Où va la fonction publique territoriale ?
Le rapport élus-fonctionnaires de direction
Je ne saurais trop approuver l’initiative que constituent ces Pr.emières Rencontres des dirigeants des collectivités d’Aquitaine, à un moment où la réforme des collectivités territoriales, présentée comme l’Acte III de la décentralisation, achève son parcours parlementaire de manière bien peu digne. Au demeurant personne ne se hasarde aujourd’hui à prédire ce qu’elle sera effectivement. C’est donc peut être le bon moment pour s’interroger sur le rôle des acteurs et en particulier sur celui de l’encadrement territorial, et je vous remercie pour l’honneur que vous me faites de m’associer à cette réflexion.
Je ne peux le faire, vous le comprendrez aisément, sans me référer à l’élaboration de l’architecture statutaire établie en 1983-1984, aux tendances qui se sont manifestées depuis, avant de m’interroger sur la responsabilité de l’encadrement de la fonction publique territoriale (FPT) dans les conditions actuelles.
I . LE SENS DE LA RÉFORME DE 1983-1984
La situation de la FPT en 1981
Je me suis expliqué longuement sur la situation de la FPT en 1981 avant la réforme et sur celle-ci, ici même à Bordeaux le 9 octobre 2009, à l’invitation du CNFPT, des directions concernées du ministère de l’Intérieur, de l’Université de Bordeaux IV et de la ville. La parution des actes du colloque étant imminente je n’insisterai pas. Je veux seulement rappeler que la FPT était jusque-là en situation d’infériorité vis-à-vis de la fonction publique de l’État (FPE). Une seule illustration : la loi de finances du 31 décembre 1937 avait interdit aux communes d’accorder à leurs agents des rémunérations supérieures à celles servies dans la FPE à qualification équivalente. En 1981 on compte 800 000 agents dans les collectivités territoriales (dont une forte proportion de contractuels) classés en 130 emplois types, plus de nombreux emplois spécifiques. Il s’agit d’une fonction publique d’emploi qu’Olivier Schrameck – alors conseiller technique du ministre de l’Intérieur – résumait ainsi : recrutement sur liste d’aptitude n’entraînant pas nécessairement nomination, absence de garantie de déroulement de carrière après recrutement, possibilité de licenciement d’un agent titulaire si son emploi est supprimé.
La réforme : du système de l’emploi à celui de la carrière
Après quelques hésitations et confrontations sur la traduction à donner de l’engagement du gouvernement d’améliorer les garanties statutaires des agents des collectivités territoriales, le choix a consisté à construire une fonction publique de carrière « à trois versants ». La difficulté était de combiner l’unité souhaitée et le respect de la diversités des fonctions. L’unité a résulté de l’architecture unifiée des quatre titres législatifs élaborés, mais surtout des principes sur lesquels j’ai souhaité fonder l’ensemble, à partir de références historiques significatives : le principe d’égalité posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dont nous avons déduit que c’est par concours conduisant à l’établissement d’une liste par ordre de mérite que l’on accède aux emplois publics ; le principe d’indépendance résultant de la séparation du grade (propriété du fonctionnaire) et de l’emploi (à la disposition de l’administration) initié par une loi sur les officiers de 1834 ; enfin le principe de responsabilité se référant à l’article 15 de la Déclaration des droits et retenant la conception du fonctionnaire citoyen et non sujet. Le respect de la diversité résultait de la distinction des titres II, III et IV imposée pour la FPT par l’article 72 de la constitution et son principe de libre administration des collectivités territoriales.
Une amélioration des garanties statutaires des agents publics des collectivités territoriales
Je ne crains pas la contestation en disant que cette réforme a entraîné une amélioration franche de la condition des agents publics des collectivités territoriales devenus fonctionnaires à part entière, à parité avec les fonctionnaires de l’État. Je pense que, sans emphase, on peut parler de dignité restaurée. D’une part, ils ont été classés dans les catégories de base de la fonction publique, les corps et leurs statuts particuliers, les régimes spéciaux de protection sociale et de retraite, la reconnaissance nationale du droit syndical et des organismes paritaires. D’autre part, ils se sont vu reconnaître, à l’instar de l’ensemble des fonctionnaires, les droits expressément inscrits dans le titre 1er du statut général : droit de négociation conféré aux organisations syndicales, droit à la formation permanente, à l’information, droit de grève, liberté d’opinion, reconnaissance de la mobilité comme garantie fondamentale. Je veux aussi rappeler, que pour assurer la comparabilité de la FPE et de la FPT un tableau de classement des corps, grades et emplois était prévu, de même qu’une commission mixte pour assurer la coordination des fonctions publiques, en même temps que des dérogations étaient retenues pour la FPT afin de respecter sa spécificité : recrutement direct de nombreux emplois de cabinet, de directeur des services des départements et des régions, des secrétaires généraux dans les grandes villes.
2 . UNE DÉNATURATION DE LA RÉFORME DE 1985 À 2010
Une situation statutaire globalement préservée mais dénaturée
Aujourd’hui, près de 26 ans après la création du statut de la FPT (incluant, je précise, titre I et titre III du statut général), on peut dire que l’architecture alors imaginée et mise en place a tenu : le statut général c’est plus de 500 articles et une longévité dépassant celle des constructions statutaires précédentes. Cela dit, il faut aussitôt ajouter que les atteintes subies n’ont pas cessé depuis sa création, la FPT pouvant apparaître comme le « maillon faible » de l’ensemble, en raison de son histoire et de ses caractéristiques spécifiques. D’abord la mise en place du nouveau statut s’est faite de manière particulièrement lente après 1984, modalités et délais de mise en œuvre n’ont pas été respectés. Mais c’est surtout la loi du 13 juillet 1987, dite loi Galland, qui a été la plus préjudiciable, un véritable bond en arrière vers une fonction publique d’emploi avec, en particulier : le retour au système des « reçus-collés » par le rétablissement de la liste d’aptitude, la transformation des corps en cadres rendant plus difficile la comparaison des fonctions publiques et, par là, la mobilité, la réduction des compétences des centres de gestion, l’encouragement au recrutement des non titulaires. Toutes les mesures qui se succéderont ensuite, poursuivront dans le même sens de la dénaturation.
Une réappropriation du pouvoir des employeurs
Cette évolution peut également être lue comme une reconquête de prérogatives par les employeurs. C’est peu dire que nombre d’entre eux et leurs associations d’élus avaient été plus que réservés devant la réforme entreprise entre 1981 et 1984 en tant que le nouveau statut pouvait leur apparaître comme un carcan imposé à leur action. Les textes intervenus durant cette période peuvent être regardés comme autant de tentatives pour en desserrer l’étreinte. Au-delà de la loi Galland, il y a eu chaque année (à l’exception de l’année 1997) une ou plusieurs lois concernant la FPT. Je relève simplement celles qui me semblent les plus significatives :
– la loi du 24 décembre 1994 (dite loi Hoëffel) qui, si elle a consacré formellement le système de la carrière en son principe, a généralisé le recrutement direct sans concours des agents de catégorie C ;
– les lois du 16 décembre 1996 et du 3 janvier 2001 qui, sous couvert de meilleure gestion de la précarité et de modernisation, ont fortement dérogé aux principes de recrutement ;
– la loi du 2 février 2007 dite « de modernisation » qui a, par de multiples dispositions, brouillé l’interface public-privé ;
– la loi du 7 février 2007 relative à la fonction publique territoriale qui a réduit de manière drastique les durées de formation initiale des catégories A et B ;
– la loi du 3 août 2009 « relative à la mobilité » qui a poursuivi le même objectif en élargissant notamment les possibilités de recrutement de contractuels, jusqu’à l’intérim ainsi que les cumuls d’emplois à temps non complet.
– la loi du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social qui a introduit en contrebande un intéressement collectif qui pourrait bien constituer le terrain du favoritisme.
Ces réformes successives m’apparaissent profondément déstabilisatrices, leur efficacité douteuse au regard des objectifs proclamés et de nature à favoriser l’arbitraire, voire le clientélisme.
Une tendance à la déréglementation qui s’aggrave
Les effets de ces mesures s’inscriront aujourd’hui dans le contexte d’une offensive sans précédent lancée par le Président de la République le 19 septembre 2007 sous le thème de la « révolution culturelle » dans la fonction publique, dont l’idée maîtresse consistait à mettre sur le même pied pour l’accès aux emplois publics : recrutement par concours et contrat de droit privé. Il avait diligenté à cette fin le Livre blanc de Jean-Ludovic Silicani que j’ai pu ainsi résumer : le contrat contre la loi, le métier contre la fonction, la performance individuelle contre l’efficacité sociale. Malheureusement pour ses promoteurs, cette attaque frontale contre le statut a provisoirement échoué en raison de la crise financière qui a montré qu’avec un secteur et un service publics étendus (un quart de sa population active), la France disposait d’un précieux « amortisseur social », tant du point de vue du pouvoir d’achat, que de celui de l’emploi, des systèmes de protection sociale et de retraite, mais aussi d’un point de vue éthique, face à la spectaculaire immoralité affichée par le secteur financier. Et puis je veux aussi mentionner l’importance des réactions des fonctionnaires et de l’opinion publique qui ont joué un rôle importants. Pour le moment donc, « le grand soir statutaire » n’aura pas lieu. Cela ne signifie pas que de nouvelles atteintes au statut ne seront pas tentées dans l’esprit des lois de 2007 et 2009 ou, plus percutant encore, sous la forme de propositions de lois diligentées par le gouvernement, telles que la proposition de loi de Jean-Pierre Gorges instituant, dans la FPT, le contrat comme règle et le statut comme exception correspondant aux seules fonctions régaliennes ; ou encore la proposition de loi de Jean-Frédéric Poisson sur la marchandisation des emplois entre collectivités territoriales et entreprises privées. Sans parler de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et de la réforme des collectivités territoriales pendante au Parlement.
3 . LA RESPONSABILITÉ DES CADRES TERRITORIAUX AUJOURD’HUI
Défendre les valeurs de l’intérêt général, du service public et de la fonction publique
Les cadres territoriaux occupent une position stratégique entre des élus légitimés par leur élection au suffrage universel et des personnels placés par la loi dans une position statutaire et réglementaire. Cela leur confère, me semble-t-il, une responsabilité propre, vis-à-vis des uns et des autres, dans la défense des valeurs. Je veux parler de l’intérêt général qui ne se réduit pas dans notre pays à la somme des intérêts particuliers, du service public fondé sur les principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité qui participe si fortement de notre identité nationale, de la fonction publique dont j’ai rappelé précédemment les fondements républicains. C’est aussi de l’encadrement territorial que l’on attend une juste interprétation des qualités du fonctionnaire-citoyen dans l’ensemble de ses droits et obligations. Je pense en particulier à la déontologie ainsi qu’au délicat exercice de la liberté d’opinion et des notions associées : la liberté d’expression et le devoir de réserve. Qu’il me soit permis également de rappeler que la recherche de l’efficacité sociale qui est l’objectif spécifique du service public est d’une tout autre exigence scientifique et morale que celle qui préside à la rentabilité d’entreprise, et je ne sais rien de plus navrant que ces élus et ces hauts fonctionnaires, de toutes fonctions publiques, qui pensent adopter une posture avantageuse en se prenant pour des managers et en usant des gouvernance, coaching, benchmaking, mainstreaming … Comme disait Pascal : « Qui veut faire l’ange … ».
Constituer une force de proposition
De manière plus constructive, je pense également qu’il entre dans les fonctions des cadres territoriaux d’être une force de proposition. L’extrême diversité des activités regroupées au sein de la FPT en fait un extraordinaire champ d’expérimentation pour l’ensemble des fonctions publiques. Je pense en premier lieu à la rationalisation des politiques publiques ; notion qui n’a rien à voir avec la révision générale actuellement mise en œuvre laquelle n’a aucun fondement méthodologique sérieux. Il est vrai que nous ne disposons pas aujourd’hui des instruments de calcul économique dont nous aurions besoin, cette recherche qui prospérait du temps de la planification à la française, de la rationalisation des choix budgétaires, est aujourd’hui délaissée au bénéfice des soi-disant lois du marché, inadéquates à la conduite du service public. Je pense également à la gestion des personnels et aux évolutions statutaires nécessaires, car le statut des fonctionnaires n’est pas un texte sacré et il doit s’adapter en permanence à l’évolution des besoins, des techniques, voire à l’environnement international. À l’inverse de la déréglementation bornée, de nombreux chantiers devraient être ouverts. Je pense, en particulier, à la gestion prévisionnelle des effectifs, à l’amélioration des complémentarités entre fonctions publiques, à l’adaptation des statuts particuliers et des classements indiciaires, à l’idée de double carrière vu l’allongement de la vie professionnelle, à la mise en œuvre pratique de la mobilité garantie fondamentale des fonctionnaires, à la formation continue déjà développée il est vrai dans la FPT mais aujourd’hui menacée, à l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs, aux conditions du dialogue social, au rôle des organismes paritaires, à la recherche de mécanismes permettant développer la solidarité financière entre territoires, etc.
Assurer la convergence des démarches des acteurs territoriaux
Enfin, placés dans l’interface élus-fonctionnaires, généralement fonctionnaires eux-mêmes mais directement associés à la prise de décision, les cadres de la FPT ont aussi, à l’évidence, un rôle politique au sens où ils doivent dépasser les césarismes comme les corporatismes pour en appeler à l’esprit de service public. Ils disposent pour cela de la compétence et de l’autorité, ce qui doit les conduire a jouer un rôle particulièrement important dans le contexte actuel de la réforme des collectivités territoriales, où la réduction des budgets des administrations déconcentrées se cumulera avec celle probable des recettes des collectivités territoriales. On peut attendre de ce double mouvement : une réduction et une précarisation de l’emploi, une intrusion du secteur privé sur les segments les plus profitables de secteurs abandonnés par le service public, un poids accru de l’autorité préfectorale, notamment au niveau régional. Dans ces conditions, la convergence des démarches des élus, des fonctionnaires territoriaux et des usagers, m’apparaît nécessaire pour faire respecter les principes qui me semblent devoir gouverner la matière : l’unité de la République, la libre administration des collectivités territoriales, la subsidiarité démocratique. Dans la réalisation de cette convergence, l’action de l’encadrement territorial m’apparaît décisif, ce qui justifie pleinement l’initiative de ces 1ères Rencontres des dirigeants de collectivités d’Aquitaine.
tions, la convergence des démarches des élus, des fonctionnaires territoriaux et des usagers, m’apparaît nécessaire pour faire respecter les principes qui me semblent devoir gouverner la matière : l’unité de la République, la libre administration des collectivités te
J’aimeJ’aime