannuelle 2009-2012 dont le bilan n’a pu être dégagé pour cause d’alternance en 2012. On ne saurait contester l’efficacité de la RGPP au regard de son objectif réel, la réduction de la dépense publique, et de son objectif implicite, l’accentuation de la démarche libérale. La mesure emblématique de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partants à la retraite a conduit à une importante réduction des effectifs de la fonction publique de l’État (compensée, il est vrai, par une hausse de même niveau des effectifs de la fonction publique territoriale

Ce n’est cependant que l’aboutissement d’un long processus de régression du rationalisme dans la conduite des politiques publiques. Ainsi, le Commissariat général du Plan est supprimé en 2006, remplacé par le Centre d’analyse stratégique (CAS), lui-même remplacé en 2013 par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) devenu France Stratégie, au statut confidentiel. La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) a connu une succession de restructurations qui en ont dénaturé la vocation en passant de l’aménagement du territoire à la réforme territoriale en trois actes. Avec la RGPP c’est tout un ensemble d’organismes chargés de conception, d’évaluation, de recherche qui ont été supprimés d’un coup en décembre 2008 : le Conseil national d’évaluation, le Haut Conseil à la coopération internationale, le Haut Conseil du secteur public ; on ajoutera à cela, la réintégration de la direction de la Prévision au sein de la direction du Trésor, l’intégration du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services public à la Cour des comptes, etc. Si l’on y ajoute également la réduction du champ du secteur public par les privatisations, les dérégulations, les délégations, il s’agit globalement d’une formidable régression de l’État rationnel, de l’État responsable, de l’État stratège. Certes, d’autres organismes ont été crées, comme la Banque nationale d’investissement (BNI) par exemple, mais ils n’ont ni le même poids ni le même statut politique que les organismes des dispositifs qui les avaient précédés. La modernisation de l’action publique (MAP) lancée à partir de 2012 a des objectifs voisins de ceux de la RGPP ; elle n’a rien produit de convaincant en matière de réforme de l’État ou de réforme administrative.

La volonté des gouvernements successifs, de réduire les dépenses publiques et plus particulièrement les dépenses de personnels repose principalement su l’idée entretenue dans l’opinion publique, selon laquelle il y aurait trop de fonctionnaires en général, alors que cette même opinion tend à considérer qu’il n’y en a pas assez en particulier (éducateurs, personnels de santé, de sécurité publique, etc.). Or, faute d’une gestion prévisionnelle sérieuse des effectifs et des qualifications à moyen et long terme, personne ne peut dire quel est le bon nombre de fonctionnaires dans un pays comme la France. Il y a aujourd’hui 5, 4 millions de salariés considérés comme fonctionnaires (dont 20% de contractuels de droit public assimilés) ; ce nombre est important et peut être considéré comme exceptionnel, mais seulement parce que ces agents sont régis par la loi et non par le contrat. Ils se répartissent en 2, 4 millions pour la fonction publique de l’État, 1,8 millions pour la fonction publique territoriale et 1,2 million pour la fonction publique hospitalière. Le Comité d’analyse stratégique avait en son temps (mais s’agissant de caractéristiques structurelles elles peuvent être considérées comme toujours significatives) montré qu’en termes d’agents publics ( quel que soit le statut juridique de ces agents), il y en avait 93 pour 1000 habitants en France, entre un minimum de 40 au Japon et un maximum de 145 au Danemark, à un niveau voisin de celui du Royaume Uni, du Canada et même des États-Unis, le chiffre concernant l’Allemagne (50/1000) n’étant pas significatif, nombre de services sociaux, de santé notamment, y étant assurés par les Églises.

Plus généralement, l’évolution des prélèvements obligatoires et de la dépense publique en longue période constituent des indicateurs de socialisation : les prélèvements obligatoires, de l’ordre de 10-15 % du PIB avant la première guerre mondiale, sont aujourd’hui stables au voisinage de 45 %, rythmés au cours du XXe siècle par les guerres et les crises économiques. La dépense publique à 57 % est pour une part importante la contrepartie de services publics plus importants parce que plus objectivement nécessaires dans une société plus socialisée.

 

La déliquescence managériale

En réaction contre cette tendance historique lourde, le libéralisme veut s’imposer comme un horizon indépassable. Sur la base des axiomes de la théorie néoclassique générée vers 1860, se sont développées des méthodes de calcul destinées à mesurer la performance des agents économiques, en premier lieu de l’entrepreneur ; il s’agissait donc d’une démarche essentiellement microéconomique. Nous avons vu (chapitre I) que cette théorie avait eu rapidement l’ambition de passer des finalités de l’entreprise (la rentabilité) à celles de toute la société (l’intérêt général) mais n’était parvenue qu’à approcher un « optimum social » réduisant le citoyen à un acteur économique. Cet échec de la théorie libérale n’a pas découragé ses promoteurs qui, de réajustements conceptuels en formalisation mathématiques, ont dogmatisé cette pensée pour assurer sa domination idéologique sur l’ensemble de la société, faisant de l’entreprise privée la référence absolue de la gestion privée comme publique. La méthode court encore aujourd’hui qui, tel Procuste mutilant les captifs qui n’étaient pas à la dimension du lit où il les couchait, force hommes et concepts à s’inscrire strictement dans les catégories qu’elle crée. L’une des conséquences est que faute de savoir traiter une réalité complexe, elle la réduit à ce qu’elle connaît le mieux : l’argent. C’est ainsi que l’on n’hésite pas à « monétariser » dans l’évaluation de la rentabilité d’un segment d‘autoroute, des effets externes (les atteintes à l’environnement), voire des préjudices moraux (le chagrin de la veuve de la victime d’un accident sur cette autoroute). On perçoit ainsi le caractère absurde d’une démarche qui vise à tout réduire à la dimension monétaire, diminuant simultanément le champ du débat démocratique qui, lui, peut prendre en compte toutes les dimensions de l’action humaine. Certes, il n’y a aucune raison de se priver des progrès qui peuvent être enregistrés dans la gestion privée au bénéfice de l’action publique. Mais il est vrai que celle-ci devrait surtout s’appuyer utilement sur des avancées théoriques faisant appel à la théorie des jeux, aux méthodes multicritères et à d’autres novations qui ont été empêchées par la domination idéologique de la théorie libérale. La théorie de l’efficacité sociale reste à construire, entreprise difficile car elle est d’une exigence intellectuelle bien supérieure à celle que requiert l’entreprise privée.

Un tel contexte ne peut manquer d’avoir des conséquences sur la gestion administrative, des responsables de services à tous niveaux cédant à la séduction des dernières pratiques managériales à la mode, au point d’en faire une condition de reconnaissance et de promotion professionnelles. Cette perversion n’est pas sans affinité avec d’autres dérives généralement d’origine anglo-saxonnes. C’est le cas de la notion de « droit souple » par exemple, qui tend à conférer une certaine normativité à des chartes de déontologie, à des codes de bonne conduite issus du privé comme du public, qui relèvent davantage du champ contractuel que statutaire. Dans le même esprit, on peut évoquer les tentatives de validation législative ou réglementaire de relevés de conclusions, de protocoles ou d’accords obtenus dans un dialogue social élevé au rang de finalité suprême en lieu et place des contenus du dialogue dans ces cas souvent indigents. Ces initiatives tendent à estomper la spécificité du service public, à banaliser la fonction publique. Tout concourt ainsi à convaincre l’administrateur, le chef de bureau, l’élu local, qu’il est un vrai capitaine d’industrie en puissance et que c’est en copiant ce que fait le patronat privé qu’il obtiendra les résultats que l’on attend de lui. Dans ces conditions il est profondément regrettable que s’installe un laisser-aller idéologique aux plus hauts niveaux de l’administration. L’ENA elle même est gagnée par cette fièvre entrepreneuriale qui, dans la réforme des études avec l’institution d’un « stage guichet » que l’on ne peut qu’approuver, entend aussi construire un « référentiel compétences managériales » qui semble surtout sacrifier à la mode. Tout cela a un nom, anglais naturellement, c’est le New Public Management (NPM). Ce Nouveau Management Public (NMP) a été introduit en 1990 à partir d’une idée qui pouvait paraître de bon sens : réduire l’organisation hiérarchique de l’administration et favoriser une organisation décentralisée susceptible de responsabiliser les fonctionnaires percevant mieux des résultats de proximité et d’améliorer les relations avec les usagers. Mais les résultats en termes d’efficacité sociale restent peu probants et, en revanche, les défauts de la méthode sont apparus clairement : perte de vue de l’intérêt général, renforcement de la contrainte budgétaire, mise en concurrence des agents, dénaturation des critères de résultats, affaiblissement du rôle des organismes de représentation, substitution du vocable libéral de la gestion des ressources humaine à celle de la gestion prévisionnelle des personnels. Ainsi, par exemple, on a pu constater que les indicateurs de performance avaient tendance à valoriser l’activité du bureau plutôt que le résultat du service au public, dans la police notamment où, selon le cas, les chiffres étaient à la hausse pour manifester une activité débordante, ou à la baisse pour suggérer que la lutte contre des infractions avait été couronnée de succès ; ou encore que la sélection à l’entrée dans certains établissements scolaires était davantage inspirée par le taux de réussite au baccalauréat escompté que par la promotion scolaire de tous. Les instances de représentation dans la fonction publique sont de plus en plus réduites à n’être que des chambres d’enregistrement des décisions administratives, etc. Mais, dans le même temps, la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique est devenue direction des Ressources humaines de l’État …

