Il n’y a pas de réponse catégorique à cette question. Certes, il est plus confortable, dans le culte entretenu d’une bonne conscience, de répondre péremptoirement par l’affirmative. Mais c’est quelque part sous-estimer – et aussi mépriser – l’effort de ceux qui, devant des situations complexes, ne nient pas la difficulté de rendre une justice aussi bonne que possible dans un État de droit souvent critiquable dans nombre de ses dispositions. C’est encore tenir pour inexistante une tradition de l’asile, qui a beaucoup compté dans la formation historique de notre citoyenneté, de notre identité nationale, et dont il subsiste de multiples expressions. C’est ausi un dommaine où l’on ne peut trancher sous la forme du bilan « globalement » négatif ou positif. Reste alors à faire un point, inévitablement contradictoire, dans les principaux domaines d’appréciation.(1)
Une réforme positive de la juridiction de l’asile sous quelques réserves
On rappellera que la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) juge les recours des demandeurs d’asile déboutés par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Au-delà, une cassation est possible devant le Conseil d’État. La formation de jugement à la CNDA est constituée d’un président (conseiller d’État, conseiller-maître à la Cour des comptes, magistrats du judiciaire), d’un assesseur nommé par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR (sur avis conforme du vice-président du Conseil d’État ; c’est une exception à la fois dans notre État de droit et dans le monde, qu’un magistrat nommé par une instance internationale siège dans une formation de jugement nationale) et d’un assesseur nommé par le vice-président du Conseil d’État, issu des administrations concernées. Elle est assistée par un rapporteur et un secrétaire de séance.
Depuis le 1er janvier 2008, la CNDA a remplacé la Commission des recours des réfugiés (CRR) qui était soumise administrativement, budgétairement et statutairement à l’OFPRA ; situation aberrante d’une juridiction placée sous la tutelle de l’organisme administratif dont elle contrôlait les décisions et que plusieurs rapports avaient dénoncée(2) .
La CNDA est désormais rattachée au Conseil d’État depuis le 1er janvier 2009. C’est une normalisation et un progrès. Avec toutefois des réserves : la titularisation des rapporteurs (pour la plupart officiers de protection de l’OFPRA, mais près de la moitié des rapporteurs sont des contractuels) qui exercent une mission évidente de service public est effectuée selon des modalités trop lentes ; la titularisation des contractuels de toutes catégories n’est pas engagée ; l’effet de la nomination de dix présidents permanents sur la jurisprudence, si elle peut concourir à son unification, peut aussi en modifier la teneur, d’autant plus qu’une proposition de loi (pendante au Parlement) prévoit l’intervention de la CNDA en recours des décisions de refus d’entrée sur le territoire au titre de l’asile déposées en zone d’attente. Ces derniers éléments peuvent faire dériver le droit d’asile vers les normes de la police administrative qui prévalent dans le droit des étrangers.
Depuis le 1er décembre 2008 les demandeurs d’asile, même entrés irrégulièrement, peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle ; c’est un progrès incontestable. Ils sont assistés d’un interprète. Le fonctionnement de la juridiction spécialisée qu’est la CNDA souligne l’importance de l’oralité dans l’administration de la justice.
La reconnaissance de la qualité de réfugié (pour l’essentiel par référence aux motifs de persécution de la Convention de Genève : race, religion, engagement politique, nationalité, appartenance à un certain groupe social), ouvre un droit à un titre de séjour permanent de dix ans renouvelable. Le bénéfice de la protection subsidiaire (menaces graves hors Convention de Genève) à un an renouvelable sous réserve de l’actualité des craintes. La protection subsidiaire a été introduite en droit interne par le droit communautaire, mais aucune justification réellement fondée n’est apportée au fait que les durées des titres de séjour soient si inégales, les craintes étant pareillement établies, seuls différant les motifs. Dès lors la protection subsidiaire apparaît bien comme une protection … subsidiaire, dévalorisée, de substitution.
L’état statistique de la politique du droit d’asile présente des résultats contrastés
Le HCR évalue à 10 à 12 millions dans le monde le nombre de réfugiés sous sa protection au cours des dernières années. En 2008, 77 % des réfugiés sont en Asie et en Afrique, seulement 15 % en Europe. La France en protège 140 000, soit environ son poids démographique relatif dans le monde ; c’est la moitié du Royaume Uni, le quart de l’Allemagne. La France est donc loin d’accueillir « toute la misère du monde ». Et si elle en prend une part, celle-ci reste modeste.
