L’exception française du service public – L’Élu d’aujourd’hui, mai 2009

L’EXCEPTION FRANCAISE DU SERVICE PUBLIC

AU SEIN DE  L’UNION EUROPÉENNE

Anicet Le Pors ancien Ministre de la Fonction Publique (1981-1984) actuel membre du Conseil d’Etat et Président de Section à la Cour nationale du droit d’asile (depuis 2000), montre à travers une interview en en quoi le service public est un enjeu dans le contexte actuel ; comment l’intégration européenne sous les dogmes libéraux est, pour les promoteurs de cette intégration – dont le pouvoir sarkozyste – un moyen essentiel pour atteindre leur objectif : la normalisation de la France qui résiste au modèle que l’on veut lui imposer ; enfin, que le contexte actuel nous donne les moyens d’une reconquête progressiste.

Quelle est l’importance du service public dans notre pays ? Est-ce un obstacle à la généralisation des lois du marché ?

En France, la fonction publique dans ses trois composantes (FPE, FPT, FPH) regroupe 5,2 millions de salariés (4,2 millions relevant du statut général des fonctionnaires et un million sous contrat de droit public que l’on assimile à des fonctionnaires). Si l’on y ajoute les personnels sous statut des entreprises et organismes publics, cela fait 6,4 millions. Et si l’on prend en compte les personnes qui occupent des emplois de service public dans divers organismes ou instances on aboutit à 7, 2 millions de salariés qui occupent un emploi de service public sur une population active de quelque 24 millions. Ce qui veut dire qu’en France, selon le mode de comptabilisation, entre 1/4 et 1/3 de la population active échappe(nt) à la loi d’airain de la concurrence puisque leur situation est statutaire (c’est à dire à base législative) et non contractuelle. Pour les libéraux, ce simple constat est inadmissible. En Allemagne ou en Grande Bretagne, pour des populations totales de même ordre de grandeur, il n’y a que 500 000 à 700 000 fonctionnaires, aux droits sociaux et syndicaux réduits, alors qu’en France la règle est la pleine citoyenneté. Est-ce à dire que la France est sur-administrée ? Non. Une récente étude du Centre d’analyse stratégique à montré récemment que le nombre d’emplois dans les administrations publiques (activités financées par les prélèvements obligatoires) plaçait la France en position moyenne avec 93 emplois publics pour 1 000 habitants, au même niveau que le Royaume Uni, entre les deux extrêmes : le Japon  avec 41 pour 1 000 et le Danemark 154 pour 1000. En France, le service public a été défini comme la réunion de trois éléments : une mission d’intérêt général (définie donc par le pouvoir politique), une personne morale de droit public et un droit et un juge administratif. Les coûts du service public devaient être couverts par l’impôt et non par les prix. Des sujétions de service public avaient comme contrepartie des prérogatives de service public et la responsabilité publique ne pouvait être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité. Cette notion s’est complexifiée en raison même de son succès : le service public s’est étendu bien au-delà des fonctions régaliennes. Les interpénétrations du public et du privé se sont multipliées (concession, régie, associations) rendant plus floues les frontières les séparant. La loi qui régnait sur le service public a vu son champ disputé par le contrat.

La conception dominante dans l’Union européenne heurte t-elle frontalement cette conception ?

Alors que les critères de fonctionnement du service public sont en France : l’égalité, la continuité et l’adaptabilité, dans l’Union européenne ce sont ceux du traité de Maastricht (taux d’inflation, d’endettement, équilibre budgétaire) qui dictent les règles des activités tant publiques que privées… Il est clair que dans les traités européens le principe c’est la concurrence et le service public l’exception… C’est un débat difficile donc, mais il existe malgré tout quelques points d’appuis dont on peut disposer pour faire avancer une conception que je défends, non seulement parce qu’elle est française, mais parce que je pense que sa vocation universelle est plus affirmée que celle qui nous est opposée dans le débat européen. Il y a d’abord certains articles du traité sur l’Union européenne(s), comme celle de son article 14. Il y a aussi plusieurs arrêts de la Cour de justice des communautés européennes qui font, ponctuellement, plus de place aux services d’intérêt général. Et je veux signaler enfin un article auquel je suis spécialement attaché et que je n’ai jamais entendu évoquer par un dirigeant politique, fut-il de gauche, il s’agit de l’article 345 sur le fonctionnement de l’Union européenne ainsi libellé : « Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ». On peut donc nationaliser et européaniser. Alors, allons-y !

