Conception française de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique – SNM-CGT – SPASMET/Solidaires – Météo France, Toulouse, 31 mars 2008

Défense de la fonction publique et de ses statuts

Si la fonction publique est au cœur de la notion de service public, celui-ci est le vecteur de l’intérêt général dont la prise en compte est très ancienne dans notre histoire : sous l’Ancien Régime, c’était le « bien commun » que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. C’est l’ « utilité commune » évoqué dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », tandis que l’article 17 évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ». C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Sous cette inspiration historique, s’est créée, en France, à la fin du XIX° siècle une école du service public. L’un de ses fondateurs, Léon Duguit écrivait : « L’État est une coopération de services publics, organisés et contrôlés par des gouvernements ». C’est dans ce cadre général qu’il convient de situer préalablement la défense de la fonction publique et de ses statuts.

1. La conception française de l’intérêt général

Les économistes se sont intéressés à l’intérêt général. Ainsi, dans la théorie économique néoclassique, si les agents économiques agissent rationnellement, la poursuite de leurs intérêts particuliers aboutit à la réalisation d’un « optimum social », mais celui-ci n’est que la « préférence révélée des consommateurs », or le citoyen est irréductible au consommateur.

Le juge administratif et le juge constitutionnel font un usage fréquent de la notion d’intérêt général, sans cependant lui donner un contenu propre. Il y a à cela deux raisons. La première est que l’intérêt général est finalement une notion essentiellement politique, qui peut varier d’une époque à l’autre et qu’il ne faut donc pas figer, mais dont l’appréciation incombe d’abord au pouvoir politique, notamment au législateur. La seconde est que le juge ne fait généralement référence à l’intérêt général que de manière subsidiaire par rapport au principe d’égalité. Si le principe d’égalité peut conduire à des solutions différentes dans des situations différentes, l’intérêt général peut le justifier également pour des situations semblables ou peu différentes.

Pour autant, le juge administratif ne s’est jamais désintéressé du contenu de l’intérêt général. La jurisprudence comme la doctrine ont tôt considéré que l’intérêt général était l’objet même de l’action de l’État et que l’administration ne devait agir que pour des motifs d’intérêt général. L’intérêt général est alors assimilé aux grands objectifs, voire aux valeurs de la nation : la défense nationale, le soutien de certaines activités économiques, la continuité du service public. Toutefois, le juge administratif veille à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire, un détournement de pouvoir, et que la dérogation au principe d’égalité justifiée par une raison d’intérêt général soit bien en rapport avec l’objet poursuivi.

C’est ainsi que l’intérêt général est présent dans la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais celle-ci ne peut être légalement déclarée que « si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente » (CE Ass. 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est). L’intérêt général siège aussi dans l’exercice du pouvoir de police des autorités administratives, qui peuvent s’opposer à l’exercice de certaines libertés individuelles pour des motifs d’ordre public. Ainsi, le respect de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie n’a pas fait obstacle à ce qu’un maire puisse interdire l’attraction dite du « lancer de nain » (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). L’intérêt général n’est pas, au demeurant, l’exclusivité des personnes publiques, et il peut prendre en compte des intérêts privés ; lorsqu’elle invoque l’intérêt général, l’autorité administrative doit veiller à ce qu’il ne leur soit pas porté une atteinte excessive (CE Ass. 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c. Bernette). Enfin, il peut y avoir divergence entre l’intérêt général, identifié à l’intérêt national, et l’interprétation que font les juridictions internationales de certaines dispositions de conventions, par exemple en ce qui concerne le droit à une vie familiale normale posé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, à la limite, l’intérêt général pourrait confiner à la raison d’État.

Si le juge constitutionnel – comme le juge administratif – a fait preuve d’une certaine prudence dans la définition de l’intérêt général, considérant qu’il n’a pas un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du Parlement, une partie importante de ses décisions y fait référence. C’est ainsi qu’au fil du temps, il a retenu une succession d’intérêts que l’on peut regarder comme autant de démembrements de l’intérêt général : le caractère culturel de certains organismes, une bonne administration de la justice, des limitations au droit de grève dans les services de la radio et de la télévision, le logement des personnes défavorisées, une meilleure participation du corps électoral, les nationalisations et la validation rétroactive de règles illégales.

2. La conception française du service public

Dans la conception française, l’intérêt général ne saurait donc se réduire à la somme des intérêts particuliers ; il est d’une autre qualité, associé à la constitution ancienne de l’État-nation, à la forme centralisée que celui-ci a rapidement pris, et aux figures historiques qui l’ont incarné tels Richelieu, Colbert, Robespierre, Napoléon ou de Gaulle. Il s’ensuit, traditionnellement, une distinction franche public-privé que l’on fait remonter habituellement au Conseil du roi de Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle et que matérialise un service public important, fondé sur des principes spécifiques. Cette tradition a donné naissance fin XIX° début du XX° siècle à l’ « école française » du service public et du droit administratif illustrée par d’éminents juristes (Duguit, Laferrière, Hauriou, Romieu, etc.).

2.1. Une notion simple devenue complexe

Pendant longtemps, la notion de service public a été caractérisée par la réunion de trois conditions : une mission d’intérêt général, l’intervention d’une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Son objectif n’était donc pas la seule rentabilité, mais l’accomplissement de missions diverses ressortissant à l’idée que le pouvoir politique se faisait de l’intérêt général. Les sujétions de services public correspondantes devaient faire l’objet d’un financement par l’impôt et non par les prix, ce qui entraînait, en contrepartie, l’existence de prérogatives de service public telles que, par exemple, la responsabilité de l’État ne pouvait le plus souvent être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité.

