Défense et promotion des services publics – Association « Les Amis de l’Humanité du pays de Brest » – 26 février 2008

Cette réunion à l’invitation de l’Association « Les Amis de l’Humanité du pays de Brest », se situe dans un contexte de crise qui a révélé tout à la fois d’immenses gaspillages et une immoralité des affaires financières qui ont conduit nombre d’observateurs à parler de « crise de système » et à s’interroger sur le rôle des instruments de régulation de la société que sont les services publics qui font l’objet d’une profonde remise en cause par le pouvoir actuel en même temps qu’ils sont apparus dans la crise comme des « amortisseurs sociaux » soulignant plus que jamais leur utilité.

Il faut se situer de manière constructive dans cette crise, il convient donc tout d’abord d’évaluer l’enjeu qui n’est rien d’autre que l’avenir notre conception française de l’intérêt général et du service public qui en est le vecteur principal. Il importe ensuite de pendre la mesure de l’offensive sans précédent que le pouvoir sarkozyste a engagé contre ces services publics. Il faut enfin s’interroger sur la contre-offensive qu’il est nécessaire de développer, non seulement pour défendre les services publics attaqués, mais pour convaincre le plus largement possible que si des réformes sont nécessaires, elles ne sauraient conduire à une régression des services publics et que s’il convient de défendre ces services publics, il faut surtout les promouvoir avec à l’esprit cette idée que le XXI° siècle peut et doit être l’ « âge d’or » du service public ?

I. L’enjeu : la conception française de l’intérêt général et du service public

Le débat est à la fois national et international. National, en raison de la remise en cause par le gouvernement d’une pièce maîtresse du pacte républicain : rien moins que les conceptions de l’intérêt général et du service forgées par notre histoire. International, car la conception dominante au sein de l’Union européenne ignore cette conception en faisant des missions d’intérêt général un élément subsidiaire de la concurrence. La prochaine campagne des élections du Parlement européen ne manquera pas de revenir sur la question, comme cela avait été le cas lors du débat sur le traité relatif à la constitution européenne en mai 2005.

1.1. La conception française de l’intérêt général

Les économistes se sont intéressés à l’intérêt général. Ainsi, dans la théorie économique néoclassique, si les agents économiques agissent rationnellement, la poursuite de leurs intérêts particuliers aboutit à la réalisation d’un « optimum social », mais celui-ci n’est que la « préférence révélée des consommateurs », or le citoyen est irréductible au consommateur.

Le juge administratif et le juge constitutionnel font un usage fréquent de la notion d’intérêt général, sans cependant lui donner un contenu propre. Il y a à cela deux raisons. La première est que l’intérêt général est finalement une notion essentiellement politique, qui peut varier d’une époque à l’autre et qu’il ne faut donc pas figer, mais dont l’appréciation incombe d’abord au pouvoir politique, notamment au législateur. La seconde est que le juge ne fait souvent référence à l’intérêt général que de manière subsidiaire par rapport au principe d’égalité. Si le principe d’égalité peut conduire à des solutions différentes dans des situations différentes, l’intérêt général peut le justifier également pour des situations semblables ou peu différentes.

Pour autant, le juge administratif ne s’est jamais désintéressé du contenu de l’intérêt général. La jurisprudence comme la doctrine ont tôt considéré que l’intérêt général était l’objet même de l’action de l’État et que l’administration ne devait agir que pour des motifs d’intérêt général. L’intérêt général est alors assimilé aux grands objectifs, voire aux valeurs de la nation : la défense nationale, le soutien de certaines activités économiques, la continuité du service public. Toutefois, le juge administratif veille à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire, un détournement de pouvoir, et que la dérogation au principe d’égalité, justifiée par une raison d’intérêt général, soit bien en rapport avec l’objet poursuivi.

C’est ainsi que l’intérêt général est présent dans la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais celle-ci ne peut être légalement déclarée que « si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente » (CE Ass. 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est). L’intérêt général siège aussi dans l’exercice du pouvoir de police des autorités administratives, qui peuvent s’opposer à l’exercice de certaines libertés individuelles pour des motifs d’ordre public. Ainsi, le respect de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie n’a pas fait obstacle à ce qu’un maire puisse interdire l’attraction dite du « lancer de nain » (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). L’intérêt général n’est pas, au demeurant, l’exclusivité des personnes publiques, et il peut prendre en compte des intérêts privés ; lorsqu’elle invoque l’intérêt général, l’autorité administrative doit veiller à ce qu’il ne leur soit pas porté une atteinte excessive (CE Ass. 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c. Bernette). Enfin, il peut y avoir divergence entre l’intérêt général, identifié à l’intérêt national, et l’interprétation que font les juridictions internatio¬nales de certaines dispositions de conventions internationales, par exemple en ce qui concerne le droit à une vie familiale normale posé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, à la limite, l’intérêt général pourrait confiner à la raison d’État.

Si le juge constitutionnel – comme le juge administratif – a fait preuve d’une certaine prudence dans la définition de l’intérêt général, considérant qu’il n’a pas un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du Parlement, une partie importante de ses décisions y fait référence. C’est ainsi qu’au fil du temps, il a retenu une succession d’intérêts que l’on peut regarder comme autant de démembrements de l’intérêt général : le caractère culturel de certains organismes, une bonne administration de la justice, des limitations au droit de grève dans les services de la radio et de la télévision, le logement des personnes défavorisées, une meilleure participation du corps électoral, les nationalisations et la validation rétroactive de règles illégales.

1.2. La conception française du service public

Dans la conception française, l’intérêt général ne saurait donc se réduire à la somme des intérêts particuliers ; il est d’une autre qualité, associé à la constitution ancienne de l’État-nation, à la forme centralisée que celui-ci a rapidement pris, et aux figures historiques qui l’ont incarné tels Richelieu, Colbert, Robespierre, Napoléon ou de Gaulle. Il s’ensuit, traditionnellement, une distinction franche public-privé que l’on fait remonter habituellement au Conseil du roi de Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle et que matérialise un service public important, fondé sur des principes spécifiques.
La notion de service public, simple à l’origine, est devenue de plus en plus complexe en raison même de son succès. Pendant longtemps, la notion de service public a été caractérisée par la réunion de trois conditions : une mission d’intérêt général, l’intervention d’une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Son objectif n’était donc pas la seule rentabilité, mais l’accomplissement de missions diverses ressortissant à l’idée que le pouvoir politique se faisait de l’intérêt général. Les sujétions de services public correspondantes devaient faire l’objet d’un financement par l’impôt et non par les prix, ce qui entraînait, en contrepartie, l’existence de prérogatives de service public telles que, par exemple, la responsabilité de l’État ne pouvait le plus souvent être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité.

Cette conception de base, simple à l’origine, s’est complexifiée sous l’effet d’un double mouvement. D’une part, le champ du service public s’est étendu à de nouveaux besoins, à des activités jusque-là considérées comme relevant du privé (régies, services publics industriels et commerciaux). D’autre part, des missions de service public ont été confiées à des organismes privés (assurances sociales et sécurité sociale, compétence en matière disciplinaire d’ordres professionnels ou de fédérations sportives). En outre, l’extension du secteur public, base matérielle d’une partie importante du service public, a rendu l’un et l’autre plus hétérogènes. Le service public économique s’est plus franchement distingué du service public administratif. De nombreuses associations ont proliféré à la périphérie des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Le champ ouvert à la contractualisation a affaibli l’autorité du règlement.

1.3. Service public et construction européenne

C’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimente aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme et endettement.

La traduction juridique de cette démarche avait conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne. De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 93 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui s’est substitué au précédent dans le traité de Lisbonne, au sujet d’aides relatives au « remboursement de servitudes inhérentes à la notion de service public » dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 106, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique, sociale et territoriale » figure, par ailleurs, à l’article 174.

On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz. Enfin, la Cour de justice des communautés européennes a admis que les aides accordées en compensation d’obligations de service public et dont le montant ne dépasse pas ce qui est nécessaire à l’exécution des missions de service public ne sont pas interdites (CJCE, Altmark, 24 juillet 2003).

Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement ¬respecté.

Il y a cependant dans les traités eux-mêmes des points d’appuis pour argumenter en faveur de services publics européens. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne constitutif avec le traité sur l’Union européenne du traité de Lisbonne, associe dans son article 14, valeurs communes et services d’intérêt économique général dans les termes suivants : « Sans préjudice de l’article 4 du traité sur l’Union européenne et des articles 93, 106 et 107 du présent traité, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, l’Union et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

Par ailleurs, je veux rappeler les termes de l’articles 345 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne auxquels il est fait trop peu référence à mon goût : « Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les états membres. » C’est là la reconnaissance explicite de la réalité de la propriété publique et, partant, de son extension possible, y compris dans le contexte actuel.

Il est donc possible de faire progresser les notions de service public et de secteur public au sein de l’Union européenne. Il reste que la conception dominante au sein de cette Union est bien éloignée de ce que nous pourrions souhaiter et que je pense que cela a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, La Commission européenne a refusé d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive. L’action doit donc se poursuivre.

II. L’offensive sans précédent de la politique sarkozyste

Les atteintes portées au service public n’ont pas commencé en 2007, ni même en 2002, mais il est incontestable que nous avons affaire aujourd’hui à une offensive de très grande ampleur avec les privatisations, les déréglementations et la politique drastique de réduction de la dépense publique impulsée par la politique dite de Révision générale des politiques publiques (RGPP), l’objectif étant au fond de supprimer cette anomalie que représente l’exception français d’un quart de la population active dans une position statutaire (ou de contrats de droit public) et non contractuelle, c’est à dire échappant aux règles du marché.

2.1. Une opération conduite de longue date

Il est juste de dire que cette politique avait été largement engagée avant l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy (1). Ne perdons pas de vue en effet, que cette offensive a débuté il y a longtemps : on a pu dire que le gouvernement de la gauche de 1997 à 2002 a privatisé plus que les gouvernement de droite précédents. Il y a eu en 1990 la mise à l’écart progressive de la fonction publique de La Poste et de France Télécom, suivis de bien d’autres services, établissements administratifs ou industriels et commerciaux (DCN, SEITA, Imprimerie nationale, Journaux officiels, SNPE, etc.), la privatisation partielle d’Air France en 1999 (capital public réduit à 54 %, aujourd’hui tombé à 16 %). On a assisté à toute une série de restructurations allant dans le sens de l’enchaînement : EPA-EPIC-SEM-sociétés privées éventuellement chargées de missions de service public. C’est le contraire d’une véritable « respiration » du service public parfois invoquée, en fait une « expiration ».

S’agissant de la fonction publique, de retour au pouvoir (1986-88, 1997-2002) les gouvernements de gauche ne sont jamais revenus non plus sur les atteintes portées par la droite au statut général des fonctionnaires. Les réformes statutaires actuelles s’inscrivent dans une offensive amorcée de longue date pour remettre en cause le statut général des fonctionnaires élaboré entre 1981 et 1984 avec le concours des organisations syndicales de fonctionnaires et sur la base d’une concertation sans précédent, non seulement sur les principes (égalité, indépendance, responsabilité), mais aussi sur les projets de loi eux-mêmes. Je veux revenir sur la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a réintroduit dans la fonction publique territoriale le système de la liste d’aptitude (« recus-collés »), remplacé les corps par des cadres d’emplois, encouragé le recours aux contractuels, développé les emplois fonctionnels, dénaturé le fonctionnement des organismes paritaires, etc. La 3° voie d’accès à l’ENA que j’avais réservée aux syndicalistes, dirigeants d’associations et élus a été supprimée ; la loi du 19 octobre 1982 qui réglementait équitablement les prélèvements pour fait de grève a été abrogée. Lorsque la gauche est revenue au pouvoir en 1988, elle n’a rien changé, consacrant par là les régressions réalisées par la droite. On pourrait parler à ce sujet d’un « effet de cliquet ». Et puis, il y a eu la loi Hoëffel de 1994 prolongeant la déstabilisation ; le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 esquissant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ».

2.2. La Révision générale des politiques publiques (RGPP)

Dès le 10 mai 2007, le Premier ministre, sur injonction du Président de la République, a lancé la Révision générale des politiques publiques (RGPP) présentée en Conseil des ministres du 20 juin. Elle s’est traduite, dans un premier temps, par un ensemble d’audits réalisés par des équipes constituées de représentants des inspections générales et du secteur privé fournissant la matière d’un Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) le 12 décembre 2007 arrêtant 96 mesures, puis d’un deuxième CMPP le 4 avril 2008 retenant 166 mesures, enfin un troisième, en juin 2008, CMPP annonçant 73 nouvelles mesures. Simultanément, les ministères ont été invités à revoir leurs missions et leur organisation. Ces mesures de RGPP seront inscrites dans une loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2009-2011 que les ministères devront appliquer. Cette opération est développée dans une importante mise en scène où la communication se substitue à la volonté de rationalisation. Il importe néanmoins de faire la clarté sur les objectifs poursuivis par cette entreprise qui, si elle se mettait en place, aurait des conséquences importantes sur les structures administratives et les statuts des personnels.

