Captation de l’action publique par le privé

ENTRETIEN

Anicet Le Pors : « Emmanuel Macron tourne le dos à la morale républicaine en permettant l’entrée des intérêts privés au sein de l’action publique »

Anicet Le Pors est ancien ministre de la fonction publique (1981-1984) et conseiller d’État honoraire




Anicet LE PORS, Conseiller d’Etat (h) et ancien ministre.

La Marseillaise : Le statut des fonctionnaires est l’aboutissement d’une longue histoire. Pouvez-vous en faire un bref rappel ?

Pour comprendre le présent, il faut en effet faire un peu d’histoire. Pendant le XIXe et la première moitié du XXe siècle a prévalu une conception hiérarchique autoritaire dans les administrations. Les gouvernements les plus conservateurs menaçaient les fonctionnaires d’un statut pour les contraindre à l’obéissance. De fait, le premier statut des fonctionnaires a vu le jour en septembre 1941 sous le gouvernement de Vichy. C’est dire qu’il a fallu courage et d’intelligence à la Libération au mouvement syndical et aux autorités publiques responsables pour inverser la logique antérieure et imposer un contenu progressiste dans un statut républicain. Ce statut de 1946 fut l’œuvre du ministre de la fonction publique de l’époque, Maurice Thorez, vice-président du conseil et secrétaire général du parti communiste français. Cet héritage, approfondi,  a été repris par la loi du 13 juillet 1983 après l’alternance de 1981 amenant la gauche au pouvoir, sous forme d’un statut fédérateur étendant ses dispositions, au-delà de l’État, aux agents publics des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers, l’ensemble couvrant aujourd’hui 20% de la population active du pays.

Ce statut a déjà fait l’objet de nombreuses attaques. Pourquoi cette réforme dénature-t-elle profondément la conception française de la fonction publique ?

Depuis sa création ce statut n’a cessé d’être l’objet d’attaques, certaines frontales, d’autres insidieuses. Ainsi, dès 1987 une loi dite « loi Galland » tenta de ramener en arrière la fonction publique territoriale. En 1990, La Poste et France Télécom furent détachées de la fonction publique. En 2003, le Conseil d’État lui-même préconisa de faire du contrat une « source autonome du droit » de la fonction publique ». En 2007, Nicolas Sarkozy contesta le statut en prônant un « contrat de droit privé négocié de gré à gré ». Il échoua car, dans la crise financière de 2008 on dut admettre qu’avec un secteur public étendu, la France disposait d’un efficace « amortisseur social ». Avant même son élection Emmanuel Macron jugea le statut « inapproprié ». Dans le même temps des centaines d’atteintes ponctuelles furent portées au statut, un véritable « mitage ». Au pouvoir, Emmanuel Macron rompt avec une histoire émancipatrice, il s’abandonne à la « main invisible » du marché au lieu de fonder l’action publique sur des bases rationnelles, il tourne le dos à la morale républicaine en permettant l’entrée des intérêts privés au sein de  l’action publique.

Comment ce projet organise-t-il l’alignement du public sur le privé ?

C’est la suite logique de la réforme du code du travail qui a fait descendre les garanties des salariés dans la « hiérarchie des normes » pour faire du contrat de droit privé individuel la référence sociale majeure applicable dans le public comme dans le privé. C’est ainsi qu’a été engagée la croisade contre les personnels à statuts, en commençant par les cheminots avant de s’en prendre aux autres, notamment au statut général des fonctionnaires. En envisageant le recours massif aux contractuels et en affaiblissant les garanties des fonctionnaires et de leurs syndicats le projet de loi lance l’offensive.

Quelle place dès lors pour l’exigence de neutralité et l’intérêt général ?

  La neutralité de l’administration suppose l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis des pressions économiques et politiques. Celle-ci est assurée par une conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle antérieure du fonctionnaire-sujet. Elle est surtout garantie par ce que l’on appelle le « système de la carrière » caractérisé par la séparation du grade, propriété du fonctionnaire, et de l’emploi, à la disposition de l’administration.  La spécificité de l’administration et des  fonctionnaires est de servir l’intérêt général. Le recrutement massif de contractuels envisagé par le projet de loi va  rendre plus complexe et plus fragile la capacité de l’administration en matière de recrutement, de formation et de gestion. Le recours à des managers du privé dans des postes de direction, de même que les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le public et le privé vont avoir pour effet d’établir une confusion des finalités du public et du privé, d’accroitre  le risque de conflits d’intérêts et d’entrainer une captation de l’action publique par la finance internationale.

Emmanuel Macron semble cibler plus particulièrement, dans les mesures annoncées suite au grand débat, la haute fonction publique. Pourquoi ? 

Il ne faut pas se laisser abuser par ce paradoxe : Macrin, pur produit d’un système élitiste, qui s’en prendrait au système des castes. La technocratie administrative figurait parmi les puissants qui l’ont porté au pouvoir. La haute fonction publique, sauf exceptions valeureuses, est, dans l’ensemble, conformiste et n’a que peu réagi à l’annonce de la suppression de l’ENA et des « grands corps ». C’est à la fois une diversion et quand bien même il y aurait suppression, ce serait pour laisser la place à  un système de même nature. J’avancerais, pour ma part, une autre explication d’ordre psychologique. Le président de la République, tel un démiurge, est arrivé à un tel degré de vanité qu’il veut bannir toute cause de son excellence qui n’émanerait pas exclusivement  de sa personne. Jupiter n’a pas fait l’ENA…

Le statut est-il un obstacle à la modernisation de la fonction publique ? Si non, quelles évolutions positives pourrait-on apporter ?

On doit critiquer les imperfections administratives et il faut moderniser le service public. Pour autant les enquêtes montre que,  dans la proportion des deux-tiers au moins, les Français ont une bonne opinion des services publics. La mobilité est souvent présentée comme le moyen de la modernisation. Or, c’est  le statut de 1983 qui a érigé la mobilité au rang de garantie fondamentale des fonctionnaires, et ce sont les multiples dénaturations subies par le statut qui, rendant les règles plus opaques et la comparabilité des fonctions publiques plus difficile qui y font obstacle. Les chantiers de modernisation potentielle sont nombreux : création de nouveaux moyens d’expertise de l’efficacité sociale, gestion prévisionnelle, mise en place de multi-carrières, égalité femmes-hommes, numérisation à visage humain, développement des relations internationales, etc. Le projet de loi, à cet égard, ne propose que des expédients dangereux.

Propos recueillis par Amélie Goursaud