Une citoyenneté agissante en 2020

Anicet Le Pors

Président d’honneur de l’Union des sociétés bretonnes de l’Ile de France

Dans tel ou tel bourg de la Basse Bretagne des gilets jaunes on dit qu’il était de plus en plus difficile d’y vivre normalement : plus de bureau de poste, rares transports en commun, plus d’épicerie, de boucherie, une boulangerie fermée en août,  et avec cela du chômage, des emplois mal rémunérés, le logement onéreux. On objectera peut-être qu’il y a aujourd’hui un médecin et une pharmacie qui n’existaient pas hier, mais aussi des services municipaux et sociaux plus développés, des réseaux informatiques, des agences bancaires, une vie associative active, etc. . La déstabilisation pourtant est profonde et les bilans des avantages et des inconvénients respectifs du passé et du présent sont de bien peu de secours pour dissiper le malaise que crée  le sentiment de passage d’un mode de vie  à un autre. Être une citoyenne, citoyen heureux dans une société en mutation est difficile et même une souffrance pour certains. Mais la citoyenneté est une création continue. Ceux et celles qui nous ont précédés ont eu aussi à résoudre bien des problèmes difficiles et ils y sont parvenus, d’autres se présenteront aux générations futures. Je souhaite aux Bretonnes et aux Bretons de promouvoir vaillamment les valeurs de la République, l’intérêt général, l’égalité, la responsabilité, la laïcité, de défendre les libertés publiques et individuelles, la libre administration des collectivités territoriales, d’ouvrir la perspective d’institutions pleinement démocratiques dans une mondialisation progressiste.  Et dans cet effort collectif, une bonne et heureuse année à toutes et à tous.

Autour d’une  » Passion commune « 

de  Jacques Marsaud*

Hôtel de Ville de Saint-Denis, le 5 décembre 2019

Cette rencontre est une contribution à la journée d’action nationale de ce jour.  S’agissant du service public,  je ne pense pas qu’il faille parler de Passion commune, le livre de Jacques Marsaud, comme le feraient les marchands et les financiers, c’es- à-dire « ici et maintenant », mais le situer dans une perspective historique et symbolique. Jacques peut, en effet, être regardé comme témoin de l’aboutissement d’une évolution de plusieurs siècles.

Une longue marche

 Il y avait au Moyen Âge une fonction publique locale et des agents à son service. En 1294, sous Philippe Le Bel on mentionne un statut de « tambour public ». Mais ensuite sous la monarchie absolue c’est la fonction publique de l’État qui conduira l’évolution plaçant la fonction publique territoriale dans une position subordonnée. Et ce n’est qu’en 1889 par l’arrêt Cadot que le Conseil d’État admettant sa compétence concernant les agents communaux les reconnaitra comme agents publics.  Ils resteront cependant déclassés par rapport aux fonctionnaires de l’État. Au point, par exemple, que la loi de finances du 31 décembre 1937 interdira aux élus de servir à leurs agents des rémunérations supérieures à celles de leurs homologues de l’État, disposition humiliante comme d’autres qui faisaient dire aux communaux jusqu’aux années 1970  lorsqu’ils étaient questionnés sur  leur situation professionnelle qu’ils étaient « assimilés fonctionnaires ». Aujourd’hui, Jacques Marsaud, comme il est dit sur la 4e de couverture du livre est « une figure de référence de l’administration des collectivités territoriales ».

 Il faut avoir conscience du chemin parcouru du tambour public à l’administrateur Jacques, au plus haut niveau dans la hiérarchie administrative au moment où ceux qui nous gouvernent voudraient nous faire rebrousse ce chemin de l’histoire en s’en prenant plus particulièrement à la fonction publique territoriale. Ils s’efforcent de contourner le principe constitutionnel de libre administration et considèrent que la fonction publique territoriale étant le « maillon faible » de  la construction statutaire – notamment en raison de l’importance du recrutement de contractuels qui y est pratiqué et de sa création relativement récente – elle doit être la cible principale de la remise en cause du statut. Mais c’est méconnaitre l’existence de tendances lourdes qui se sont manifestées dans l’histoire longue : sécularisation du pouvoir politique, expansion administrative, socialisation des financements sociaux, maturation des principes d’intérêt généra et de service public. Il reste que la régression néolibérale à laquelle on assiste depuis le début des années 1980, si elle s’inscrit contre ces tendances, ne les met pas fondamentalement en cause.

La fonction publique territoriale comme cible

Pour comprendre quel est l’enjeu, à la connaissance duquel Passion commune apporte une contribution, il peut être utile de revenir sur l’histoire plus récente, car la fonction publique territoriale a joué un rôle déterminant dans la construction statutaire actuelle. En effet, l’une des toute premières priorités de François Mitterrand élu Président de la République le 10 mai 1981 était de faire adopter une loi de décentralisation dont il avait confié le soin à sin ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, maire de Marseille. Dans l’article 1er de ce projet (qui deviendra la loi du 2 mars 1982) étaient prévues des garanties statutaires renforcées pour les agents des collectivités territoriales, mais en se bornant à élargir les dispositions qui se trouvaient déjà dans le livre IV du code des communes. Dès lors, nommé ministre de la Fonction publique, j’y ai vu la perspective d’affirmation d’un système de fonction publique liant l’agent public étroitement à son métier et présentant, par là, moins de garanties que le statut général des fonctionnaires de l’État, avec le risque, à terme, d’un alignement de tous vers le bas. C’est pourquoi je suis intervenu le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale, soit un mois  après mon entrée au gouvernement pour dire qu’il ne pouvait y avoir deux types de fonctions publiques et de fonctionnaires en France et que tous devaient bénéficier du système le plus protecteur, celui des fonctionnaires de l’État.

Passant sur les péripéties – en ajoutant cependant que le raisonnement a été étendu un peu plus tard aux agents des établissements publics hospitaliers et de recherche –  je peux résumer en disant que l’architecture statutaire actuelle résulte de quatre choix. Premièrement, le choix de la conception du fonctionnaire-citoyen contre celle du fonctionnaire-sujet qui avait prévalu pendant tout le XIXe  siècle et la première moitié du XXe   ; c’était l’héritage du statut de 1946 dont les communaux avaient été écartés. Deuxièmement,  le système de la carrière, assurant la garantie de l’emploi tout au long de la vie professionnelle, contre celui de l’emploi, ou plutôt du métier. Troisièmement, la fixation d’un équilibre entre les principes constitutionnels d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriales donnant naissance à une fonction publique unifiée mais « à trois versants ». Quatrièmement, l’établissement du dispositif sur des principes ancrés dans l’histoire : égalité, indépendance, responsabilité. D’où les quatre lois constitutives du statut général (Droits et obligations 12 juillet 1983, État 11 janvier 1984, territoriaux 26 janvier 1984, hospitaliers 9 janvier 1986).

C’est l’arrière-plan de Passion commune qui témoigne, d’une part de la solidité de l’édifice juridique en dépit de nombreuses attaques frontales du statut et de centaines de dénaturations législatives (225 en 30 ans dont 84 sur la loi relative à la fonction publique territoriale) pendant ses 36 ans d’existence ; d’autre part, de son adaptabilité, car comment accuser de rigidité un statut aussi souvent modifié et toujours debout. Ces qualités valent aussi pour chaque fonctionnaire comme en a témoigné Jacques Marsaud dont la carrière rapportée par le livre justifie que la mobilité ait été érigée dans le statut au rang de garantie fondamentale des fonctionnaires. Je considère ainsi qu’il n’y a pas lieu de changer de modèle et qu’il faut plus que jamais défendre une conception française de fonction publique en phase avec l’évolution de la société. Pour autant, la politique actuelle de l’exécutif doit être combattue car c’est une véritable régression de notre conception française de la fonction publique alors que les enjeux actuels appellent sa modernisation.

Régression ou modernisation

Les partisans du néolibéralisme, c’est-à-dire de l’extension de la loi du marché, de l’idéologie managériale à toute la société, de l’alignement du public sur le privé. Ils n’ont jamais désarmé dans la contestation  du statut général des fonctionnaires, s’efforçant de revenir à la situation antérieure au statut fondateur de  1946, a fortiori du statut fédérateur de  1983. La démarche d’Emmanuel Macron est chaotique mais sa stratégie est claire. Démarche chaotique, d’une part parce qu’elle s’inscrit dans la suite des offensives antérieures : loi Galland de 1987, rapport annuel du Conseil d’État de 2003, discours Sarkozy de 2007, livre blanc de Silicani de 2008, ainsi que les multiples dénaturations précédemment évoquées. D’autre part, du fait de l’opération dite CAP22 présentée en octobre 2017comme une machiné de guerre contre le service public, mais qui n’était qu’un leurre, le gouvernement sachant parfaitement ce qu’il voulait faire.

La loi du 6 août 2019 le confirme avec : recrutement massif de contractuels à tous niveaux, réduction des compétences des organismes de négociation, ruptures conventionnelles, plans de départs, rémunération dites au mérite, etc. Tout cela accompagné de discours formels sur la déontologie, le dialogue social et d’une importante bureaucratie (notamment au moins 50 renvois à des décrets en Conseil d’État). Les conséquences en sont : une confusion des finalités publiques et privées, un risque accru de conflits d’intérêts, une dégradation de l’éthique républicaine. Cette réforme est réalisée face à une contestation générale, notamment l’opposition de l’ensemble des syndicats de la fonction publique. Le gouvernement se heurte aussi au front des associations des élis locaux et je partage l’appréciation de M. Philippe Laurent, secrétaire général de l’Association des maires de France et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale qui considère qu’il peut être fait échec à la réforme passée en force si les maires refusent de recruter par la voie des contrats. Elle tourne le dos à la conception française républicaine de la fonction publique.

La modernité doit prendre appui sur trois axes. D’abord, la conception selon laquelle la fonction publique est le résultat d’un effort collectif ce qui implique le rétablissement d’un droit effectif de négociation aux organisations syndicales, l’assainissement de la situation actuelle ouvrant la voie à une codification, le choix de la loi contre le contrat, de la fonction contre le métier, de l’efficacité sociale contre la performance individuelle.

 Ensuite, la conception structurelle de la fonction publique qui devrait conduire à un reclassement global des grilles indiciaires intégrant l’élévation des qualifications et permettant une nouvelle gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. Il convient aussi indispensable d’ouvrir des chantiers de modernisation concernant l’égalité femmes–hommes, la révolution informationnelle, l’ensemble du système de formation, les relations internationales.

Enfin, s’impose au-delà des discours infondés sur la fin de l’histoire, une vision de la fonction publique à long terme réhabilitant l’histoire, la pensée rationnelle, l’éthique républicaine  et dégageant la fonction publique de l’emprise de l’annualité budgétaire  (sortir de comptes publics et de Bercy !). Il faut approfondir de nouveaux thèmes de réflexion (propriété et secteur publics, statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, efficacité sociale), par là, faire du XXIe   siècle l’âge d’or du service public, notre Passion commune. Cela dit, dans l’immédiat, comme le pouvoir en place je pense que la bataille de la transformation de la fonction publique se gagnera ou se perdra dans la fonction publique territoriale. C’est l’affaire des citoyens, des fonctionnaires et de leurs syndicats et des élus.

Passion commune, Éditions de l’Atelier, 2019.

* Jacques Marsaud a été successivement  un des responsables de la mairie de Saint-Pierre-des- Corps, directeur général des services de Noisy-le-Sec, pois de la mairie de Saint-Denis, directeur général adjoint de la RATP, directeur général des services du département du Val –de-Marne, puis de la communauté d’agglomération Plaine Commune. Il est devenu, au fil de ses responsabilités, une figure de référence des l’administration des collectivités territoriales.

à gauche Jacques Marsaud l'auteur, à droite Stéphane Peu 
député de la 2°circonscription du 93