« Le néolibéralisme est un archaïsme »

TravaillerAu Futur (TAF) n°3 – septembre 2020

La primauté du service public

Dans les enseignements tirés de la crise il y a la condamnation des politiques publiques suivies et des actes répréhensibles ; il y a aussi les vertus et les talents révélés dans des actions solidaires. Une idée toutefois m’apparaît englober  toutes les autres. Le néolibéralisme s’est vu infliger un sévère démenti : il n’est pas la fin de l’histoire, tout n’est pas marchandise, une autre civilisation est possible. Mais la situation reste complexe et confuse, ce qui ne facilite pas cette prise de conscience. 

Deux attitudes opposées me semblent devoir être évitées. D’une part, le fatalisme pessimiste qui professe que tout étant cassé il ne reste que la défense de ce qui reste en renonçant à concevoir toute autre solution. D’autre part, un utopisme stérile qui fait diversion aux conquêtes réalistes possibles dans une perspective de transformation sociale rationnelle. Les acquis doivent être défendus pied à pied, l’utopie peut stimuler la réflexion, mais tout cela doit être maîtrisé. Alors quoi ?

L’impasse néolibérale

En librairie 9 octobre 2020

La population ne s’y est pas trompée : elle a reconnu que les collectifs de base du service public ont su faire face dans l’adversité. Ce fut, à l’évidence, le cas dans les services publics hospitaliers où, en dépit d’une insuffisance de moyens et de l’imprévision du pouvoir exécutif, les conséquences de l’épidémie ont pu  être limitées grâce à la qualification et à la solidarité des équipes soignantes.  Mais, moins visibles, ce fut aussi le cas dans l’ensemble des services publics sollicités. A l’école, les enseignants ont déployé des trésors d’imagination pour garder le contact avec élèves et étudiants, assurer la continuité des cours, prendre en compte les difficultés d’adaptation des familles, prévenir un creusement des inégalités sociales.  Les personnels de la recherche ont multiplié leurs efforts pour répondre à l’urgence. Il en a été de même dans toutes les administrations de l’État et des collectivités territoriales comme dans les autres organismes publics. Bref, le service de l’intérêt général a été honoré par ses fonctionnaires et les autres agents du service public. Ils avaient d’autant plus de mérite à le faire qu’ils avaient anticipé les risques que couraient ces services en raison des politiques d’austérité conduites par les gouvernements successifs des dernières décennies. On se souvient du message porté par l’action des gilets jaunes contre la suppression des services publics de proximité ; celle des personnels de santé qui n’ont cessé de manifester leur colère contre les conditions de travail auxquelles ils étaient soumis ; celle des cheminots en lutte des mois durant pour empêcher la suppression de leurs garanties statutaires ; l’action de tous contre la réforme de leurs régimes de retraites. Ils n’ont alors rencontré que mépris et refus obstiné.

L’autre enseignement important par voie de conséquence est le fiasco de l’application de l’idéologie managériale au service public, sous l’appellation du New public management(NMP, nouveau management public) tendant à un alignement du secteur public sur le secteur privé. Or, accompagnant le développement du secteur public, il y a en France une culture de la rationalisation de l’action publique qui a conduit, par exemple, après la seconde guerre mondiale à la création du Commissariat général du Plan, actif durant la période des « trente glorieuses ». Puis virent le jour, dans un contexte plus financier et international, une succession d’actions d’évaluation des politiques publiques telles que la Rationalisation des choix budgétaires (RCB)  qui gardaient encore un souci de politiques publiques fondées sur une assise rationnelle minimale. 

Le « tournant libéral » opéré en 1983 par François Mitterrand, à la suite de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan et d’Helmut Kohl, ouvrit en grand la voie au néolibéralisme, caractérisé par une volonté délibérée de supprimer toute contrainte démocratique et sociale à l’économie de marché. En faisant appel aux managers du secteur privé, furent alors  appliquées, à partir  de 2006, la LOLF (loi organique relative aux lois de finances), puis la RGPP (Révision générale des politiques publiques), suivies d’un leurre technocratique, le CAP 22 (Comité action publique 2022), le tout sous l’étendard  du NMP. Toutes opérations ayant pour objectifs de répondre aux injonctions de l’Union européenne de réduction de la dépense publique. La crise en a révélé les résultats catastrophiques dans les services publics précités. Plus fondamentalement, le néolibéralisme a conservé les axiomes de la théorie néoclassique enfantée dans la seconde moitié du XIXe  siècle (concurrence parfaite, divisibilité extrême, information supposée complète, État minimum, flexibilité des facteurs, etc.) tout à fait inadéquats pour rendre compte des problèmes des sociétés du XXIe  siècle et, a fortiori, pour guider les choix publics d’aujourd’hui en France et dans le monde. Le néolibéralisme est un archaïsme.