Ce dévoiement de l’action publique gagne aussi les relations professionnelles dans les services. Évoquons à titre d’exemple, le cas de ce chef du bureau qui, entrant dans la salle où il a décidé de tenir une réunion avec ses collaborateurs leur demande aussitôt de changer de place ; il leur expliquera plus tard que c’est pour les mettre en garde contre les habitudes démobilisatrices, pour les aider à se confronter à la nouveauté de l’autre … À cet autre qui demande à ses subordonnés de s’identifier à un monument, ou à un type de temps, pour que se révèle à eux-mêmes le tréfonds de leur subconscient ou leur humeur du moment. Il leur montre aussi, en franglais de préférence, qu’il en sait plus qu’eux en NMP et justifie, par là, sa position hiérarchique. Manière d’intimider les ignorants, et gare à ceux qui regimberaient devant ces niaiseries et dont la réaction pourrait être assimilée si elle était répétitive à une insubordination, à un refus d’obéissance. Infantilisant, le management est peut être aussi la forme nouvelle d’un pouvoir hiérarchique autoritaire qui avance masqué.

 

Anicet Le Pors et Gérard Aschieri, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, Paris, janvier 2015

Fonction publique d’État – Magazine de l’UGFF-CGT

Table Ronde :

Jean-Marc Canon, Anicet Le Pors, Marylise Lebranchu

 

Jean-Marc Canon,, Secrétaire général de l’UGFF-CGT ;

Anicet Le Pors,

Ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives du 23 juin 1981au 17 juillet 1984, conseiller d’État honoraire ;

Marylise Lebranchu, Ministre de la Décentralisation, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État du 16 mai 2012 au 11 février 2016

Cette table ronde s’est déroulée dans les locaux de la CGT à Montreuil le 1ermars 2016. Elle était animée par Isabelle Avran, rédactrice en chef adjointe de la NVO.

La transcription a été soumise à relecture aux participants.

■Isabelle Avran — NVO : Face à la crise, les services publics sont apparus comme des amortisseurs… Les attentats ont confirmé eux aussi leur rôle indispensable. Pourtant, de plus en plus, au moins dans le débat public, la logique de marché semble s’imposer les concernant. Qu’en est-il de cette contradiction ?

◗Anicet Le Pors : Je crois qu’il faut, s’agissant de la fonction publique et plus généralement du service public, se situer sur le long terme. L’histoire longue est marquée par une affirmation de la montée de l’administration. La société devient de plus en plus complexe et il faut donc un niveau d’organisation toujours plus élevé, qui a conscience de l’unité du service public. Par ailleurs il y a ce qu’on appelle aujourd’hui l’intérêt général (qu’on appelait sous la monarchie le bien commun). C’est cela me semble-t-il la caractéristique de très long terme de l’évolution d’une société comme la France.

Mais cela provoque des réactions, certains n’admettent pas la complexité, préfèrent l’état sauvage, et contestent de fait l’intérêt général au nom de leurs intérêts particuliers. Ainsi, Nicolas Sarkozy affirmait par exemple en 2007 qu’il fallait une révolution culturelle dans la fonction publique, qu’il y avait trop de fonction publique, trop de services publics… Contre la loi et le statut, il faisait prévaloir les contrats de droit privé, négociés de gré à gré — c’était sa formule. En cela, il apparaissait en réaction à l’histoire longue. Élu en mai, il a formulé cette orientation dès septembre. Cela n’a pas marché, parce qu’il y a eu une crise. Il avait chargé un collègue du Conseil d’État, Jean-Ludovic Silicani, de lui remettre un Livre Blanc sur l’avenir de la fonction publique en avril 2008. La crise a montré, et personne n’a contesté cette réalité sur le moment, que la France avait la chance d’avoir un service public important, amortisseur social de la crise du point de vue de l’emploi, des rémunérations (même si les fonctionnaires ne sont pas très bien payés) et par là un soutien à la consommation, à la production. Ce service public s’est avéré comme système de protection sociale qui permettait une stabilisation de la société sur le moment. Et, tout le monde ayant dénoncé alors l’immoralité des puissances financières, la fonction publique est apparue comme un lieu où, malgré tout, le sens de l’intérêt général permettait une certaine intégrité morale. Cela rend compte de la nécessité de faire prévaloir l’intérêt général, la complexité et le service public sur ce qu’on appelait la « main invisible » du marché, celle des plus puissants, qui accroît les inégalités.

À chaque moment aigu de la crise, on s’en aperçoit à nouveau. Tout le monde a constaté lors des attentats que les fonctionnaires étaient aux premiers rangs des services à rendre au public. Dans l’avenir, cette société, de plus en plus complexe, imposera de plus en plus la prévalence des intérêts généraux. La société sera de plus en plus interdépendante, de plus en plus coopérative, solidaire. Ces trois formules en France portent un nom : le service public, et la fonction publique en représente 80 %.

◗Jean-Marc Canon : Effectivement le service public, la fonction publique ont été sur le devant de la scène d’abord lors de la crise. Tous les commentateurs ont affirmé que la fonction publique a joué le rôle d’amortisseur en France et amoindri pour un certain nombre de nos concitoyens les conséquences de cette crise du système capitaliste. Ils ont à nouveau été loués lors des terribles attentats de janvier et novembre 2015. Mais alors qu’ils louent les services publics à cette occasion, certains interlocuteurs politiques les stipendient en même temps, affirment que créer des emplois de fonctionnaires alourdirait la dette publique, considèrent qu’ils doivent céder le pas à la loi du marché, que les fonctionnaires bénéficient de privilèges exorbitants dans un monde où l’emploi n’est plus stable… Une attitude pour le moins schizophrène.

Nous considérons, à la CGT, qu’il faut inscrire les services publics et la fonction publique dans la permanence, la continuité. Du reste, à l’occasion des terribles attentats de novembre, le gouvernement a concédé quelques centaines d’emplois. Mais exclusivement ciblés sur la police, les militaires… Dans le même temps on ne se pose pas la question des hôpitaux publics, où aucun emploi n’est créé.

Or les services publics ont des rôles de prévention, de liens sociaux, et même la sécurité ne peut pas seulement se penser en termes de réparation ou de contraintes militaires… Or, il n’y a pas eu un emploi de plus à l’Éducation nationale ou dans la culture.

Les services publics et la fonction publique ont un rôle irremplaçable. Dans notre société, compte tenu de la complexité des enjeux européens et mondiaux et des besoins des populations, jamais probablement le service public n’a eu un rôle aussi important à jouer.

◗Marylise Lebranchu : Oui, je partage. J’ai eu la chance, pendant plusieurs années, d’effectuer des déplacements dans d’autres pays, développés, en voie de développement, ou sortant de régimes particuliers (comme la Chine) et à chaque fois, j’ai été interrogée sur le service public français. Il est en effet extrêmement moderne d’inscrire le service public dans une continuité de notre histoire. À l’extérieur, la France est vue  comme le pays du service public, le pays qui n’abandonne pas les citoyens sur le « bord du chemin ». Nous sommes encore l’un des rares pays qui tient son éducation par le service public, même si je pense qu’on ne va pas assez loin. Et même avec la question de la sécurité post-attentats, je reste persuadée que pour éviter la fragmentation de la société il faut se reposer la question de l’école publique, laïque et obligatoire. Il faut redonner toutes ses chances au « vivre ensemble » à partir des enfants d’aujourd’hui. Mais c’est aussi la santé, la sécurité, et toutes les autres fonctions régaliennes.