Cette conception de base, simple à l’origine, s’est complexifiée sous l’effet d’un double mouvement. D’une part, le champ du service public s’est étendu à de nouveaux besoins, à des activités jusque-là considérées comme relevant du privé (régies, services publics industriels et commerciaux). D’autre part, des missions de service public ont été confiées à des organismes privés (assurances sociales et sécurité sociale, compétence en matière disciplinaire d’ordres professionnels ou de fédérations sportives, concession et délégation de service public). En outre, l’extension du secteur public, base matérielle d’une partie importante du service public, a rendu l’un et l’autre plus hétérogènes. Le service public économique s’est plus franchement distingué du service public administratif. De nombreuses associations ont proliféré à la périphérie des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Le champ ouvert à la contractualisation a affaibli l’autorité du règlement.

2.2. Service public et construction européenne

Cependant, c’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimentent aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme.

La traduction juridique de cette démarche conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne (aujourd’hui traité sur le fonctionnement de l’Union européene). De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 73, au sujet du remboursement de servitudes dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 86, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique et sociale » figure, par ailleurs, à l’article 158.

On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par trois arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz.

Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement respecté.

Suite à la ratification du traité d’Amsterdam, l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne associe valeurs communes et services d’intérêt économique général : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

Cette conception restrictive de la notion de service public par l’Union européenne a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, la Commission européenne vient de refuser d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive.

2.3. Quelle refondation du service public ?

Que le service public doive s’adapter ne fait pas de doute, c’est même la condition d’application du principe de continuité. Mais la refondation du service public économique, appelée notamment par le progrès technique et la mondialisation, est inséparable de celle de sa base matérielle essentielle, le secteur public.

Les grandes entreprises publiques ont été constituées au lendemain de la seconde guerre mondiale, sur la base d’un principe de spécialisation leur conférant un monopole de production. Ensuite, ces entreprises ont acquis un savoir-faire dans un grand nombre de domaines connexes dont l’exercice est indispensable à leur équilibre financier. Cette évolution a conduit à définir de nouveaux concepts et à prévoir qu’une « certaine marge de diversification » était admissible, autorisant, par exemple, EDF à développer des activités d’ingénierie, mais non de télésurveillance. La complexification du service public se manifeste aussi de multiples façons : difficulté grandissante à rendre compatibles les différents schémas d’aménagement du territoire, opacité des documents soumis aux enquêtes en vue des déclarations d’utilité publique (ce qui oblige à rédiger des résumés non techniques des études d’impact), multiplication des lois « transversales » (eau, montagne, littoral, air) parfois mal articulées aux lois déjà existantes.

Les justifications du service public reposent sur l’idée que c’est en son sein que l’on rencontre les tâches les plus nobles, car finalisées par l’intérêt général, et les plus difficiles, en raison de l’ampleur des processus de socialisation qui s’y développent. Le service public aurait ainsi une vocation spécifique à servir de référence en matière de modernité (poids des dépenses de recherche, progrès de la science économique, de l’informatique, Concorde, Airbus, TGV, etc.), de rationalité (choix multicritères, gestion prévisionnelle des effectifs, rationalisation des choix budgétaires, évaluation des politiques publiques) et d’équité (relations administration-usagers, accès aux documents administratifs, motivation des actes administratifs). La demande de service public n’a cessé de croître au cours des dernières décennies, en relation avec la crise de l’État-providence, les atteintes à la cohésion sociale, le développement de l’exclusion, notamment dans les domaines de la sécurité, de la justice, de la solidarité sociale et de la diffusion du savoir. Seul le service public peut développer sur le long terme les politiques publiques nécessaires en ces domaines.

La réponse libérale a consisté en une assez large dérégulation. Un transfert de pouvoir réglementaire a été opéré en faveur d’autorités administratives indépendantes (Commission des opérations de bourse, Commission nationale de l’informatique et des libertés, Conseil supérieur de l’audiovisuel, Autorité de régulation des télécommunications) sans que l’activité réglementaire globale diminue pour autant. Des services administratifs ont été transformés en établissements publics administratifs, en établissements publics industriels et commerciaux et, souvent, en sociétés commerciales à capitaux d’État, mixtes ou privés. De nouvelles catégories d’établissements publics ont vu le jour (La Poste et France Télécom). Dans le même temps, la faible croissance a mis en difficulté les budgets sociaux et a conduit, malgré la pénurie des moyens, à multiplier les organismes de transferts sociaux et de solidarité.

Cette évolution générale a amené les pouvoirs publics à engager une réflexion sur la refondation et les perspectives du service public. Cette réflexion s’est développée dans plusieurs rapports officiels visant, soit à compléter les principes traditionnels (égalité, continuité et adaptabilité) par de nouveaux principes (neutralité, laïcité, transparence, participation et déontologie), soit à séparer la doctrine du service public jugée toujours fondée, du mode d’organisation susceptible de prendre des formes et des statuts variés, soit à concevoir une large réorganisation des structures administratives et gouvernementales.

