Citoyenneté et perspective socialiste – Union rationaliste – France-Culture – dimanche 27 juin 2010 – 9 h 42

Divers aspects de la pensée contemporaine – l’Union rationaliste
Emmanuelle Huisman-Perrin reçoit Anicet le Pors

EHP : Anicet le Pors, bonjour, vous venez de terminer trois ouvrages que je mentionne pour évoquer votre incroyable énergie au service des causes qui vous tiennent à cœur : d’abord deux livres sur le droit d’asile, la troisième édition de votre Que sais-je ? sur le droit d’asile aux PUF, et la publication d’un essai intitulé « juge de l’asile » chez Michel Houdiard où vous faites part de votre expérience de président de section à la Cour nationale du droit d’asile, expérience où vous confrontez le point de vue critique qui est toujours le vôtre sur les citoyens d’ici et ceux qui viennent d’ailleurs, que vous rencontrez comme juge au terme d’odyssées souvent extravagantes ; et puis un troisième ouvrage sur lequel je vais revenir longuement aujourd’hui, plus autobiographique, issu d’entretiens avec Jean-François Bège, paru aux éditions Le Télégramme. Alors il ne s’agit pas véritablement de mémoires, car vous n’aimez pas trop le genre autobiographique, et vous dites d’ailleurs – en plaisantant sans plaisanter – que c’est trop tôt maintenant pour écrire vos mémoires : vous y produisez plutôt des analyses qui s’adossent au présent pour éclairer l’avenir. Alors cet ouvrage est intitulé « Les racines et les rêves ». Il aurait pu s’intituler aussi « breton, ministre et communiste » ?

ALP : Oui, il aurait pu, sauf que je suis toujours breton mais je ne suis plus ministre ni communiste.

EHP : Donc le titre n’allait plus, il était plaisant, provocateur, mais plus juste, plus pertinent. Breton vous l’êtes mais dans un attachement que je trouve très intéressant et qui vous distingue par exemple de ce que Mona Ozouf écrit à propos de l’identité dans son ouvrage « Composition française ». Est-ce que vous pouvez nous dire quelle est votre position sur l’identité ?

ALP : Oui, j’ai lu avec intérêt ce qu’a écrit Mona Ozouf dans Composition française, d’autant plus que nous avons des racines communes : sa maman est née en 1905 dans un bourg du nord du Finistère, Lannilis, comme la mienne la même année, donc ça m’intéressait beaucoup. Je crois que Mona Ozouf a quelques difficultés à articuler ce qu’elle appelle « l’homme abstrait » qui est une sorte de théorisation du citoyen, produit de la Révolution française, et l’homme – ou la femme en l’espèce – fait de chair, de sentiments, de sensibilité, elle a de la difficulté à faire l’articulation entre les deux pour donner sens sans doute à sa propre démarche. Elle nourrit par là une confusion, une confusion que pourtant Cicéron me semble avoir levée il y a 2000 ans en disant que le citoyen romain à la fois avait une patrie de nature, qui était bien entendu celle de ses racines, et une patrie de droit qui était celle qui lui était conférée comme membre de la communauté des citoyens de Rome. Et il disait en substance « il est normal que la patrie de nature soit un lieu d’attachement pour le citoyen, mais ce qui lui donne la citoyenneté, ce qui lui donne des droits, et ce qu’il faut retenir dans l’organisation sociale c’est la patrie de droit, et par là socialement elle lui est supérieure ». Je crois que si Mona Ozouf reprenait cette distinction vieille de 2000 ans son horizon s’éclaircirait.