Mais vu de France, on voit une sphère politico-médiatique anti-fonctionnaires, qui dissocie la notion de service public comme celle de bien commun de celle de fonction publique ; ce qui est aberrant. Il n’y a pas de service public sans personne pour le porter. Je reprends la phrase de Gwenegan Bui (député du Finistère, N.D.L.R.) : « le service public c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas ». En France, sans le soutien d’une famille ni héritage, on peut quand même aller à l’école, être soigné, protégé, transporté, dans des conditions satisfaisantes. Ce patrimoine-là permet l’équilibre de la société. On l’a vu avec la crise de 2008, ou après les attentats, mais on le voit également avec le chômage qui fait tant de dégâts aujourd’hui.

Il y a une aberration de lecture, très politique, idéologique, avec une droite libérale qui veut laisser une très grande part au marché, où chacun doit trouver sa solution, et s’assurer. Durant les deux mandats de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, il y a eu une défense des assurances privées, avec peut-être la garantie d’un service médical en cas d’urgence ou d’un minimum vieillesse. Une version populiste traque les fonctionnaires, met en cause le jour de carence présenté comme un privilège. En réalité, cinq millions de personnes, c’est un marché extraordinaire pour les assurances.

Il n’est éthiquement pas acceptable qu’une famille politique au nom du chômage stigmatise les fonctionnaires au prétexte qu’ils ne le risquent pas. Il y a une volonté d’opposer les personnes les unes aux autres dans cette société, et c’est grave.

Le fonctionnaire est aussi porteur d’impartialité, de loyauté, de laïcité, il est un maillon indispensable de la chaîne des services publics. Dès lors que vous externalisez un service public, vous externalisez la prestation, pour la personne âgée comme le petit enfant, mais vous n’externalisez pas les valeurs. Le service public, lui, ne distribue pas de dividendes, peut avoir une prestation juste tant en termes de prix que de rémunération de ses fonctionnaires. Je pousse beaucoup de mairies à se répondre à elles-mêmes lors d’appel de marchés publics. Je l’avais fait pour une cantine qui devait devenir une liaison froide pour des écoles et des personnes âgées, nous nous sommes répondus à nous-mêmes en prenant tout en compte, et nous sommes sortis (juste avant le passage à l’euro) à quelques francs de moins que la société privée la mieux placée. La différence correspondait exactement au dividende. Je n’ai jamais rencontré une privatisation ou une externalisation bénéfique, sinon pour le ramassage des ordures ménagères ; mais on s’est rendu compte que la société qui avait répondu passait son temps à licencier du personnel pour fatigue, handicap… et reprenait des jeunes, en CDD.

Dans l’Éducation nationale nous avons créé 60 000 emplois ; je ne sais pas si c’était ou non le bon chiffre. Concernant l’emploi dans la santé, Jean-Marc Canon a raison. Je pense qu’il fallait remettre les hôpitaux au cœur du système de santé. C’est ce qu’on est en train de refaire, pas suffisamment. Des services sont débordés partout, les urgences, mais aussi la psychiatrie, par exemple, qui a toujours été le parent pauvre de la santé.

Quant à la dépense publique, et au coût du service public dans cette dépense, on oublie beaucoup de choses. Par exemple les salaires différés, dont les retraites, la santé, et c’est de l’investissement de personnes qui cotisent. Or la santé est un bien précieux, couvert par la Sécurité sociale. Et quand les médecins libéraux, payés par la Sécurité sociale, par la solidarité, se considèrent comme appartenant au secteur privé, ce n’est pas tout à fait vrai…

 

■Isabelle Avran — NVO : Vous mettez en avant le rôle de cohésion sociale des services publics et son lien avec les missions des fonctionnaires. Cela pose la question de leur rôle, de la qualité de leur travail, de leur qualification… Une longue histoire a permis l’élaboration et l’adoption du statut général des fonctionnaires. Il repose sur des principes et valeurs, mais fait l’objet d’un certain nombre d’amendements, de lois, de projets de loi, comme les lois Galland, Lamassoure… Emmanuel Macron a lancé un ballon d’essai en septembre 2015, insinuant que le statut ne serait plus justifié. Ce statut représente-t-il un frein ou un outil de modernité ? Quels en sont les caractères structurants, comment envisager une éventuelle évolution ?

◗Jean-Marc Canon : La France a fait le choix d’une fonction publique dite de carrière. Ce qui me paraît très important, c’est que nous ne défendons pas le statut général des fonctionnaires pour les fonctionnaires eux-mêmes. Pour la CGT, le statut est avant tout une garantie citoyenne.

Le statut est un ensemble indissociable de droits et de devoirs. Ces deux volets s’articulent, s’interpénètrent et ne sont pas séparables. Les « devoirs » sont un ensemble d’impératifs de service public, et de continuité. C’est important de le rappeler, quand un certain nombre de libéraux et d’autres contempteurs du statut nous présentent surtout comme possédant des droits et peu de devoirs, sur le temps de travail ou beaucoup d’autres choses… Ils ne démontrent pas en quoi le système qu’ils proposent, avec des contractuels de droit public, ou de droit privé… serait mieux.

En revanche, on peut étayer le fait que le statut est important comme garantie du citoyen. Le fonctionnaire, c’est quelqu’un qui peut agir de manière impartiale et neutre au regard des missions qui lui sont confiées. On n’en mesure pas la richesse. Le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, et non d’intérêts particuliers, de la sphère marchande. Il peut, grâce au statut, désobéir à des ordres manifestement illégaux. Or, comme partout, il peut y avoir des gens indélicats dans la sphère publique ou politique. Le statut permet, ou devrait permettre potentiellement qu’un fonctionnaire s’oppose à de telles dérives. Cette garantie de l’emploi qui lui est si contestée s’avère donc une forme de protection du citoyen. Le fonctionnaire ne l’agite pas pour lui, s’il fait jouer cette clause, c’est avant tout pour la ou le citoyen-ne, pour un service public accessible et égal pour tous.

Et je préfère le terme de citoyen à celui d’usager parce qu’il donne une dimension plus importante et plus en corrélation avec l’idée que je me fais du rôle du service public. C’est pourquoi d’ailleurs le contrat, pour la CGT, fût-il à durée indéterminée, de droit public, n’est pas, sauf exception dûment motivée, une réponse pour le service public. Un CDI n’est pas un emploi de fonctionnaire, et c’est l’emploi de fonctionnaire de carrière qui pour nous répond le mieux aux besoins de nos missions, face aux enjeux contemporains en France, en Europe, et dans le monde.

◗Anicet Le Pors : Je reviens sur l’histoire. Je crois qu’on ne se rend pas compte que de la Révolution française jusqu’en 1946, ce qui a prévalu, c’est une conception de la fonction publique autoritaire, guidée par le principe hiérarchique, qui a tiré légitimité d’une théorisation du service public de la fin du XIXe siècle, ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux. Les fonctionnaires ont intégré cette manière de voir à tous niveaux. Aujourd’hui encore, l’on voit ressurgir de manière constante le principe hiérarchique, qui fait avant tout des fonctionnaires des sujets de cette autorité. C’est pourquoi on se rend mal compte du contre-pied démocratique formidable qu’a été le statut de 1946, alors même que les fonctionnaires et leurs organisations syndicales, associatives, étaient alors contre l’idée d’un statut. Ils ont récupéré l’outil, mais en lui donnant un contenu complètement inverse de ce qui avait prévalu dans la culture de la fonction publique jusqu’alors.

Le statut de 1983, 1984 et 1986 a approfondi les choses. Il a transformé en loi ce qui était jurisprudentiel. Surtout, il a fédéré dans un champ beaucoup plus large non seulement la fonction publique d’État mais aussi territoriale et hospitalière. On est ainsi passé de 2 millions à 5, 4 millions aujourd’hui.

