« Pas de citoyenneté sans valeurs » – l’Humanité, 19 novembre 2009

Sur le site Internet de son « grand débat », Éric Besson mêle la nation à la liberté, la citoyenneté, l’émancipation, etc., tout en promouvant le rapprochement des termes identité nationale et immigration. Comment qualifier une telle conception ?

Nous n’avons pas besoin de répondre à une injonction gouvernementale pour savoir ce que nous devons penser de ces concepts. L’immense apport des Lumières et de la Révolution française a été d’instituer la nation, communauté des citoyens, en souverain dans le cadre d’un régime affirmant la liberté, l’égalité, la fraternité comme valeurs suprêmes, la République. La souveraineté nationale et populaire est aujourd’hui un bien précieux, car elle affirme en continuité de notre histoire notre responsabilité collective. Dans une mondialisation qui tend à dissoudre les États nations, c’est-à-dire des histoires, des valeurs, des cultures, des lieux de contradictions fécondes, j’affirme que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. C’est en ce sens que l’on peut parler d’identité nationale. Mais il s’agit d’une création continue qu’il faut conduire rationnellement à chaque étape et non d’une invocation mystique et démagogique comme celle à laquelle ont recours Éric Besson et Nicolas Sarkozy. C’est précisément parce que ce pouvoir tourne le dos à cette identité en démantelant le service public vecteur de l’intérêt général, en rejetant la tradition de la France terre d’asile, en s’attaquant aux structures territoriales liant communes-département-nation, en aggravant la « dérive bonapartiste » dont les institutions de la V° République étaient porteuses dès l’origine – et auxquelles à l’époque seul le parti communiste français, en tant que parti, s’opposa – qu’il a recours à cette manipulation sur une base dévoyée de l’identité nationale pour solliciter les réflexes nationalistes et … antinationaux.

Éric Besson évoque le « sentiment national ». La citoyenneté relève-t-elle ainsi d’un sentiment ? Doit-on se sentir citoyen pour l’être effectivement ?

La citoyenneté est, en tout état de cause, un terrain de réflexion et d’action plus intéressant dans la situation de décomposition sociale qui caractérise ce moment de l’histoire, entre un XX° siècle prométhéen et une civilisation nouvelle aujourd’hui encore difficile à déchiffrer. Elle nous invite à revenir aux fondamentaux idéologiques. Il n’est ni utile ni souhaitable de s’épuiser à donner une définition de la citoyenneté, fortement évolutive, car toute définition affaiblit et enferme. En revanche, il nous faut concevoir une problématique qui permette de révéler le sens et l’authenticité de toute citoyenneté. Pour ma part – et je renvoie là à mon Que sais-je ? sur le sujet (1) – il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, que j’exprime de la manière suivante : une conception spécifique de l’intérêt général, une affirmation du principe d’égalité, une éthique de la responsabilité. Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif de celle-ci impliquant des moyens nécessaires : un statut juridique du citoyen, une libre administration des collectivités territoriales, des institutions démocratiques. Il n’y a pas de citoyenneté sans son inscription concrète dans la crise systémique, son affirmation face aux forces désagrégatrices infra et supranationales. Elle intègre l’idéologie des droits de l’homme dans la réalité politique concrète. Le professeur Jean Rivero a écrit dans cet esprit : « les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ».

La revendication d’égalité des droits semble aujourd’hui prise en tenailles$ entre l’individualisme libéral et diverses tentations communautaristes. Est-ce la conséquence d’une faiblesse de la notion de citoyenneté ?

Non, c’est tout au contraire l’indication que la citoyenneté est la seule façon de répondre à ces questions de notre temps et que notre responsabilité majeure de citoyens d’aujourd’hui est d’apporter ces réponses. Il y a certes un repli individualiste dans la crise, mais il y a aussi dans cette crise le renvoi de la responsabilité sociale vers chaque citoyen, chaque citoyenne, appelés à ne s’en remettre qu’à eux pour amorcer la recomposition, et non à déléguer ou à fantasmer dans d’hypothétiques stratégies d’alliances : une somme de désarrois n’a jamais fait un début de solution. Le communautarisme est la réponse pervertie de la communauté des citoyens en hypervalorisant certaines de ses dimensions, notamment ethnique ou religieuse. Le prix Nobel indien Amartya-Sen en a fait une analyse particulièrement lucide dans son dernier livre Identité et violence (2), dénonçant le caractère totalitaire du communautarisme et refusant pour son propre compte d’être enferme dans ses « petites boîtes ». Ce n’est pas un problème nouveau, s’il prend du relief dans la crise. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries : la « patrie d’origine » à laquelle il était naturellement attaché par ses liens historiques, culturels et affectifs, et la « patrie de droit » qui seule lui conférait la citoyenneté et devait donc être privilégiée dans l’organisation sociale. C’était il y a 2000 ans. On n’a guère mieux dit les choses depuis.

Dans le contexte de crise du capitalisme, on entend de plus en plus parler de « citoyenneté économique ». L’alternative au capitalisme est-elle à rechercher dans une extension de la citoyenneté à l’entreprise ?

La citoyenneté ne dissout pas les particularismes. La multiplicité de ses dimensions fait sa richesse. Ainsi, il y a des « dimensions » infranationales (corse, bretonne, occitane, basque, alsacienne) et des dimensions supranationales (européenne, méditerranéenne, mondiale) de la citoyenneté française, mais seule celle-ci répond à la problématique précédemment évoquée et seule elle justifie l’appellation de citoyenneté. De même il y a des dimensions économiques (droit au travail, à l’information et à la formation, à l’intervention dans la gestion des entreprises, à l’exercice de la plénitude des droits et libertés) et des dimensions sociales (droit à la santé, au logement, à la culture) de la citoyenneté. Mais la citoyenneté est une notion avant tout politique, le citoyen ne saurait se réduire au travailleur ou à l’ayant droit. Pour autant, la lutte pour la pleine citoyenneté dans l’entreprise est, dans cette crise de civilisation, au premier rang du combat anticapitaliste. Il faut donc veiller à la plénitude de la conception de la citoyenneté.

Nos ancêtres révolutionnaires écrivaient au-dessus de leur porte « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ». Et nous, aujourd’hui ?

 

‘1) La Citoyenneté, Que sais-je ?, PUF 3° éd., 2002.

(2) Identité et violence, Amartya-Sen, Odile Jacob, 2007.

2 commentaires sur “« Pas de citoyenneté sans valeurs » – l’Humanité, 19 novembre 2009

  1. Je prends connaissance avec un peu de retard de votre article. Quelle bouffée d’oxygène dans le marasme idéologique ambiant. La nation, dites-vous fort justement, est une « création continue ». La nation n’est pas un fourre-tout ; elle n’est pas un grand tout donné une fois pour toutes que l’on transporterait avec soi (comme des reliques … ou une brosse à dents !). Elle est addition, assemblage. Et le lieu par excellence où s’effectue – ou doit s’effectuer – cet « assemblage » est l’« Assemblée » nationale. Tel est l’angle sous lequel – en me référant aux débats de 2002-2003 – j’essaie d’aborder cette question (voir dans mon blog : La réforme du travail parlementaire : bonjour l’ennui ? (texte fondateur) et les rubriques qui en découlent : 6.Faire du LIEN, faire de l’UN / 7.faire exister la NATION . J’entreprends, dans les jours qui viennent, quelque chose qui pourrait s’intituler : « Identité nationale : et si les députés avaient à répondre au Questionnaire … » ). Pour l’heure, je m’en vais acheter votre « Que-sais-je ? » !)

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