Entretien réalisé par Emmanuelle Huisman Perrin
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/aspects_pensee/
« Privatiser les bénéfices, socialiser les pertes. » Bertolt Brecht
Anicet Le Pors, bonjour ! C’est la première fois que j’accueille à l’antenne de l’Union rationaliste, un ancien Ministre. Nous avons plus l’habitude ici d’inviter des chercheurs, des professeurs, des historiens, des hommes et des femmes de sciences pour nous aider à éclairer rationnellement les différents domaines du savoir et du réel que des ministres, mais si je suis particulièrement heureuse de vous accueillir aujourd’hui c’est qu’il me semble que vous avez à la fois les armes théoriques et une réelle expérience pratique, celle de l’ingénieur et du politique, pour éclairer la difficile question que je voudrais aborder avec vous aujourd’hui : celle du démantèlement du service public. Vous avez en effet Anicet le Pors été Ministre de la Fonction Publique de 1981 à 1984 dans le gouvernement de Pierre Mauroy, vous avez entre autre été Sénateur des Hauts de Seine, Conseiller général et vous êtes depuis 1985 Conseiller d’Etat . Vous avez écrit bon nombre de rapports officiels, dont plusieurs sur la question de l’égalité femme-homme dans la fonction publique, et vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages dont deux que sais-je aux Puf, l’un sur la citoyenneté, l’autre sur le droit d’asile. Nous avions il y a deux mois de cela abordé avec Frédéric Genevée qui est historien la volonté qui semble clairement celle de l’actuel gouvernement de liquider le programme du CNR, c’est dans cette perspective qu’il faut je crois continuer à penser cette question du démantèlement qui s’opère de façon certaine et pourtant jamais totalement explicite. Je voudrais sur cette question très importante (il y a en France plus de 5 millions de fonctionnaires ce qui représente environ un salarié sur 5) que nous démêlions pour nos auditeurs les véritables enjeux : que se joue-t-il aujourd’hui autour du service public, une privatisation réelle ? La transformation du statut des fonctionnaires et leur remplacement par une politique de contrat ? Est-ce bien cela que les Français veulent ou s’agit il là comme vous l’avez déjà affirmé d’une rupture assumée avec les principes républicains ?
1°) Reprenons si vous le voulez bien les choses historiquement et pourriez vous nous dire quelle est depuis 1946 (premier statut démocratique des fonctionnaires) la politique de la France en matière de service public pour mieux entendre la «rupture» dans laquelle le politique actuelle s’inscrit comme d’ailleurs les politiques précédentes puisque NS n’est pas le premier chef de l’Etat à tenter de « dégraisser le mammouth » et de privatiser le service public ?
– La culture de l’intérêt général en France : Philippe Le Bel (XIII°) Richelieu-Colbert-Les Jacobins-Napoléon-de Gaulle … L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers…
– L’école française du service public fin XIX°… Les 3 caractères (mission d’intérêt général, personne publique, droit et juge administratifs) et les principes de fonctionnement (égalité, continuité, adaptabilité) … Le contrat contre la loi … L’Union européenne et les SIEG (vote du 29 mai 2005) …
– Le SGF de 1946 s’inscrit dans cette tradition du service public : le service public vecteur principal de l’intérêt général, la fonction publique au cœur du service public. Les principes fondateurs : égalité, indépendance, responsabilité. Une Fonction Publique « à 3 versants » : FPE, FPT, FPH.
2°) Qu’est-ce qui selon vous explique que tant de fonctionnaires aient à la fois voté pour l’actuel chef de l’Etat, que les syndicats n’aient pas fait de la défense du statut leur combat, et que la gauche après les gouvernements de droite ne soit pas revenue sur les privatisations ? Y a –t-il un contexte de décomposition sociale ou d’effondrement idéologique qui l’autorise ?
– Je doute que les fonctionnaires aient voté pour Nicolas Sarkozy dans leur majorité, mais ils subissent (comme les partis politiques) les effets d’une décomposition sociale plus générale : relativisation de l’Etat-nation, dénaturation de la notion de classe, transformation spatiale, évolution des mœurs, affaiblissement des grandes idéologies messianiques (théorie néo-classique libérale, Etat-providence, marxisme). D’où une perte de repères.
