
Table ronde n°3 : Garanties d’emploi et d’exercice des missions : quels besoins d’amélioration du statut général aujourd’hui ?
Je vous remercie de m’avoir invité mais tiens à préciser d’entrée que, sur le terrain revendicatif, seul Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’Union fédérale des syndicats de l’État CGT est ici légitime. Cette invitation est aussi pour moi l’occasion de me souvenir de la réunion fondatrice à laquelle je participais, de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT, l’UGICT, au début des années 1960 je pense, dans une salle située sous les combles du siège de la CGT qui se situait alors au 120 de la rue Lafayette.
Deux remarques préliminaires :
– d’une part, de méthode. Il faut distinguer clairement les questions statutaires des questions de gestion sauf à accréditer l’idée que toute amélioration de situation dans la fonction publique ne pourrait être le fait que d’une réforme statutaire, exonérant ainsi le gestionnaire de toute responsabilité. Une telle confusion serait de nature à rejoindre ainsi, par imprudence, la croisade anti-statutaire d’Emmanuel Macron.
– d’autre part, de vocabulaire. Je ne pense pas qu’il soit question à aucun moment dans le statut général des fonctionnaires d’encadrement. La partition cadres/non cadres ne me semble pas pertinente dans l’accomplissement des missions d’intérêt général, de service public, dont sont responsables tous les fonctionnaires, quelle que soit leur place dans la hiérarchie administrative. Cela n’est évidemment pas contradictoire avec la nécessité de défendre les revendications spécifiques de chacune des catégories A, B et C au sein d’administrations hiérarchisées.
Je voudrais donc tout d’abord, caractériser cette responsabilité partagée, puis analyser le contexte spécifique de la gestion publique et, enfin, avancer quelques propositions d’améliorations du statut puisque c’est la question posée.
Sur la responsabilité du fonctionnaire
Le statut général des fonctionnaires a été fondé par la loi du 13 juillet 1983 sur la base de quatre choix : la conception du fonctionnaire-citoyen héritée du statut général de la loi du 19 octobre 1946, contre celle du fonctionnaire-sujet qui avait prévalu antérieurement pendant un siècle et demi. Le choix du système de la carrière contre le système de l’emploi à l’occasion de la réunion dans un même ensemble statutaire de la fonction publique de l’État (FPE) et de la fonction publique territoriale (FPT). Le choix d’un équilibre entre unité et diversité par l’architecture juridique d’une fonction publique « à trois versants » (en ajoutant aux deux précédentes, la fonction publique hospitalière, FPH) représentant aujourd’hui 20% de la population active, 5,5 millions de salariés). Enfin, le choix de principes républicains ancrés dans l’histoire : l’égalité, l’indépendance, la responsabilité. Ce sont ces choix qui expliquent sans doute la durabilité et l’adaptabilité du statut en dépit des multiples offensives et dénaturations subies.
Ces choix ont privilégié la notion de responsabilité à tous niveaux. C’est pourquoi on ne trouve pas dans le statut les expressions : pouvoir hiérarchique, obligation de réserve, devoir d’obéissance. Ces notions existent dans la pratique, mais il eut été contradictoire d’affirmer la conception du fonctionnaire-citoyen tout en multipliant les formules relevant davantage du principe hiérarchique. Je veux illustrer ce propos sur un exemple : l’article 28 du titre premier du statut qui s’articule selon quatre propositions :
– « Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées ». Le principe de responsabilité est ici clairement posé, quelque soit le rang hiérarchique.
– « Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique … ». Il n’est pas dit qu’il doit exécuter des ordres ; il garde une marge d’appréciation personnelle en toutes circonstances.
– « …sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. » La marge d’appréciation est ici élargie jusqu’au au refus.
– « Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés ». C’est la responsabilité du travailleur collectif, du service, qui est ici posée.
Faut-il modifier ces dispositions pour les améliorer ? Pourquoi pas le cas échéant, il faut en débattre. Cet article n’a pas été modifié depuis 35 ans. Le statut général des fonctionnaires n’est pas un texte sacré; pour qu’il vive il doit prendre en compte les évolutions des besoins sociaux, des technologies, des contextes nationaux et internationaux. S’il ne le faisait pas, il serait menacé de sclérose et de disparition.
Sur le contexte spécifique de la gestion publique
L’idéologie managériale tend à nous contraindre à raisonner « Ici et maintenant ». Je pense, au contraire, qu’il faut élargir la vision historique sur le passé comme sur la perspective, car cet élargissement de l’analyse, qui relève de la pérennité du service public, de l’analyse est de nature à nourrir un optimisme raisonné et raisonnable
Sur le passé. On observe deux tendances lourdes pluriséculaires. D’une part, une expansion administrative continue, basée sur une autonomisation de l’appareil d’État et une sécularisation du pouvoir politique. D’autre part, une socialisation des financements publics pour assurer la cohésion sociale et une couverture minimale des besoins sociaux fondamentaux croissants et incompressibles. Deux tendances lourdes importantes pour les agents publics qui peuvent ainsi s’appuyer sur des évolutions structurelles qu’aucun gouvernement n’est parvenu à inverser. En témoigne la hausse inéluctable de la dépense publique, la part des prélèvements obligatoires dans le PIB (aujourd’hui 45% contre 10 à 15% avant la première guerre mondiale), le nombre d’agents publiques par rapport à la population (89/1000 en France selon l’étude de France stratégie de décembre 2017, en moyenne haute des pays développés). Il y a donc une dynamique administrative de long terme.
Sur la perspective, la dynamique me semble devoir aller dans le même sens si on ne se cantonne pas au seul examen de l’immédiat. Nous sommes dans une situation de décomposition sociale profonde entre un XX° siècle que l’intellectuel catholique René Raymond qualifiait de « prométhéen » et un processus qu’Edgard Morin caractérise comme une « métamorphose ». Dans ce contexte les libéraux voudraient faire croire que le capitalisme l’a définitivement emporté, que le libéralisme est un horizon indépassable et que ce serait la fin de l’histoire pour reprendre le titre du livre de Fukuyama. Je pense au contraire que nous sommes à une époque, certes, de perte de repères, mais surtout d’interconnections, d’interdépendances, de coopérations, de solidarités, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. C’est pourquoi en prospective, je pense que la dynamique à venir est encore celle du service public.
Cela ne saurait conduire à un optimisme béat. Des luttes sociales majeures sont nécessaires pour que cette socialisation soit progressiste et démocratique. Je veux notamment mettre l’accent sur la question de la mesure de l’efficacité sociale. Il ne suffit pas de dénoncer l’insignifiance théorique du Nouveau management public. Les moyens d’expertise publique dont l’administration a pu disposer après la deuxième guerre mondiale avec le Commissariat général du Plan, l’INSEE et la direction de la Prévision (où j’ai travaillé douze ans) ont été considérablement affaiblis. La reconstruction de moyens scientifiques doit faire partie, à mon avis, des revendications du mouvement social, notamment celui des fonctionnaires. Mais nous devons aussi prendre conscience que le caractère multidimensionnel, multicritères de l’action publique comporte une exigence théorique bien supérieure à celle dont se contente l’installation du paradigme de l’entreprise privée et du contrat individuel dans l’action publique. Je pense donc que les fonctionnaires doivent être à la hauteur de cette exigence et s garder de vouloir jouer les « managers » de la fonction publique comme voudraient les y inciter certains thuriféraires du libéralisme dans la haute administration même. « Qui veut faire l’ange fait la bête », disait Pascal.
Sur ces bases, je pense que l’on peut néanmoins avancer des propositions d’amélioration du statut général des fonctionnaires
Lors d’une audition au Conseil économique social et environnemental (CESE) à l’automne 2016, je me suis exprimé sur une dizaine de chantiers structurels qui ont des impacts statutaires. Je me bornerai ici à les évoquer en réservant leur explicitation éventuelle au débat. Des améliorations statutaires pourraient notamment concerner :
1 La gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. Il n’est pas certain que cette disposition éminemment structurelle doive être inscrite dans le statut général. Quoiqu’il en soit il faut une disposition législative pour sortir du carcan de l’annualité budgétaire exclusive.
2. Une redéfinition du champ du recours aux contractuels. Celui-ci s’est étendu de manière incontrôlée et irresponsable. Le gouvernement actuel en a fait son moyen principal de la mise en extinction du statut. Des règles strictes doivent être retenues.
3. La mise en place de multi-carrières. Elles sont rendues nécessaires par l’allongement de la vie professionnelle et les évolutions technologiques. Elles répondent au besoin d’enrichissement professionnel et d’efficacité administrative (cf. le Rapport de l’IPC Serge Vallemont publié à la Documentation française). Elles supposent des moyens importants de formation permanente.En 2017, les recrutements de contractuels dans la fonction publique territoriale ont représenté 40% du recrutement total. Si cela continue et se généralise, c’est la mise en extinction de la fonction publique dans son ensemb
4. Rendre effective la garantie fondamentale de mobilité. A commencer par la suppression des dispositions statutaires de la loi Galland de 1987. De nombreux dispositifs sont possibles : corps interministériels, assouplissement des positions, etc. C’est aussi un problème de ges
5. La promotion de l’égalité hommes-femmes. Elle doit concerner à la fois la précarité des emplois d’exécution et l’inégal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques (voir les trois rapports du Comité de pilotage 2000-2005 publiés à la Documentation française)
6. Des dispositions relatives à l’expansion du numérique. Il s’agit tout à la fois de garantir les droits individuels, la discrétion et le secret professionnel, le devoir d’information du public
7. L’explicitation du droit et des moyens de participation à la gestion des délégués du personnel et des organisations syndicales. Ce droit est largement remis en cause par la réforme des instances consultatives, notamment les CAP et les CT(P). Par ailleurs, la négociation sur les politiques de rémunérations devrait être reprises pour rétablir l’effectivité de ce droit.
Au passage, puisque la question a été évoquée, je veux dire mes réserves sur la question des « lanceurs d’alerte ». Il s’agit là d’un symptôme de l’individuation qui marque notre époque combinant révolte personnelle et médiation. L’investigation personnelle et la dénonciation des atteintes à l’intérêt général reposent souvent sur des raisons justifiées, mais j préfère en ces circonstances la mutualisation des informations et l’action collective. Ce qui veut dire que la responsabilité syndicale me semble devoir être prioritairement engagée dans ce domaine.
8. Les modalités de la coopération internationale des fonctions publiques. Sont développement est indispensable. Côté français elle pourrait avoir recours au détachement et donner lieu à des avantages de carrière. Côté fonctionnaires étrangers, la contractualisation pourrait trouver là un nouveau motif plutôt que l’intégration complexe dans les corps de la fonction publique française.
La révision des dispositions en vigueur ne devrait pas se limiter aux dispositions législatives statutaires. Elles devraient conduire à une codification des textes administratifs existant dans un véritable code de l’administration relatif aux relations de celle-ci avec l’ensemble des citoyens usagers. Elle devrait aussi conduire à l’élaboration d’un statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé pour conduire à une meilleure convergence des revendications et des actions des salariés des secteurs public et privé.