Ce statut a fait preuve de solidité. Alors que François Mitterrand avait dit que ces lois ne dureraient pas. Mais la conception juridique, la fonction architecturale d’une fonction publique à trois versants, marquée par une certaine unité et une certaine diversité, a tenu la route. Nous avons fait le choix de prolonger l’idée de 1946 d’un fonctionnaire-citoyen en opposition à l’idée du fonctionnaire-sujet. Nous avons fait le choix de la carrière, c’est-à-dire de la gestion de la vie professionnelle sur toute sa durée. Nous avons choisi un certain équilibre entre unité et diversité qu’il fallait respecter et l’avons fondé sur des principes que je rappelle toujours : l’égalité, l’indépendance et la responsabilité. C’est pour cela qu’il a été solide.

Pourtant il a été souvent modifié. Le statut de 1946 avait été modifié douze fois. L’ordonnance de 1959 vingt fois. Celui-ci, en trente ans, deux cent vingt-cinq fois. Surtout la fonction publique territoriale, maillon faible de la construction. Qu’il ait été modifié ne me choque pas : c’est une manière d’organiser les pouvoirs publics principaux qui n’est pas figée. Il faut donc s’attendre au nom même de l’importance qu’on lui confère qu’il le soit encore. Par exemple, avec la loi de Marylise Lebranchu qui, j’espère, portera son nom… Il y a par exemple une série de dispositions sur les conflits d’intérêts, quelque chose que nous n’avions pas perçu et qui ne se posait pas avec la même acuité. De même, lorsque l’on réduit le nombre de corps (de mon temps il y en avait 1 750, aujourd’hui 3 à 400), ça va dans le bon sens. Mais je ne donne pas quitus à l’ensemble de ces deux cent vingt-cinq réformes. Nombre d’entre elles ont consisté en des dénaturations.

Je regrette que ce gouvernement ait manqué d’ambition. Par ailleurs, pour des raisons d’austérité, de difficultés budgétaires, certains chantiers structurels qu’il aurait fallu mettre en place ne l’ont pas été : la gestion prévisionnelle des effectifs, le traitement différent de la mobilité que moi-même je n’avais pas réussi à traduire d’une manière correcte… A surgi aussi, du fait de l’allongement de la vie professionnelle, la nécessité d’organiser des bi ou multi-carrières ; parce que les gens ne peuvent plus faire quarante ou quarante-cinq ans devant une classe de maternelle…

Je suis préoccupé par le souci d’harmoniser la démarche des fonctionnaires et des salariés du secteur privé. J’ai toujours souffert du fait qu’on puisse considérer les fonctionnaires comme faisant partie d’une privilégiature. C’est injuste, mais il ne suffit pas de le dire. Il faut se soucier également de renforcer la base législative des travailleurs salariés du secteur privé, de manière à créer une sorte de « comparabilité » entre les deux situations. On va aujourd’hui en sens inverse, privilégiant le contrat contre la loi, avec le même type de revendication de leur part concernant la fonction publique : avoir de plus en plus recours à des contractuels et tarir le recrutement de fonctionnaires en réduisant les places offertes aux concours… Je suis favorable à ce que les fonctionnaires et plus généralement les femmes et hommes politiques prennent le contre-pied du laisser-aller actuel concernant les travailleurs salariés du secteur privé. Et que l’on ait le souci aigu de leur base législative. Pas seulement sous la forme actuelle de « sécurisation des parcours professionnels » qui ne concerne que quelques points de la situation des salariés, mais en tenant compte également de leurs états de services tout au long de leur carrière.

La CGT a eu ce souci il y a quelques années. En 2006, elle a avancé l’idée d’un nouveau statut du travail salarié, mais à l’époque elle a conçu ce statut comme une sorte de généralisation des conventions collectives, ce qui faisait disparaître le statut. J’ai beaucoup remué à ce moment-là et je crois avoir partiellement gagné la partie car plus personne à la CGT ne met en cause le statut lui-même. Mais je crois qu’il faut aller au-delà et s’intéresser au privé.

◗Marylise Lebranchu : Pour moi, le salarié du privé et le salarié du public, ça n’est pas la même chose. Un salarié du public est contraint par des devoirs qui ne concernent pas le salarié du privé. Le fonctionnaire possède des droits, mais est aussi soumis à des devoirs.

On a essayé d’approfondir le statut. Ainsi du droit d’alerte : le lanceur d’alerte de la fonction publique n’est pas le même que celui du privé. Jean-Marc Canon l’a rappelé et le citoyen doit le savoir : dans le public non seulement il existe un droit à s’opposer à un ordre, notamment si cet ordre se trouvait en contradiction avec les valeurs de la République mais de surcroît il existe également un devoir à repérer toute déviance, notamment concernant l’attribution des marchés publics. Dans la lutte contre la corruption passive ou active, le fonctionnaire est un élément déterminant.

Le fonctionnaire est garant du fonctionnement de la République dans ses services et dans ses valeurs. Le statut Le Pors a permis d’y intégrer les fonctionnaires territoriaux comme ceux de la Santé. Dès mon arrivée, j’ai proposé de réécrire le statut en renforçant la déontologie et en parlant des conflits d’intérêts. Il faut qu’on le fasse davantage porter par nos fonctionnaires territoriaux et par les hospitaliers qui portent, eux, le droit de chacun à disposer d’un accès à la santé. Le fonctionnaire va porter toute sa vie ce qu’est la République. Sans lui, ça s’écroule. Il faut réussir collectivement à faire passer ce message.

Le service public est une obligation, un service qui doit être obligatoirement rendu avec une obligation de moyens. Je pense qu’il faut garder un maximum de fonctionnaires, qu’il faut rapprocher les systèmes de retraite (même si ce n’est pas juste en ce moment parce que le point d’indice ne bouge pas alors qu’on augmente la cotisation retraite) pour éviter des oppositions entre les salariés publics et privés. En revanche, on ne met plus assez de mots pour dire ce que sont le service public et la fonction publique.

 

■Isabelle Avran — NVO : Qui ne les met plus ?

◗Marylise Lebranchu : Une sphère médiatico-politique porte d’autres messages… Certains, à gauche, pour faire les Unes de journaux, disent aussi « Non aux 35 heures ». Ça s’appelle « faire tomber des tabous », mais ça n’a pas de sens. Et derrière, un populisme récupère ces discours. Il faut faire attention. Il faut revenir à des choses simples, des convictions, des valeurs, et leur application.

Je me suis battue, et j’espère que ça va continuer, pour avoir une vraie politique de « Ressources humaines » État. Pas une RH Groupe : nous ne sommes pas un Groupe et nous ne distribuons pas de dividendes. Il s’agit d’avoir une gestion prévisionnelle des effectifs, les bonnes personnes au bon endroit, le droit à la formation… On n’est pas assez performants sur la gestion de la RH aujourd’hui. Dans une carrière, on peut avoir envie de voir autre chose, de bouger. Or, le système n’est pas assez souple. Certains fonctionnaires ne défendent plus la fonction publique parce qu’ils n’y sont plus bien. Le deuxième aspect, c’est l’austérité, dirait la CGT, le manque d’argent public. Et aujourd’hui, des fonctionnaires craquent aux guichets des préfectures, dans les gendarmeries, dans les commissariats de police, et finissent par développer des thèses terribles. Parfois, les conditions de travail font que ça craque, et ça peut tomber très bas. Donc, le statut c’est bien. Il faut le renforcer.

◗Anicet Le Pors : J’ai dit que la fonction publique territoriale était le maillon faible de la construction. Je crois que la bataille du statut se gagnera là. Plus de la moitié des fonctionnaires d’État sont des fonctionnaires déconcentrés. Ils partagent la proximité et ils ont leurs collègues de la territoriale tout à côté : une fonction publique jeune, diversifiée, dynamique, où le lien entre la personne qui a le pouvoir de nomination, l’autorité et le fonctionnaire n’est pas de même nature qu’entre le chef de service et le subordonné dans la fonction publique d’État. La fonction publique territoriale concentre le maximum de contradictions mais aussi le maximum de ressorts pour affirmer des principes, des valeurs… C’est là aussi qu’il y a eu la plus grande évolution. Je ne pense pas que les élus soient aujourd’hui dans le même état d’esprit qu’en 1981-1983 où ils étaient tous contre le statut y voyant une attaque contre leurs prérogatives.

 

■Isabelle Avran — NVO : Vient alors la question des moyens. Or face aux besoins que vous décrivez, les moyens semblent insuffisants, qu’ils soient matériels ou humains, de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), avec de plus en plus de contractuels… Comment gérer cette contradiction ?

◗Marylise Lebranchu : Le manque de moyen est une affaire de crise économique. Mais c’est aussi une crise de la réflexion des politiques. À la fin du XXe siècle, j’ai vécu ces années, dans la haute fonction publique elle-même, où l’on pensait que l’économie des services allait être la voie royale de la France et l’économie industrielle la voie royale de l’Allemagne. Dans le partage international du travail, on a fait une très grosse faute. On est en crise parce qu’on n’a pas pris assez tôt le manche de la stratégie industrielle, du développement économique, et l’État ne jouait plus, et joue encore mal, son rôle d’État stratège. On a pensé que le marché ferait.

Si nous remontions sur le cheval du développement économique, ce que nous serions capables de faire, par la formation, ou en aidant des sociétés intéressantes, on aurait à nouveau de la ressource. La crise économique nous en prive. Je ne pense pas que l’impôt puisse être augmenté de façon rentable. L’impôt n’est pas juste. Je prône l’impôt sur le revenu et la CSG progressive, il n’est pas juste de payer moins de CSG quand on possède des dividendes, du patrimoine… Mais même si nous rendions l’impôt plus juste, cela ne réglerait pas tout le problème. Ce qu’il faut surtout c’est de la consommation et du développement économique, quel que soit le débat sur la priorité à donner à l’un ou à l’autre. Dans les collectivités territoriales aujourd’hui, on n’est pas courageux. L’impôt local et la ressource pour avoir du service public de qualité sont injustes. On a répondu par la péréquation mais ce n’est pas suffisant. Il faudra avoir le courage de la réforme fiscale locale parce que je crois beaucoup à ce que dit Anicet Le Pors : la fonction publique territoriale peut monter en gamme et mieux porter une société. Il ne faut pas laisser une seule famille à l’abandon, alors que 40 % des personnes qui pourraient avoir le RSA ne le demandent pas… La fonction publique territoriale n’est pas suffisamment présente. Cette société se déchire parce que certains vivent dans des conditions très difficiles. Et dans le même temps naît cette horreur, la mention dédaigneuse de « l’assistanat ».

 

■Isabelle Avran — NVO : Mais la réforme fiscale avait été annoncée…

◗Marylise Lebranchu : On a un mal fou à la réaliser parce que la première année sera difficile. Il faudrait que la fonction publique « bercyenne » reçoive un mandat du politique pour travailler sur cette réforme, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Or, les moyens, on sait comment les avoir, mais on n’a pas le courage d’aller les chercher, en particulier sur la fiscalité locale.

◗Jean-Marc Canon : La gauche, s’il est toujours possible de la dénommer ainsi, se montre très pusillanime lorsqu’elle arrive au pouvoir. À part sur quelques points particuliers (effectivement les jours de carence ont été supprimés), elle ne revient jamais sur ce qu’a fait la droite, laquelle n’hésite pas à remettre en cause quand elle arrive au pouvoir. Sur un certain nombre de points, la gauche se serait honorée à prendre des mesures, comme par exemple revenir sur le 1/30e indivisible : aujourd’hui quand un agent de l’État fait grève une heure, sa journée entière est prélevée. La France a été sermonnée par les juridictions européennes, la CGT a soulevé ce problème sans arrêt, Mme Lebranchu ne pourra pas me contredire, mais nous n’avons jamais pu aborder réellement le sujet.

La loi Galland : pourquoi ne pas être revenu notamment sur ce qu’elle a introduit concernant les cadres d’emploi dans la territoriale. Pourquoi ne revient-on pas dans la territoriale à la notion de corps ? Jamais nous n’avons pu en débattre. La CGT, comme le dit Anicet le Pors, défend l’idée du fonctionnaire-citoyen.

Un certain nombre d’agents sont privés du droit de grève, sans que nous en comprenions la raison. Par exemple, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les travailleurs sociaux dans la pénitentiaire en sont privés.

◗Marylise Lebranchu : Moi non plus…

◗Jean-Marc Canon : Mais on n’a jamais pu avancer sur ce sujet. Autant on peut entendre qu’il existe un certain nombre de fonctions où le droit de grève pourrait poser question, autant j’aimerais qu’on m’explique en quoi priver les personnels d’insertion et de probation du droit de grève constitue un élément salvateur pour la société. Or, tous ces éléments que nous avons évoqués dès 2012, lors de l’arrivée de la nouvelle majorité, n’ont pas été discutés. Pourtant, dans tous ces exemples il n’est aucunement question d’argent.

Un mot sur les agents non titulaires. Lorsque vous citez 5,4 millions d’agents, il ne s’agit que d’agents publics et non de fonctionnaires, parmi lesquels environ 900 000 non titulaires dans les trois versants de la fonction publique. C’est donc un sujet majeur. Autant la CGT reconnaît que l’État peut avoir recours aux agents non-titulaires dans certaines situations, autant 900 000 agents non titulaires, soit 1,2 million d’agents recrutés par an puisqu’il y a des CDD, cela représente une masse trop importante qui ne correspond pas au besoin éventuel, et cela déséquilibre le rapport au statut. Il faut évidemment des mesures de titularisation mais aussi des mesures contraignantes pour empêcher le stock de se renouveler. Depuis 1983, on a multiplié les plans de titularisations pluriannuels : plan Le Pors, plan Perben, plan Sauvadet… mais, à la fin de chaque plan de titularisation, par un miracle extraordinaire, il y a toujours autant de non titulaires qu’avant. C’est donc que les employeurs publics, quelle que soit leur couleur politique, ont cette fâcheuse propension à recruter à nouveau des non titulaires alors qu’ils en ont titularisé. Nous insistons à la CGT sur la nécessité de prendre désormais des mesures vraiment contraignantes, réglementaires, à l’égard des employeurs publics pour empêcher cette sorte de tonneau des Danaïdes qui n’est plus supportable.

Quant aux moyens, ne parler de la fonction publique qu’en termes de coûts, c’est entrer d’une mauvaise façon dans le débat. La fonction publique est aussi une richesse, humaine, sociale, mais aussi économique. Le service public et la fonction publique sont vecteurs de développement économique pérenne et juste sur le territoire et pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. L’investissement public participe de la richesse et du développement et de la croissance, aussi en termes qualitatifs.

Mais les agents subissent le gel de la valeur du point depuis trop longtemps, or comme les autres salariés, si on réprime leur pouvoir d’achat ils consommeront moins. La consommation des ménages est l’un des vecteurs permanents de la croissance en France.

De même, on se laisse enfermer dans de faux débats des libéraux de tout poil sur les dépenses publiques, les dettes publiques. J’aimerais qu’on m’explique la règle scientifique selon laquelle tel niveau de dépenses publiques par rapport au PIB (52, 54, 55 %…) gêne l’économie, et sur quelle règle scientifique on établit un coefficient. Nombre de pays ont connu des dépenses publiques supérieures à 55 % et ont pourtant une croissance supérieure à celle de la France. Par ailleurs, les dépenses privées, ce sont cinq fois les dépenses publiques : ces dernières représentent 50 % du PIB, les dépenses privées 2,5 fois le PIB. En fait, dépenses et recettes publiques relèvent de choix politiques. Les gouvernements qui se sont succédé ont fait le choix « d’exonérer les charges sociales » en langage du MEDEF, c’est-à-dire de ressources liées à la protection sociale, et ce au nom de la compétitivité, du « coût du travail », sans aucun effet bénéfique sur le taux de chômage. Or l’État compense à hauteur de 90 % pour la protection sociale : ce sont des dépenses publiques, comme nombre d’aides au patronat. J’aimerais un débat sur ce sujet.

On nous dit que la masse salariale des agents de la fonction publique serait insupportable et qu’on ne peut pas l’augmenter. Mais la masse salariale a baissé légèrement dans le PIB ces vingt dernières années, environ ½ point, soit 10 milliards d’euros, alors que les dividendes ont augmenté de cinq fois dans le PIB. Quelle est l’efficacité économique d’un tel gonflement des dividendes ? La dette publique, la dépense publique et les moyens qu’on peut donner à la fonction publique, ce sont aussi des choix politiques qu’on assume ou qu’on n’assume pas.