En 2008, il y a eu en France 42 600 demandes d’asile devant l’OFPRA (y compris les mineurs accompagnants et les demandes de réexamens), dont 27 100 primodemandeurs. Les flux de demandeurs d’asile sont donc repartis à la hausse car on avait observé une baisse de 52 200 en 2003 à 23 500 en 2007 (reprise confirmée au premier semestre 2009). Sur la base du nombre de demandes enregistrées, la France serait la première destination en Europe pour cette année.
Les entrées irrégulières sur le territoire, principalement par voie terrestre, sont très largement majoritaires. À la frontière, en 2008, le plus souvent en aéroport (la quasi-totalité des demandes examinées sont déposées à Roissy-Charles de Gaulle), l’OFPRA a eu à donner 4 409 avis d’entrée sur le territoire en zone d’attente. Il a estimé que seulement 1 371 des demandes correspondantes n’étaient « pas manifestement infondées ».
L’OFPRA a pris 32 000 décisions, la CNDA 25 100. Ensemble les deux instances ont prononcé 11 400 accords (dont 16 % au titre de la protection subsidiaire, en hausse). Le taux d’accord global est de 36 % des décisions (16 % directement par l’OFPRA et 20 % par annulation par la CNDA de décisions de rejet de l’OFPRA), en forte hausse. Ce taux est de 56 % pour les pays d’origine sûrs, ce qui invalide le concept lui-même.
La procédure prioritaire (comportant de moindres garanties) représente 31 % des affaires instruites. Elle est en vive progression.
16 % des décisions de la CNDA sont prises par voie d’ordonnances (10 % pour les ordonnances dites « nouvelles », c’est-à-dire ne comportant aucun élément jugé sérieux de contestation de la décision de l’OFPRA), par un juge unique, sans procédure orale.
Ainsi, si certaines données (notamment le taux global d’accords) caractérisent une relative ouverture à l’asile, d’autres comme le recours accru à la procédure prioritaire, la vive hausse de la protection subsidiaire et l’importance (bien qu’en baisse) des décisions prises par ordonnances caractérisent une précarisation de la procédure et de la protection accordée.
Une évolution jurisprudentielle inquiétante du droit d’asile
Les démarches des politiques de l’asile des États membres de l’Union européenne s’inscrivent dans une longue marche vers un régime d’asile européen commun marquée par le renforcement de préoccupations sécuritaires et de contrôle des frontières extérieures. Elles se traduisent par la définition stricte de l’État responsable de l’examen de la demande d’asile par la procédure dite de Dublin II, l’introduction de notions telles que celles de l’asile interne ou de pays d’origine sûrs. C’est aussi, plus récemment, le durcissement envisagé des conditions de rétention (durée maximale portée à dix-huit mois, possibilité d’enfermement des mineurs y compris isolés, interdiction de séjour de cinq ans), l’externalisation à l’est de l’Europe et au nord de l’Afrique des demandeurs d’asile.
Le gouvernement français a anticipé certaines de ces mesures restrictives, notamment à l’occasion de la loi du 10 décembre 2003. La création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire a contribué à mettre l’accent sur le contrôle des flux plutôt que sur la protection du demandeur d’asile. Les mesures prise au plan national ont eu pour effet de rendre plus difficile la pratique du droit d’asile : réduction des délais, durcissement des conditions de recevabilité, recours aux ordonnances et à la procédure prioritaire, restriction de l’accès aux droits sociaux, application de Dublin II sans considération des critères humanitaires et des possibilités offertes par la clause de souveraineté.
L’évolution jurisprudentielle est de plus en plus restrictive. Par décision du Conseil d’État, le principe d’unité de famille a été strictement réservé aux demandes relevant de la Convention de Genève (non à la protection subsidiaire) (3) . Par décision de la CNDA , la reconnaissance du groupe social persécuté a été réduite (au profit de la protection subsidiaire) pour des parents maliens d’une fille née en France (4) ; la protection subsidiaire a également été préférée à la reconnaissance de la qualité de réfugié au Sri Lanka pendant la dernière période (5).
À l’inverse, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel apparaissent constructives : affirmation de la souveraineté nationale, droit de la défense, plénitude des garanties légales, indépendance de la juridiction administrative, encadrement strict des notions d’asile interne et de pays d’origine sûrs. Elles apparaissent tout à fait conformes à la tradition de la France terre d’asile, telle que la proclamait la constitution de 1793 : « le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres » (art. 118) ; « il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans. » (art. 120), que reprend le 4° alinéa du préambule de 1946 : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Ce motif caractérise l’asile dit constitutionnel, repris à l’article L. 711-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).
Enfin, on relève des décisions audacieuses comme l’interprétation par les sections réunies de la CNDA de l’article 1 D de la Convention de Genève (pendante, au moment où sont écrites ces lignes, en cassation devant le Conseil d’État) concernant des Palestiniens demandeurs d’asile (6).