– Nicolas Sarkozy a semblé incarner la rupture avec cet état des lieux en raison d’un certain talent qui laisse place aujourd’hui a une grande déception (municipales).
– La gauche en crise idéologique profonde : au prétexte de modernisme, elle s’est coulée dans les règles du libéralisme (économie de marché …). Pire : elle a privatisé plus que la droite et n’est jamais revenue, en situation d’alternance, sur les atteintes portées par la droite au service public et à la fonction publique (exemple : loi Galland sur la FPT ; 3° voie d’accès à l’ENA ; loi du 19 novembre 1982 sur la réglementation du droit de grève). Une leçon à méditer …
3°) Ce n’est pas dire que les français ne soient pas attachés à ce qu’est ou était le service public ; la poste et le secteur bancaire, EDF -GDF, le secteur de l’eau, l’éducation nationale, l’institution hospitalière, même les entreprises publiques comme Renault, mais on les laisse non sans lutte, non sans riposte syndicale, non sans grève et sans bataille, se démanteler faute d’être capables de proposer des réformes qui s’opposeraient à leur privatisation à terme.
– Je pense au contraire que les Français constituent un peuple très politique et très attaché à la notion de service public, qui subissent l’air du temps, mais qui progressivement n’en pensent pas moins.
– La situation actuelle est assez dangereuse en raison des incertitudes sur le sens de l’histoire (après un XX° siècle où l’homme a cru qu’il pouvait par sa volonté et la science dominer la nature et organiser rationnellement la société). Ce monde aléatoire peut enfanter des monstres, mais il nous défie en même temps de dégager de nouvelles solutions après l’échec des modèles anciens.
– Le XXI° siècle parce qu’il est celui de la prise de conscience de la finitude de la planète et de la prise de conscience de l’unité de destin du genre humain pourrait être celui de l’ « âge d’or » du service public et de la définition d’un « en commun » de nature à donner un sens à l’action politique.
4°) Si je vous comprends bien vous pensez qu’il nous manque des outils théoriques pour penser une nouvelle vision non libérale du monde et que c’est à cela qu’il faut s’atteler, au lieu de s’enfermer dans la logique de la personnification de la politique tant à droite qu’à gauche.)
– En effet, je ne pense pas que l’issue puisse survenir sans rupture avec la situation et les mentalités actuelles. Malheureusement, pour le moment, nous ne disposons que des outils anciens pour tenter de comprendre un présent complexe et contradictoire et ouvrir des perspectives (« Pendant la mue le serpent est aveugle »).
– Nous n’avons pas théorisé la crise, mais nous pouvons essayer de comprendre les contradictions à l’œuvre dans la décomposition « Eloge de l’échec »). Nous n’avons pas les outils théoriques de l’avenir mais nous pouvons nous interroger sur la manière de faire de l’héritage républicain un investissement (« La citoyenneté »).
– En tout état de cause des chantiers peuvent être ouverts sur des thèmes identifiants : le service public, la propriété publique (ou appropriation sociale), les institutions, l’asile et l’immigration, le statut du travail salarié, les conditions d’une mondialisation démocratique, etc. L’issue sera le résultat de ce travail de fond sur les idées et non dans la recherche d’alliances politiques incertaines.
5°) Comme nous sommes dans une émission rationaliste j’ai coutume de poser la question à mes invités de leur lien au rationalisme. Anicet Le Pors, pourquoi êtes vous rationaliste ?
– d’abord, parce que je pense qu’il faut tirer les leçon du XX° siècle « prométhéen » qui a échoué, non en lui tournant le dos mais en recherchant les erreurs, les insuffisances, les fautes à ne pas commettre.
– ensuite, parce que la raison et la rationalité tendant à être expulsées aujourd’hui par les autorités qui nous gouvernent : retour du religieux dans la sphère publique à l’initiative du Président de la République, mais aussi dans le domaine du service public qui nous concerne ici, par exemple : suppression du Commissariat général du Plan, de la Direction de la prévision, du Conseil national d’évaluation, etc. Bref, de tous les instruments de rationalisation de l’action publique, pour s’en remettre aux aléas du marché.
– enfin, parce que je crois fondamentalement que les règles de la vie en société doivent être le fait non d’une transcendance, d’une fatalité, d’un état de nature, du hasard, mais l’œuvre des citoyennes et des citoyens, et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet.