Fonctionnaire, quelle idée ! – FSU « Comprendre et agir », mars 2009

Gérard Aschieri,

Jean-Michel Drevon, Anne Féray, Didier Horus, Springsfilds Marin, Daniel Rallet

 

(Éditions Nouveaux regards et Syllepse)

 

Préface

 

 

Le Statut général des fonctionnaires

une composante majeure du pacte républicain

 

Anicet Le Pors
Ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives

La fonction publique se trouve aujourd’hui au centre de l’actualité en raison de l’offensive aggravée du gouvernement contre les services publics et plus précisément contre ceux qui répondent le plus directement aux missions d’intérêt général qu’assument les différentes fonctions publiques. La fonction publique est au cœur de la notion de service public, et celui-ci est le vecteur de l’intérêt général dont la prise en compte est très ancienne dans notre histoire : sous l’Ancien Régime, c’était le « bien commun » que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. C’est l’ « utilité commune » évoquée dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », tandis que l’article 17 évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ». C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Sous cette inspiration historique, s’est créée, en France, à la fin du XIX° siècle une école du service public. C’est dans ce cadre général qu’il convient de situer la défense de la fonction publique et de ses statuts.

Une longue marche

L’idée d’un statut général des fonctionnaires ne s’est pas imposée d’emblée. Il n’y avait guère plus de 200 000 fonctionnaires à la fin du XIX° siècle, régis par règles disparates. Tous les projets de statuts alors présentés et jusqu’à la seconde guerre mondiale par les gouvernements répondaient à la préoccupation de traduire par des règles strictes le principe hiérarchique d’obéissance des fonctionnaires. Les associations de fonctionnaires, puis les syndicats qu’ils avaient constitués considéraient donc ces projets comme des « statuts carcans ». Pour autant des droits importants avaient été acquis au fil du temps : la fixation par la loi de l’accès au dossier en 1905, les règles de l’avancement en 1911, du détachement en 1913, la loi Roustan en 1920, la reconnaissance de fait des syndicats de fonctionnaires en 1924 ; d’autres encore étaient intégrés dans la jurisprudence du Conseil d’État, ce qui conduisait parfois à parler de « statut jurisprudentiel ».

Un premier statut avait été élaboré sous Vichy : c’était la loi du 14 septembre 1941, inspirée par la charte du travail de l’État français. Si le programme du CNR ne comportait pas de disposition prévoyant de doter les fonctionnaires d’un statut législatif, il n’en reste pas moins que la loi du 19 octobre 1946 « relative au statut général des fonctionnaires » peut être regardée comme l’un des grands textes démocratiques et progressistes du lendemain de la seconde guerre mondiale. Son élaboration, initiée par le général De Gaulle et reprenant les acquis de la jurisprudence du Conseil d’État, sera essentiellement le résultat d’un travail réalisé sous l’impulsion de Maurice Thorez, alors ministre d’État chargé de la Fonction publique, impliquant activement des représentants de la CGT et de la CFTC. Le statut, qui ne concernait que les fonctionnaires de l’État, prévoyait le cadre juridique du système de rémunération, l’organisation des carrières dans les différents niveaux de qualification, l’institution d’un régime spécifique de sécurité sociale et d’un nouveau régime de retraites. Certes, il portait la marque de son époque, il reflétait nécessairement l’état de l’administration et de la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi, par exemple, qu’on évoquait la notion de « cadre » et non de « corps » de fonctionnaires, vocabulaire que nous ne reprendrions pas aujourd’hui. Mais il a ouvert la voie à l’affirmation d’une conception démocratique qui n’a cessé de s’affirmer et de se préciser ensuite.

La réforme intervenue par l’ordonnance du 4 février 1959, consécutivement à l’entrée en vigueur de la constitution de la V° République opérant une nouvelle répartition entre la loi et le décret, reviendra sur certaines dispositions positives du statut de 1946, dont les acquis essentiels seront cependant sauvegardés. Le changement de majorité, en 1981, ouvrira la voie à la plus importante réforme depuis la Libération. Elle annulera les dispositions restrictives de la période précédente, améliorera les dispositions statutaires des fonctionnaires de l’État et surtout, en liaison avec la loi de décentralisation du 2 mars 1982, étendra le Statut aux agents des collectivités territoriales, puis des établissements publics hospitaliers et des établissements publics de recherche.

Ainsi, si on se met ainsi dans une perspective historique, il y avait environ 200 000 fonctionnaires de l’État en France au XIX° siècle, on en comptait moins de 700 000 avant la deuxième guerre mondiale, quelque 900 000 au 1er janvier 1946 (dont seulement 520 000 titulaires), 2,1 millions de fonctionnaires de l’État en 1981. Aujourd’hui, c’est 5,2 millions d’agents publics qui sont reconnus comme fonctionnaires, selon la définition qu’en donne la loi du 13 juillet 1983, c’est-à-dire salariés d’une collectivité publique dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle. Quant à l’ampleur du dispositif statutaire : le statut de la loi du 19 octobre 1946 comptait 145 articles, l’ordonnance du 4 février 1959 ramena ce nombre à 57, dans le statut actuel, il y en a plus de 500. À ceux qui glosent sur la rigidité du statut général on peut répondre que peu de textes ont fait la preuve d’une telle capacité à évoluer sur une aussi longue période.

Un Statut général « à trois versants »

L’élargissement considérable du champ statutaire en 1983-1984 entraînait une plus grande hétérogénéité de l’ensemble des agents concernés et donc une plus grande difficulté à assurer son unité dans le respect des diversités qui font la richesse des services publics. La nouvelle architecture statutaire devait intégrer des agents jusque-là régis par le livre IV du code des communes pour les territoriaux et le Livre IX du code de la santé publique pour les hospitaliers, qui importaient nécessairement leurs singularités, leurs différences, dans le nouveau dispositif. Cette dialectique de l’unité et de la diversité a été réalisée, d’une part en refondant l’ensemble sur les principes républicains de la conception française de fonction publique, d’autre part en respectant les spécificités à la fois juridiques et professionnelles des différentes catégories concernées.