Enfin, sous couvert de modernisation, le récent Conseil de modernisation des politiques publiques qui s’est tenu le 14 décembre dernier a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA). Ces suppressions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération, montre la volonté du pouvoir de supprimer tout instrument de pensée économique rationnelle et son abandon aux lois du marché.

2.4. L’importance fondamentale de l’appropriation sociale

Le service public ne recouvre pas exactement le secteur public, c’est-à-dire le champ couvert par la propriété publique. D’autre part, le service public dépasse le champ de la fonction publique qui regroupe les principales fonctions de l’État et des collectivités publiques.

Il n’y a pas identité du service public et du secteur public, propriété de l’État ou d’une autre collectivité publique. On a reconnu très tôt aux personnes publiques la possibilité de se livrer à des actes de gestion privée et de contracter (CE 6 février 1903, Terrier). Réciproquement, des organismes privés peuvent être chargés de missions de service public, par la voie de la concession, par exemple (CE 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Deville-les-Rouen), mais même en dehors de tout système contractuel (CE Ass. 13 mai 1938, Caisse primaire « Aide et protection »). Pourtant, si, au niveau micro-économique, il est possible, en certains cas, d’opérer une nette dissociation entre service public et secteur public, cette séparation n’est guère soutenable au niveau macro-éco¬nomique, car c’est dans le cadre de la société tout entière que se définit l’intérêt général et que le service public comme le secteur public trouvent leurs justifications principales.

La propriété privée est un attribut de la citoyenneté, mais elle peut connaître des limitations qui elles-mêmes font partie de la citoyenneté. Ainsi, après l’article premier qui évoque l’ « utilité commune », l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité », tandis que l’article 545 du Code civil indique également que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique ». L’ « utilité publique » ou « commune », la « nécessité publique », transcendent donc le droit individuel de propriété, parce qu’elles participent de l’intérêt général justifiant parfois l’existence d’une propriété publique par expropriation pour cause d’utilité publique. Le concept de propriété change alors de nature : d’un droit (usus, fructus, abusus), il devient une fonction sociale.

Cette fonction a vu ses justifications s’élargir. Le préambule de la Constitution de 1946 prévoit ainsi que : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la collectivité. » Plus tard, en 1972, le Programme commun de gouvernement du parti communiste, du parti socialiste et du mouvement des radicaux de gauche précisera les critères de nationalisation dans le secteur industriel. C’est par application de ces critères qu’ont été nationalisées, totalement ou partiellement, plusieurs dizaines de sociétés en 1982.

Depuis, un mouvement constant de privatisations s’est développé. Toutefois, l’existence d’un secteur public, qui reste très vaste et joue un rôle stratégique dans la vie économique et sociale, conserve à la question de la propriété publique, et plus généralement au concept d’appropriation sociale, une importance certaine, à la fois économique et politique. Elle demeure un sujet de réflexion et d’étude pouvant prendre diversement appui sur des notions comme celles de « patrimoine commun de l’humanité » ou de « destination universelle des biens ». D’ailleurs, le traité instituant la Communauté européenne n’y fait pas obstacle puisque son article 295 dispose que « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

3. La conception française de la fonction publique

Il y a un appauvrissement idéologique de la réflexion sur le service public et la fonction publique ; il est particulièrement sensible dans le mouvement syndical (faible commémoration du 60° anniversaire de la loi du 19 octobre 1946).

3.1. Mise en perspective de l’élaboration statutaire

Le statut général des fonctionnaires n’a cessé d’évoluer de se transformer (1946, 1959, 1983-1986) ; d’environ 1 million à 5,2 millions ; de 145 articles en 1946, 57 en 1959, plus de 500 aujourd’hui pour la fonction publique « à trois versants » respectant l’extrême diversité des fonctions et des activités.

Il est encore utile de rappeler les trois principes que j’évoquais alors pour fonder cette unité.

D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents » c’est-à-dire de la capacité des candidats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique.

Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration ; principe ancien que l’on retrouve déjà formulé dans la loi sur les officiers de 1834.

Enfin, le principe de responsabilité qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens et reconnaît la source de sa responsabilité dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte de son administration ; conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle du fonctionnaire-sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

C’est sur cette base qu’a donc été construite cette fonction publique « à trois versants », à la fois ensemble unifié et respectueux des différences comme l’indiquent ses quatre titres adoptés successivement de 1983 à 1986, l’un après l’autre car tout le monde ne marchait pas du même pas. Des conceptions contradictoires existaient aussi au sein même du gouvernement, Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur inclinant en faveur d’une fonction publique d’emploi pour les agents des collectivités territoriales alors que je défendais le système de la carrière. On peut discuter de l’équilibre ainsi retenu entre une unification intégrale (au demeurant impraticable sans modification constitutionnelle en raison du principe de libre administration de l’article 72) et une séparation complète des fonctions publiques qui aurait consacré une « balkanisation » conduisant inévitablement à leur hiérarchisation. Je pense pour ma part que la solution retenue était, dans l’ensemble, satisfaisante.

Outre cette extension et cette réorganisation d’ensemble de l’architecture statutaire, des apports spécifiques ont été réalisés par la réforme de 1983-1984-1986. Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par le Titre 1er : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions au bulletin n° 2 du casier judiciaire, la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5 actuel) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes, ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art.8) et dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général dans le Titre II : la 3° voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20), de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73), etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des CTP ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service ; les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les CSFP, CAP, CTP, CHS) ; le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers (abrogé à compter du 1er juillet 2007), etc.