Les promoteurs de la RGPP mettent en avant trois objectifs :

– mieux adapter les administrations au service des usagers ;
– valoriser le travail des fonctionnaires ;
– réduire les dépenses publiques pour revenir à l’équilibre budgétaires et gagner des arges de manœuvre.

Les deux premiers des objectifs énoncés sont si incontestables qu’ils apparaissent comme des banalités, trompe-l’œil de la troisième proposition qui est le leitmotive des libéraux. La réduction de la dépense publique est en effet conforme aux normes monétaires et financières introduites par le traité de Maastricht en 1992 (critères de niveau d’endettement, de taux d’inflation, de taux d’intérêt, etc.). Un comité a été mis sur pied chargé de suivre l’application de la réforme. Il est prévu que des mesures coercitives pourront être prises pour garantir l’impact des décisions. Une loi de programmation des finances publiques précisant les plafonds de chaque mission a été présentée au Parlement, preuve de l’objectif central réellement poursuivi.

Sa formulation triviale est le plus souvent énoncée sous la forme de la suppression d’un emploi sur deux des fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années. Aucune justification rationnelle n’est donnée du taux ainsi arbitrairement retenu. Les dépenses de personnel de la fonction publique de l’État sont stables dans le budget général : 44 % pour 133 milliards d’euros en 2006. Le total des dépenses de la fonction publique est passé de 8 % du PIB en 2000 à 7,3 % en 2006 et si la rémunération moyenne des fonctionnaires de l’État est supérieure de 16 % à celle du secteur privé, c’est en raison d’une qualification moyenne supérieure. En revanche, les salaires des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans le public (+16 % pour les professions intermédiaires) (2).

Une étude du centre d’analyse stratégique, (dernier avatar de feu le commissariat général du Plan) dont la « note de veille » n° 96, d’avril 2008, est intitulée « Quelles évolutions de l’emploi public dans les pays développés ». On y compare, pour l’année 2006, le total des emplois dans les administrations publiques (c’est-à-dire l’ensemble des activités financées par les prélèvements obligatoires) aux effectifs de la population du pays. Le taux obtenu pour la France (93 pour 1000) la situe, selon les auteurs de l’étude, dans une « moyenne haute », à peu près à égalité avec le Royaume Uni , un peu au dessous du Canada (plus de 100) et presque à équidistance entre le pays où l’emploi public est le moins développé (Japon, 41 pour 1000) et celui où il l’est le plus ( Danemark, 154 pour 1000). Le niveau de l’emploi public en France n’a donc rien d’aberrant. C’est celui d’un pays où les missions des collectivités publiques sont relativement développées sans pourtant atteindre l’intensité qu’elles connaissent dans les pays nordiques (3). La différence est qu’en France les fonctionnaires sont placés par la loi dans une position « statutaire et réglementaire ».

Les pays qui ont engagé des réformes budgétaires restrictives de l’emploi public au cours des dernières années ont, pour la plupart d’entre eux, du réviser leur politique. Si l’Allemagne a enregistré une baisse de ses effectifs, le Royaume-Uni (quelque 5 800 000 agents publics soit le même ordre de grandeur qu’en France, mais seulement 500 000 « civil servants »), les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, ont connu une vive hausse (800 000 agents publics britanniques recrutés entre 1997 et 2006). Après une forte baisse, la Suède a suivi le même mouvement. Le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Japon comptent plus de fonctionnaires en 2006 que vingt ans auparavant. On observe en outre que dans la plupart des pays précités, la baisse de la masse salariale des fonctionnaires est approximativement compensée par la hausse des coûts de la sous-traitance et de l’externalisation des missions de service public au secteur privé (4).

Plus généralement, la plupart des organismes statistiques et d’étude économique ont montré que la part des salaires dans le PIB a régressé depuis un quart de siècle : selon la Commission européenne cette part a baissé de 8,6 % dont 9, 6 % pour la France, représentant un transfert au détriment du travail de quelque 150 milliards d’euros (5). Créé en 1987 au niveau 1000, le CAC 40 est aujourd’hui, en dépit de sa forte baisse du fait de la crise financière, autour de 3000, il a donc plus que triplé. Pendant ce temps en euros courants, les salaires ont, en moyenne, augmenté de 60 %. Si l’on tient compte de la hausse des prix, le CAC 40 a progressé de 120 % en vingt ans contre seulement 15 % pour les salaires à temps plein.

Il n’est pas sans intérêt, pour les fonctionnaires, de marquer l’origine de cette évolution. Pour ma part, je la situerais au 16 mai 1983 lorsque Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances accepte de signer un accord à Bruxelles par lequel il obtient un prêt de 4 milliards d’écus en échange d’un engagement du gouvernement français de supprimer l’indexation des salaires et des prix. C’était marquer la fin de la pratique des négociations salariales dans la fonction publique qui ne s’en est jamais véritablement remise et qui a eu les graves conséquences que l’on a rappelées sur l’ensemble des salaires des secteurs public et privé. Dans ce domaine comme en d’autres on peut regretter qu’aucun des gouvernements qui se sont succédés n’ait remis en cause ce funeste engagement.

Il résulte de tout ce qui précède une exigence de transparence sur les comptes publics qui n’est pas satisfaite aujourd’hui.

Qu’une réflexion générale soit engagée sur la recherche de la meilleure efficacité dans l’utilisation de l’agent public ne saurait être contesté. Il est même permis de penser qu’au-delà de l’opération de communication à laquelle donne lieu la RGPP, ce devrait être la préoccupation permanente de l’État, conformément à la disposition de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 enjoignant tout agent public de devoir rendre compte de sa mission à la nation.

Un telle entreprise se justifierait si elle était la conséquence de la mise en œuvre d’une démarche méthodologique susceptible d’introduire plus de rationalité dans la gestion des deniers publics au nom de la recherche d’une meilleure efficacité sociale. On ne voit rien dans la RGPP qui réponde à cette justification. L’objectif de réduction de moitié des effectifs de fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années n’a jamais été justifié rationnellement. Y a-t-il trop de fonctionnaires comme on l’entend dire parfois ? Le raisonnement pourrait être aisément critiqué car les mêmes qui soutiennent qu’il y a y a trop de fonctionnaires en général se plaignent qu’il n’y en ait pas assez dans le détail. Il n’y a pas de « nombre d’or » des effectifs de la fonction publique, mais il est vrai qu’une gestion prévisionnelle des effectifs des compétences et des emplois serait nécessaire ; je m’étais engagé dans cette voie en 1982 avec le Projet CHEOPS.

Cette nouvelle pratique croit pouvoir se dispenser de toute justification méthodologique pour fonctionner sur la seule évidence de la nécessité, jamais démontrée, de la réduction du nombre de fonctionnaires. C’est une nouveauté politique. Ainsi, la loi organique sur les lois de finances (LOLF) entrée en vigueur le 1er janvier 2006, aussi contestable qu’elle puisse apparaître aujourd’hui, comportait néanmoins ce souci de justification rationnelle, absent de la politique actuelle. Avec ses 34 missions, ses 132 programmes, ses 620 actions, ses responsables de budgets de programmes, son articulation aux structures ministérielles, ses batteries d’indicateurs, etc., la LOLF avait fait l’objet d’une présentation intelligible bien que critiquable sur de nombreux points et finalement contestable par la pratique de la « fongibilité asymétrique » des crédits (6).

Il y a eu dans l’immédiat après guerre des instances visant expressément la réduction des dépenses publiques (Commission de la Hache). La LOLF est en réalité le dernier avatar d’une tentative administrative récurrente pour réduire sous couvert de rationalisation la gestion budgétaire publique qui avait connu une notoriété particulière dans les années 1960 sous le thème de la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). Cette volonté était alors largement partagée et ses instruments faisaient l’objet de vifs débats entre spécialistes (7). De façon résumée, la RCB reposait sur une analyse de système (inspirée du plannig-programming-budgeting system américain), des budgets de programmes (analogues à ceux de la LOLF mais de caractère plus fonctionnel) et d’un programme d’études analytiques sur les questions les plus complexes (8). Elle prolongeait la vision planificatrice en vogue dans les débuts de la V° République. Elle se développa au cours des années 1970 en se dénaturant progressivement, les comportements budgétaires classiques (primauté de l’annualité budgétaire notamment) finissant par l’emporter. Il n’en resta, dans les meilleurs des cas, qu’une volonté sporadique d’évaluation des politiques publiques.

Autres temps autres mœurs. La rationalité tend aujourd’hui à être chassée de la conduite des politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget. Ces suppressions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, la suppression de centres départementaux à Météo France, de l’autonomie de la Direction des Archives de France, ce qui de l’avis général va contrarier leurs missions de service public.

Le fondement scientifique de la rationalisation de la gestion publique devient ainsi un enjeu.

2.3. L’obstacle : l’importance des personnels sous statuts

Ce qui fait obstacle à la mise en œuvre d’une politique de libéralisme renforcé, c’est l’existence en France d’une masse importante de personnels sous statuts qui échappent, pour une large part, aux lois du marché, à la marchandisation des rapports sociaux et à la contractualisation qui en sont les instruments. Il y a en France 5,2 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers (y compris, précisons-le, 15 % de non titulaires, 12 % pour la FPE, 20 % pour la FPT et 13 % pour la FPH). Le secteur public regroupe 6,4 millions de personnes et 7,2 millions occupent un emploi de service public, 1 million sont employées par des personnes morales de droit privé chargées de missions de service public. C’est une exception française : plus du quart des salariés sont en France sous statuts, ce qui constitue un obstacle majeur pour la politique libérale du gouvernement. Il a donc entrepris de supprimer cet obstacle.

La loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 par diverses mesures s’était efforcée de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » actuellement en discussion au Parlement développe, dans une grande confusion, la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme des entreprises de déstabilisation, de désagrégation, avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée, anticipée sur de nombreux points par la fonction publique territoriale. Le président de la République a fixé l’orientation de ce qu’il a appelé une « révolution culturelle », en réalité une « contre-révolution » dans son discours de Nantes du 19 septembre 2007. Le livre blanc rédigé par Jean-Ludovic Silicani rendu public en avril fixe le cadre de cette offensive régressive que l’on peut analyser de la manière suivante.

* Le contrat opposé au statut – Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, responsable devant la nation, à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers. Le choix à l’entrée entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré, proposé par le livre blanc, tourne ainsi le dos au principe d’égalité (9).

* Le métier opposé à la fonction – Le rapport Silicani propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84, et dans unez certaine mesure aussi aujourd’hui (10). La référence au métier permet l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général. Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut. Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale – Dans le livre blanc, le mérite est avancé pour mettre en accusation les structures et pratiques actuelles. D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. Ensuite, les modalités de rémunérations. Le livre blanc préconise de pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p.360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause, le principe de responsabilité et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

III. Mettre en place une stratégie de reconquête

Nous sommes aujourd’hui dans une situation meilleure qu’il y a six mois pour réagir. Défendre sans doute le service public, à travers les administrations, organismes et entreprises publiques attaqués, mais aussi en développant une stratégie offensive tant sur les valeurs que par des propositions concrètes de réformes démocratiques avec un esprit de promotion du service public comme valeur universelle, ce qui est à l’ordre du jour dans le moment historique que nous vivons.

3.1. L’opportunité d’une contre-offensive

La crise financière qui s’est profondément aggravée depuis l’automne 2008 a apporté un démenti cinglant aux ultras libéraux et à leur option totalitaire. Ce système a spectaculairement démontré qu’il était source de gaspillages insensés, d’accentuation des inégalités, d’immoralité sociale. À l’inverse de tous les discours officiels qui prévalaient jusque-là, l’intervention de l’État, les financements publics, un surcroît de réglementation, voire des nationalisations sont apparus comme autant de moyens d’urgence pour conjurer une débâcle sans précédent. Un telle conjoncture met soudainement au premier plan, comme moyens anti-crise, les services publics que la politique conduite par le Président de la République avait entrepris de démanteler. Malgré l’échec du système dont il était l’un des principaux acteurs, il entend néanmoins poursuivre sa contre-révolution. Mais le nouveau contexte lui est bien moins favorable et il ouvre, à l’inverse, de nouvelles perspectives aux défenseurs des services publics.