Malgré quelques exemples constructifs de ce type et le rappel des principes constitutionnels, on assiste donc à une dérive en faveur de la protection subsidiaire, moins protectrice (durée de séjour réduite avec comme conséquences de plus grandes difficultés en matière d’emploi et de logement notamment), qui tend à l’alignement de la France sur la moyenne européenne (51 % des décisions favorables le sont au titre de la protection subsidiaire, contre seulement 16 % en France en 2008).
La formation de l’intime conviction du juge : une question culturelle
Nombre de juges de l’asile admettent difficilement qu’ils forment leur intime conviction sous l’éclairage de ce que la vie les a faits, quelle que soit leur volonté d’indépendance et le souci d’honnêteté qui peuvent présider à leurs décisions. En prendre conscience est encore le meilleur moyen de faire la part de ce qui relève du subjectif dans l’appréciation des faits qui pèsent lourd en matière d’asile et d’en tirer les conséquences dans le jugement de la cause. Les convictions philosophiques, religieuses, politiques, voire les préjugés du juge jouent évidemment un rôle dans l’interprétation de cultures, des motifs et des faits eux-mêmes rapportés par le citoyen venu d’ailleurs.
L’intime conviction n’est pas non plus indépendante de la situation politique générale du pays d’accueil et des campagnes qui y sont menées à un moment donné, comme celle sur l’ « identité nationale » lancée par le ministre chargé de l’immigration et de l’asile à l’automne 2009. La pratique du droit d’asile est évidemment un domaine où le poids des cultures, des mentalités, des préjugés est important. Car il ne s’agit pas seulement d’appliquer le droit existant mais de rendre la justice « Au nom du peuple français », le droit positif n’en étant que l’instrument.
De fait, on observe une forte dispersion statistique des décisions des formations de jugement selon la composition de celles-ci. Certaines études ont même caractérisé un mythe du « réfugié menteur », justifié du côté du demandeur d’asile par la difficulté à franchir des obstacles sécuritaires et juridiques de plus en plus élevés et, du côté du juge, par le confort que lui permet l’idée qu’il est détenteur d’une prérogative de souveraineté nationale et que, face au mensonge, fut-il présumé, occasionnel ou appelé par la pression des circonstances, il juge à bon droit (7).
Par ailleurs, il existe aussi des écarts notables persistants entre les taux d’accord de l’OFPRA et de la CNDA pour quelques pays (Serbie, Turquie, Angola, Sri Lanka, Bangladesh), ce qui indique une certaine résistance de l’établissement public à appliquer, pour ces pays, la jurisprudence de la juridiction.
En ce domaine des mentalités, étroitement dépendantes du contexte social et politique dans lequel elles se forment et s’expriment, l’évolution ne peut se développer qu’à l’échelle de l’histoire.
En conclusion, il convient donc de prendre la mesure des atteintes, mais ne pas ignorer pour autant les points d’appui : une réforme de la juridiction de l’asile plutôt positive, mais avec des inquiétudes sur la séparation des politiques d’asile et d’immigration ; des chiffres qui caractérisent un dispositif sélectif, mais des résultats contrastés ; une évolution défavorable du droit, mais une tradition qui existe et qui résiste.
(1) À paraître : Anicet Le Pors, Juge de l’asile, Michel Houdiard éditeur, janvier 2010. Préface de François Julien-Laferrièrere. Le droit d’asile, Que sais-je ? PUF, février 2010 (3° édition).
(2) En dernier lieu : CNCDH, Les conditions d’exercice du droit d’asile en France, rapport d’Anne Castagnos Sen, juin 2006 ; Anicet Le Pors, La situation statutaire des personnels de la CRR, octobre 2006 ; Jacky Richard, De la CRR à la CNDA, avril 2008.
(3)CE, 13 déc. 2008, OFPRA c. Mme. A. ép. B.).
(4)CNDA, SR, 12 mars 2009, Mme Diarra ép. Kouyaté ; CNDA, SR, 12 mars 2009, Melles Hélène et Irène Kouyaté.
(5)CNDA, SR, 27 juin 2008, B.
(6)CNDA, SR, 14 mai 2008, Mohammad Assfour.
(7) Cécile Rousseau et Patria Foxen, « Le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ? », L’évolution psychiatrique, août 2006.
il existe aussi des écarts notables persistants entre les taux d’accord de l’OFPRA et de la CNDA pour quelques pays (Serbie, Turquie, Angola, Sri Lanka, Bangladesh), ce qui indique une certaine résistance de l’établissement public à appliquer, pour ces pays
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