Depuis, le système a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet, mais pour autant son avenir n’est pas garanti. La première alternance politique entre 1986 et 1988 a permis au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la fonction publique territoriale, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, recrutement de contractuels, etc.), de clientélisme, dans l’ensemble du statut général. La loi du 19 novembre 1982 sur les prélèvements en cas de grève a été abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc. Je n’aurais garde d’oublier la mise hors fonction publique des PTT et de France-Télécom en 1990. Les attaques ont repris de 1993 à 1997 avec la réforme Hoëffel, et une stratégie de « mise en extinction » du statut général par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation, etc., jusqu’à l’attaque frontale du rapport du Conseil d’État en 2003 proposant une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi, alignée sur le modèle européen dominant. C’est ce modèle que voudrait imposer l’actuel président de la République.

3.2. Le statut général attaqué de front

À l’évidence, l’élection du nouveau président de la République marque une nouvelle étape significative. J’ai pu parler à son sujet de « forfaiture » ; je voudrais expliciter cette appréciation, donner un avis sur certaines des propositions avancées dans son discours à l’Institut régional d’administration de Nantes le 19 septembre 2007 et m’interroger ce qu’il faudrait faire pour contrecarrer l’entreprise présidentielle engagée.

Tout d’abord caractériser la notion de « forfaiture » que j’ai utilisée à ce propos.

Robert : « Crime dont un fonctionnaire public se rend coupable en commettant certaines graves infractions dans l’exercice de ses fonctions. » . L’expression est a fortiori extensible aux plus hautes autorités de l’État, c’est ainsi que le président du Sénat avait qualifié en 1962 la décision du président Pompidou de prendre l’initiative du recours au référendum sur la base de l’article 11 de la constitution (et non l’article 89) pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.

Il y donc, forfaiture lorsqu’une autorité publique outrepasse ses compétences par une action délictuelle ou lorsqu’un mandat est détourné des engagements qui le constituent et qui ont été strictement consacrés par le suffrage universel.

En l’espèce, l’engagement de Nicolas Sarkozy en matière de fonction publique a été exprimé pendant la campagne électorale dans son discours de Périgueux du 13 octobre 2006, il tient en quelques lignes :

« Au fonctionnaire qui se sent mal payé, je dis que ma volonté est qu’il y ait moins de fonctionnaires mais qu’ils soient mieux payés et mieux considérés. Au fonctionnaire qui se sent démotivé parce que ces efforts ne sont jamais récompensés, je dis que mon objectif est que le mérite soit reconnu et les gains de productivité partagés. Au fonctionnaire qui est prisonnier des règles de gestion des corps je dis que mon objectif est de supprimer la gestion par corps pour la remplacer par une gestion par métier qui ouvrira des perspectives de promotion professionnelle beaucoup plus grandes. Je ne veux pas que la seule voie de réussite soit celle des concours et des examens. »

Si plusieurs des mesures annoncées à Nantes peuvent être devinées dans ces formulations générales on ne saurait en déduire le dispositif annoncé avec, ce qui a été rappelé : le rejet de la distinction public-privé, la gestion par corps réduite à l’exception, l’encouragement à quitter la fonction publique au bénéfice d’un pécule, le choix à l’entrée entre « le statut et un contrat de droit privé négocié de gré à gré », l’extension à la fonction publique du « travailler plus pour gagner plus » notamment par le moyen d’heures supplémentaires et le rachat des heures accumulées dans les comptes épargne-temps avec parallèlement réduction des effectifs, l’individualisation des carrières sur la base d’une réflexion sur la « culture du concours et sur la notation » afin d’échapper au « carcan des statuts ». Le tout étant baptisé « révolution culturelle ».

Je considère donc que Nicolas Sarkozy n’a pas été mandaté pour engager ce qui est en réalité une « contre-révolution » dans la fonction publique, et c’est pourquoi je parle de forfaiture. Je dois ajouter d’ailleurs que c’est de sa part une constante s’agissant de sa pratique des institutions, mais il s’agit d’un autre sujet que j’ai traité par ailleurs sous le titre de « Dérive bonapartiste ».

Comment caractériser les réformes envisagées ?

J’ai rappelé les trois principes républicains fondant l’unité de la fonction publique « à trois versants » : égalité, indépendance, responsabilité. La réforme contrevient à ces trois principes : le contrat est opposé au statut, le métier à la fonction, la performance individuelle à la recherche de l’efficacité sociale.

* Le contrat opposé au statut

Je veux tout d’abord souligner et rappeler que les réformes proposées s’inscrivent dans un contexte de déréglementation et de privatisation dont on ne finirait pas d’exposer les cas multiples et les modalités (La Poste et France Télécom, Service des Poudres, SEITA, GIAT, IN, DCN) ; d’affaiblissement des organismes de programmation (CGP, intégration de la DP dans la DGTPE, disparition du CNE) ; d’extension du champ de la contractualisation au détriment de la loi, y compris dans la fonction publique régalienne.

Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3 T I) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers.