Emmanuel Macron s’inscrit dans cette orientation générale : réforme du code du travail rendant plus précaire la situation du salariat, remise en cause ou dénaturation des statuts des personnels du secteur public comme je l’ai montré antérieurement[1]. Avant la crise, il a refusé d’entendre les avertissements des personnels hospitaliers (suppression imprudente des lits, marchandisation de la santé par la tarification à l’acte, désintérêt pour la situation des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, les EHPAD), des enseignants, des chercheurs, des agents des collectivités locales, rejeté leurs revendications relatives aux rémunérations, à leurs conditions de travail et de vie, méprisé leurs organisations représentatives et récusé la négociation. Dans la crise, il a fait preuve de défaut d’anticipation, d’improvisation, de dissimulation, voire de mensonge. Il s’est montré peu compétent dans la gestion des affaires courantes, dissimulant laborieusement son mépris du peuple sous un discours de dramatisation paternaliste[2]. Sans considération pour l’État de droit sur de nombreux points, les recours juridictionnels se sont multipliés contre les atteintes aux libertés. La nomination de l’ultralibérale européenne Amélie de Montchalin comme ministre de la Transformation et de la Fonction publique marque la volonté rétrograde d’Emmanuel Macron d’accélérer le développement de l’idéologie managériale dans les services publics

L‘impératif du service public

19 juin 2020 – photo Fabrice Savel

Service public, c’est-à-dire celui de l’intérêt général, ne peut donc prendre comme modèle celui de l’entreprise privée qui ne peut donc être non plus le paradigme de l’action publique. Il est d’abord le produit dune histoire longue. On trouve déjà, en 1580, l’expression « service public » dans les Essais de Montaigne. À la fin du XIXe siècle, dans le cadre de ce que l’on a appelé l‘école du service public ou École de Bordeaux réunissant universitaires et conseillers d’État, une première théorisation a eu lieu  qui n’a cessé de s’enrichir et d’étendre son champ d’application jusqu’à nos jours. De cette histoire pluriséculaire on peut dégager trois tendances lourdes analysées par ailleurs[3]. Premièrement, une autonomisation de l’appareil d’État et des autres collectivités publiques (vis-à-vis des autorités religieuses en particulier) s’accompagnant nécessairement d’une expansion administrative (fonctions régaliennes et d’intérêt général). Deuxièmement, une socialisation croissante des financements pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux et pour garantir la cohésion sociale (dépenses et dette publiques, prélèvements obligatoires, effectifs publics). Troisièmement, une maturation de principes et de concepts (intérêt général, service public, efficacité sociale). Dans un monde qui multiplie les interdépendances et les solidarités, aucune de ces tendances n’est de nature à régresser durablement, elles sont appelées à croitre inexorablement, croissance malgré tout insuffisante au regard de celle des besoins sociaux. Ainsi, par exemple, pendant les quatre décennies néolibérales, le nombre de fonctionnaires (ou assimilés) est passé, en France, de 4,1 millions en 1984 à 5,5 millions aujourd’hui, sur un total de quelque 7 millions de salariés du secteur public. C’est aussi pourquoi la fonction publique ne saurait être régie par le seul principe de l’annualité budgétaire.

Les services publics ne sont donc pas une réalité conjoncturelle mais structurelle, ce qui a justifié qu’ils soient mis en œuvre par des personnels « à statuts » réglementaires (entreprises publiques) ou législatifs (fonction publique) prévoyant des garanties indispensables notamment à l’existence d’une administration démocratique, efficace et intègre. S’agissant plus particulièrement de la fonction publique, le statut fondateur de 1946 a fixé le cadre général des rémunérations, des recrutements par concours, des classements par catégories selon les qualifications, des régimes spéciaux relatifs à la protection sociale et à la retraite. Le statut fédérateur de 1983 en a retenu les principes, étendu le champ (État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers et de recherche)[4]. De nouvelles garanties ont été intégrées : droit de grève, liberté d’opinion, droit à la formation ; il a érigé la mobilité au rang de garantie fondamentale des fonctionnaires, alors que la rigidité de la gestion est souvent évoquée contre le statut général[5]. Des réformes seraient à nouveau nécessaires comme, par exemple, une refonte des grilles indiciaires des corps et cadres permettant la prise en compte de l’évolution des qualifications des agents et des services publics eux-mêmes, entrainant un reclassement des catégories dont la situation est aijourd’hui dégrafée comme cela est clairement apparu dans la crise (professions de santé, enseignants, chercheurs, assistants sociaux, etc.). Cette remise en ordre permettrait une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences à laquelle les réformes néolibérales se sont constamment opposées.

Enfin, le service public est constitué de collectifs de travail et non de salariés sous contrats individuels pouvant relever d’une convention collective. C’est pourquoi le fonctionnaire, par exemple, est régi par un statut fondé sur le système de la « carrière » et non d’« emploi » particulier. Étant donné l’ampleur des effectifs, la complexité de la gestion des collectifs de travail, la technicité des activités, la négociation entre les pouvoirs publics et les organisations syndicales représentatives est une condition de l’efficacité administrative. Rappelons que les réformes de 1983, dont le nouveau statut général des fonctionnaires, ont été réalisées avec le soutien de tous les syndicats de fonctionnaires, tandis que les réformes de l’actuel pouvoir exécutif rencontrent l’opposition de l’ensemble des syndicats. Les lois élaborées alors sont toujours en vigueur, et si nombre de leurs dispositions ont été dénaturées, le statut général demeure, aucun des gouvernements du néolibéralisme n’ayant osé l’abroger en trente-sept années. 