Dans la tourmente financière, l’existence, en France, d’un secteur public et de services publics importants a été saluée de toute part comme une chance et un moyen de s’en sortir plus efficacement que dans d’autres pays qui s’étaient engagés bien avant le nôtre dans une politique de déréglementation et de privatisation. Le service public a été largement reconnu comme un puissant « amortisseur social » de la crise. Amortisseur social concernant le pouvoir d’achat global de la population en raison de la masse et de la permanence des revenus des agents du service public en dépit de l’insuffisance de leur progression. La consommation et la production ont moins diminué dans notre pays qu’ailleurs. Amortisseur social en matière d’emploi, les fonctionnaires et les agents des entreprises et organismes publics disposant, grâce à leurs statuts, d’une garantie d’emploi les mettant à l’abri du chômage technique et des plans sociaux. Amortisseur social du fait du principe de solidarité qui préside à l’organisation de la protection sociale et des systèmes par répartition des retraites qui prévalent encore dans le service public. Amortisseur social et éthique quant à la dénonciation de l’immoralité des pratiques scandaleuses de financiers sans scrupule, bénéficiant de larges appuis politiques, indifférents à la misère des plus pauvres, ce qui souligne par là même l’atout que constitue un service public et plus spécialement une fonction publique fondée sur des principes républicains et reconnus comme modèle d’efficacité sociale et d’intégrité.

Malgré l’échec retentissant de sa politique concernant aussi bien le pouvoir d’achat que l’emploi. Malgré le désaveu apporté par la crise à ses orientations ultra-libérales, Nicolas Sarkozy a déclaré qu’il entendait poursuivre les réformes dans le même sens, appliquer une véritable « révolution culturelle » dans la fonction publique. Il s’agit là d’une démarche insensée qui doit et peut être mise en échec. Il faut faire échec à la logique d’entreprise que le pouvoir veut instaurer dans le système de santé avec le projet de loi « hôpital, patients, santé, territoires », véritable machine de destruction de l’accès aux soins pour tous. Il faut faire échec à l’idéologie managériale que le gouvernement voudrait imposer dans l’éducation et la recherche ; il doit revenir sur les suppressions massives de postes et la mastérisation ; retirer son décret sur les enseignants chercheurs. Il faut faire échec au démantèlement du statut général des fonctionnaires ; faire respecter les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité sur lesquels il est fondé ; affirmer son caractère législatif contre une contractualisation envahissante, la recherche de l’efficacité sociale contre la performance individuelle, l’intérêt général contre la rentabilité financière. Il faut faire échec aux démarches obscurantistes qui, choisissant de s’en remettre au marché, ont démantelé les administrations et les organismes que j’ai cités qui, quels qu’aient été leurs défauts, avaient vocation à évaluer et rationaliser les politiques publiques.

Le nouveau contexte instauré par la crise nous offre des possibilités nouvelles pour défendre et promouvoir la conception française du service public qui apparaît aujourd’hui comme le moyen décisif du progrès social. Il est, dans l’immédiat, un puissant moyen de lutte contre la crise et, plus généralement, un moyen essentiel pour promouvoir la démocratie politique, l’efficacité économique et la justice sociale.

3.2. Se placer sur le terrain constructif des valeurs et des propositions

L’attaque frontale du président de la République et du gouvernement contre des composantes essentielle du pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté est auusi illustrée par le livre blanc de Jean-Ludovic Silicani. Il consacre aux « valeurs » les 75 premières pages du rapport (sur 146), sans pour autant en tirer de conséquences pratiques. Au cours des dernières décennies, le domaine idéologique a été très négligé par le mouvement social (11) ; il convient donc de le réinvestir en rappelant les principes qui régissent notre conception du service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement de la fonction publique.

– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, affirmant l’égal accès des citoyens et des citoyennes aux emplois publics en fonction de leurs « vertus » et de leurs « talents » et dont nous avons tiré la conséquence que c’est par le concours que l’on accède aux emplois publics.

– le principe d’indépendance, fondé sur la distinction du grade et de l’emploi, caractéristique du système dit de la « carrière », opposé au système dit de l’ « emploi ». Le fonctionnaire est propriétaire de son grade, ce qui le protège de l’arbitraire administratif et des pressions politiques ou économiques (12). Ce principe a son origine, notamment, dans la loi sur les officiers de 1834 : le grade appartient à l’officier, l’emploi est à la disposition du roi.

– le principe de responsabilité, fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits, qui enjoint à tout agent public de rendre compte de l’exercice de sa mission et dont nous avons déduit qu’il doit disposer pour cela de la plénitude des droits du citoyen, être un fonctionnaire-citoyen et non un fonctionnaire-sujet.

La politique que tente de mettre en place le pouvoir politique doit donc être combattue idéologiquement en prenant appui sur les dispositions actuelles du statut et sur les principes qui les sous-tendent. Le président de la République s’arroge un blanc-seing, dans la fonction publique comme en d’autres domaines, pour mettre en œuvre des réformes pour lesquelles il n’a pas été mandaté. C’est pourquoi j’ai pu parler à ce sujet de forfaiture (13). Il intervient discrétionnairement en méconnaissance des dispositions constitutionnelles et statutaires sur de nombreuses questions (14).

Défendre le statut général des fonctionnaires c’est aussi défendre les droits de tous les salariés. Par analogie, ceux des agents publics qui ne sont pas sous statut mais sous différentes formes de relations contractuelles. Ceux des entreprises publiques qui ont bénéficié comme les fonctionnaires de statuts particuliers au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi ceux des salariés qui relèvent du droit commun privé. S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. C’est ainsi qu’un rapport sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme, dont j’avais été chargé en 1999, a débouché sur la proposition d’un statut, défini comme la mise en cohérence de trente et une propositions (15). Depuis, dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « statut du travail salarié ». Il y a là une voie de recherche essentielle qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire.

Enfin il convient de répondre aux nécessités actuelles et à venir de la fonction publique par des propositions de réformes améliorant le dispositif mis en place en 1983-1984, dans la lignée du statut de 1946. Le statut des fonctionnaire n’est pas un texte sacré et un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins et de l’évolution des techniques risque la sclérose. Ces propositions pourraient concerner, par exemple : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité, dont j’avais fait en 1983 une garantie fondamentale ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Le manifeste « Le service public est notre richesse » qui s’oppose à la RGPP synthétise cette démarche. Lancé par une soixantaine de personnalités de divers horizons : responsables syndicaux, anciens ministres, intellectuels et personnalités culturelles, parlementaires, dirigeants d’associations, ce texte a déjà recueilli plus de 70 000 signatures (16).

3.3. Le XXI° siècle « âge d ‘or » du service public ?

Il n’est guère besoin d’insister sur la mondialisation du capital, à l’origine de graves déséquilibres et de monstrueux gaspillages s’exprimant aujourd’hui dans une crise financière sans précédent, révélant aussi une immoralité stupéfiante dans la conduite des sociétés. On en retiendra néanmoins que ce cataclysme a conduit pour la première fois avec cette ampleur à parler de crise de système, à réunir en urgence les plus puissants de la terre pour mettre en place des politiques anti-crise plus ou moins coordonnées, à engager des crédits publics à des niveaux inconnus jusque-là, voire à envisager ou même à réaliser des nationalisations, à reconsidérer les réglementations internationales du commerce, des transferts financiers, etc. Cette masse d’interventions publiques a pour but, n’en doutons pas, d’assurer la survie d’un système en crise. Ce n’est pas une question nouvelle, j’ai écrit sur le sujet il y a une trentaine d’années Les béquilles du capital (Seuil, 1977). Cette crise est aussi la matérialisation de l’échec d’un modèle, celui du système capitaliste, et c’est aussi en même temps l’appel à l’émergence d’un autre modèle de développement et de progrès.

Si la mondialisation est apparue essentiellement jusqu’ici comme celle du capital, elle s’est également traduite par la montée au niveau mondial d’une exigence de valeurs dont, entre autres manifestations, la célébration du 60° anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a été récemment l’occasion. Certes, comme l’analyse le philosophe Marcel Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme a prospéré dans l’espace laissé libre par l’effondrement des grandes idéologies messianniques, les droits de l’homme constituent un ensemble limité et insuffisamment cohérent pour donner lieu à des règles de droit rigoureuses, ils fonctionnent sur le registre de la révolte et de la médiatisation, ils sont insuffisants pour porter des projets de société et ils peuvent même, selon l’avis du philosophe, jouer dans la sphère sociale, le rôle de régulateur que prétend jouer le marché dans la sphère économique. Il n’en reste pas moins qu’ils portent aussi l’exigence de normes juridiques, voire de juridictions, reconnues au niveau mondial pour faire respecter des valeurs à vocation universelle.

Ces considérations très générales ne sont pas séparables des processus de « mise en commun » que l’on observe dans de nombreux domaines et qui caractérisent notre époque. Je veux parler bien sûr de la nécessaire protection de l’écosystème mondial. Mais aussi de la mondialisation de nombreux domaines de l’activité humaine : les télécommunications, le contrôle aérien, la météorologie. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans l’échange international des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent par comparaison, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà des manifestations du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit au sens qu’envisageait Emmanuel Kant qui dans son ouvrage Projet pour la paix perpétuelle, écrit en 1795 évoquait « Le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre ». Il établissait par là l’étroite liaison existant entre le droit à la possession indivise de la terre par l’ensemble du genre humain et l’affirmation individuelle de la citoyenneté, aujourd’hui essentiellement définie sur une base nationale, mais dont les dimensions universelles s’affirment à notre époque dans le processus de mondialisation. Il poursuivait ainsi : « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre », d’où, selon lui, le devoir d’hospitalité, et pour nous sans doute une nouvelle manière de considérer les flux migratoires.

Les conséquences de ce nouveau contexte sont considérables. Pour la question qui nous occupe, elles sont particulièrement importantes. Elles conduisent à donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que nous désignons par les expressions telles que « mises en commun », « valeurs universelles », « patrimoine commun de l’humanité », « biens à destination universelle » selon Vatican II, ou encore avec Edgar Morin « Terre-Patrie », ou le « Tout-Monde » des écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, qui viennent de s’exprimer récemment à l’occasion des mouvements sociaux de la Guadeloupe dans un beau texte publié par l’Humanité, intitulé « Manifeste pour les produits de haute nécessité » (17), etc. Je m’en tiendrai aux conséquences que nous pouvons envisager dans deux domaines qui nous sont familiers en France et en rapport direct avec notre sujet : le secteur public et le service public.

La conscience émergente d’un intérêt général du genre humain pose nécessairement la question de la base matérielle, de la propriété publique, peut être plus exactement de l’appropriation sociale nécessaire pour traduire la destination universelle de certains biens, des biens publics. Je pense évidemment d’abord au traitement de l’eau dont il est évident aujourd’hui qu’il doit être mis au service de toutes les populations de la terre, où qu’elles se situent. Mais pourquoi ce qui est vrai et assez généralement admis pour ce qui concerne la ressource eau ne le serait pas pour bien d’autres ressources du sol et du sous-sol. Est-il admissible, à notre époque, que les gisements pétroliers ou d’uranium, par exemple, soient appropriés par les seuls possesseurs de la surface du sol sur lesquels s’exerce une souveraineté que seuls les mouvements contingents de l’histoire ont déterminée ? Le raisonnement vaut a fortiori pour nombre de services tels que ceux qui ont été évoqués précédemment. Il nous faut donc réfléchir et proposer des appropriations mondiales ou internationales correspondant à ces nécessités de notre temps.

La nécessité d’une propriété publique étendue au niveau mondial va de pair avec celle qui doit conduire à définir des services publics à ce niveau. On n’imagine pas que le contrôle aérien puisse être abandonné aux règles du marché ; que les compagnies aériennes privées pourraient s’en remettre à la « main invisible » ou à la « concurrence libre et non faussée » pour déterminer les niveaux de vol ou les couloirs de circulation. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir et c’est dans le cadre de cette hypothèse que nous devons placer nos réflexions et nos propositions. Des services publics industriels et commerciaux correspondant à la gestion des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques. Des services administratifs relatifs à la production de services techniques : les télécommunications, certains transports, l’activité météorologique et spatiale, de nombreux domaines de la recherche scientifique, des services d’assistance médicale. Des services essentiellement administratifs organisant la coopération des pouvoirs publics nationaux et internationaux dans de multiples domaines : la sûreté sous de multiples aspects (la lutte contre les trafics de drogues, les agissements mafieux, les actions terroristes, la répression des crimes de droit commun), la recherche d’économies d’échelle, la suppression des doubles emplois, la réglementation des différentes formes de coopération dans toutes les catégories administratives.