Est-ce dans ce contexte que s’explique l’offensive de Sarkozy contre le service public ?

Cette offensive ne date pas de 2007, ni même de 2002, elle  est très ancienne. Qu’il me soit permis de rappeler que ce môle de résistance au libéralisme économique de 5 millions de fonctionnaires et de 7 millions d’agents public a, pour ce qui concerne la fonction publique, été créé volontairement à partir de 1981 sur la base de trois principes. Le principe d’égalité (art. 6 de la DDHC de 1789) faisant du concours le mode de droit commun d’accès aux emplois publics. Le principe d’indépendance, caractéristique de la fonction publique de carrière fondé sur la séparation du grade et de l’emploi (loi de 1834 sur l’état des officiers). Le principe de responsabilité conférant aux fonctionnaires la plénitude des droits du citoyen(s) (art. 15 de la DDHC). Sur cette base a été créée cette fonction publique à trois versants (État, territoriale, hospitalière) dans le respect de l’unité et de la diversité de cet ensemble. Dans le même temps, d’importantes nationalisations étaient décidées en février 1982 accompagnées, malheureusement bien plus tard, des lois sur la démocratisation du secteur public et des lois Auroux. Une première attaque a été portée par la loi Galland du 13 juillet 1987, dénaturant la FPT (suppression des corps remplacés par des cadres, liste d’aptitude caractéristique du système antérieur des « reçus-collés », recours accru aux contractuels, …).  L’offensive s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Or, c’est sous un gouvernement de gauche qu’a été réalisé le plus grand nombre de privatisations et de déréglementations. Si au fil des alternances, la droite n’a pas hésité à remettre en cause les mesures prises par la gauche, à l’inverse, la gauche est rarement revenue sur les atteintes portées par la droite au secteur public, au service public et à la fonction publique. Pour parler d’aujourd’hui, avant Nicolas Sarkozy, il y a eu la mise en œuvre de la LOLF à partir du 1er janvier 2006. Elle aurait pu être un véritable instrument de rationalisation de la dépense publique (elle a d’ailleurs été adoptée sans opposition au Parlement) ; elle a depuis révélé ses effets pervers, en raison notamment de la règle de la « fongibilité asymétrique » défavorable à l’emploi. Il y a aujourd’hui la mise en oeuvre de la RGPP dont le seul objectif réel est la réduction de la dépense publique, c’est-à-dire le renforcement de la pénurie dans les services publics de l’État centraux et déconcentrés ; ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences équivalentes dans les collectivités publiques, territoriales, hospitalières et de recherche. Réduction de la dépense publique qui n’a pas plus de justification que celle des effectifs puisque les dépenses de personnel de la fonction publique de l’État sont stables dans le budget général autour de 44 % et que les dépenses de la fonction publiques qui représentaient 8 % du PIB en 2000 ont régressé à 7,3 % en 2006…

 Au terme de cette offensive de dénaturation du « service public à la française », assistons t-on à un changement de conception de la fonction publique et du service public ?

Pour rester simple, il s’agit d’aligner le modèle français sur le modèle dominant en Union européenne en utilisant la fonction publique territoriale comme levier, cette dernière ayant été dénaturée continûment depuis la loi Galland de 1987 évoquée ci-dessus. L’offensive se poursuit et s’accélère : avec la loi dite de modernisation du 2 février 2007 tentant de gommer l’interface public-privé, le projet de loi sur la mobilité en panne au Parlement, en dernier lieu l’annonce de la suppression du classement de sortie de l’ENA ouvrant la voie à un népotisme généralisé. Cette démarche a été théorisée par le discours de Nantes du président de la République du 19 septembre 2007 et le Livre blanc de Jean Ludovic Silicani d’avril 2008. Elle peut être résumée ainsi : il s’agit, en privilégiant les premiers termes, d’opposer le contrat à la loi, le métier à la fonction, la performance individuelle à l’efficacité sociale. C’est une régression considérable qui met en cause une dimension essentielle de notre pacte républicain.