Et c’est aussi parce que la loi est l’expression de la volonté générale qu’aux termes de l’article 6 de la DDHC (art. 6) « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Le choix à l’entrée (avant ou après le concours ?) entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré tourne ainsi le dos au principe d’égalité. En réalité on voit clairement ce qui découle de l’alternative ainsi proposée : la mise en extinction du statut général par recrutement parallèle et de manière croissante de personnels contractuels, le cas échéant bénéficiant de conditions avantageuses ce qui conduira à élever leur proportion comme le mouvement en est d’ailleurs amorcé, jusqu’à ce qu’ils deviennent plus nombreux que les fonctionnaires eux-mêmes. Il y a des précédents : le pdg de La Poste Jean-Paul Bailly ne vient-il pas d’annoncer (Le Figaro, 25 octobre 2007) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ? Or on sait que le statut général qui n’écarte pas, par dérogation au principe, le recrutement de contractuels en circonscrit strictement les motifs (art.4 TII).

La réforme proposée est donc franchement contraire principe d’égalité.

* Le métier opposé à la fonction

La façon dont on appréhende la notion de fonction publique dépend du niveau où l’on souhaite situer les activités qu’elle regroupe. Pour ma part je déclarais le 15 décembre 1983 : « Dans le système dit de la carrière, propre à la conception française, on ne sert pas l’État comme on sert une société privée. C’est une fonction sociale qui s’apparente aussi bien à la magistrature, au sens donné à ce mot dans l’ancienne Rome, qu’au service public moderne dans toute la gamme des technicités requises pour la mise en œuvre des fonctions collectives d’une société développée comme la société française ». On retiendra de cette quasi-définition la référence de la fonction publique à une magistrature et sa conception globale : le système de la carrière considère des travailleurs collectifs dont l’activité est nécessairement gérée sur l’ensemble d’une vie professionnelle.

Aujourd’hui on nous propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. Je ne considère pas la notion de métier comme péjorative dans la fonction publique ; elle peut avoir une utilité pour analyser les fonctions, et synthétiser un ensemble d’activités élémentaires, mais son usage n’est pas neutre selon qu’il s’agit d’activités régies par le marché ou relevant d’une fonction publique. Dans le premier cas c’est la donnée de base des activités participant à la production de biens ou de services. Dans le second cas c’est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général.

Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut.

Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale

Le mérite est mis en avant pour mettre en accusation les pratiques actuelles. Personne n’a jamais contesté que le mérite doive être considéré pour rémunérer les fonctionnaires. On ne trouvera aucune déclaration de ma part prônant un égalitarisme généralisé, j’ai toujours affirmé le contraire, c’est-à-dire que le fonctionnaire qui travaille mal ne doit pas être rémunéré comme celui qui travaille bien. Le statut le permet, ce qui manque c’est le courage. En réalité, l’évocation du mérite et le thème de l’individualisation des rémunérations recouvre une remise en cause de l’ensemble des caractéristiques de la conception française de la fonction publique.

D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. On en critique le nombre en avançant des chiffres fantaisistes. Selon la DGAFP il y a aujourd’hui 300 à 500 corps et non pas 1500 et il ne faut jamais perdre de vue que 2 % des corps regroupent 70 % des fonctionnaires. Si la pratique n’est pas satisfaisante, les possibilités statutaires de mobilité existent par la voie du détachement, de la mise à disposition et ce n’est pas ceux qui, par la loi Galland du 13 juillet 1987 ont supprimé la comparabilité entre FPE et FPT de se plaindre du défaut de mobilité, pas davantage ceux qui ont pratiqué d’année en année le gel indiciaire pour critiquer ensuite la rigidité des carrières.

Ensuite, les modalités de rémunérations. J’ai connu le temps où des négociations salariales actives bien que conflictuelles avaient lieu chaque année. Elles ont disparu et le système a été profondément dénaturé par la confusion sciemment entretenue entre les différentes composantes de la rémunération : rémunération indiciaire, GVT, primes, bonifications, etc. À l’évidence le gouvernement actuel veut pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p. 360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement, en dehors de tout contrôle.

Enfin, cette atomisation salariale, s’ajoutant l’atomisation fonctionnelle et contractuelle, m’apparaît dangereuse en tant qu’elle isole le fonctionnaire des travailleurs collectifs auxquels il appartient dans l’organisation statutaire. Elle le rend par là plus vulnérable dans un contexte qui tendra à devenir plus clientéliste, plus sensible aux pressions administratives, politiques ou économiques. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause et la responsabilité que conférait à l’agent public l’article 15 de la DDHC : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

C’est donc aussi le principe de responsabilité qui est mis en cause et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

3.3. Sur la démarche à développer en réponse à la « contre-révolution culturelle »

Écartons les faux débats : la question n’est pas de savoir s’il faut évoluer ou pas. À cet égard il est peu de texte de l’importance du statut général qui aient autant évolué sur une si longue période. Il n’y a pas de texte sacré et un tel système qui ne s’adapterait pas aux besoins et aux techniques dépérirait. Ce n’est pas, pour autant, une raison pour remettre en cause les principes qui participent du pacte républicain. Fermeté sur les principes, souplesse dans la mise en œuvre.

La « contre-révolution culturelle » introduit en réalité un nouveau modèle, une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi dominante au sein de l’Union européenne. C’est la FPT (« maillon faible » de la fonction publique « à plusieurs versants ») qui devient progressivement la référence et non plus jusqu’à présent la FPE. Il s’agit d’une stratégie cohérente que le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 « Perspectives pour la fonction publique » avait déjà théorisée.