Ce sont toutes ces réflexions qui me permettent de parler du XXI° siècle comme « l’âge d’or » potentiel du service public au niveau mondial, ce qui ne constitue en rien une négation des niveaux national et continental, en l’espèce pour ce qui nous concerne, européen. Défendre les services publics aujourd’hui durement attaqués, bien sûr, mais c’est avant tout dans cette perspective que nous devons nous placer pour agir.

 

(1) On trouvera de nombreux textes développant cette partie sur mon blog : http://www.anicetlepors.blog.lemonde.fr
(2) Rapport annuel sur l’état de la fonction publique 2006-2007, la Documentation française, 2007.
(3) Voir le texte de J. Fournier « À propos des effectifs de la fonction publique » du 17 février 2008 sur son blog : http://jacquesfournier.blog.lemonde.fr
(4) Centre d’analyse stratégique, La note de veille, Quelles évolutions de l’emploi public dans les pays développés ?, n° 96, avril 2008.
(5) La baisse est de 5,8 % selon le FMI, de 8,4 % selon l’INSEE.
(6) C’est sans doute en raison de cette présentation formellement rationnelle qu’en dépit de nombreuses réserves, la LOLF avait été adoptée sans opposition au Parlement.
(7) Au point que la RCB fut traduite par « Révolution cubaine au budget » à la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances pendant les évènements de 1968.
(8) C’est dans le cadre de ce programme que j’ai conduit l’étude Immigration et développement économique et social, Rapports interministériels, La Documentation française, 1976.
(9) Il y a des précédents : le pdg de La Poste Jean-Paul Bailly n’a-t-il pas annoncé (Le Figaro, 25 octobre 2007) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ?
(10) Dans un article de la Gazette des communes du 26 janvier 2009, intitulé « En 2009, la FTP à l’avant-garde de la FPE », Olivier Schrameck, qui était conseiller technique au cabinet de Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur lors de l’élaboration du statut de la fonction publique territoriale, n’hésite donc pas à proposer la FPT comme modèle pour l’ensemble de la fonction publique. Le dossier de la Gazette des communes était cependant intitulé : « Les 25 ans de la FPT, l’histoire d’une réussite ».
(11) Voir notamment la faiblesse sinon l’inexistence des initiatives marquant le 60° anniversaire du statut de 1946.
(12) Une étude du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) énumère ainsi les caractères respectifs des fonctions publiques de carrière et d’emploi et les dominantes dans certains pays :
* Fonction publique de carrière : nomination unilatérale du fonctionnaire et/ou contrat de droit public – recrutement en début de carrière – exigences légales de qualification ou de diplômes pour des carrières spécifiques – reconnaissance limitée de l’expérience professionnelle acquise dans le secteur privé – système de rémunération statutaire par avancement selon l’ancienneté – emploi à vie – code de bonne conduite comprenant des règles de discipline spécifiques – processus de travail reposant davantage sur les procédure que sur les objectifs – accent mis sur la fidélité, l’impartialité et le respect de la règle de droit – régimes de pension de retraite spécifiques. (Belgique, Espagne, France, Grèce, Portugal).
* Fonction publique d’emploi : relation contractuelle fondée en partie sur le droit commun du travail – quelle que soit la position, le recrutement est toujours pour un emploi spécifique – reconnaissance de l’experience professionnelle acquise dans le secteur privé – facilité de mobilité – absence de principe de l’ancienneté pour la détermination de la rémunération – système de promotion non formalisé – absence de l’emploi à vie – absence d’un régime spécifique de pension – gestion par la performance avec accords sur les objectifs à atteindre. (Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède).
CNFPT – Les fonctions publiques locales dans les 25 pays de l’Union européenne, Dexia, 2006.
(13) A. Le Pors, « La révolution de la fonction publique est une forfaiture », Le Monde, 26 septembre 2007.
(14) A. Le Pors, « Les fonctionnaires, citoyens de plein droit », Le Monde, 1er février 2008.
(15) A. Le Pors, Rapport sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme, La Documentation française, 1999.
(16) Pour tout contact : contact@service-public-notre-richesse.fr.
Pour signer en ligne : http://service-public-notre-richesse.fr
(17) L’Humanité, 17 février 2008.

A propos des effectifs de la fonction publique – Jacques Fournier, 17 février 2008

Sur le blog de Jacques Fournier

http://jacquesfournier.blog.lemonde.fr

 

Jacques Fournier, conseiller d’État honoraire a été Secrétaire général du Gouvernement, Président de Gaz de France et de la SNCF et du Centre européen des entreprises publiques

Selon le discours gouvernemental il y aurait en France plus de fonctionnaires
que dans les autres pays et il en résulterait une charge excessive pour les
ressources de la nation. Le gouvernement serait donc fondé à en réduire le
nombre, ce qui justifierait l’édiction de la norme de non remplacement d’un
fonctionnaire partant à la retraite sur deux et son maintien contre vents et
marées dans la période de crise que nous traversons.
« On ne peut pas continuer à embaucher parce que la France vit au-dessus de ses
moyens.Si on remplace tout le monde qui part à la retraite on ne pourra pas
réduire les déficits.. Si nous ne remplaçons pas pendant cinq ans un
fonctionnaire sur deux qui part à la retraite, on reviendra au niveau de la
Fonction publique de 1992. Monsieur Mitterrand était président de la République,
je ne sache pas à ma connaissance qu’en 1992 la France était sous-administrée »

(Nicolas Sarkozy, intervention télévisée du 5 février 2009).
Cette présentation est, à plusieurs égards, particulièrement réductrice de la
réalité à laquelle elle prétend s’appliquer.

I – L’idée sous jacente est qu’un niveau relativement élevé de fonction publique
est pour la France un luxe qu’elle ne peut se permettre car il serait « au dessus
de ses moyens ».
De fait, dans le modèle de pensée dominant en matière économique, on a
tendance à ne pas considérer comme productives les activités non marchandes,
mises en ocuvre par les agents publics et financées par les prélèvements
obligatoires. Elles sont vues comme faisant peser sur l’économie du pays une
charge qu’il conviendrait de limiter dans toute la mesure du possible.
« Moins il y a d’agents publics, mieux on se porte » pourrait être l’axiome de
l’approche libérale en ce domaine.
Il n‘était pourtant pas nécessaire d’attendre la survenance de la crise actuelle
pour se rendre compte de l’absurdité de cette vision des choses.
Tout autant que les activités marchandes, les administrations, les services
publics, procurent des avantages à la population et contribuent à la richesse du
pays.
L’état de santé, le niveau d’éducation sont des facteurs essentiels du
développement. Ce sont des agents publics qui y contribuent pour l’essentiel et
il faut bien les payer. Qu’on m’excuse d’énoncer ici ces évidences. Mais elles
sont trop souvent occultées.
Il est légitime de contrôler le bon usage de l’argent public et de chercher à
limiter les gaspillages, y compris en mettant fin à des sureffectifs.
Mais le recrutement d’agents publics n’est pas un gaspillage en soi.
Le fonctionnaire n’est pas la danseuse des pouvoirs publics. Il est un
instrument indispensable à l’exercice de leurs missions.
On ne peut parler des effectifs de la fonction publique sans prendre en
considération le rôle que l’on assigne à l’Etat et la qualité des services que l’on
attend de lui.

II – Il est souhaitable lorsque l’on traite de cette question des effectifs, et
surtout si l’on veut faire des comparaisons internationales, d’en prendre une
vision globale, à l’échelle du pays et de l’ensemble des activités qui s’inscrivent
dans l’action publique.
Chacun sait qu’il existe en France trois fonctions publiques ( de l’Etat,
territoriale, hospitalière) et que tous les agents publics ne sont pas
fonctionnaires. Si l’on additionne toutes ces catégories on arrive à un total
légèrement supérieur à 5 millions de personnes en 2005 ( 5.122.000), soit 21% de
l’emploi total ( source Jean-Ludovic Silicani, livre blanc sur l’avenir de la fonction
publique, avril 2008).
Premier point de comparaison, qui pourra surprendre : le total de l’emploi
public au Royaume Uni, là encore toutes catégories confondues, est en 2006 de
5.787.000 personnes soit légèrement supérieur, pour une population du pays
comparable à celle de la France (source Service public, le mensuel du ministère
français de la fonction publique, n° 131, octobre-novembre 2007). En dépit de 11
années de thatchérisme nos voisins d’outre Manche ont donc conservé un
niveau d’emploi public très proche du nôtre.
Une autre étude confirme cette constatation. Elle émane elle aussi d’un service
officiel, le centre d’analyse stratégique, (dernier avatar de feu le commissariat
général du Plan) dont la « note de veille » n° 96, d’avril 2008, est intitulée «
Quelles évolutions de l’emploi public dans les pays développés ». On y compare,
pour l’année 2006, le total des emplois dans les administrations publiques (c’est à
dire l’ensemble des activités financées par les prélèvements obligatoires) aux
effectifs de la population du pays. Le taux obtenu pour la France (93 pour 1000)
la situe, selon les auteurs de l’étude, dans une « moyenne haute », à peu près à
égalité avec le Royaume Uni , un peu au dessous du Canada ( plus de cent) et
presque à équidistance entre le pays où l’emploi public est le moins développé (
Japon, 41 pour 1000) et celui où il l’est le plus ( Danemark, 154 pour 1000).
Le niveau de l’emploi public en France n’a donc rien d’aberrant. C’est celui
d’un pays où les missions des collectivités publiques sont relativement
développées sans pourtant atteindre l’intensité qu’elles connaissent dans les
pays nordiques.
Ce qui par contre différencie la France c’est d’abord le fait que, à l’intérieur de
cet ensemble, la part des agents soumis au statut de la fonction publique est
plus importante qu’ailleurs. Ils représentent les trois quarts du total alors que
dans beaucoup d’autres pays une minorité d’entre eux sont soumis à un statut
spécifique. Au Royaume Uni, par exemple, les « civil servants » proprement dits
sont un peu plus de 500 .000, soit 10% environ du total, ce qui ne signifie
évidemment pas que la rémunération des 90 autres ne pèse pas sur les finances
publiques ou qu’ils seraient privés de garanties.
L’autre particularité française est que dans leur évolution récente, c’est à dire
au cours des 15 dernières années ( et, soit dit en passant sous les
gouvernements de droite comme de gauche) les effectifs ont continué à croitre,
alors que dans beaucoup d’autres pays des programmes de réduction étaient mis
en place. Certains d’entre eux (Royaume Uni, Canada, Nouvelle Zélande) se sont
d’ailleurs aperçu qu’ils étaient sans doute allés trop loin dans ce domaine : leurs
effectifs ont recommencé à croitre depuis quelques années (même source).

III – Quand Nicolas Sarkozy annonce qu’il entend ramener les effectifs à ce
qu’ils étaient au début des année 90, lors du second septennat de François
Mitterrand, la justesse de cette affirmation est doublement discutable.
La norme du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux ne s’applique en
effet qu’à la fonction publique de l’Etat. Or c’est celle dont les effectifs ont le
moins augmenté au cours des quinze dernières années : +7.5% entre 1994 et 2005
selon le rapport Silicani, contre + 31% au cours de la même période pour la
fonction publique territoriale et + 16% pour la fonction publique hospitalière.
Pendant les mêmes années l’emploi total en France (salariés + non salariés) a
augmenté de 12,6 %.
Si l’on ne considère que la fonction publique de l’Etat le calcul de notre
Président est exact en valeur absolue : les non remplacements vont sans doute
au bout de quelques années faire revenir le nombre des agents publics de l’Etat
au niveau de ce qu’il pouvait être en 1992. Mais il est faux en valeur relative : la
part de la fonction publique d’Etat dans l’emploi total, lequel s’est développé
entre temps, comme il est normal dans un pays en croissance, a d’ores et déjà
diminué d’un demi point. Elle diminuera d’un nouveau demi point si la norme
continue à s’appliquer. La France sera donc bien, sinon sous-administrée, en
tous cas moins-administrée, au niveau de l’Etat (et notamment pour ce qui est
de l’éducation nationale) , qu’elle ne l’était du temps de François Mitterrand.
Si l’on considère l’emploi public pris dans son ensemble la perspective est
évidemment différente. La norme de non remplacement ne s’applique ni aux
collectivités territoriales ni aux établissements hospitaliers. Dans ces deux
directions le gouvernement va certes s’efforcer de mettre en œuvre d’autres
moyens d’action : rationnement des ressources fiscales du côté des collectivités
territoriales, nouvelle loi en préparation pour les hopitaux. Cela risque de faire
quelques dégâts. Mais on voit mal, et pour ma part je m’en félicite, qu’il soit
possible de revenir complètement sur les évolutions enrégistrées dans ces deux
secteurs.