Des convergences nécessaires

Edition 2015

L’inadquation d’une gestion néolibérale duervice public tient à sa vacuité théorique, à ses insuffisances gestionnaires, à son archaïsme systémique. À l’inverse, le service public est appelé en ce XXIe  siècle à traduire en réalisations concrètes les réponses aux aspirations des populations  par la primauté reconnue à l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Le service public n’est pas le seul terrain d’une action de transformation sociale à conduire, mais il est parmi les plus importants. Seules les organisations syndicales sont légitimes sur le plan professionnel a déterminer les actions revendicatives à mener, mais il est de la responsabilité de tout citoyen, de toute citoyenne d’y apporter une contribution personnelle. Tout en poursuivant l’analyse sur les enseignements à tirer de la crise sanitaire et sociale, il me semble souhaitable d’encourager des convergences de réflexions et d’actions  aux trois niveaux suivants.

Convergence des trois versants de la fonction publique. Les lois statutaires des années 1980 ont formalisé l’unité de la fonction publique au sein des services publics dont elle en représente, en effectifs, les quatre-cinquièmes. Mais ici, le droit me semble avoir précédé le fait, car, à l’exception de quelques initiatives intéressantes[6], réflexions et actions ont le plus souvent été développées au niveau des organisations syndicales sectorielles. Le statut de 1983 a bien été fondé sur le respect d’un équilibre entre unité et diversité des fonctions publiques, mais demeure sans doute la nécessité de clarifier les orientations et les démarches communes au regard de la conception française du service public.

Convergence au sein du secteur public. Au-delà de la fonction publique des entreprises et des organismes publics assurent des services publics qui relèvent de la même conception. Les lois de nationalisation sont le plus souvent à l’origine de cette inclusion et elles ont prévu des garanties statutaires pour les agents publics, mais leur explicitation a été renvoyée à des textes réglementaires ce qui inclut néanmoins ces salariés dans la catégories des personnels « à statuts ». Par là, ils ont, avec les agents de la fonction publique, vocation à participer à la réflexion sur leurs principes et intérêts communs. Ces réflexions pourraient être développées au bénéfice de tous concernant la définition même du champ du service public, l’identification des fonctions dites régaliennes, la nature de la propriété publique indispensable comme base matérielle des services, la spécificité de la gestion publique, les relations internationales. 

Convergence secteur public – secteur privé. Les agents des services publics sont fréquemment accusés d’être privilégiés en raison de leur statut. Si des différences existent, cette assertion est globalement fausse.  Il reste qu’il convient d’apporter une réponse à la question : comment améliorer la situation de l’ensemble des salariés tout en respectant, ne serait-ce que juridiquement, la spécificité de ceux qui se consacrent au service de l’intérêt général ? Personne ne défendant la solution d’une fonctionnarisation de l’ensemble des salariés, ne resterait-il que  la solution inverse de faire du contrat la réponse générale, ce à quoi ont tendu les réformes des gouvernements  néolibéraux ? Le contrepied de cette tendance consiste à renforcer par la loi les garanties des salariés du secteur privé, avec pour objectif la constitution d’un ensemble législatif cohérent, garant de la sécurité des parcours sur toute la vie professionnelle, pouvant être qualifié de « statut des travailleurs salariés du secteur privé », ce qui n’est pas contradictoire avec l’amélioration des conventions collectives[7]. Ainsi serait fondée en droit une comparabilité public-privé favorisant leur solidarité et la convergence de leurs démarches.


[1] « Ce ne sont pas les statuts qui divisent », TAF n° 1, février 2020.

[2] « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Monde diplomatique, avril 2018.

[3] Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La fonction publique du XXIe siècle, Paris, Éditions de l’Atelier, 2015.

[4] Il s’agit d’un ensemble législatif unifié en quatre titres correspondant à quatre lois : loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, Titre premier du statut général des fonctionnaires (SGF) ; loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, Titre II du SGF ; loi du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires  relatives à la fonction publique territoriale, Titre III du SGF ; loi du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives  à  la fonction publique hospitalière, Titre IV du SGF. 

[5] La mise en œuvre d’une véritable mobilité choisie nécessiterait une véritable volonté politique et un système de formation continue très développé. Pour autant le statut actuel n’y fait pas obstacle puisque pour prendre mon propre exemple, outre mes mandats politiques, j’ai en 62 ans d’activité dans la fonction publique exercé les fonctions suivantes : ingénieur à la Météorologie nationale (aujourd’hui Météo France), économiste au ministère de l’Économie et des Finances, conseiller d’État et juge à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). 

[6] Par exemple, la journée d’étude des syndicats CGT des trois fonctions publiques, organisée au niveau confédéral le 24 janvier 2017,  pour le 70e anniversaire du statut général de 1946.

[7] « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé », Revue du droit du travail, mars 2010.

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