EHP : Ministre et communiste, si on reprend la formule, vous l’avez été mais sans jamais renier qui vous avez été, ce que vous avez fait, ce qui vous intéresse me semble-t-il, c’est toujours l’avenir. D’ailleurs dans la vision de l’histoire qui est la vôtre il ne peut y avoir de séquençage mécanique : vous dites bien que l’essentiel c’est de savoir où nous en sommes, et ce que vous dites dans votre livre c’est que nous en sommes à un moment de désarroi idéologique après une longue période volontariste qui a échoué et qui a laissé un héritage sans qu’apparaissent encore les traits de la nouvelle civilisation. Et d’ailleurs à ce propos vous citez souvent ce vers de Musset, ou cette phrase de Musset dans « La confession d’un enfant du siècle ».

ALP : « On ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou un débris ». Je crois que c’est caractéristique effectivement de notre époque. Il y a une quinzaine d’années j’avais écrit un livre qui est dans le même esprit Pendant la mue le serpent est aveugle pour montrer que, entre deux états, il y a une période particulièrement vulnérable ; je crois que nous sommes dans cette situation, celle aussi qu’évoquait Alfred de Musset dans la pensée que j’ai citée. Effectivement, nous sommes dans une période très intéressante, même si elle est douloureuse et même si elle est lieu de grandes souffrances. Les hommes s’intéressent depuis très longtemps sur le sens de leur histoire, et on a essayé d’en donner une analyse scientifique. Le marxisme proposait par exemple que, après le communisme primitif, il y avait le féodalisme, puis le capitalisme, puis le socialisme, et puis le communisme. Il y avait un sens de l’histoire qui se prétendait scientifiquement fondé. Pourquoi les choses n’ont pas marché ? A mon avis parce que on est resté tout au long de ces séquences qui nous ont amenés jusqu’au XXe siècle sous l’influence d’une transcendance, à laquelle n’a pas échappé ce XXe siècle que René Rémond qualifiait de « prométhéen ». Je crois effectivement que l’organisation communiste, par exemple, ressemblait de très près à une Église, on en retrouvait toutes les caractéristiques : cette sacralisation de l’appareil, ce messianisme de l’avenir tel qu’il était décrit sur des bases prétendument scientifiques et qui l’était partiellement mais qui était une analyse scientifique simpliste. Tout cela s’est effondré parce qu’on n’a pas pris en compte la complexité du genre humain et de la vie. Alors aujourd’hui notre tâche, me semble-t-il, devant ce qu’il faut appeler un échec, c’est d’y réfléchir, c’est d’en faire l’inventaire, c’est de considérer qu’il y a eu un essai prométhéen qui a échoué, d’en tirer toutes les leçons, et de remettre la question du sens sur le chantier. Il est tentant, et certains n’y résistent pas, de récuser le XXe siècle comme étant celui d’un échec colossal, celui de l’Union soviétique pour parler simple, je crois que ce n’est pas comme cela qu’il faut procéder. Il y a dans cet effort qui a été fait toute une série d’éléments qui peuvent être repris. Par exemple aujourd’hui on parle très peu de socialisme, je suis pour ma part pour qu’on remette le socialisme sur le chantier. On disait que le socialisme c’est la propriété des grands moyens de production, d’échange et de financement, le pouvoir de la classe ouvrière et ses alliés, et il devait en ressortir un troisième élément, l’homme nouveau. On a vu que la propriété était insuffisante si elle n’était que juridique et accaparement par l’État, que la classe ouvrière évidemment a subi au cours des dernières décennies une mutation considérable, on ne peut plus parler de la classe ouvrière comme d’un ensemble homogène, et quant à l’homme nouveau il n’a pas émergé précisément parce qu’on ne s’en est pas occupé, parce qu’on a négligé le citoyen en lui-même.

EHP : Votre idée, Anicet Le Pors, c’est que précisément le concept de citoyenneté est absolument central, et au fond de votre attachement au marxisme vous faites ressortir l’idée que sans doute autour de la citoyenneté, autour peut-être aussi de l’individu citoyen de la Révolution française, il y a quelque chose d’absolument indépassable.

ALP : Oui, et ça nous permet comme vous le dites de renouer avec notre histoire. Ça a été quand même un formidable moment, celui où on a dit « ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ». Déjà vous voyez, le camarade perçait sous le citoyen, c’était intéressant je trouve. Quand je dis « il faut remettre sur le chantier une vision socialiste de l’évolution de la société » qu’est-ce que je veux dire par là ? Que la propriété juridique ne suffit pas, il faut donc l’entourer de toute une série d’instruments de maîtrise, de la recherche, de la formation, du commerce extérieur, de l’aménagement du territoire, de la protection de l’environnement, etc. La classe ouvrière, je ne crois pas qu’on puisse parler du pouvoir de la classe ouvrière aujourd’hui, mais nous sommes interpellés pour répondre à la question « quel système institutionnel voulons-nous ? quel type de démocratie souhaitons-nous ? comment articuler le pouvoir des citoyens et la nécessité d’une démocratie représentative ? ». On n’a pas répondu encore à cette question malgré les 15 constitutions qu’a connues la France depuis deux siècles. Et alors, vous avez raison, la question principale c’est celle du citoyen qui prend la place de ce mirage de « l’homme nouveau », et ça me semble à la fois un concept qui historiquement est daté et de bonne façon, et puis aussi un concept très contradictoire. Dans le parti auquel j’appartenais, on considérait que le citoyen était un concept mou, car il ne révélait pas une analyse de classe, et donc il avait par nature un caractère consensuel dont il fallait évidemment se détacher, qu’il fallait condamner le cas échéant. C’était une grossière erreur et, à mon avis, avec le concept de citoyen on peut fédérer toute une série de valeurs auxquelles nous sommes attachés, qui font de la bonne façon l’identité française. Je veux parler de la notion de service public, de notre manière de traiter l’égalité, avec un modèle français d’intégration basé sur le droit du sol et l’égalité des citoyens, je veux parler de la laïcité, toutes valeurs qui doivent être fédérées par, précisément, le concept de citoyenneté.

EHP : Et valeur à laquelle à l’Union rationaliste nous sommes très attachés, la laïcité. Alors, du marxisme vous avez sans doute aussi repris l’idée que la contradiction, la négation, l’échec pouvaient être quelque chose de positif. Vous avez d’ailleurs il y a quelques années écrit un « Éloge de l’échec », et dans votre livre qui vient de paraître, aux éditions Le Télégramme, « Les racines et les rêves », vous faites une grande part à l’idée de décomposition, de champ de ruines, pourriez-vous nous dire pourquoi ?

ALP : Tout simplement parce que c’est la réalité me semble-t-il. Nous quittons donc un XXe siècle qualifié de siècle prométhéen et nous ne savons pas vers où nous allons, d’où ce désarroi qu’on appelle en général perte de repères. Eh bien moi je dis dans ce contexte-là « n’ayons pas peur, regardons les choses telles qu’elles sont ». Alors, c’est vrai que les symptômes ont de quoi inquiéter : le développement des sectes, le développement des jeux de hasard, l’abstention croissante, etc.

EHP : Quelque chose de l’ordre de l’irrationalisme aussi, tout ça.

ALP : Oui, absolument. Aujourd’hui apparemment c’est le règne de l’irrationalisme avec un Président de la République qui est ici et maintenant, sans passé, sans avenir non plus. Parlons de la décomposition : la décomposition effectivement c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Il y a des symptômes, mais au-delà de ces symptômes il faut se demander pourquoi c’est ainsi. C’est à mon avis parce que on a perdu les grandes références du XXe siècle, l’État-nation, la notion de classe qui n’a plus les mêmes caractéristiques, je le disais tout à l’heure pour la classe ouvrière. Les mœurs ont beaucoup évolué. La représentation géographique de l’exercice de la citoyenneté, qu’il s’agisse du village, de l’urbanisation, voire même de l’écosystème mondial, sont aujourd’hui des réalités qui ont changé. Et surtout, je dirais ce qui devrait nous distinguer au XXIe siècle du XXe siècle, c’est l’écroulement des idéologies messianiques. J’entends par là pour le libéralisme, le capitalisme, l’économie néoclassique ; pour la social-démocratie, l’État-providence ; et pour le mouvement révolutionnaire, communiste, le marxisme qui garde beaucoup d’enseignements utilisables mais qui ne peut pas rendre compte indéfiniment de la manière dont on doit penser les sociétés. C’est tout cela, à mon avis, qu’il faut remettre sur le chantier, c’est extrêmement intéressant.

EHP : C’est ça, c’est-à-dire que au lieu de vous décourager, ce que j’aime dans votre pensée, Anicet Le Pors, c’est que vous n’êtes pas triste, vous êtes confiant dans la force de la puissance de la raison à reconstruire ou à construire différemment, à poser les choses autrement et vous pensez que de la décomposition va naître quelque chose de nouveau.

ALP : Vous connaissez cette formule de René Char « la lucidité c’est la blessure la plus rapprochée du Soleil ». Je crois qu’à partir du moment où on comprend ce qui se passe, d’abord on n’a plus peur, et ensuite on est invité à l’action pour réparer ce qui ne va pas, et imaginer de nouvelles idées, de nouvelles institutions, de nouvelles manières de construire du lien social. Autrement dit c’est un monde nouveau qui s’ouvre devant nous et il est normal que nous ne le comprenions pas, parce que nous n’avons du point de vue intellectuel que les instruments du passé à notre dispositio. Mais je trouve cela tout à fait passionnant et de nature à nourrir un grand optimisme parce que c’est une aventure qui nous est proposée, ou plutôt c’est une multiplicité d’aventures. Il n’y a plus un sens de l’Histoire, il y a une multiplicité de sens, nous sommes en avenir aléatoire et notre responsabilité de citoyens est beaucoup plus importante que par le passé.

EHP : Vous dites d’ailleurs que vous appartenez, vous en tant que militant, à un nombre d’associations considérable.

ALP :  Oui, lorsque j’ai quitté cette organisation ultra-structurée qu’était le Parti communiste, où l’on me donnait tous les attributs d’une citoyenneté définie avant même que j’y aie réfléchi, quand j’ai quitté ce parti je me suis dit « qui suis-je dans cette société ? » et je me suis dit « il faut que je m’engage ici ou là ». Alors je me suis engagé dans des associations de défense du service public, de la laïcité, je suis président de l’Union des sociétés bretonnes de l’Île-de-France, des Anciens de la Météorologie nationale, etc. J’ai compté que ça faisait une vingtaine d’organismes ou d’associations et je me suis dit « le citoyen Anicet Le Pors c’est cela », son profil de citoyenneté – j’utilisais l’expression de « génome de citoyenneté » – c’est cela, et à partir de là je me suis dit « oui mais ça crée une difficulté : avant nous étions organisés, avec un sommet, différents niveaux, aujourd’hui si tout le monde fait le constat que je fais on aura une société complètement atomisée, où chaque être sera singulier », et la grande question qui se posera à nous à partir de là c’est de savoir comment reconstruire à partir de cet éparpillement, mais un éparpillement d’une grande richesse puisque les gens ont assumé leur responsabilité de citoyen chacun pour son propre compte, comment retrouver des centralités qui fassent une société démocratique et efficace ? C’est là le grand problème, c’est le contraire du problème du XXe siècle. Vous savez ce qu’on pense lorsqu’on parle de centralisme démocratique, eh bien aujourd’hui c’est l’inverse que l’on doit faire. D’ailleurs on le sent, on sent dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, que l’on a du mal à considérer les partis comme les instruments de la transformation sociale : on parle de coopératives, de mouvements,de fronts, c’est le tâtonnement des formes politiques qui seraient adéquates au monde d’aujourd’hui et du monde à venir.

EHP : Comme si précisément, et ça sera notre conclusion, nous devions participer à un chantier rationaliste disséminé.

ALP :  Absolument.

EHP : Anicet Le Pors je vous remercie. »

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