IV – En cette période de crise, où les dogmes qui hier encore paraissaient
intangibles sont remis en cause un peu partout, l’entêtement des pouvoirs
publics français à maintenir le cap en ce domaine me paraît particulièrement
regrettable.
Ce n’est pas l’effet mécanique du maintien de 30.000 emplois dans la fonction
publique qui est en cause. Il ne peut être, en tout état de cause, qu’assez
limité, encore que l’impact sur les débouchés offerts aux jeunes, l’une des
principale préoccupationn du moment, ne soit pas nul.
Par contre, sur le plan du symbole, la question est d’importance.
Le gouvernement s’est empêtré dans une contradiction : d’un coté il admet la
nécessité d’un plan de relance et s’apprète, sans encore le dire expressément,
à y inclure des mesures de soutien de la consommation ; d’un autre côté il veut
montrer sa volonté de poursuivre les « réformes » qui devront dans son esprit
rester pour les générations futures la marque du présent septennat.
Le malheur veut que ces « réformes » soient pour une grande part de la
catégorie de celles qui sont de nature à aggraver les effets de la crise plutôt
qu’à les contrecarrer.
On s’aperçoit aujourd’hui que le modèle social français, si décrié pendant la
campagne présidentielle, constitue un amortisseur utile du ralentissement
économique et que la dépense publique peut avoir un effet anticyclique.
Plus largement on prend de nouveau conscience du rôle que peuvent jouer les
services publics dans l’offre d’un nouveau modèle de développement
Dans ce contexte un infléchissement intelligent de la politique
gouvernementale devrait être de réorienter le travail entrepris dans le cadre
de la RGPP :
– maintenir les réductions d’effectif là où, résultant d’une meilleure
organisation, elles peuvent être opérées sans qu’il en nuise à la qualité des
services offerts à la population ;
– redéployer ailleurs les emplois ainsi récupérés de façon à améliorer le
service rendu là où il est aujourd’hui insuffisant : on n’aura à cet égard que
l’embarras du choix.
Tout laisse penser, malheureusement que ce ne sera pas la solution mise sur
table lors des conversations sociales qui vont s’ouvrir demain.

 

 

Le XXI° siècle sera celui du service public – Forum des États généraux sur les services publics – Marseille 16 février 2008

 

 

 

16-02-09-cloture-etats-generaux-paca-007.1234907808.jpgÉtats généraux de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur
Quel avenir pour les services publics de nos territoires ?

Intervention et conclusion

 

Dans son ouvrage Projet pour la paix perpétuelle, écrit en 1795, Emmanuel Kant évoque « Le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre ». Il établit par là l’étroite liaison existant entre le droit à la possession indivise de la terre par l’ensemble du genre humain et l’affirmation individuelle de la citoyenneté, aujourd’hui essentiellement définie sur une base nationale, mais dont les dimensions universelles s’affirment à notre époque dans le processus de mondialisation qui n’est pas seulement celle du capital.

 

J’ai choisi ce point de départ quelque peu philosophique car il me semble désigner le service public comme lieu privilégié des dialectiques de notre temps entre : intérêts particuliers et intérêt général, individu et société, propriété privée et propriété publique, usager et fonctionnaire. C’est à ce niveau, me semble-t-il, qu’il faut situer notre réflexion sur l’actualité du service public, son rôle dans la crise de système, sa vocation à l’universalité que j’ai formulée lors de la journée du 6 mai 2008, ici même à Marseille : « Le XXI° siècle peut et doit être l’ « âge d’or » du service public, et la France en raison de son histoire et de son expérience peut y contribuer de manière éminente ». Nous sommes par ailleurs dans la perspective proche des élections pour le renouvellement du Parlement européen, où ne manquera pas d’être évoquée la question des services publics.

 

Les services publics dans la mondialisation

 

Il n’est guère besoin d’insister sur la mondialisation du capital, à l’origine de graves déséquilibres et de monstrueux gaspillages s’exprimant aujourd’hui dans une crise financière sans précédent, révélant aussi une immoralité stupéfiante dans la conduite des sociétés. On en retiendra néanmoins que ce cataclysme a conduit pour la première fois avec cette ampleur à parler de crise de système, à réunir en urgence les plus puissants de la terre pour mettre en place des politiques anti-crise plus ou moins coordonnées, à engager des crédits publics à des niveaux inconnus jusque-là, voire à envisager ou même à réaliser des nationalisations, à reconsidérer les réglementations internationales du commerce, des transferts financiers, etc. Cette masse d’interventions publiques a pour but, n’en doutons pas, d’assurer la survie d’un système en crise. Ce n’est pas un phénomène nouveau, je l’avais analysé il y a une trentaine d’années dans un livre intitulé Les béquilles du capital. Mais cette crise est aussi la matérialisation de l’échec d’un modèle, celui du système capitaliste, et c’est aussi en même temps l’appel à l’émergence d’un autre modèle de développement et de progrès.

 

Si la mondialisation est apparue essentiellement jusqu’ici comme celle du capital, elle s’est également traduite par la montée au niveau mondial d’une exigence de valeurs dont, entre autres manifestations, la célébration du 60° anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a été récemment l’occasion. Certes, comme l’analyse le philosophe Marcel Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme a prospéré dans l’espace laissé libre par l’effondrement des grandes idéologies messianniques, les droits de l’homme constituent un ensemble limité et insuffisamment cohérent pour donner lieu à des règles de droit rigoureuses, ils fonctionnent sur le registre de la révolte et de la médiatisation, ils sont insuffisants pour porter des projets de société et ils peuvent même, selon l’avis du philosophe, jouer dans la sphère sociale, le rôle de régulateur que prétend jouer le marché dans la sphère économique. Il n’en reste pas moins qu’ils portent aussi l’exigence de normes juridiques, voire de juridictions, reconnues au niveau mondial pour faire respecter des valeurs à vocation universelle.

 

Ces considérations très générales ne sont pas séparables des processus de « mise en commun » que l’on observe dans de nombreux domaines et qui caractérisent notre époque. Je veux parler bien sûr de la nécessaire protection de l’écosystème mondial. Mais aussi de la mondialisation de nombreux domaines de l’activité humaine : les télécommunications, le contrôle aérien, la météorologie. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans l’échange international des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent par comparaison, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà des manifestations du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit au sens qu’envisageait Emmanuel Kant qui ajoutait dans le paragraphe précité, que « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre », d’où, selon lui, le devoir d’hospitalité, et pour nous sans doute une nouvelle manière de considérer les flux migratoires.

 

Les conséquences de ce nouveau contexte sont considérables. Pour la question qui nous occupe, elles sont particulièrement importantes. Elles conduisent à donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que nous désignons par les expressions telles que « mises en commun », « valeurs universelles », « patrimoine commun de l’humanité », « biens à destination universelle » selon Vatican II, ou encore avec Edgar Morin « Terre-Patrie », ou le « Tout-Monde » des écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, etc. Je m’en tiendrai aux conséquences que nous pouvons envisager dans deux domaines qui nous sont familiers en France et en rapport direct avec notre sujet : le secteur public et le service public.

 

La conscience émergente d’un intérêt général du genre humain pose nécessairement la question de la base matérielle, de la propriété publique, peut être plus exactement de l’appropriation sociale nécessaire pour traduire la destination universelle de certains biens, des biens publics. Je pense évidemment d’abord au traitement de l’eau dont il est évident aujourd’hui qu’il doit être mis au service de toutes les populations de la terre, où qu’elles se situent. Mais pourquoi ce qui est vrai et assez généralement admis pour ce qui concerne la ressource eau ne le serait pas pour bien d’autres ressources du sol et du sous-sol. Est-il admissible, à notre époque, que les gisements pétroliers ou d’uranium, par exemple, soient appropriés par les seuls possesseurs de la surface du sol sur lesquels s’exerce une souveraineté que seuls les mouvements contingents de l’histoire ont déterminée ? Le raisonnement vaut a fortiori pour nombre de services tels que ceux qui ont été évoqués précédemment. Il nous faut donc réfléchir et proposer des appropriations mondiales ou internationales correspondant à ces nécessités de notre temps.

 

La nécessité d’une propriété publique étendue au niveau mondial va de pair avec celle qui doit conduire à définir des services publics à ce niveau. On n’imagine pas que le contrôle aérien puisse être abandonné aux règles du marché ; que les compagnies aériennes privées pourraient s’en remettre à la « main invisible » ou à la « concurrence libre et non faussée » pour déterminer les niveaux de vol ou les couloirs de circulation. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir et c’est dans le cadre de cette hypothèse que nous devons placer nos réflexions et nos propositions. Des services publics industriels et commerciaux correspondant à la gestion des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques. Des services administratifs relatifs à la production de services techniques : les télécommunications, certains transports, l’activité météorologique et spatiale, de nombreux domaines de la recherche scientifique, des services d’assistance médicale. Des services essentiellement administratifs organisant la coopération des pouvoirs publics nationaux et internationaux dans de multiples domaines : la sûreté sous de multiples aspects (la lutte contre les trafics de drogues, les agissements mafieux, les actions terroristes, la répression des crimes de droit commun), la recherche d’économies d’échelle, la suppression des doubles emplois, la réglementation des différentes formes de coopération dans toutes les catégories administratives.

 

Ce sont toutes ces réflexions qui me permettent de parler du XXI° siècle comme « l’âge d’or » potentiel du service public au niveau mondial, ce qui ne constitue en rien une négation des niveaux national et continental, en l’espèce pour ce qui nous concerne, européen.

 

Les services publics dans la construction européenne

 

C’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimente aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme.

 

La traduction juridique de cette démarche avait conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne. De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 93 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui s’est substitué au précédent dans le traité de Lisbonne, au sujet d’aides relatives au « remboursement de servitudes inhérentes à la notion de service public » dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 106, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique, sociale et territoriale » figure, par ailleurs, à l’article 174.

 

On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz. Enfin, la Cour de justice des communautés européennes a admis que les aides accordées en compensation d’obligations de service public et dont le montant ne dépasse pas ce qui est nécessaire à l’exécution des missions de service public ne sont pas interdites (CJCE, Altmark, 24 juillet 2003).

 

Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement ¬respecté.

 

Il y a cependant dans les traités eux-mêmes des points d’appuis pour argumenter en faveur de services publics européens. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne constitutif avec le traité sur l’Union européenne du traité de Lisbonne, associe dans son article 14, valeurs communes et services d’intérêt économique général dans les termes suivants : « Sans préjudice de l’article 4 du traité sur l’Union européenne et des articles 93, 106 et 107 du présent traité, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, l’Union et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

 

Par ailleurs, je veux rappeler les termes de l’articles 345 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne auxquels il est fait trop peu référence à mon goût : « Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les états membres. » C’est là la reconnaissance explicite de la réalité de la propriété publique et, partant, de son extension possible, y compris dans le contexte actuel.

 

Il est donc possible de faire progresser les notions de service public et de secteur public au sein de l’Union européenne. Il reste que la conception dominante au sein de cette Union est bien éloignée de ce que nous pourrions souhaiter et que je pense que cela a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, La Commission européenne a refusé d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive. L’action doit donc se poursuivre.

 

Face à la crise, le service public plus utile que jamais

 

La crise financière qui s’est profondément aggravée depuis l’automne 2008 a apporté un démenti cinglant aux ultras libéraux et à leur option totalitaire. Ce système a spectaculairement démontré qu’il était source de gaspillages insensés, d’accentuation des inégalités, d’immoralité sociale. À l’inverse de tous les discours officiels qui prévalaient jusque-là, l’intervention de l’État, les financements publics, un surcroît de réglementation, voire des nationalisations sont apparus comme autant de moyens d’urgence pour conjurer une débâcle sans précédent. Un telle conjoncture met soudainement au premier plan, comme moyens anti-crise, les services publics que la politique conduite par le Président de la République avait entrepris de démanteler. Malgré l’échec du système dont il était l’un des principaux acteurs, il entend néanmoins poursuivre sa contre-révolution. Mais le nouveau contexte lui est bien moins favorable et il ouvre, à l’inverse, de nouvelles perspectives aux défenseurs des services publics.

 

Dans la tourmente financière, l’existence, en France, d’un secteur public et de services publics importants a été saluée de toute part comme une chance et un moyen de s’en sortir plus efficacement que dans d’autres pays qui s’étaient engagés bien avant le nôtre dans une politique de déréglementation et de privatisation. Le service public a été largement reconnu comme un puissant « amortisseur social » de la crise. Amortisseur social concernant le pouvoir d’achat global de la population en raison de la masse et de la permanence des revenus des agents du service public en dépit de l’insuffisance de leur progression. La consommation a moins diminué dans notre pays qu’ailleurs. Amortisseur social en matière d’emploi, les fonctionnaires et les agents des entreprises et organismes publics disposant, grâce à leurs statuts, d’une garantie d’emploi les mettant à l’abri du chômage technique et des plans sociaux. Amortisseur social du fait du principe de solidarité qui préside à l’organisation de la protection sociale et des systèmes par répartition des retraites qui prévalent encore dans le service public. Amortisseur social et éthique quant à la dénonciation de l’immoralité des pratiques scandaleuses de financiers sans scrupule, bénéficiant de larges appuis politiques, indifférents à la misère des plus pauvres, ce qui souligne par là même l’atout que constitue un service public et plus spécialement une fonction publique fondée sur des principes républicains et reconnus comme modèle d’efficacité sociale et d’intégrité.

 

Malgré l’échec retentissant de sa politique concernant aussi bien le pouvoir d’achat que l’emploi. Malgré le désaveu apporté par la crise à ses orientations ultra-libérales, Nicolas Sarkozy a déclaré qu’il entendait poursuivre les réformes dans le même sens, appliquer une véritable « révolution culturelle » dans la fonction publique. Il s’agit là d’une démarche insensée qui doit et peut être mise en échec. Il faut faire échec à la logique d’entreprise que le pouvoir veut instaurer dans le système de santé avec le projet de loi « hôpital, patients, santé, territoires », véritable machine de destruction de l’accès aux soins pour tous. Il faut faire échec à l’idéologie managériale que le gouvernement voudrait imposer dans l’éducation et la recherche ; il doit revenir sur les suppressions massives de postes et la mastérisation ; retirer son décret sur les enseignants chercheurs. Il faut faire échec au démantèlement du statut général des fonctionnaires ; faire respecter les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité sur lesquels il est fondé ; affirmer son caractère législatif contre une contractualisation envahissante, la recherche de l’efficacité sociale contre la performance individuelle, l’intérêt général contre la rentabilité financière. Il faut faire échec aux démarches obscurantistes qui, choisissant de s’en remettre au marché, ont démantelé les administrations et les organismes qui, quels qu’aient été leurs défauts, avaient vocation à évaluer et rationaliser les politiques publiques, comme le Commissariat général du Plan, le Conseil national d’évaluation ou le Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics. Il faut faire échec à la marchandisation du secteur public par des privatisations inconsidérées, et la soumission à des critères de rentabilité tournant le dos à la satisfaction des besoins fondamentaux de la société.

 

Le nouveau contexte instauré par la crise nous offre des possibilités nouvelles pour défendre et promouvoir la conception française du service public qui apparaît aujourd’hui comme le moyen décisif du progrès social et de l’efficacité économique. La France a forgé au cours des siècles une conception qui affirme que l’intérêt général est une notion éminente qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers et que le service public en est le vecteur principal en raison des principes sur lesquels il est fondé. Il est, dans l’immédiat, un puissant moyen de lutte contre la crise et, plus généralement, un moyen essentiel pour promouvoir la démocratie politique, l’efficacité économique et la justice sociale.

16-02-09-cloture-etats-generaux-paca-004.1234910928.jpgIntervention de conclusion

Je voudrais surtout répondre à l’intervention de Bernard Morel, mais préalablement faire trois remarques.

Premièrement, je veux relever que la mobilité évoquée par un intervenant est pour moi une question importante. Rappeler que j’ai introduit en 1983 à l’article 14 du titre premier du statut général des fonctionnaires, la mobilité comme garantie fondamentale des fonctionnaires ; comme garantie et non comme obligation.

Deuxièmement, j’ai bien entendu l’intervention sur la place des usagers dans le service public, mais je voudrais qu’il soit clair que les 7,2 millions de fonctionnaires et agents publics qui travaillent dans le service public sont aussi des usagers et qu’il y aurait un risque démagogique à accréditer l’idée qu’il y aurait d’une part les fonctionnaires et en face des usagers. Mai cela ne constitue pas une contestation des idées qui ont été émises sur le sujet par la personne qui est intervenue.

Troisièmement, je ne vais peut être pas me faire que des amis, mais je veux rappeler quand même que les atteintes au service public n’ont pas commencé en 2007, ni en 2002 … Il devra y avoir le moment venu un inventaire … On ne peut avancer sainement dans la promotion du service public que si l’on a préalablement purgé le passé…

J’en viens à mes réponses aux questions très pertinentes posées par Bernard Morel et qui sont dans l’opinion publique. Il a posé des questions ouvertes, mais il m’a semblé pencher dans un certain sens, je voudrais pencher dans l’autre sens.

1/ Sur l’idée selon laquelle notre conception du service public serait aujourd’hui déterminée par celle du Conseil national de la résistance (CNR) et la théorie de l’État providence

Je veux rappeler que la tradition française du service public est très ancienne. Sans remonter à Philippe Le Bel comme je l’ai fait à Aix la semaine dernière, il me faut évoquer l’École française du service public de la fin du XIX° siècle et du début du XX° qui a établi les bases théoriques de notre conception actuelle. Je ne partage pas l’opinion de Bernard Morel qui oppose l’intérêt général au principe d’égalité. Le premier relèverait de l’être ensemble et le second serait marqué par l’option de classe du CNR. Intérêt général et principe d’égalité sont consubstantiels l’un à l’autre. L’intérêt général est subsidiaire du principe d’égalité en droit administratif pour apporter à des situations identiques des solutions différentes par des actions positives au nom de l’intérêt général. Le principe d’égalité est bien évidemment inclu dans l’intérêt général. Il ne faut pas confondre dit-il, par ailleurs, intérêt général et rôle de l’État. Bien sûr, cela dit l’État est bien le siège de sa définition. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dit que la loi est l’expression de la volonté générale et que tous les citoyens et citoyennes doivent concourir à son expression. C’est là que se forme la définition de l’intérêt général à un moment donné et c’est le Parlement représentatif de la communauté des citoyens qui vote les lois.

2/ Sur l’idée selon laquelle l’État ne serait pas le seul garant de l’intérêt général, qu’il y aurait aussi les collectivités territoriales et l’Europe.

Cette idée m’apparaît erronée et dangereuse. Erronée car la définition de l’intérêt général ne peut émaner que d’une personne morale dotée de souveraineté. Seul l’État-nation présente aujourd’hui encore ce caractère. Les régions comme les autres collectivités territoriales s’administrent librement selon l’article 72 de la Constitution, mais dans le cadre de la loi nationale. Elles participent, en tant que collectifs de citoyens à la définition de l’intérêt général, mais seul l’État en est le garant. Et si des délégations de compétences ont été consenties vis-à-vis de l’Union européenne, celle-ci n’exerce pas, ou du moins pas encore, de souveraineté sur la France. Peut-on imaginer qu’un jour il y ait une définition régionale du Statut général des fonctionnaires ? Une expérimentation régionale de la loi comme le proposait Raffarin ? Ce serait une remise en cause des fondements mêmes de la République. C’est, à mon avis, une idée dangereuse, car elle tend à « gommer », comment tentent de le faire le gouvernement et les instances européennes, le niveau national au profil des niveaux infra et supranationaux. C’est pour moi inadmissible. Par ailleurs, Bernard Morel soutient qu’il ne faut pas identifier les fonctionnaires à l’intérêt général, mais qui le soutient ? N’y a-t-il pas là un risque, même si ce n’est pas son intention, que cette remarque apparaisse comme l’expression d’un conflit entre l’intérêt des fonctionnaires et l’intérêt général ? Une idée, aussi sincère soit-elle, doit être replacée dans le contexte politique où elle s’exprime, c’est la responsabilité de chacun d’entre nous.

3/ Sur l’identité entre service public et délégation de service public.

Je veux encore rappeler que l’idée selon laquelle une entreprise privée pourrait être chargée d’une mission de service public date de la fin du XIX° et du début du XX° siècle. Ce n’est donc pas une découverte. Mais cette reconnaissance sur une entreprise n’est pas transposable à l’ensemble du service public. Les points de vue micro et macroéconomiques ne doivent pas être confondus. Le développement de la délégation de service public marque aujourd’hui un développement de la contractualisation, du conventionnement avec établissement de cahiers des charges qui n’assurent jamais un réel équilibre entre les parties, qui développent la bureaucratie et doivent être révisés fréquemment. Alors qu’à l’origine le service public était strictement défini par la loi, on ne peut aujourd’hui être indifférent au recul de la loi devant le contrat. Dans le même esprit, Bernard Morel dit qu’il ne faut pas confondre service public, politiques publiques et financements publics. Bien sûr, mais là encore qui le soutient ? Il reste que le service public doit être essentiellement financé par l’impôt, même s’il existe d’autres sources de financement, et même les prix, comme sur le marché. C’est là une question d’équilibre, et tout mettre sur le même plan n’aide pas à clarifier la situation.

4/ Sur le variabilité du champ du service public.

Je suis d’accord avec Bernard Morel pour considérer que ni l’intérêt général ni le service public ne sont donnés une fois pour toutes. Ce serait une conception dogmatique, car ces notions sont éminemment politiques et donc dépendent de la conception que l’on en a au fil de l’histoire. D’accord aussi pour dire que l’intérêt général est un concept plus vaste que celui de service public qui en est cependant le vecteur principal. Mais je voudrais dire mon expérience à ce sujet de ce qu’on appelle parfois la « respiration » du service public. À la section des Travaux publics du Conseil d’État j’ai vu passer des décrets transformant des services administratifs en EPA, des EPA en EPIC, des EPIC en SEM, des SEM en sociétés anonymes privées, le cas échéant chargées de missions de service public. J’ai vu des dizaines d’organismes suivre ce chemin, je n’en ai vu aucun suivre le chemin inverse ! Dans ces conditions ce n’est plus de la respiration c’est une expiration du service !

En résumé, je ne pense pas que l’on puisse aussi systématiquement mettre sur le même plan : État et collectivité territoriale, service public et délégation de service public, impôts et prix, loi et contrat, même si la réalité peut présenter certains de ces aspects. Ce relativisme m’apparaît dangereux dans le contexte politique actuel.

Je veux enfin remercier les organisateurs de ce Forum impressionnant de m’avoir accueilli. Depuis avril 2008 j’en ai suivi le cheminement. Le problème est aujourd’hui de faire connaître ces travaux et communiquer cet élan aux autres régions. C’est une contribution importante à la défense et à la promotion de la conception française du service public.

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« Àge d’or » ou chronique d’une mort annoncée ? L’actualité des services publics – Aix-en-Provence, 9 février 2008

Le comité Jean Jaurès des étudiants de l’IEP, Les Amis du Monde Diplomatique, L’Observatoire de la laïcité, ATTAC Pays d’Aix, Collectif 13 de l’Association « Vivent les Services publics »

L’ACTUALITÉ DES SERVICES PUBLICS :
« ÂGE D’OR » OU CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE ?

La notion de service public a, en France, une longue histoire car c’est le vecteur de l’intérêt général dont la prise en compte est elle-même très ancienne : sous l’Ancien Régime, c’était le « bien commun » que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. C’est l’ « utilité commune » évoqué dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », tandis que l’article 17 évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ». C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Sous cette inspiration historique, s’est créée, en France, à la fin du XIX° siècle une école du service public. L’un de ses fondateurs, Léon Duguit écrivait : « L’État est une coopération de services publics, organisés et contrôlés par des gouvernements ».

Il convient donc de préciser, préalablement à l’exposé de la conception française du service public, la notion d’intérêt général qui l’encadre. On caractérisera ensuite l’offensive sans précédent dont ils sont l’objet, avant d’examiner les conditions d’une contre-offensive dans la perspective d’une affirmation de la notion de service public en France et dans le monde dans le XXI° siècle engagé.

1. La conception française de l’intérêt général

1.1. Les économistes se sont intéressés à l’intérêt général. Ainsi, dans la théorie économique néoclassique, si les agents économiques agissent rationnellement, la poursuite de leurs intérêts particuliers aboutit à la réalisation d’un « optimum social », mais celui-ci n’est que la « préférence révélée des consommateurs », or le citoyen est irréductible au consommateur.

1.2. Le juge administratif et le juge constitutionnel font un usage fréquent de la notion d’intérêt général, sans cependant lui donner un contenu propre. Il y a à cela deux raisons. La première est que l’intérêt général est finalement une notion essentiellement politique, qui peut varier d’une époque à l’autre et qu’il ne faut donc pas figer, mais dont l’appréciation incombe d’abord au pouvoir politique, notamment au législateur. La seconde est que le juge ne fait généralement référence à l’intérêt général que de manière subsidiaire par rapport au principe d’égalité. Si le principe d’égalité peut conduire à des solutions différentes dans des situations différentes, l’intérêt général peut le justifier également pour des situations semblables ou peu différentes.

Pour autant, le juge administratif ne s’est jamais désintéressé du contenu de l’intérêt général. La jurisprudence comme la doctrine ont tôt considéré que l’intérêt général était l’objet même de l’action de l’État et que l’administration ne devait agir que pour des motifs d’intérêt général. L’intérêt général est alors assimilé aux grands objectifs, voire aux valeurs de la nation : la défense nationale, le soutien de certaines activités économiques, la continuité du service public. Toutefois, le juge administratif veille à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire, un détournement de pouvoir, et que la dérogation au principe d’égalité justifiée par une raison d’intérêt général soit bien en rapport avec l’objet poursuivi.

C’est ainsi que l’intérêt général est présent dans la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais celle-ci ne peut être légalement déclarée que « si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente » (CE Ass. 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est). L’intérêt général siège aussi dans l’exercice du pouvoir de police des autorités administratives, qui peuvent s’opposer à l’exercice de certaines libertés individuelles pour des motifs d’ordre public. Ainsi, le respect de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie n’a pas fait obstacle à ce qu’un maire puisse interdire l’attraction dite du « lancer de nain » (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). L’intérêt général n’est pas, au demeurant, l’exclusivité des personnes publiques, et il peut prendre en compte des intérêts privés ; lorsqu’elle invoque l’intérêt général, l’autorité administrative doit veiller à ce qu’il ne leur soit pas porté une atteinte excessive (CE Ass. 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c. Bernette). Enfin, il peut y avoir divergence entre l’intérêt général, identifié à l’intérêt national, et l’interprétation que font les juridictions internatio¬nales de certaines dispositions de conventions internationales, par exemple en ce qui concerne le droit à une vie familiale normale posé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, à la limite, l’intérêt général pourrait confiner à la raison d’État.

1.3. Si le juge constitutionnel – comme le juge administratif – a fait preuve d’une certaine prudence dans la définition de l’intérêt général, considérant qu’il n’a pas un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du Parlement, une partie importante de ses décisions y fait référence. C’est ainsi qu’au fil du temps, il a retenu une succession d’intérêts que l’on peut regarder comme autant de démembrements de l’intérêt général : le caractère culturel de certains organismes, une bonne administration de la justice, des limitations au droit de grève dans les services de la radio et de la télévision, le logement des personnes défavorisées, une meilleure participation du corps électoral, les nationalisations et la validation rétroactive de règles illégales.

2. La conception française du service public

Dans la conception française, l’intérêt général ne saurait donc se réduire à la somme des intérêts particuliers ; il est d’une autre qualité, associé à la constitution ancienne de l’État-nation, à la forme centralisée que celui-ci a rapidement pris, et aux figures historiques qui l’ont incarné tels Richelieu, Colbert, Robespierre, Napoléon ou de Gaulle. Il s’ensuit, traditionnellement, une distinction franche public-privé que l’on fait remonter habituellement au Conseil du roi de Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle et que matérialise un service public important, fondé sur des principes spécifiques.

2.1. Une notion simple devenue complexe

Pendant longtemps, la notion de service public a été caractérisée par la réunion de trois conditions : une mission d’intérêt général, l’intervention d’une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Son objectif n’était donc pas la seule rentabilité, mais l’accomplissement de missions diverses ressortissant à l’idée que le pouvoir politique se faisait de l’intérêt général. Les sujétions de services public correspondantes devaient faire l’objet d’un financement par l’impôt et non par les prix, ce qui entraînait, en contrepartie, l’existence de prérogatives de service public telles que, par exemple, la responsabilité de l’État ne pouvait le plus souvent être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité.

Cette conception de base, simple à l’origine, s’est complexifiée sous l’effet d’un double mouvement. D’une part, le champ du service public s’est étendu à de nouveaux besoins, à des activités jusque-là considérées comme relevant du privé (régies, services publics industriels et commerciaux). D’autre part, des missions de service public ont été confiées à des organismes privés (assurances sociales et sécurité sociale, compétence en matière disciplinaire d’ordres professionnels ou de fédérations sportives). En outre, l’extension du secteur public, base matérielle d’une partie importante du service public, a rendu l’un et l’autre plus hétérogènes. Le service public économique s’est plus franchement distingué du service public administratif. De nombreuses associations ont proliféré à la périphérie des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Le champ ouvert à la contractualisation a affaibli l’autorité du règlement.

2.2. Service public et construction euro¬péenne

Cependant, c’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimente aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme.

La traduction juridique de cette démarche conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne. De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 73, au sujet du remboursement de servitudes dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 86, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique et sociale » figure, par ailleurs, à l’article 158.

On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz. Enfin, la Cour de justice des communautés européennes a admis que les aides accordées en compensation d’obligations de service public et dont le montant ne dépasse pas ce qui est nécessaire à l’exécution des missions de service public ne sont pas interdites (CJCE, Altmark, 24 juillet 2003).

2.3. Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement ¬respecté.

Suite à la ratification du traité d’Amsterdam, l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne associe valeurs communes et services d’intérêt économique général : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

Cette conception restrictive de la notion de service public par l’Union européenne a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, La Commission européenne a refusé d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive. Mais le rejet du traité de Lisbonne par l’Irlande montre bien que la notion d’intérêt général ne se décrète pas.

3. Une offensive sans précédent

3.1. Il est juste de dire que cette politique avait été largement engagée avant l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy . Ne perdons pas de vue en effet que cette offensive a débuté il y a longtemps : on a pu dire que le gouvernement de la gauche a privatisé plus que les gouvernement de droite précédents. Datent de cette période les changements intervenus à La Poste, France-Télécom, Air France, etc. Revenus au pouvoir (1986-88, 1997-2002) ils ne sont jamais revenus sur les atteintes portées précédemment par la droite au statut général des fonctionnaires. Il en est de même dans la fonction publique : la droite s’est attaquée au statut de la fonction publique territoriale par la loi du 13 juillet 1987 dite loi Galland, elle a supprimé la 3° voie d’accès à l’ENA que j’avais réservée aux syndicalistes, dirigeants d’associations et élus, elle a abrogé la loi du 19 octobre 1982 qui réglementait équitablement les prélèvements pour fait de grève ; lorsque la gauche est revenue au pouvoir en 1988, elle n’a rien cangé, consacrant par là les régressions réalisées par la droite. On pourrait parler à ce sujet d’un « effet de cliquet ».

Les réformes statutaires actuelles s’inscrivent dans une offensive amorcée de longue date pour remettre en cause le statut général des fonctionnaires élaboré entre 1981 et 1984 avec le concours des organisations syndicales de fonctionnaires et sur la base d’une concertation sans précédent, non seulement sur les principes (égalité, indépendance, responsabilité), mais aussi sur les projets de loi eux-mêmes. Je veux revenir sur la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a réintroduit dans la fonction publique territoriale le système de la liste d’aptitude (« recus-collés »), remplacé les corps par des cadres d’emplois, encouragé le recours aux contractuels, développé les emplois fonctionnels, dénaturé le fonctionnement des organismes paritaires, etc. Puis il y a eu en 1990 la mise à l’écart progressive de la fonction publique de La Poste et de France Télécom, suivis de bien d’autres services, établissements administratifs ou industriels et commerciaux (DCN, SEITA, Imprimerie nationale, Journaux officiels, SNPE, etc.) ; on a assisté allant dans le sens de l’enchaînement : EPA-EPIC-SEM-sociétés privées éventuellement chargées de missions de service public (le contraire d’une véritable « respiration » du service public parfois invoquée) ; la loi Hoëffel de 1994 prolongeant la déstabilisation ; le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 esquissant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ».

3.2. Dès le 10 mai 2007, le Premier ministre, sur injonction du Président de la République, a lancé la Révision générale des politiques publiques (RGPP) présentée en Conseil des ministres du 20 juin. Elle s’est traduite, dans un premier temps, par un ensemble d’audits réalisés par des équipes constituées de représentants des inspections générales et du secteur privé fournissant la matière d’un Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) le 12 décembre 2007 arrêtant 96 mesures, puis d’un deuxième CMPP le 4 avril 2008 retenant 166 mesures, enfin un troisième CMPP annonçant 73 nouvelles mesures. Simultanément , les ministères ont été invités à revoir leurs missions et leur organisation. Ces mesures de RGPP seront inscrites dans une loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2009-2011 que les ministères devront appliquer. Cette opération est développée dans une importante mise en scène où la communication se substitue à la volonté de rationalisation. Il importe néanmoins de faire la clarté sur les objectifs poursuivis par cette entreprise qui, si elle se mettait en place, aurait des conséquences importantes sur les structures administratives et les statuts des personnels.

Les promoteurs de la RGPP mettent en avant trois objectifs :

– mieux adapter les administrations au service des usagers ;
– valoriser le travail des fonctionnaires ;
– réduire les dépenses publiques pour revenir à l’équilibre budgétaires et gagner des arges de manœuvre.

Les deux premiers des objectifs énoncés sont si incontestables qu’ils apparaissent comme des banalités, trompe-l’œil de la troisième proposition qui est le leitmotive des libéraux. La réduction de la dépense publique est en effet conforme aux normes monétaires et financières introduites par le traité de Maastricht en 1992 (critères de niveau d’endettement, de taux d’inflation, de taux d’intérêt, etc.).

Un comité a été mis sur pied chargé de suivre l’application de la réforme. Il est prévu que des mesures coercitives pourront être prises pour garantir l’impact des décisions. Une loi de programmation des finances publiques précisant les plafonds de chaque mission a été présentée au Parlement, preuve de l’objectif central réellement poursuivi.

Sa formulation triviale est le plus souvent énoncée sous la forme de la suppression d’un emploi sur deux des fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années. Aucune justification rationnelle n’est donnée du taux ainsi arbitrairement retenu. Les dépenses de personnel de la fonction publique de l’État sont stables dans le budget général : 44 % pour 133 milliards d’euros en 2006. Le total des dépenses de la fonction publique est passé de 8 % du PIB en 2000 à 7,3 % en 2006 et si la rémunération moyenne des fonctionnaires de l’État est supérieure de 16 % à celle du secteur privé, c’est en raison d’une qualification moyenne supérieure. En revanche, les salaires des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans le public (+16 % pour les professions intermédiaires) .

Les pays qui ont engagé des réformes budgétaires restrictives de l’emploi public au cours des dernières années ont, pour la plupart d’entre eux, du réviser leur politique. Si l’Allemagne a enregistré une baisse de ses effectifs, le Royaume-Uni les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, ont connu une vive hausse (800 000 agents publics britanniques recrutés entre 1997 et 2006). Après une forte baisse, la Suède a suivi le même mouvement. Le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Japon comptent plus de fonctionnaires en 2006 que vingt ans auparavant. On observe en outre que dans la plupart des pays précités, la baisse de la masse salariale des fonctionnaires est approximativement compensée par la hausse des coûts de la sous-traitance et de l’externalisation des missions de service public au secteur privé .

Y a-t-il trop de fonctionnaires comme on l’entend dire parfois ? Le raisonnement pourrait être aisément critiqué car les même qui soutiennent qu’il y a y a trop de fonctionnaires en général se plaignent qu’il n’y en ait pas assez dans le détail. Il n’y a pas de « nombre d’or’ des effectifs de la fonction publique, mais il est vrai qu’une gestion prévisionnelle des effectifs des compétences et des emplois serait nécessaire ; je m’étais engagé dans cette voie en 1982 avec le Projet CHEOPS.

