Échec de l’idéologie managériale

Le projet d’ordonnance relative à la suppression de l’École nationale d’administration (ENA) et à son remplacement, au 1er janvier 2022, par un Institut du service public (ISP) saisit tout d’abord par sa nullité. Aucune justification du changement ne transparait. On y évoque le champ des agents concernés. Il est rappelé que, par application de la loi sur la transformation de la fonction publique du 6 août 2019, le fonctionnement des administrations sera déterminé selon des lignes directrices de gestion (LDG) de l’exécutif, sans négociation avec les organisations syndicales. Emmanuel Macron met en avant dans ses déclarations la nécessité d’accroitre la diversité du recrutement de l’ENA ; mais il supprime ici un troisième concours qui ouvrait sur la société civile. Il plaide pour une plus grande mobilité ; mais le texte en limite l’expression à la transition professionnelle vers le privé alors qu’il s’agit d’une garantie statutaire. De nombreuses précisions essentielles sont renvoyées à des décrets en Conseil d’État. De ce fatras ne se dégage aucune vision claire, démocratique et efficace de l’avenir de la haute fonction publique. C’est que, pour le pouvoir, l’intérêt est ailleurs.
Dans la publication Challenge du 10 avril 2007, Denis Kessler, membre de la présidence et principal idéologue du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), sous le titre « Défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance » écrivait : « Le modèle social français est le pur produit du CNR […]. Il est grand temps de le réformer ». Et d’énumérer les chantiers concernés : « statut des fonctionnaires, régimes spéciaux de retraite, réforme de la Sécurité sociale, paritarisme […] ». On croit lire du Macron dans le texte. De fait,ce dernier a reçu pour conquérir le pouvoir, par un naturel de classe et de caste, le soutien de trous les dominants : l’oligarchie financière (dont il est issu via Rothschild), les cercles dirigeants de l’Union européenne, la technocratie administrative, la plupart des médias. Ainsi, le néolibéralisme de Kessler se distingue du libéralisme classique en ce qu’il veut abolir toutes les contraintes historiques faisant obstacle à l’expansion sans entrave du capitalisme mondialisé. À cette fin, les États sont requis, les services publics diminués, les mouvements populaires contenus par la réduction des libertés, aujourd’hui au motif de l’urgence sanitaire et antiterroriste.

La suppression de l’ENA prend place dans cette logique. Profondément dénaturée au cours des trois dernières décennies, l’École a été façonnée pour promouvoir dans le secteur public l’idéologie managériale du secteur privé au détriment de sa vocation du service de l’intérêt général. Mais l’expérience n’a pas été concluante aux yeux même de ses concepteurs et la crise sanitaire a consacré un échec cinglant du New Public Management (Nouveau management public). Il leur faut donc « tout changer pour que rien ne change », c’est-à-dire la pérennité du pouvoir des dominants. Si l’ENA originelle demeure une bonne référence de l’esprit novateur de la Libération, sa disparition aujourd’hui n’a rien d’affligeant. Elle doit laisser place à une réforme démocratique du recrutement, de la formation et de la vie professionnelle des fonctionnaires telle que celle esquissée dans un article précédent[1]. En ne perdant pas de vue que pour les plus farouches adversaires de la conception française du service public, tels Denis Kessler et Emmanuel Macron, c’est le statut général des fonctionnaires qui reste la cible prioritaire.
[1] « L’avenir de nos services publics », l’Humanité,25 avril 2019.