◗Anicet Le Pors : Effectivement, qu’on se rapporte au PIB ou au budget, les indicateurs concernant la fonction publique sont remarquablement stables, s’ils ne baissent pas comme Jean-Marc Canon l’a souligné. Ça vaut d’être dit lorsqu’on parle de surcharge, par les fonctionnaires, de la dépense publique. Il faut rappeler aussi cette étude du Centre d’étude d’analyse stratégique de 2010 (malheureusement nous ne disposons pas d’étude plus récente) qui a fait une comparaison internationale, sur le nombre d’agents publics, c’est-à-dire de salariés payés sur fonds publics, rapporté à 1 000 habitants. La France se situe à 93/1000, pour 40 pour 1 000 au Japon et 145 pour 1 000 au Danemark. Cela infirme complètement l’idée selon laquelle il y aurait trop de fonctionnaires en France.

◗Marylise Lebranchu : Effectivement, les chiffres sur lesquels on insiste ne sont pas les bons. 56, 57 % du PIB en dépense publique, quand on est arrivés : les gens ont l’impression que c’est 57 % de la richesse totale, alors qu’on doit être entre 21 et 22,5 % pour la fonction publique elle-même, c’est-à-dire très peu. Et on est en effet derrière les pays du Nord, en termes d’équivalent temps plein. On a beau le dire et le redire cela ne fait pas partie des antiennes qu’on entend sur TF1, France 2, France 3… Joseph Stiglitz, comme des prix Nobel américains, nous ont aidés un moment, par une vraie existence médiatique, en montrant que la part de la dépense publique n’est pas le nœud gordien de l’histoire économique des pays. Mais ça a été vite noyé.

Sur les cotisations de la branche famille, je pense que ce n’est pas aux salariés de la payer. Tout ce qui relève de cette branche devrait être assis sur l’ensemble des revenus et pas sur le travail salarié. Le travail porte trop par rapport à d’autres types de revenus. Quant au CICE — je ne suis plus dans un gouvernement donc c’est plus facile — des grands patrons que je connais commençaient à préparer des rapports pour montrer comment ils avaient utilisé cet argent en termes de création d’emplois, d’amélioration de la qualité de vie, d’augmentation des salaires, mais on ne leur a jamais rien demandé.

Il faut revenir aussi sur le fait que le salaire des fonctionnaires est très bas. Il y a des hautes rémunérations dans la fonction publique, mais très peu nombreuses, et la masse des fonctionnaires est considérée comme bien payée. Si on avait laissé les choses en l’état, au 1er janvier 2018 un prof démarrerait au SMIC. J’ai tenu aussi à augmenter la catégorie C, même s’il ne s’agissait pas du point d’indice, parce qu’on était au niveau du SMIC et que le simple fait d’avoir participé à un simple jury de concours mérite d’être rémunéré au-dessus du SMIC.

 

■Isabelle Avran — NVO : Mais on rémunère mal le point d’indice ?

◗Marylise Lebranchu : Oui, mais, sur ce point d’indice j’ai toujours eu la même position. L’augmentation proportionnelle au salaire permet à celui qui gagne plus d’être augmenté plus, et inversement. Donc autant je veux bien qu’il y ait une part de point d’indice autant je pense que les fonctionnaires comme les autres doivent réduire leur échelle de rémunération.

◗Jean-Marc Canon : Elle est très faible aujourd’hui…

◗Marylise Lebranchu : Elle va de 1 à 11.

◗Jean-Marc Canon : Qui est à 11 ?

◗Marylise Lebranchu : Une minorité. Il faut que l’on discute de l’échelle des rémunérations, en mettant de côté les directeurs d’administration centrale. Mais le point d’indice n’est pas suffisant. Donc j’ai choisi, parce que je n’avais pas beaucoup d’enveloppe à ma disposition, d’augmenter les plus bas salaires. Je pense que c’était juste. Mais à 2000-2500 euros on vit mal à Paris, correctement à Morlaix. Aujourd’hui, il y a un amoncellement d’inégalités que la linéarité du point d’indice ne règle pas. Cela étant, il faut dégeler le point parce que c’est symbolique. Quant à la dette, qui a économisé autant que les fonctionnaires dans la période ? Peu de monde…

◗Anicet Le Pors : Je crois que les fonctionnaires n’ont pas à être gênés de leurs rémunérations, qu’on prenne les choses par le haut ou par le bas. Combien touche le premier fonctionnaire de France ? Je ne parle pas des exceptions aux finances ou ailleurs. Le vice-président du Conseil d’État, premier fonctionnaire de France, doit toucher à peu près 10 000 euros par mois.

◗Marylise Lebranchu : Un peu plus, 11 800 euros sans compter toutes les primes.

◗Anicet Le Pors : Peut-être. Mais comparé à un patron du privé c’est absolument ridicule. Et si on prend les choses par le bas, l’article 37 du statut de 1946 a créé ce qu’on appelle aujourd’hui le SMIC. Ça s’appelait le minimum d’État vital à l’époque, et il a été créé pour dire que le fonctionnaire le plus mal payé ne pouvait pas être payé moins de 120 % du minimum vital. Quand on apprend aujourd’hui qu’il tangente le SMIC, on mesure la régression du point de vue des principes.

◗Marylise Lebranchu : C’est pour cela qu’on avait donné ce coup de pouce, et pour les catégories B cette année, parce qu’on était arrivé à un niveau absolument inacceptable.

◗Jean-Marc Canon : Je ne suis pas d’accord du tout sur le point d’indice, ni sur la rémunération en pourcentage. Penser qu’il faut donner plus en espèces sonnantes et trébuchantes aux bas salaires, évidemment, et y compris à la CGT, ça peut rencontrer un certain écho, mais ce n’est pas une bonne solution parce que c’est avec ce genre de pratiques qu’on arrive à ce qu’un enseignant finisse par être recruté au SMIC. Je pense que chacun doit gagner suffisamment pour vivre. En même temps, je ne suis pas favorable à l’absence d’échelle de salaires. La CGT revendique une échelle de salaire de 1 à 4,6 ou de 1 à 5. C’est vrai aussi pour la fonction publique. Sinon, on refuse la reconnaissance des qualifications, et ça me paraît un vrai sujet. Et il faut aussi distinguer les traitements bruts et les primes. Certains grands corps bénéficient par exemple de primes équivalentes parfois au traitement brut. Je crois qu’Anicet Le Pors a tout à fait raison. À responsabilité équivalente, ce n’est pas parmi les grands responsables de l’administration ou ceux de la catégorie A qu’on trouve des salaires exorbitants ; même un directeur d’administration qui émarge à 7 000 ou 8 000 euros, voire un chef d’établissement à 10 000 euros, quand on compare leurs responsabilités à celles de leurs homologues du privé gagnant 2, 3, 4 fois plus.

◗Anicet Le Pors : Ce qui devrait interdire à ces derniers de donner des leçons.

 

■Isabelle Avran — NVO : Tout à l’heure il a été question de la fonction publique territoriale, de son rôle de proximité, de la spécificité de ses missions, mais certains souhaitent limiter la fonction publique à ses seules missions régaliennes. Qu’en est-il ? Comment imaginer la complémentarité des trois versants de la fonction publique ? Et quid des bouleversements de la décentralisation, de ceux de la carte des régions… quel impact sur la fonction publique ?

◗Marylise Lebranchu : Une majorité de maires à l’AMF veulent pouvoir embaucher et débaucher qui ils veulent, gérer leur mairie comme une entreprise. Or ça n’est pas une entreprise, c’est une collectivité avec des missions à remplir au nom de l’État qui a décentralisé des fonctions. Là, il y a un danger immédiat.

Je me suis battue contre des collègues socialistes qui voulaient garder le jour de carence. L’élu local devient porteur de services publics au nom de l’État, avec certaines marges de manœuvre. Je me bats pour que la fonction publique territoriale se batte aussi, elle-même, elle n’est pas assez syndiquée, pas assez formée à ce que sont les valeurs, il y a quelque chose à trouver pour que nos fonctionnaires disent qu’ils sont fonctionnaires.

Second point. Sur la nouvelle carte des régions, la réorganisation, je n’ai pas d’état d’âme. Ma région, je la trouve trop petite. On ne vit plus aujourd’hui comme il y a trente ans en termes de déplacement, d’organisation de la famille, des gens travaillent dans une commune, habitent dans une autre, les enfants se trouvent dans une troisième… Le bassin de vie s’est agrandi. Malheureusement pour le développement durable quand il n’y a pas de transports en commun. Il faut qu’on s’organise. En revanche, sur la réorganisation des services régionaux, il faut aider les personnels. Ce qui manque, c’est le drapeau en proximité. On a déshabillé le département et on a créé un sentiment d’abandon, lequel donne toute place aux populismes divers et variés. Les fonctionnaires vont s’adapter aux nouvelles régions. Mais dans les départements, de petites équipes se retrouvent parfois sans direction, sont dirigées par des gens trop éloignés. Il faut redonner de l’autonomie, de l’initiative, mais aussi redonner place à la proximité.

◗Jean-Marc Canon : Le terme régalien pose question. Régalien, ça vient de « roi », et en République on devrait parler d’un service avant tout républicain. La remarque peut paraître mineure, mais certaines questions ne sont pas seulement sémantiques. Parler de régalien, c’est se laisser enfermer, comme souvent dans des débats formatés, dès lors forcément ineptes.

Depuis quelques années on assiste une dérive : les établissements publics, qui étaient des institutions au sein de la fonction publique, créés pour avoir une certaine autonomie, mais exerçant des missions publiques, ont été nommés « opérateurs ». Je le conteste, parce que se cache dans ce nom le sens qu’on veut leur donner : l’administration devrait se cantonner au contrôle et à l’inspection et ne plus faire tout le cursus des missions publiques. Pour la CGT, la fonction publique ne doit pas être réduite aux acquêts, le vrai débat porte sur les missions qu’on veut voir confiées au service public, pour le compte de l’intérêt général, et sur les effectifs à mettre en adéquation avec cette exigence.

Nous sommes très favorables au fait de penser la fonction publique en termes de complémentarité. Si la CGT, et je crois que nous sommes assez entendus, impose depuis longtemps dans le langage qu’on n’a pas trois fonctions publiques mais une seule à trois versants, c’est parce qu’elle considère qu’on a là trois faces non distinctes l’une de l’autre. Même s’il y a des spécificités évidentes et qu’un hôpital public n’est pas une préfecture. Ces entités sont là pour agir ensemble, de manière complémentaire, pour l’intérêt général. Il y a en particulier une forte liaison entre fonctions publiques d’État et territoriale. Un exemple : l’intervention publique en matière de culture n’est pas uniquement celle de l’État ou celle de la territoriale, elles se complètent. De ce point de vue, je me félicite que nous ayons réussi depuis quelques années à inverser le fait que nous ne travaillions pas suffisamment ensemble, dans les structures de la CGT elles-mêmes, en particulier entre fédérations de la fonction publique d’État et des services publics territoriaux.

Quant à la dernière vague de décentralisation à la mode Raffarin, qui s’est prolongée, ce n’est pas une vraie vague de décentralisation. Elle ne favorise pas le progrès social. Nous devons réfléchir davantage en termes de répartition des compétences, plutôt que de seulement transférer des missions de l’État central à la territoriale. On pourrait aujourd’hui s’interroger sur des missions publiques confiées à la territoriale mais qui pourraient trouver leur place dans la fonction publique d’État, comme les services départementaux d’incendie et de secours. Le vrai sujet, qu’on doit aborder à la CGT, concerne la répartition des compétences, toujours dans une complémentarité des trois versants. Le sujet c’est : quelle est la compétence dévolue à chacune de nos institutions à chaque endroit de la puissance publique. C’est un débat extrêmement important sur lequel nos fédérations et la confédération ont pris du retard ces dernières années.

Un point encore. À la CGT nous mettons en avant depuis quelques années ce qu’on appelle le statut unifié, au sens où il faut renforcer les passerelles, même s’il existe des spécificités. L’un des moyens de favoriser les mobilités choisies, c’est de permettre de passer d’un versant à un autre de la fonction publique. Certes il existe des corps spécifiques, un attaché d’administration ne deviendra pas praticien hospitalier, en revanche dans les filières administratives, de bibliothécaires, de documentation… il y a probablement des passerelles plus importantes à trouver. On parle souvent de deuxième ou troisième carrière, cela ne peut se réduire à ce que des cadres aillent rechercher dans le privé.

◗Anicet Le Pors : Bien qu’on puisse penser que je suis en désaccord, il apparaîtra ici que je ne le suis pas, je vais expliquer pourquoi. Jean Marc Canon a soulevé une question importante qui va avoir beaucoup d’actualité. Qu’est ce qui est régalien et qu’est ce qui ne l’est pas ? Effectivement, il faut partir de l’étymologie. Les fonctions régaliennes, ce sont les fonctions du roi, de celui qui commande, de l’autorité exécutive : l’armée, l’administration centrale, la justice, la police… C’est ce qui permet au pouvoir exécutif de s’appliquer. C’est un champ relativement réduit. En revanche il faut associer la fonction publique et les services publics à ce qui est utile socialement et doit être géré au nom de la collectivité dans son ensemble. C’est la notion de service public qui contient les fonctions hiérarchiques et les fonctions d’autorité. Elle n’exclut pas les fonctions régaliennes.

On n’est pas en accord ou désaccord sur les questions d’unité-diversité des statuts. Mais j’ai voulu éviter un faux débat : l’idée selon laquelle il serait facile de ne faire qu’une loi avec les mêmes dispositions pour tout le monde. Ce n’est pas possible. Il faut mettre dans la loi pour la fonction publique territoriale des dispositions qui ne relèvent que du décret la concernant et donc écrire différemment selon qu’on écrit pour l’État ou pour la territoriale ou l’hospitalière. Mais jamais on n’a renoncé à la question de corps en échange d’une diversité des trois fonctions publiques. Je suis d’autant plus favorable à l’unité que quand le statut a été élaboré, je me suis battu contre Gaston Deferre qui défendait la diversité.

Non seulement je pousse l’unité sur l’ensemble des fonctionnaires mais je la pousse autant que je peux en direction des salariés du secteur privé. Il n’y a donc pas de différence entre nous. Plus on ira dans le sens de la loi contre le contrat, plus je soutiendrai. Mais je crois qu’on n’arrivera jamais à faire rentrer dans le même moule juridique tous les fonctionnaires, car certains relèvent de la libre administration des collectivités territoriales, article 72 de la Constitution, et les autres pas. C’est un peu difficile de faire l’unité de tous, et pourtant ils ont fondamentalement des intérêts communs. Il y a là effectivement beaucoup à réfléchir.

 

■Isabelle Avran — NVO : Vous avez évoqué la question du rapport aux citoyens. Quels lieux, quels moyens d’intervention démocratique des citoyens, quel lien peut se constituer entre eux et la fonction publique et les fonctionnaires ?

◗Marylise Lebranchu : Il faut revenir au citoyen. C’est ça le problème. Il y a une trop faible syndicalisation en France, vous êtes bien placés pour le savoir. Il y a une trop faible politisation aussi, je pense qu’il y a une crise politique en même temps que la crise sociale et économique. On a tellement fragmenté la société que l’individualisme est présent Je me souviens d’une jeune femme me disant lors d’une campagne électorale « que vas-tu faire pour moi ? ». Non, la question est de savoir ce que je vais faire pour la société, son équilibre. Nous n’avons plus ces lieux de discussions. Dans la politique de la ville, les avis de quartiers tels qu’ils viennent d’être réécrits, ça marche bien. Je suis allée voir à Sarcelles et Gonesse. J’ai assisté à une réunion, il y avait du monde, les gens ont retrouvé le sens du choix, la ville de Rennes vient de faire la même chose pour les choix prioritaires… Il faut que nous réanimions des réseaux sociaux. Comment on les utilise sur ces grandes questions de société, honnêtement je n’ai pas la réponse, mais comme je suis sortie du gouvernement je vais pouvoir y travailler.

◗Jean-Marc Canon : Nous tenons beaucoup aux lieux de démocratie sur le service public. Encore une fois, service public et fonction publique sont faits pour le citoyen. Il faut créer des lieux où le citoyen puisse donner son avis sur le service public qui est fait pour lui. Il ne s’agit pas de créer des endroits où les citoyens viendraient juger l’action de tel ou tel, c’est le rôle des procédures en interne, mais des lieux où ils puissent dire ce qu’ils pensent de tel ou tel choix. Il faudrait réfléchir à des lieux de démocratie tripartites employeurs publics – organisations syndicales – citoyens, certainement au niveau des départements. Encore une fois, nous défendons le service public parce qu’il participe du progrès social.

◗Anicet Le Pors : Ce problème dépasse la seule fonction publique. Les fonctionnaires sont immergés dans une société en crise et ils en subissent les conséquences.

Un mot d’abord sur la notion d’usagers. J’ai tendance à considérer qu’ils n’ont pas de légitimité. Je mets au défi qui que ce soit de définir, en termes de sujet de droit, ce qu’est un usager. Je sais ce que c’est qu’un représentant de parent d’élève, usager de la fonction scolaire, quelqu’un qui va au travail en utilisant une ligne de bus ou de métro… Mais généraliser le concept à un niveau qui dépasse la pratique effective des uns et des autres m’apparaît dangereux. L’élu est légitime parce qu’il a été élu. Le fonctionnaire est légitime parce qu’il a une position statutaire et réglementaire. C’est pourquoi je suis d’accord avec Jean-Marc Canon, il faut parler de citoyen plutôt que d’usager. Et là, la question de la démocratie se pose.

Université du temps libre de St-Renan (Finistère) – 27 septembre 2016

LE DROIT D’ASILE, MIROIR DE LA CITOYENNETE

Compte rendu de Jean Le Bot

Retraité de la fonction publique

 

A découvrir la file d’attente, à l’entrée de l’espace Culturel de Saint-Renan, ce mardi 27 septembre 2016, on pouvait se douter de l’intérêt suscité par la conférence proposée par l’UTL de l’Iroise.image

Le talent connu du conférencier, ancien ministre de la Fonction Publique, conseiller d’État honoraire, promu cette année même au grade prestigieux de commandeur de la Légion d’honneur, et sa notoriété nationale mais encore plus locale ( Lannilis et Plouguerneau, berceaux de sa famille sont tout proches) motivaient à eux seuls cet attrait. S’y ajoutait, cependant, le thème choisi, Le Droit d’Asile, miroir de la citoyenneté, tant l’actualité quotidienne regorgeait d’informations et de questionnements sur le sort des réfugiés, sur les dramatiques images véhiculées par la télévision. Peut-être aussi, remontant d’un passé séculaire, le souvenir, voire la survivance d’une pratique ancestrale, bien ancrée en Bretagne, celle de l’hospitalité, n’était-elle pas étrangère à cette attirance. L’existence de lieux d’asile et de refuge, dans le Finistère particulièrement, est bien révélée par la sémantique des noms de villages où ce droit était exercé, les Minihy (Menec’h ty, maison des moines, monastère). Ainsi, parmi les lieux d’asile recensés grâce aux recherches et études locales, il est attesté l’existence d’un Minihy dans la paroisse de Plouvien, les seigneurs de Kernazret, implantés à Loc Brévalaire, accolant même à leur titre le nom de Du Refuge. A Logonna-Daoulas, un village a conservé le nom de Clemenehy, rémanence d’un asile où n’importe qui pouvait trouver refuge quels que soient les crimes ou délits reprochés.

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Après la projection d’extraits d’un film L’Asile de droit, mettant en scène des cas concrets de la procédure difficile et du véritable parcours du combattant que connaissent les immigrants pour se voir reconnaître le statut de réfugiés, Monsieur Anicet LE PORS entamait son exposé par un extrait d’un ouvrage du philosophe Emmanuel KANT, prônant dès 1795, la nécessaire recherche d’une Paix perpétuelle entre les continents, sur le fondement de l’hospitalité, «le droit qu’à un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier».

Évoquant plus particulièrement la situation en France, le conférencier rappelait que sur une douzaine de millions de réfugiés dans le monde (la très grande majorité en Afrique et en Asie), les demandeurs d’asile représentent environ dix pour cent. Pour sa part, la France, en 2013, avait accordé un peu plus de 200 000 titres de séjour, dont 11 400 au titre de l’asile.

Un rapide survol historique confirmait que durant le Moyen-Âge, l’Église s’était attribuée le monopole de l’asile, et que le roi François 1er par son Édit de Villers-Cotterêts en 1539 avait mis fin à ce monopole au profit de la monarchie, peu favorable cependant à l’asile. C’est la Révolution française qui va donner à la France la réputation de Terre d’asile, consacrée dans la Constitution de 1793, instituant le droit d’asile «aux étrangers bannis de leur patrie pour cause de liberté». Le XXème siècle, siècle des réfugiés, procèdera à la mise en place des instruments juridiques permettant l’établissement de conventions internationales, notamment la Convention de Genève adoptée le 28 juillet 1950, ratifiée par la France, qui créera l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), puis la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Au terme de cette évolution, l’on est passé de la désignation d’un lieu (en Bretagne, par exemple, les Minihy) à la protection de la personne; d’un droit discrétionnaire du monarque à une protection nationale puis internationale.

Après la Seconde guerre mondiale l’ordonnance du 2 novembre 1945 a fixé le cadre juridique des conditions d’entrée et de séjour en France. L’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981 a conduit à des régularisations de séjour assez importantes, après une régression de l’accueil en raison du ralentissement de l’activité économique. Puis, au niveau européen les Accords de Schengen du 14 juin 1995 ont favorisé une harmonisation des politiques d’asile. Récemment la loi de transposition du 29 juillet 2015 a permis de toiletter les mesures antérieures, pour parvenir à une réduction des délais de procédure, en accroissant les moyens de l’OFPRA et en mettant la CNDA au cœur du dispositif contentieux.

Ces diverses dispositions permettent de distinguer deux concepts, celui de la qualité de réfugié qui correspond à un statut juridique, tandis que l’asile correspond à une situation de fait qui comporte diverses catégories, à titre d’exemples :

l’asile constitutionnel, l’asile au titre de l’unité de famille, la protection temporaire, la protection subsidiaire, les asiles discrétionnaires et de fait …

C’est l’article 1er de la Convention de Genève qui définit la qualité de réfugié, en l’attribuant à toute personne craignant avec raison d’être persécutée dans son pays d’origine, notamment pour ses opinions politiques, son appartenance à une minorité ethnique, sa confession religieuse ou son appartenance à un groupe social à caractère transgressif (p. ex. homosexualité).

A ces catégories, s’ajoute depuis 2003 la protection subsidiaire pour les personnes victimes de menaces graves contre la vie, de traitements inhumains, de menaces directes en situation de violence généralisée.

Il arrive, toutefois, que l’asile soit refusé par voie d’exclusion lorsqu’il y a de sérieuses raisons de penser que le demandeur s’est rendu coupable de crimes contre la paix, contre l’humanité, d’un crime de guerre ou d’un grave crime de droit commun; la difficulté étant d’apprécier si ces raisons sont suffisantes. Les cas de fraude ou de changement politique dans le pays d’origine peuvent aussi mettre un terme au titre de séjour de dix ans accordé à un réfugié.

La procédure du droit d’asile comporte une phase administrative, éventuellement suivie d’une phase juridictionnelle en cas de recours contre une décision de rejet.`

Sur le plan pécuniaire, le demandeur de droit d’asile bénéficie d’un certain nombre de garanties : un hébergement en centre d’accueil, une allocation temporaire d’attente, une allocation sociale globale, la couverture médicale universelle (ou l’aide médicale d’État s’il est entré irrégulièrement), ainsi que l’aide judiciaire depuis le 1er décembre 2008.

On note que l’évolution jurisprudentielle est de plus en plus restrictive, en raison des préoccupations de contrôle des flux et de sécurisation.

Ces préoccupations accroissent les difficultés des fonctionnaires (dans la phase administrative) comme des juges, tenus de posséder de sérieuses compétences juridiques et géopolitiques, afin de se forger l’intime conviction qui justifiera leur décision, dans l’appréciation des craintes de persécution avancées par le demandeur. Ils se trouvent, parfois, confrontés aux risques de mensonge ou de contradictions susceptibles d’affecter toute demande d’asile. Partant, de fortes disparités apparaissent dans la qualité et la portée des jugements.

En conclusion, le conférencier estime qu’on pourrait qualifier le XXI ème siècle «d’avènement du genre humain comme sujet de droit, sur la base du principe d’égalité des femmes et des hommes, citoyennes et citoyens du monde».

Mais au sortir de la salle, on s’interroge. Au-delà de l’aspect juridique du problème des réfugiés, et de son évolution structurelle plutôt positive, qu’en est-il, deux cents ans après l’essai philosophique d’Emmanuel KANT, de sa chimère d’une marche de l’humanité Vers la paix perpétuelle ? Avec lucidité, n’en mesurait-il pas lui-même les limites :

… «Si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir

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