Plus généralement, la plupart des organismes statistiques et d’étude économique ont montré que la part des salaires dans le PIB a régressé depuis un quart de siècle : selon la Commission européenne cette part a baissé de 8,6 % dont 9, 6 % pour la France, représentant un transfert au détriment du travail de quelque 150 milliards d’euros . Créé en 1987 au niveau 1000, le CAC 40 est aujourd’hui, en dépit de sa forte baisse du fait de la crise financière, entre 3000 et 3500, il a donc plus que triplé. Pendant ce temps en euros courants, les salaires ont, en moyenne, augmenté de 60 %. Si l’on tient compte de la hausse des prix, le CAC 40 a progressé de 120 % en vingt ans contre seulement 15 % pour les salaires à temps plein.

Il n’est pas sans intérêt, pour les fonctionnaires, de marquer l’origine de cette évolution. Pour ma part, je la situerais au 16 mai 1983 lorsque Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances accepte de signer un accord à Bruxelles par lequel il obtient un prêt de 4 milliards d’écus en échange d’un engagement du gouvernement français de supprimer l’indexation des salaires et des prix. C’était marquer la fin de la pratique des négociations salariales dans la fonction publique qui ne s’en est jamais véritablement remise et qui a eu les graves conséquences que l’on a rappelées sur l’ensemble des salaires des secteurs public et privé. Dans ce domaine comme en d’autres on peut regretter qu’aucun des gouvernements qui se sont succédés n’ait remis en cause ce funeste engagement.

Il résulte de tout ce qui précède une exigence de transparence sur les comptes publics qui n’est pas satisfaite aujourd’hui.

3.3. Une méthodologie déficiente

Qu’une réflexion générale soit engagée sur la recherche de la meilleure efficacité dans l’utilisation de l’agent public ne saurait être contesté. Il est même permis de penser qu’au-delà de l’opération de communication à laquelle donne lieu la RGPP, ce devrait être la préoccupation permanente de l’État, conformément à la disposition de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 enjoignant tout agent public de devoir rendre compte de sa mission à la nation.

Un telle entreprise se justifierait si elle était la conséquence de la mise en œuvre d’une démarche méthodologique susceptible d’introduire plus de rationalité dans la gestion des deniers publics au nom de la recherche d’une meilleure efficacité sociale. On ne voit rien dans la RGPP qui réponde à cette justification. L’objectif de réduction de moitié des effectifs de fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années n’a jamais été justifié rationnellement. Il n’y a pas de « nombre d’or » des effectifs de la fonction publique ; qu’ils doivent baisser ou augmenter doit fait faire l’objet d’une démonstration qui, en la circonstance, n’a toujours pas été apportée.

Cette nouvelle pratique croit pouvoir se dispenser de toute justification méthodologique pour fonctionner sur la seule évidence de la nécessité, jamais démontrée, de la réduction du nombre de fonctionnaires. C’est une nouveauté politique. Ainsi, la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) entrée en vigueur le 1er janvier 2006, aussi contestable qu’elle puisse apparaître aujourd’hui, comportait néanmoins ce souci de justification rationnelle, absent de la politique actuelle. Avec ses 34 missions, ses 132 programmes, ses 620 actions, ses responsables de budgets de programmes, son articulation aux structures ministérielles, ses batteries d’indicateurs, etc., la LOLF avait fait l’objet d’une présentation intelligible bien que critiquable sur de nombreux points et finalement contestable par la pratique de la « fongibilité asymétrique » des crédits .

Il y a eu dans l’immédiat après guerre des instances visant expressément la réduction des dépenses publiques (Commission de la Hache). La LOLF est en réalité le dernier avatar d’une tentative administrative récurrente pour réduire sous couvert de rationalisation la gestion budgétaire publique qui avait connu une notoriété particulière dans les années 1960 sous le thème de la Rationalisation des chois budgétaire (RCB). Cette volonté était alors largement partagée et ses instruments faisaient l’objet de vifs débats entre spécialistes . De façon résumée, la RCB reposait sur une analyse de système (inspirée du plannig-programming-budgeting system américain), des budgets de programmes (analogues à ceux de la LOLF mais de caractère plus fonctionnel) et d’un programme d’études analytiques sur les questions les plus complexes . Elle prolongeait la vision planificatrice en vogue dans les débuts de la V° République. Elle se développa au cours des années 1970 en se dénaturant progressivement, les comportements budgétaires classiques (primauté de l’annualité budgétaire notamment) finissant par l’emporter. Il n’en resta, dans les meilleurs des cas, qu’une volonté sporadique d’évaluation des politiques publiques.

Autres temps autres mœurs. La rationalité tend aujourd’hui à être chassée de la conduite des politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget. Ces suppressions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, ce qui de l’avis général va contrarier sa mission de service public. Le nouveau Conseil tenu le 4 avril a, par 166 mesures disparates, mis l’accent, en dehors de toute problématique d’efficacité sociale et de service public, sur la réduction de la dépense publique recherchée à travers le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ; l’autre moitié provenant de la révision des politiques d’intervention concernant notamment le logement, l’emploi, la formation professionnelle, la santé et la sécurité.

Le fondement scientifique de la rationalisation de la gestion publique devient ainsi un enjeu.

3.4. L’obstacle : l’importance des personnels sous statuts

Ce qui fait obstacle à la mise en œuvre d’une politique de libéralisme renforcé, c’est l’existence en France d’une masse importante de personnels sous statuts qui échappent, pour une large part, aux lois du marché, à la marchandisation des rapports sociaux et à la contractualisation qui en sont les instruments. Il y a en France 5,2 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers. Le secteur public regroupe 6,4 millions de personnes et 7, 2 millions occupent un emploi de service public, 1 million sont employées par des personnes morales de droit privé chargées de missions de service public. C’est une exception française : plus du quart des salariés sont en France sous statuts, ce qui constitue un obstacle majeur pour la politique libérale du gouvernement. Il a donc entrepris de supprimer cet obstacle.

La loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 par diverses mesures s’était efforcée de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » actuellement en discussion au Parlement développe, dans une grande confusion, la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme des entreprises de déstabilisation, de désagrégation, avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée, anticipée sur de nombreux points par la fonction publique territoriale. Le président de la République a fixé l’orientation de cette « contre-révolution » dans son discours de Nantes du 19 septembre 2007. Le livre blanc rédigé par Jean-Ludovic Silicani rendu public en avril fixe le cadre de cette offensive régressive que l’on peut analyser de la manière suivante.

* Le contrat opposé au statut – Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, responsable devant la nation, à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers. Le choix à l’entrée entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré, proposé par le livre blanc, tourne ainsi le dos au principe d’égalité .

* Le métier opposé à la fonction – Le rapport Silicani propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. La référence au métier permet l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général. Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut. Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale – Dans le livre blanc, le mérite est avancé pour mettre en accusation les structures et pratiques actuelles. D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. Ensuite, les modalités de rémunérations. Le livre blanc préconise de pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p.360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause, le principe de responsabilité et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

4. L’opportunité d’une contre-offensive

4.1. L’attaque frontale du président de la République et du gouvernement contre des composantes essentielle du pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté : une conception de l’intérêt général qui n’est pas en France la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité, élève le niveau de la réplique nécessaire pour faire échec à cette offensive mettant en cause la souveraineté nationale et populaire. Le livre blanc Silicani en manifeste l’importance puisqu’il consacre aux « valeurs » les 75 premières pages du rapport (sur 146), sans pour autant en tirer de conséquences pratiques. Au cours des dernières décennies, le domaine idéologique a été très négligé par le mouvement social ; il convient donc de le réinvestir en rappelant les principes qui régissent notre conception du service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement de la fonction publique.

– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, affirmant l’égal accès des citoyens et des citoyennes aux emplois publics en fonction de leurs « vertus » et de leurs « talents » et dont nous avons tiré la conséquence que c’est par le concours que l’on accède aux emplois publics.

– le principe d’indépendance, fondé sur la distinction du grade et de l’emploi, caractéristique du système dit de la « carrière », opposé au système dit de l’ « emploi ». Le fonctionnaire est propriétaire de son grade, ce qui le protège de l’arbitraire administratif et des pressions politiques ou économiques . Ce principe a son origine, notamment, dans la loi sur les officier de 1834.

– le principe de responsabilité, fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits, qui enjoint à tout agent public de rendre compte de l’exercice de sa mission et dont nous avons déduit qu’il doit disposer pour cela de la plénitude des droits du citoyen, être un fonctionnaire-citoyen et non un fonctionnaire-sujet.

4.2. La politique que tente de mettre en place le pouvoir politique doit donc être combattue idéologiquement en prenant appui sur les dispositions actuelles du statut et sur les principes qui les sous-tendent. Le président de la République s’arroge un blanc-seing, dans la fonction publique comme en d’autres domaines, pour mettre en œuvre des réformes pour lesquelles il n’a pas été mandaté. C’est pourquoi j’ai pu parler à ce sujet de forfaiture . Il intervient discrétionnairement en méconnaissance des dispositions constitutionnelles et statutaires sur de nombreuses questions .

Défendre le statut général des fonctionnaires c’est défendre les droits de tous les salariés. Par analogie, ceux des agents publics qui ne sont pas sous statut mais sous différentes formes de relations contractuelles. Ceux des entreprises publiques qui ont bénéficié comme les fonctionnaires de statuts particuliers au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi ceux des salariés qui relèvent du droit commun privé. S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. C’est ainsi qu’une étude sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme a débouché sur la proposition d’un statut, défini comme la mise en cohérence de trente et une propositions . Depuis, dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « statut du travail salarié ». Il y a là une voie de recherche essentielle qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire.

Enfin il convient de répondre aux nécessités actuelles et à venir de la fonction publique par des propositions de réformes améliorant le dispositif mis en place en 1983-1984. Le statut des fonctionnaire n’est pas un texte sacré et un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins et de l’évolution des techniques risque la sclérose. Ces propositions pourraient concerner, par exemple : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Le manifeste « Le service public est notre richesse » qui s’oppose à la RGPP synthétise cette démarche. Lancé par une soixantaine de personnalités de divers horizons : responsables syndicaux, anciens ministres, intellectuels et personnalités culturelles, parlementaires, dirigeants d’associations, ce texte a déjà recueilli plus de 70 000 signatures .

5. Le XXI° siècle « âge d ‘or » du service public ?

5.1. La crise a dramatiquement marqué la nocivité d’une orientation fondée sur « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée ». Les remèdes apportés dans l’urgence : nationalisation, conférences des chefs d’État, plans de relance, nouvelles réglementations, etc., ont permis de parler d’un « retour de l’État », ce qui n’est pas contesté sous forme d’interventionnisme étatique.

Dans cette situation, la plupart des observateurs se sont plu à souligner le rôle d’ « amortisseur social » des services publics et de ce qui en est le cœur : la fonction publique :
– amortisseur en termes de pouvoir d’achat global ;
– amortisseur d’emploi et de limitation du chômage ;
– amortisseur quant à la protection sociale fondée sur la solidarité ;
– amortisseur en matière de préservation des droits à la retraite de notre système de répartition; – amortisseur des manifestations d’affairisme, voire de corruption.

Beaucoup en on déduit qu’il fallait voir là l’explication selon laquelle la France s’en tirait plutôt mieux que ses voisins. Il y a là également une base n ouvelle pour défendre et promouvoir les services publics.

5.2. Cette démarche ne doit pas se limiter à la défense des acquis, aussi légitimes soient-ils. La défense du service public dans notre pays n’est pas seulement justifiée par le souci de préservation de l’héritage démocratique légué par les générations antérieures, mais surtout parce qu’il s’agit d’options modernes, progressistes et démocratiques. S’il est vrai que la mondialisation libérale tend à occuper l’ensemble du champ des échanges marchands, la défense et la promotion de la conception française du service public n’a pas été pour rien dans le rejet du projet de traité constitutionnel européen en mai 2005 et son option en faveur d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée ».

5.3. Mais la mondialisation n’est pas seulement celle du capital pour importante qu’elle soit.Elle concerne tous les domaines de l’activité humaine, et notamment ceux présentant le caractère de service public (communications, transports, échanges culturels, solidarité humanitaire, etc.).

Notre époque est caractérisée par une prise de conscience croissante de l’unité de destin du genre humain, de la finitude de la planète, d’un « en commun » à définir politiquement, qui donnerait son vrai sens à la mondialisation à venir. Ainsi la protection de l’écosystème, la gestion de l’eau, celles des ressources du sol et du sous-sol, la production de nombre de biens et de services posent-ils avec force, et poseront de plus en plus, l’exigence de l’appropriation sociale des biens publics correspondants. La mise en commun et la convergence des démarches devraient conduire au développement de coopérations approfondies à tous les niveaux : national, international, mondial. Dans cette recherche commune d’universalité, le XXI° siècle pourrait ainsi être l’ « âge d’or » du service public.