À cette cohérence, il faut répondre par une autre cohérence. Celle-ci passe toujours à mon avis par la réaffirmation des principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité. Cet aspect idéologique a malheureusement été négligé au cours des dernières décennies, par le mouvement syndical, les fonctionnaires et l’opinion publique. Pire, lorsque des gouvernements de droite ont porté des atteintes au statut général, comme en 1987 (loi Galland, amendement Lamassoure, 3° voie de l’ENA), les gouvernements de gauche les ont consacrées lorsqu’ils sont revenus au pouvoir. Ce débat droit prendre place dans le cadre du « Pacte service public 2012 » annoncé par le président de la République et, à court terme, dans de multiples conférences jusqu’en mars 2008. C’est alors que doit être rendu public un rapport qui vise à rien moins que de refonder le statut général des fonctionnaires sur les bases que j’ai précédemment indiquées, élaboré par un conseiller d’État, Jean-Ludovic Silicani.

Pour autant cela ne doit pas empêcher la formulation de propositions de réformes statutaires ou non-statutaires. De mon point de vue, elle pourraient concerner, par exemple : la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétence (en lieu et place de cet aveugle non remplacement de la moitié des départs en retraite) ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Il y a nécessité d’une mise en mouvement syndical sur ces questions en même temps que sur celles portant sur le pouvoir d’achat et les effectifs qui ne doivent pas occulter la question statutaire. Au-delà, il lui revient également de participer à la formation de l’opinion à une meilleure connaissance de la conception française de la fonction publique, du service public et de l’intérêt général.

S’il est légitime que les fonctionnaires se mobilisent pour défendre leurs intérêts propres, leur action va bien au-delà et joue un rôle éminent dans la défense et la promotion des droits des autres salariés et de l’ensemble des citoyennes et des citoyens. Et ce pour des raisons à la fois sociales, économiques et politiques.

Sociales, car étant dans une position statutaire et réglementaire et non contractuelle, ils échappent aux rapports de forces souvent inégaux qui président aux différentes formes de contractualisation. Ils peuvent ainsi constituer une référence forte pour la progression de la notion de statut du travail salarié ou de sécurisation des parcours professionnels.

Economiques, car la fonction publique exige encore largement, même si les dérogations tendent à se multiplier, une base matérielle publique, une propriété publique étendue qui tend à faire échapper les activités regroupées dans la fonction publique à la marchandisation des rapports sociaux et à substituer la notion d’efficacité sociale à celle de rendement, de rentabilité financière ou de performance individuelle.

Politiques, car les fonctionnaires sont avant tout au service de l’intérêt général. C’est-à-dire qu’ils sont au service des valeurs cardinales de la citoyenneté, non seulement la conception française de l’intérêt général, mais aussi l’affirmation du principe d’égalité pour que l’égalité sociale rejoigne l’égalité en droit, mais encore l’exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité.

C’est tout cela qui fonde la dignité du fonctionnaire dont parle Roger Vaillant dans ses Écrits intimes, « la dignité de ne pas avoir l’homme pour maître ».

À PROPOS D’IDENTITÉ – Bretagne-Ile de France, avril 2008

« Identité et violence » d’Amartya-Sen, prix Nobel d’Économie *

C’est une grande leçon d’humanité que livre Amartya-Sen dans son dernier ouvrage Identité et violence, livre d’une grande utilité pour tous ceux qui s’interrogent sur la manière de concilier un engagement libre dans le monde et la fidélité à des origines que nous n’avons pas choisies, mais auxquelles il est légitime que nous tenions. Pour cet intellectuel indien des plus illustres, longtemps président du Trinity Collège à Cambridge, professeur à Harvard et prix Nobel d’Économie en 1998, le monde semble redevenir une fédération de « cultures », de « civilisations », de « religions » où chacun est sommé de se ranger. Il remet en cause l’idée d’Occident, d’Asie, d’Afrique monolithiques, chacun de ces ensembles ayant connu des périodes fastes et d’autres sombres, ainsi que toute idée de blocs prétendant enfermer des populations seulement identifiées par un critère dominant : la religion, l’ethnie, la culture, la langue. Pour se faire comprendre, il prend son propre exemple : « Je peux d’être à la fois asiatique, citoyen indien, bengali d’origine, résider au Royaume-Uni, être économiste, enseigner la philosophie, écrire des livres, connaître le sanskrit, croire dur comme fer en la laïcité, être un homme, féministe, hétérosexuel et défenseur des homosexuels, exclure la religion de mon mode de vie, être de culture hindoue, ne pas croire en la vie après la mort ». Et il ajoute : « L’individu doit décider seul de l’importance qu’il doit accorder aux différents constituants de son identité et cette importance dépend du contexte ».

L’auteur s’oppose ainsi farouchement à toute approche fondée sur le « choc des civilisations » particulièrement avancée depuis les attentats du 11 septembre 2001 dont il conteste le « chaos conceptuel ». Il dénonce la violence qui « naît de ces identités singulières et belliqueuses, imposées à des esprits crédules, cornaqués par les habiles artisans de la terreur ». Il dénonce la pensée communautariste qui enferme les individus dans ce qu’il appelle des « petites boites », démarche réductrice qui ne permet pas le plein épanouissement de la personne et lui masque les solidarités qui la lient aux autres en segmentant le genre humain. La liaison entre identité et violence lui semble étroitement associée à la conception que l’on a du multiculturalisme : dans une première acception, le multiculturalisme encourage la diversité culturelle résultant du libre choix de l’individu, la diversité est alors richesse ; dans le second cas, il s’agit de promouvoir la diversité en soi pour opposer sa singularité aux autres, elle est alors étroitesse et potentiellement dangereuse en ce qu’elle peut déboucher sur la confrontation et la violence. Elle n’est alors, selon Amartya Sen, qu’un « monoculturalisme pluriel » qui maintient les cultures à distance les unes des autres et ne laisse plus de place à la cohésion nationale et à l’exercice de la citoyenneté.