Le contexte de la crise est-il aujourd’hui favorable au développement de cette stratégie ?

La crise financière a apporté un démenti cinglant aux ultras libéraux et à leur option totalitaire. Ce système a spectaculairement démontré qu’il était source de gaspillages insensés, d’accentuation des inégalités, d’immoralité sociale. À l’inverse, Le service public a été largement reconnu comme un puissant « amortisseur  social » de la crise. Amortisseur social concernant le pouvoir d’achat global de la population en raison de la masse et de la permanence des revenus des agents du service public en dépit de l’insuffisance de leur progression. La consommation a moins diminué dans notre pays qu’ailleurs. Amortisseur social en matière d’emploi, les fonctionnaires et les agents des entreprises et organismes publics disposant, grâce à leurs statuts, d’une garantie d’emploi les mettant à l’abri du chômage technique et des plans sociaux. Amortisseur social du fait du principe de solidarité qui préside à l’organisation de la protection sociale et des systèmes par répartition des retraites qui prévalent encore dans le service public… Malgré l’échec retentissant de sa politique concernant aussi bien le pouvoir d’achat que l’emploi. Nicolas Sarkozy a déclaré qu’il entendait poursuivre les réformes dans le même sens, appliquer une véritable « révolution culturelle » dans la fonction publique. Il s’agit là d’une démarche insensée qui doit et peut être mise en échec. Il faut faire échec à la logique d’entreprise que le pouvoir veut instaurer dans le système de santé avec le projet de loi «  hôpital, patients, santé, territoires ». Il faut faire échec à l’idéologie managériale que le gouvernement voudrait imposer dans l’éducation et la recherche. Il faut faire échec au démantèlement du statut général des fonctionnaires ; faire respecter les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité sur lesquels il est fondé ; affirmer son caractère législatif contre une contractualisation envahissante, la recherche de l’efficacité sociale contre la performance individuelle, l’intérêt général contre la rentabilité financière. Il faut faire échec aux démarches obscurantistes qui, choisissant de s’en remettre au marché, ont démantelé les administrations et les organismes.

Faut-il également se placer résolument sur le terrain des valeurs et des propositions constructives ?

Défendre les statuts existant dans les administrations et les entreprises ou organismes publics, c’est aussi défendre les garanties de tous les salariés, du public comme du privé ! S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. C’est ainsi qu’une étude dont j’avais été chargé en 1999 par Martine Aubry et Michèle Demessine sur « la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme » a débouché sur la proposition d’un « statut », défini comme la mise en cohérence de trente et une propositions (1). Depuis, dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « statut du travail salarié ». Il y a là une voie de recherche, à mes yeux essentielle, qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire, mais qui aurait comme effet de montrer la convergence nécessaire des revendication de tous les salariés qu’ils soient sous statut ou sous contrat… S’agissant de la fonction publique, j’avancerais pour ma part les propositions suivantes : l’amélioration des conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière, ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe…

Faut-il inscrire la stratégie de reconquête du service public dans une perspective optimiste de leur développement au niveau mondial comme cadre de leur promotion en Europe et en France ?

La nécessité d’une propriété publique étendue va de pair avec celle qui doit conduire à définir des services publics à tous niveaux. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir au niveau mondial et c’est dans le cadre de cette hypothèse que nous devons placer nos réflexions et nos propositions. Des services publics industriels et commerciaux correspondant à la question des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques ; des services administratifs relatifs à la production de services techniques…Le XXIe siècle peut et doit pour toutes ces raisons être l’ « âge d’or » des services publics. Compte tenu de son histoire et de son expérience dans ce domaine la France pourrait apporter une contribution éminente à cette ambition.

(1) A. Le Pors, Rapport sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme, La Documentation française, 1999.

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