Le XXIe siècle, siècle du service public
Gérard Aschieri
Membre du Conseil économique
social et environnemental
Anicet Le Pors
Ancien ministre de la Fonction publique
Conseiller d’État honoraire
En octobre 2016 était célébré le 70 éme anniversaire du statut des fonctionnaires. Si la loi de 1946, votée sous l’égide de Maurice Thorez est bien le premier acte législatif fondateur de la conception moderne de la Fonction Publique, celle-ci n’est pas apparue de toutes pièces à cette date : ce statut s’inscrit dans une longue histoire où s’articulent des notions à la fois différentes et complémentaires, celle d’intérêt général , celle de service public et celle de Fonction Publque
L’émergence du fonctionnaire citoyen
L’existence d’une fonction publique est étroitement liée à une conception du service public qui, en France, s’est construite en lien avec le pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté forgées et enrichies au cours des siècles : une vision de l’intérêt général distincte de la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité.
Son hsitoire est celle d’un processus où se construit une administration en charge d’un domaine commun qui peu à peu se distingue de celui du prince. On peut remonter au Moyen Âge, où le souverain, qui jusque-là était considéré comme souverain « par la grâce de dieu », acquiert son autorité politique personnelle et amorce ainsi une sécularisation du pouvoir politique qui en France connait une nouvelle étape sous Louis XIV . Les nécessités d’une administration font que celui-ci, pour affirmer son pouvoir, développe un appareil d’État assez considérable. Et progressivement l’appareil d’État se sépare de la personne du roi tandis que celle-ci se relativise : c’est Jean-Jacques Rousseau, dans Le Contrat social, qui va montrer que le souverain n’est pas utile en tant que personne physique et que c’est en fait le peuple qui doit être « le souverain ». Dès lors s’établit une bipolarisation entre l’appareil d’État et le peuple qui, dans sa configuration multiple, agit pour occuper le pouvoir d’État et s’accomplir comme souverain.
Mais la constitution d’un appareil d’état , avec des agents ayant pour mission particulière la prise en charge d’un intérêt général indépendant des intérêts particuliers du prince ou du représentant du peuple, doit être analysée en considérant la situation qui a été faite aux agents publics au fil du temps. On sait que sous la monarchie absolue, c’étaient des «charges», un peu à l’image des notaires d’aujourd’hui, qui assuraient le fonctionnement administratif. La Révolution française a supprimé les privilèges qui étaient associés à ces charges, et a posé des principes pour l’accès aux responsabilités et leur exercice, mais pour l’essentiel la fonction publique, à partir du sens qui lui a été donné par le Consulat et l’Empire via les grands corps notamment, a été régie par une conception autoritaire et hiérarchique et ce, jusqu’ à la Seconde guerre mondiale. Tout au long de cette période, les gouvernements les plus conservateurs ont essayé d’imposer un statut privilégiant l’obéissance au pouvoir hiérarchique, ce qui a conduit à une condamnation de la notion de statut par les associations de fonctionnaires d’abord, puis par les syndicats de fonctionnaires, dénonçant cette tentative qualifiée de « statut carcan ». C’est par la voie jurisprudentielle et un peu la loi que les fonctionnaires ont progressivement obtenu des garanties, mais en retard sur le secteur privé. La loi sur le droit de grève en 1864 et la loi sur le droit syndical en 1884 accordé aux salariés du privé, excluaient les fonctionnaires. L’apport du statut de 1946 a été de renverser cette logique: opposer à un statut carcan un statut dit jurisprudentiel et à une conception du fonctionnaire sujet la conception du fonctionnaire citoyen, tels furent l’intelligence et le grand courage des gens issus du Conseil National de la Résistance et de la Libération qui ne prévoyait rien de particulier pour la fonction publique mais entendait faire bénéficier l’ensemble des salariés d’un socle de droits et de libertés.
Une construction originale et pérenne
C’est cette orientation, celle d’une fonction publique reposant sur la loi et non le contrat, alliant. démocratie et efficacité au service de l’intérêt général, qui a été confirmée et enrichie par la construction statutaire adoptée en 1983 et qui est toujours en vigueur. Et le débat, parfois vif, a abouti a un certain nombre de choix décisifs.
Le premier choix a été celui du fonctionnaire citoyen, du fonctionnaire responsable, de quelqu’un qui n’obéit pas aux ordres, mais se conforme aux instructions de son supérieur hiérarchique tout en exerçant sa propre responsabilité.
Le deuxième a été d’articuler unité et diversité : le statut de 46 ne concernait que les fonctionnaires de l’État ; or les lois de décentralisation posaient la question des agents des collectivités territoriales qui se voyaient transférer des responsabilités jusqu’alors exercée par l’État. La réponse a été qu’il ne pouvait pas y avoir deux systèmes de fonction publique en France, un système de carrière et un système d’emploi et qu’il fallait le système de la carrière pour tous et un dispositif qui concilie l’unité de la fonction publique et la prise en compte des nécessaires différences liées à la spécificité des divers employeurs. Ceci a conduit à l’architecture d’une fonction publique à trois versants avec un titre un définissant les droits et obligations communes à tous, un titre deux contenant les dispositions spécifiques aux fonctionnaires de l’État, un titre trois pour la territoriale et un titre quatre pour l’hospitalière.
Et le troisième choix a été fait de mettre au coeur du statut trois principes fondamentaux. Le premier est le principe d’égalité qui a comme référence l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que leur vertu et leur talent » : c’est de là que découle le recrutement par concours.
Le deuxième est celui de l’indépendance du fonctionnaire : parce qu’il est d’abord au service de l’intérêt général le statut lui garantit cette indépendance grâce notamment à la séparation du grade et de l’emploi : il a droit à une carrière quel que soit son emploi ( et qui que soit son employeur) et s’il perd son emploi il conserve son grade qui lui permet d’obtenir un autre emploi correspondant à ce grade. C’est une garantie fondamentale aussi bien pour le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que pour l’usager pour qui sont ainsi assurées les conditions d’une égalité de traitement et d’une pérennité de l’action publique.
Enfin le principe de responsabilité dont la référence est l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : «la société a droit de dermander compte à tout agent public de son administration».
C’est cette construction qui est toujours présente aujourd’hui. Le statut a souvent été modifié au cours des ans : 225 modifications législatives en 30 ans. Toutes ces modifications n’ont pas été des régressions mais même celles-ci n’ont pas atteint ses bases. Et le statut a montré a la fois son adaptabilité et sa solidité. On peut souligner en particulier l’échec de la tentative de Nicolas Sarkozy1 de « mettre sur le même plan » le recrutement de fonctionnaires sous statut et celui de contractuels de droit privé, ce qui revenait à saper le principe même d’une fonction publique. La crise de 2008 a mis un coup d’arrêt à cette tentative en montrant le rôle d’ « amortisseur social » que jouaient les services publics et la fonction publique. Mais au cours des années s’est développée une logique managériale qui tout en affirmant le maintien des principes du statut les a rognés en substituant la simple addition de performances individuelles et la concurrence entre agents à l’efficacité collective que permet l’existence d’une fonction publique fondée sur le principe de carrière.
Le quinquennat de François Hollande a marqué une pause : il n’y a pas eu au cours des 5 dernières années d’attaques frontales contre le statut, même si on peut déplorer par manque de courage ou par manque d’ambition que des décisions plus constructives n’aient pas été l’œuvre de ce gouvernement et que la logique managériale n’ait pas vraiment été remise en cause.
Le XXIème siècle, siècle du service public
Et si la Fonction Publique occupe une place importante dans le débat présidentitel , c’est d’abord autour du débat sur son coût et avec une vision à courte vue. Pourtant c’est une vision de long terme qui est indispensable et si l’on se pose la question de ce que signifie l’existence d’une fonction publique au XXIème siècle on peut voir toutes les raisons d’avoir confiance.
Alors qu’aujourd’hui on raisonne ici et maintenant comme nous y invite le marché, alors qu’aujourd’hui on voudrait nous faire croire que le manager est la figure achevée du citoyen, il faut voir tout au contraire que nous sommes entrés dans un monde où vont se développer les interdépendances, les interconnexions, les coopérations, les solidarités. La mondialisation fait paradoxalement émerger la conscience de l’existence de biens communs mais aussi la nécessité d’orienter un certain nombre d’activités en fonction d’un intérêt général qui renvoie aux droits fondamentaux de l’Homme, au respect de la vie humaine et à la survie même de notre planète. Que l’on pense à la nécessaire protection de l’écosystème mondial mais aussi à la mondialisation de nombreux domaines de l’activité humaine, à commencer par l’accès à l’information et sa circulation grâce aux nouvelles technologies liées à Internet. : les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans l’échange international des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent par comparaisons, échanges, interrogations nouvelles.
L’importance sans cesse croissante de ces biens communs et les enjeux qui en découlent pour l’ensemble de l’humanité, impliquent de se poser la question des moyens à se donner pour démocratiquement en assurer la gestion.
Et à cette question une double réponse s’impose : il n’est pas possible de s’en remettre à la « main invisible » du marché ou à une quelconque concurrence « libre et non faussée », ne serait ce que parce que l’intérêt général ne peut se réduire à la somme des intérêts particuliers mais aussi parce que le libre marché a jusqu’à présent montré plus sa capacité à piller et détruire ces biens communs qu’à les préserver .En revanche il importe de réinviestir dans des formes d’organisation qui visent à une réapporpriation du commun et d’avoir une instance au dessus des intérêts particuliers qui prenne en charge l’intérêt général dans une démarche démocratique et une perspective de long terme. Il s’agit en effet non seulement de préserver et enrichir ce commun mais de le faire en ayant pour boussole l’effectivité des droits. En France cela a un nom, c’est le service public et son corollaire, la Fonction Publique.
Il ne s’agit pas d’avoir une confiance naïve dans un avenir déjà écrit mais de lever la tête pour voir tout ce qui est de nature à appuyer les batailles à mener. Et une telle perspective invite non pas seulement à résister mais à proposer résolument des chantiers structurels prioritaires à moyen terme :, gestion prévisionnelle, restauration de moyens d’expertise de l’État et des collectivités publiques, formation, moyens de la mobilité, construction de multi-carrières, égalité femmes-hommes, droits nouveaux..
Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La fonction publique du XXI° siècle, Editions de l’Atelier, 2015.