Cela l’amène à condamner la réduction de l’Inde à « la civilisation hindoue », les théories de « l’exclusivité islamique » mais aussi la « centralité de l’Occident » qui aurait apporté au monde le savoir et la démocratie ; il montre que cela ne correspond pas à la réalité, que l’histoire des idées, de la science, de la démocratie est mondiale. Il invite à contester ce type de terrorisme idéologique ségrégatif pour s’appuyer sur la multiplicité des identités qui composent l’individu. Dans cet esprit, il attire l’attention sur le danger qu’il y aurait à se contenter de dénoncer les différentes formes de communautarisme, attitude qui pourrait faire courir le risque de tomber soi-même, par simple esprit de contradiction, dans une forme de démarche communautariste. Il convient avant tout, pense-t-il, de se construire comme personne, partie prenante du genre humain. La leçon vaut pour ici et maintenant : ainsi peut-on, dans le même temps, se sentir Breton né ou non en Bretagne, être adhérent d’un syndicat, courir le marathon, militer dans un parti, goûter le cassoulet, rechercher les concerts de Cécilia Bartoli, aimer voyager à l’étranger, passer ses vacances dans le Léon, agir dans de multiples associations, aider les mouvements humanitaires dans les pays pauvres, fréquenter les banquets de l’Union des sociétés bretonnes de l’Ile de France. Et pour toutes ces raisons et par ces moyens, se vivre pleinement citoyenne ou citoyen français travaillant à l’avènement d’un monde fraternel.

Anicet Le Pors

* Amartya Sen, Identité et violence, Odile Jacob, 2007

 

 

Le démantèlement du service public – Union Rationaliste sur France Culture – 23 mars 2008 à 9 heures 42

Entretien réalisé par Emmanuelle Huisman Perrin

http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/aspects_pensee/

 

« Privatiser les bénéfices, socialiser les pertes. » Bertolt Brecht

 

Anicet Le Pors, bonjour ! C’est la première fois que j’accueille à l’antenne de l’Union rationaliste, un ancien Ministre. Nous avons plus l’habitude ici d’inviter des chercheurs, des professeurs, des historiens, des hommes et des femmes de sciences pour nous aider à éclairer rationnellement les différents domaines du savoir et du réel que des ministres, mais si je suis particulièrement heureuse de vous accueillir aujourd’hui c’est qu’il me semble que vous avez à la fois les armes théoriques et une réelle expérience pratique, celle de l’ingénieur et du politique, pour éclairer la difficile question que je voudrais aborder avec vous aujourd’hui : celle du démantèlement du service public. Vous avez en effet Anicet le Pors été Ministre de la Fonction Publique de 1981 à 1984 dans le gouvernement de Pierre Mauroy, vous avez entre autre été Sénateur des Hauts de Seine, Conseiller général et vous êtes depuis 1985 Conseiller d’Etat . Vous avez écrit bon nombre de rapports officiels, dont plusieurs sur la question de l’égalité femme-homme dans la fonction publique, et vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages dont deux que sais-je aux Puf, l’un sur la citoyenneté, l’autre sur le droit d’asile. Nous avions il y a deux mois de cela abordé avec Frédéric Genevée qui est historien la volonté qui semble clairement celle de l’actuel gouvernement de liquider le programme du CNR, c’est dans cette perspective qu’il faut je crois continuer à penser cette question du démantèlement qui s’opère de façon certaine et pourtant jamais totalement explicite. Je voudrais sur cette question très importante (il y a en France plus de 5 millions de fonctionnaires ce qui représente environ un salarié sur 5) que nous démêlions pour nos auditeurs les véritables enjeux : que se joue-t-il aujourd’hui autour du service public, une privatisation réelle ? La transformation du statut des fonctionnaires et leur remplacement par une politique de contrat ? Est-ce bien cela que les Français veulent ou s’agit il là comme vous l’avez déjà affirmé d’une rupture assumée avec les principes républicains ?

 

1°) Reprenons si vous le voulez bien les choses historiquement et pourriez vous nous dire quelle est depuis 1946 (premier statut démocratique des fonctionnaires) la politique de la France en matière de service public pour mieux entendre la «rupture» dans laquelle le politique actuelle s’inscrit comme d’ailleurs les politiques précédentes puisque NS n’est pas le premier chef de l’Etat à tenter de « dégraisser le mammouth » et de privatiser le service public ?

 

– La culture de l’intérêt général en France : Philippe Le Bel (XIII°) Richelieu-Colbert-Les Jacobins-Napoléon-de Gaulle … L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers…

 

– L’école française du service public fin XIX°… Les 3 caractères (mission d’intérêt général, personne publique, droit et juge administratifs) et les principes de fonctionnement (égalité, continuité, adaptabilité) … Le contrat contre la loi … L’Union européenne et les SIEG (vote du 29 mai 2005) …

 

– Le SGF de 1946 s’inscrit dans cette tradition du service public : le service public vecteur principal de l’intérêt général, la fonction publique au cœur du service public. Les principes fondateurs : égalité, indépendance, responsabilité. Une Fonction Publique « à 3 versants » : FPE, FPT, FPH.