Trois principes fondaient cette unité.

D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents » c’est-à-dire de la capacité des candidats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique.

Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration ; principe ancien que l’on retrouve déjà formulé dans la loi sur les officiers de 1834.

Enfin, le principe de responsabilité qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens et reconnaît sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte de son administration ; conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle du fonctionnaire-sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

C’est sur cette base qu’a donc été construite cette fonction publique « à trois versants », à la fois ensemble unifié et respectueux des différences comme l’indiquent ses quatre titres adoptés successivement de 1983 à 1986, l’un après l’autre car tout le monde ne marchait pas du même pas. Des conceptions contradictoires existaient aussi au sein même du gouvernement, Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur inclinant en faveur d’une fonction publique d’emploi pour les agents des collectivités territoriales. Une unification intégrale aurait insuffisamment respecté la diversité des fonctions (elle était au demeurant impraticable sans modification constitutionnelle, l’article 72 de la constitution posant le principe de libre administration des collectivités territoriales). Une séparation complète des fonctions publiques aurait consacré une « balkanisation » conduisant inévitablement à leur hiérarchisation (1).

Depuis, le système a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet. La première alternance politique entre 1986 et 1988 permet au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la fonction publique territoriale, de réintroduire dans l’ensemble du statut général des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, recours accru aux contractuels, etc.), de clientélisme. La loi du 19 novembre 1982 sur les prélèvements en cas de grève est abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc. En 1990, les PTT et France-Télécom sont placés hors fonction publique. Les attaques reprennent de 1993 à 1997 avec la réforme Hoëffel, et une stratégie de « mise en extinction » du statut général par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation, jusqu’à l’attaque frontale du rapport du Conseil d’État en 2003 proposant une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi, alignée sur le modèle européen dominant (2).

Face à la « contre-révolution culturelle »

En France, 7,2 millions de personnes occupent un emploi de service public, la plupart sous statut, soit plus du quart de la population active dont les règles échappent pour une large part à celles du marché. Il s’agit d’une réelle spécificité, dans un monde dominé par le libéralisme économique ; ce qui explique que les gouvernements se sont ingéniés au cours des dernières années à réduire ce qu’ils considèrent comme une anomalie. Avec cet objectif, l’actuel président de la République en a même appelé à une véritable « révolution culturelle » dans la fonction publique et diligenté un Livre blanc du conseiller d’État Jean-Ludovic Silicani qui, si ses dispositions étaient mises en application, aboutirait à la mise à bas du statut actuel. Ce projet de réforme, véritable « contre-révolution » présente les trois caractéristiques suivantes.

Le contrat est opposé au statut. Le fonctionnaire est dans une position statutaire et non contractuelle parce qu’il est au service de l’intérêt général défini par la loi et le règlement. En élargissant le recrutement d’agents publics par contrat, cette réforme contrevient au recrutement par voie de concours et par là au principe d’égalité.

Le métier est opposé à la fonction. La notion de métier n’est pas neutre selon qu’il s’agit d’activités régies par le marché ou relevant d’une fonction publique. Dans le premier cas, c’est la donnée de base des activités de production de biens et services. Dans le second, c’est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires ce qui vise à rien moins que de substituer une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière, contraire au principe d’indépendance.

L’individualisation de la performance est opposée à la recherche de l’efficacité sociale. Personne n’a jamais contesté que le mérite doit être considéré pour évaluer les fonctionnaires. Mais son évocation, qui vise à leur culpabilisation, recouvre en réalité une remise en cause de l’ensemble des caractéristiques de la conception française de la fonction publique : l’organisation fonctionnelle en corps, la notion de travailleur collectif, la solidarité des travailleurs des fonctions publiques.

Il s’agit là d’une démarche destructrice mais cohérente, à laquelle il convient de répondre par une autre cohérence. Car la question n’est pas de savoir s’il faut évoluer ou pas, mais de considérer que la conception française de la fonction publique est une création continue au service de la démocratie et de l’efficacité sociale et qu’il convient donc de l’adapter en permanence aux besoins de la population, à l’évolution des techniques et à l’ouverture sur le monde.

Le Statut général des fonctionnaires est un atout majeur pour le progrès social, l’efficacité économique et la démocratie politique dans l’ensemble de la société. Parce qu’ils sont placés dans une position statutaire, les fonctionnaires peuvent constituer une référence forte pour faire avancer la notion de statut du travail salarié. Adossée à une propriété publique étendue et financée par l’impôt, la fonction publique tend à distraire les activités qu’elle regroupe de la marchandisation des rapports sociaux. Au service de l’intérêt général, elle contribue à la formation de la citoyenneté, par l’affirmation du principe d’égalité en son sein comme au service de la population et par l’exigence de responsabilité à tous niveaux que fonde le principe de laïcité. Par là, c’est une composante essentielle du pacte républicain.

(1) Outre l’extension et la réorganisation d’ensemble du statut général, des apports spécifiques ont été réalisés par la réforme de 1983-1984-1986. Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par le Titre 1er : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions au bulletin n° 2 du casier judiciaire, la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5 actuel) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art. 8) et dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général dans le Titre II : la 3° voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20), de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73), etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des CTP ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service ; les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les CSFP, CAP, CTP, CHS) ; le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers (qui sera abrogé à compter du 1er juillet 2007), etc.

(2) Rapport public 2003 du Conseil d’État, « Perspectives pour la fonction publique », La Documentation française.