 

2°) Qu’est-ce qui selon vous explique que tant de fonctionnaires aient à la fois voté pour l’actuel chef de l’Etat, que les syndicats n’aient pas fait de la défense du statut leur combat, et que la gauche après les gouvernements de droite ne soit pas revenue sur les privatisations ? Y a –t-il un contexte de décomposition sociale ou d’effondrement idéologique qui l’autorise ?

 

– Je doute que les fonctionnaires aient voté pour Nicolas Sarkozy dans leur majorité, mais ils subissent (comme les partis politiques) les effets d’une décomposition sociale plus générale : relativisation de l’Etat-nation, dénaturation de la notion de classe, transformation spatiale, évolution des mœurs, affaiblissement des grandes idéologies messianiques (théorie néo-classique libérale, Etat-providence, marxisme). D’où une perte de repères.

 

– Nicolas Sarkozy a semblé incarner la rupture avec cet état des lieux en raison d’un certain talent qui laisse place aujourd’hui a une grande déception (municipales).

 

– La gauche en crise idéologique profonde : au prétexte de modernisme, elle s’est coulée dans les règles du libéralisme (économie de marché …). Pire : elle a privatisé plus que la droite et n’est jamais revenue, en situation d’alternance, sur les atteintes portées par la droite au service public et à la fonction publique (exemple : loi Galland sur la FPT ; 3° voie d’accès à l’ENA ; loi du 19 novembre 1982 sur la réglementation du droit de grève). Une leçon à méditer …

 

3°) Ce n’est pas dire que les français ne soient pas attachés à ce qu’est ou était le service public ; la poste et le secteur bancaire, EDF -GDF, le secteur de l’eau, l’éducation nationale, l’institution hospitalière, même les entreprises publiques comme Renault, mais on les laisse non sans lutte, non sans riposte syndicale, non sans grève et sans bataille, se démanteler faute d’être capables de proposer des réformes qui s’opposeraient à leur privatisation à terme.

 

– Je pense au contraire que les Français constituent un peuple très politique et très attaché à la notion de service public, qui subissent l’air du temps, mais qui progressivement n’en pensent pas moins.

 

– La situation actuelle est assez dangereuse en raison des incertitudes sur le sens de l’histoire (après un XX° siècle où l’homme a cru qu’il pouvait par sa volonté et la science dominer la nature et organiser rationnellement la société). Ce monde aléatoire peut enfanter des monstres, mais il nous défie en même temps de dégager de nouvelles solutions après l’échec des modèles anciens.

 

– Le XXI° siècle parce qu’il est celui de la prise de conscience de la finitude de la planète et de la prise de conscience de l’unité de destin du genre humain pourrait être celui de l’ « âge d’or » du service public et de la définition d’un « en commun » de nature à donner un sens à l’action politique.

 

4°) Si je vous comprends bien vous pensez qu’il nous manque des outils théoriques pour penser une nouvelle vision non libérale du monde et que c’est à cela qu’il faut s’atteler, au lieu de s’enfermer dans la logique de la personnification de la politique tant à droite qu’à gauche.)

 

– En effet, je ne pense pas que l’issue puisse survenir sans rupture avec la situation et les mentalités actuelles. Malheureusement, pour le moment, nous ne disposons que des outils anciens pour tenter de comprendre un présent complexe et contradictoire et ouvrir des perspectives (« Pendant la mue le serpent est aveugle »).

 

– Nous n’avons pas théorisé la crise, mais nous pouvons essayer de comprendre les contradictions à l’œuvre dans la décomposition « Eloge de l’échec »). Nous n’avons pas les outils théoriques de l’avenir mais nous pouvons nous interroger sur la manière de faire de l’héritage républicain un investissement (« La citoyenneté »).

 

– En tout état de cause des chantiers peuvent être ouverts sur des thèmes identifiants : le service public, la propriété publique (ou appropriation sociale), les institutions, l’asile et l’immigration, le statut du travail salarié, les conditions d’une mondialisation démocratique, etc. L’issue sera le résultat de ce travail de fond sur les idées et non dans la recherche d’alliances politiques incertaines.

 

5°) Comme nous sommes dans une émission rationaliste j’ai coutume de poser la question à mes invités de leur lien au rationalisme. Anicet Le Pors, pourquoi êtes vous rationaliste ?

 

– d’abord, parce que je pense qu’il faut tirer les leçon du XX° siècle « prométhéen » qui a échoué, non en lui tournant le dos mais en recherchant les erreurs, les insuffisances, les fautes à ne pas commettre.

 

– ensuite, parce que la raison et la rationalité tendant à être expulsées aujourd’hui par les autorités qui nous gouvernent : retour du religieux dans la sphère publique à l’initiative du Président de la République, mais aussi dans le domaine du service public qui nous concerne ici, par exemple : suppression du Commissariat général du Plan, de la Direction de la prévision, du Conseil national d’évaluation, etc. Bref, de tous les instruments de rationalisation de l’action publique, pour s’en remettre aux aléas du marché.

 

– enfin, parce que je crois fondamentalement que les règles de la vie en société doivent être le fait non d’une transcendance, d’une fatalité, d’un état de nature, du hasard, mais l’œuvre des citoyennes et des citoyens, et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet.