Quelle fonction publique pour répondre aux besoins de notre société ?

A. LA CONCEPTION FRANCAISE DE LA FONCTION PUBLIQUE

I . DES FONDAMENTAUX ISSUS DE NOTRE HISTOIRE

La conception française du service public est l’aboutissement d’une longue histoire. Lorsque Philippe Le Bel décide à la fin du XIIIe siècle la création du Conseil d’État du Roi, il entend par là signifier que les affaires contentieuses concernant le royaume ne peuvent être traitées par les juridictions ordinaires car elles relèvent du « bien commun » ; il opère ainsi une distinction franche public-privé qui participe toujours de notre identité nationale. Au cours des siècles suivants, la monarchie se dotera dans le même esprit, d’une administration fortement structurée. Les intendants (préfigurant les grands corps) apparaissent dès le XVe siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées au XVIIe . La Révolution française accentuera la dichotomie en faisant interdiction aux Parlements d’intervenir en politique et en posant des principes fondateurs. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mentionne dès son article 1er l’ « utilité commune » et la « nécessité publique » en son article 17 ; la IIe République en 1848 évoque le « bien-être commun » et l’ « ordre général ». Autant de formulations qui recouvrent ce que nous appelons aujourd’hui l’ « intérêt général », son vecteur principal le « service public » et la « fonction publique » qui en est le coeur. Ces notions se sont incarnées dans des personnages historiques importants : de Richelieu à de Gaulle.

1.1. L’intérêt général

Les économistes néo-classiques ne sont parvenus à définir qu’un « optimum social », préférence révélée des consommateurs. Or le citoyen ne se réduit pas au consommateur ni à au producteur ?

Le juge administratif a considéré que c’était au pouvoir politique de le définir dans un débat démocratique. Il en a fait cependant usage mais de façon subsidiaire dans l’application du principe d’égalité. Il a identifié des activités relevant de l’intérêt général.

Il siège dans les notions de déclaration d’utilité publique, d’ordre public. Les « actions positives » doivent être proportionnées à la différence des situations ou à l’intérêt général invoqué.

1.2. Le service public

Une notion simple à l’origine : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. La couverture doit être réalisée par l’impôt et non par les prix. La reconnaissance de prérogatives de service public marquent son caractère éminent

Une notion devenue complexe : par interpénétration public-privé (régie, concession, délégation). Cette évolution est marquée par une hétérogénéité croissante, le développement du secteur associatif associé. Le contrat le dispute à la loi dans cette évolution.

La contradiction s’exacerbe dans le cadre de l’Union européenne dont les critères sont essentiellement économiques (« économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée »), le service public est largement ignoré (sauf art. 93 du traité sur l’Union européenne – TUE), il se réduit à la définition des SIEG et des SIG. La jurisprudence de la CJCE tend cependant à faire une place aux acticités d’intérêt général ; le régime de la propriété n’est pas préjugé (art. 345). L’attachement aux services publics a joué un rôle important dans le rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005.

1.3. La fonction publique

L’idée d’un statut général des fonctionnaires ne s’est pas imposée d’emblée. Il n’y avait guère plus de 200 000 fonctionnaires à la fin du XIXe siècle, régis par règles disparates. Tous les projets de statuts alors présentés et jusqu’à la seconde guerre mondiale par les gouvernements répondaient à la préoccupation de traduire par des règles strictes le principe hiérarchique d’obéissance des fonctionnaires. Les associations de fonctionnaires, puis les syndicats qu’ils avaient constitués considéraient donc ces projets comme des « statuts carcans ». Pour autant des droits importants avaient été acquis au fil du temps : la fixation par la loi de l’accès au dossier en 1905, les règles de l’avancement en 1911, du détachement en 1913, la loi Roustan en 1920, la reconnaissance de fait des syndicats de fonctionnaires en 1924 ; d’autres encore étaient intégrés dans la jurisprudence du Conseil d’État, ce qui conduisait parfois à parler de « statut jurisprudentiel ».

Un premier statut avait été élaboré sous Vichy : c’était la loi du 14 septembre 1941, inspirée par la charte du travail de l’État français. Si le programme du CNR ne comportait pas de disposition prévoyant de doter les fonctionnaires d’un statut législatif, il n’en reste pas moins que la loi du 19 octobre 1946 « relative au statut général des fonctionnaires » peut être regardée comme l’un des grands textes démocratiques et progressistes du lendemain de la seconde guerre mondiale. Son élaboration, initiée par le général de Gaulle et reprenant les acquis de la jurisprudence du Conseil d’État, sera essentiellement le résultat d’un travail réalisé sous l’impulsion de Maurice Thorez, alors ministre d’État chargé de la Fonction publique, impliquant activement des représentants de la CGT et de la CFTC. Le statut, qui ne concernait que les fonctionnaires de l’État, prévoyait le cadre juridique du système de rémunération, l’organisation des carrières dans les différents niveaux de qualification, l’institution d’un régime spécifique de sécurité sociale et d’un nouveau régime de retraites. Certes, il portait la marque de son époque, il reflétait nécessairement l’état de l’administration et de la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi, par exemple, qu’on évoquait la notion de « cadre » et non de « corps » de fonctionnaires. Mais il a ouvert la voie à l’affirmation d’une conception démocratique qui n’a cessé de s’affirmer et de se préciser ensuite.

La réforme intervenue par l’ordonnance du 4 février 1959, consécutivement à l’entrée en vigueur de la constitution de la Ve République opérant une nouvelle répartition entre la loi et le décret, reviendra sur certaines dispositions positives du statut de 1946, dont les acquis essentiels seront cependant sauvegardés. Le changement de majorité, en 1981, ouvrira la voie à la plus importante réforme depuis la Libération. Elle annulera les dispositions restrictives de la période précédente, améliorera les dispositions statutaires des fonctionnaires de l’État et surtout, en liaison avec la loi de décentralisation du 2 mars 1982, étendra le Statut aux agents des collectivités territoriales, puis des établissements publics hospitaliers et des établissements publics de recherche.

Ainsi, si on se met ainsi dans une perspective historique, il y avait environ 200 000 fonctionnaires de l’État en France au XIXe siècle, on en comptait moins de 700 000 avant la deuxième guerre mondiale, quelque 900 000 au 1er janvier 1946 (dont seulement 520 000 titulaires), 2,1 millions de fonctionnaires de l’État en 1981. Aujourd’hui, c’est 5,2 millions d’agents publics qui sont reconnus comme fonctionnaires, selon la définition qu’en donne la loi du 13 juillet 1983, c’est-à-dire salariés d’une collectivité publique dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle. Quant à l’ampleur du dispositif statutaire : le statut de la loi du 19 octobre 1946 comptait 145 articles, l’ordonnance du 4 février 1959 ramena ce nombre à 57, dans le statut actuel, il y en a plus de 500. À ceux qui glosent sur la rigidité du statut général on peut répondre que peu de textes ont fait la preuve d’une telle capacité à évoluer sur une aussi longue période.

II. L’ÉLABORATION STATUTAIRE 1983-1984 ET SON ÉVOLUTION

En prenant mes fonctions en 1981, j’avais les idées assez claires sur les améliorations qu’il convenait d’apporter au statut général des fonctionnaires de l’État qui auraient pu être introduites progressivement pour les dispositions législatives, plus rapidement pour les dispositions réglementaires (les décrets du 28 mai 1982, par exemple, ainsi que de nombreuses circulaires pris avant toute novation statutaire). Ce qui a précipité la réflexion c’est, effectivement, la priorité donnée par le président de la République François Mitterrand au projet de loi de décentralisation qui deviendra la loi du 2 mars 1982. J’étais associé à la réflexion sur le sujet, d’autant plus que l’article 1er du projet prévoyait : « Des lois détermineront … les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales » ; cet article prévoyait également un « statut des élus » et les moyens de la « participation des citoyens à la vie locale ».

2.1. Une nouvelle architecture

La réforme a donc été lancée par la politique de décentralisation. Elle a posé rapidement la question du sort à réserver à la fonction publique territoriale (FPT). L’étude de la FPT est particulièrement intéressante car elle contient de fortes contradictions de la société : entre le national et le local, le mandat électif et la possession du grade, le métier et la fonction. Je crois, tout d’abord, devoir rappeler également les principales étapes antérieures de l’histoire de la FPT.

– l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889 par lequel le Conseil d’État reconnaît sa compétence en matière de contentieux des agents publics territoriaux. Celle des conseils de préfecture suivra en 1924.
– les agents publics territoriaux se voient progressivement appliquer la jurisprudence relative aux fonctionnaires de l’État : la communication du dossier à l’occasion d’une procédure disciplinaire, en 1905, par exemple.
– l’obligation faite à partir de 1919 aux communes de prévoir un statut pour leurs agents, à défaut de leur appliquer un statut-type.
– les dispositions de la loi du 28 avril 1952 codifiées dans le livre IV du code des communes, premier ensemble de caractère statutaire, mais caractérisant une fonction publique d’emploi. Dans chaque commune doit être établie la liste des emplois à temps complet et non complet.
– la loi du 13 juillet 1972 crée le CNFPT : l’organisation d’un concours d’attaché, de rédacteur ou de commis ne garanti que l’inscription sur une liste d’aptitude, mais possibilité de poursuivre une carrière d’une collectivité locale à l’autre sans démissionner.

Mais si je ne devais en retenir qu’une au regard de notre propos ce serait la disposition humiliante de la loi de finances du 31 décembre 1937 interdisant aux communes de dépasser les rémunérations versées aux fonctionnaires de l’État pour des fonctions équivalentes.

Ce cheminement débouche en 1983 sur une situation désordonnée, marquée par l’hétérogénéité des situations, une faible mobilité et une situation d’infériorité vis-à-vis des fonctionnaires de l’État. On compte 800 000 agents des collectivités locales (dont une forte proportion de non-titulaires), classés en 130 emplois types, plus un nombre indéterminé d’emplois spécifiques créés par les communes.

Le modèle est donc celui d’une fonction publique d’emploi dont les principales caractéristiques sont selon Olivier Schrameck, conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, dans son livre La fonction publique territoriale publié aux éditions Dalloz en 1995 :

– le recrutement sur liste d’aptitude qui n’entraîne pas nomination automatique.
– l’absence de garantie de déroulement de carrière après recrutement.
– la possibilité de licenciement d’un agent titulaire si son emploi est supprimé (1).

La forte alternance politique de 1981 devait nécessairement modifier une situation aussi peu satisfaisante. Olivier Schrameck livre à ce sujet une analyse que je partage pour l’essentiel :

« Pour (le ministre chargé de la fonction publique), la construction du nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus, il était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui lui était constitutionnellement dû. Il voyait aussi dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère, cantonnées jusque là à la fonction publique de l’État, le statut des agents locaux étant géré par la direction générale des collectivités locales du ministère de l’Intérieur. À l’occasion d’une communication en conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque ».

Olivier Schrameck, décrit alors les péripéties qui ont suivi et les positions des différents partenaires : ministres de l’Intérieur, élus et leurs associations, syndicats. Il conclut ainsi :

« Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun, partie intégrante des statuts de deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage d’un Premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de son (ministre de la Fonction publique). Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces. »

Je peux encore suivre Olivier Schrameck lorsqu’il retient finalement les trois types de considérations ayant présidé à l’élaboration du nouveau statut. D’abord, la volonté de décentralisation qui poussait aussi bien Pierre Mauroy maire de Lille que Gaston Defferre maire de Marseille à s’affranchir de la tutelle des représentants locaux de l’État. Ensuite, la crainte des élus de voir se développer, notamment dans les plus petites communes, un contre-pouvoir de fonctionnaires disposant d’une assise statutaire renforcée. Enfin, le lancement d’une réforme statutaire d’ensemble concernant tous les fonctionnaires était encouragé par la nécessité de traiter à égalité les agents publics des administrations déconcentrées et ceux des administrations décentralisées lors de la remise en cause du partage des compétences.Dès lors la question qui se posait était de trouver un équilibre entre ces préoccupations contradictoires.

J’ai rapidement eu l’impression que, dans l’esprit du ministre de l’Intérieur, il s’agissait surtout d’améliorer les dispositions du livre IV du code des communes, issu de la loi de 1952, en conservant le modèle d’une fonction publique d’emploi et sans procéder à une réforme d’ampleur suffisante qui aurait entraîné, dans le même esprit, la réforme du livre IX du code de la santé publique pour les personnels des établissements publics hospitaliers et celle des personnels des établissements publics de recherche. J’ai alors demandé au Premier ministre d’intervenir dès l’ouverture du débat à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de décentralisation, après le ministre de l’Intérieur, le 27 juillet 1981, soit à peine plus d’un mois après notre entrée en fonction. J’y ai défendu l’idée d’une fonction publique de carrière pour tous, ce qui m’a permis de prendre date.

Mes relations avec Gaston Defferre en ont pâti un peu mais pas au point de nous brouiller. J’avais, il est vrai, un allié de poids en la personne du Premier ministre, Pierre Mauroy, fonctionnaire lui-même, professeur de l’enseignement technique et étroitement lié à la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), très influente à l’époque. Le président de la République, lui, ne s’intéressait pas beaucoup aux fonctionnaires et mon cabinet avait de bonnes relations avec les conseillères techniques chargées à son cabinet du dossier de la fonction publique : d’abord Jeannette Laot de la CFDT, puis une jeune femme alors inconnue, mais qui se fera un nom : Ségolène Royale. Après maintes réunions interministérielles, le Premier ministre arbitra en faveur d’une fonction publique de carrière concernant l’ensemble des agents publics considérés. Le travail des nombreuses réunions interministérielles qui se tinrent alors consista à inscrire cet arbitrage dans un dispositif législatif satisfaisant.

Rapidement s’est imposée l’idée d’une architecture d’ensemble rassemblant les différentes catégories d’agent publics concernées. La difficulté était alors de combiner de la meilleure façon : unité du dispositif et diversité des activités et des fonctions. J’ai estimé que l’unité devait être assurée moins par la règle, par la norme juridique, que par l’invocation de principes fondés sur notre tradition culturelle, historique, politique de l’intérêt général et du service public. Essentiellement trois principes :

– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789 et faisant du concours le moyen de droit commun d’accès aux emplois publics, le principe s’appliquant aussi aux modalités de promotion interne sous des formes appropriées.

– le principe d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique – je précise qu’il s’agit de celle du fonctionnaire et non de l’administration – associé à la séparation du grade et de l’emploi caractéristique du système dit « de la carrière ». Il s’agissait de la généralisation d’une conception ancienne, mais qui, jusque-là, ne figurait pas expressément dans le statut. Une loi de 1834 sur l’état des officiers disposait en effet que « si le grade appartient à l’officier, l’emploi appartient au Roi ».

– le principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits et qui fait du fonctionnaire un citoyen à part entière pour assumer pleinement sa responsabilité de service public. Cette conception du fonctionnaire-citoyen s’opposait à celle du fonctionnaire-sujet défini ainsi dans les années 1950 par Michel Debré : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

J’ai parcouru la France pour expliquer cela.

Le respect de la diversité des fonctions publiques imposait une traduction spécifiée des dispositions relatives à chacune d’elles. D’où cette architecture en quatre titres pour une fonction publique « à trois versants » :

– Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, titre 1er du du Statut général des fonctionnaires (SGF).
– Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, titre II du SGF.
– Loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, titre III du SGF.
– Loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière, titre IV du SGF.

À cette construction devait s’ajouter la prise en compte de certains agents d’établissements publics, notamment ceux de la recherche par la loi du 15 juillet 1982, ont été placés sous les dispositions du titre 1er en situation très dérogatoire (2).

Restait à traduire dans la réalité cette conception et ce dispositif législatif. À ce sujet, il est permis de se demander si cette réforme n’était pas excessive pour les élus qui ont eu le sentiment que le nouveau statut réduisait leurs prérogatives. La plupart étaient réservées dès le départ, même celles qui étaient les plus proches des partis de la majorité présidentielle. L’état de grâce passé, ils s’efforceront de reprendre la main dès qu’ils le pourront. C’était objectivement une faiblesse majeure du dispositif. On ne tardera pas à s’en apercevoir.

2.2. Une mise en œuvre laborieuse suivie d’une régression

Consécration et dénaturation du système de la carrière

Quoi qu’il en soit, en 1984, la FPT est bien alors une fonction publique de carrière. La comparabilité entre FPT et FPE est bien garantie par l’établissement d’un tableau de classement des corps grades et emplois sur la base de rémunérations identiques prévu par l’article 15 du titre 1er du SGF (article abrogé par la loi du 25 décembre 2007). À l’occasion de la mise en place des nouveaux corps de la FPT il avait été envisagé de rétroagir sur la FPE pour réduire le nombre des corps alors existants (quelque 1 700) pour les ramener à quelques dizaines (le chiffre de 60 avait été avancé) (3). La création d’une commission mixte est décidée pour assurer la coordination des fonctions publiques dans le respect de leurs spécificités. Celles-ci conduiront à prévoir des exceptions dans la FPT : recrutements directs de nombreux emplois de cabinet, de directeur des services des départements et des régions, des secrétaires généraux dans les grandes villes ; possibilité de décharger de leurs fonctions des titulaires d’emplois fonctionnels.

On peut caractériser ainsi l’évolution observée de 1984 à 1987.

De 1984 à 1986, l’application de la réforme statutaire est lente et lacunaire. Les dispositions par lesquelles les textes d’application de la loi devaient être pris dans un délai d’un an ne seront pas respectées (il en sera de même pour la titularisation des contractuels dans la fonction publique de l’État). La commission mixte de coordination des fonctions publiques ne sera jamais créée. Les corps d’administrateurs et d’attachés ne seront constitués qu’à la veille des législatives de 1986. En revanche, la loi relative à la fonction publique hospitalière (FPH) verra le jour le 9 janvier 1986 complétant ainsi le dispositif du SGF. Le ministère du Budget, qui avait été cantonné dans un rôle secondaire durant toute la phase d’élaboration réglementaire – le politique l’emportant alors sur le financier – revient sur le devant de la scène pour faire une application a minima des reformes réalisées et s’opposer à toutes les demandes reconventionnelles qu’elles pouvaient entraîner.

C’est à ce moment que nous connaîtrons enfin la position du président François Mitterrand sur cette construction statutaire à laquelle il ne s’était pas vraiment intéressé jusque-là. Nous sommes renseignés sur ce point par un livre intéressant et courageux de mon collègue et ami Jacques Fournier (Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008), qui fut dans cette période secrétaire général du gouvernement et qui assistait donc à ce titre aux conseils des ministres. Il écrit (p. 349-350) : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte :  » l’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux.  » Il évoque une  » rigidité qui peut devenir insupportable  » et des  » solutions discutables « . « On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours.  »  » Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie.  » C’était il y a 25 ans…

De 1986 à 1988, c’est la première alternance politique sous la V° république qui permet au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la FPT, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi dans l’ensemble du statut général. En résumé :

– on renonce au principe de parité des fonctions publiques ; il ne sera plus question de commission mixte et le conseil supérieur de la FPT, dont les attributions seront réduites, sera dorénavant nécessairement présidée par un élu ;

– les corps sont remplacés par des cadres d’emploi (dont je n’ai pas pu obtenir une définition claire au cours de la discussion du projet en assemblée générale du Conseil d’État) ; la comparabilité des deux fonctions publiques en est affectée et, par là, la garantie de mobilité de l’article 14 du titre 1er ;

– les compétences des centre de gestion sont réduites et fusionnés avec les centres de formation ;

– la liste d’aptitude est réintroduite entraînant le retour du système des « reçus-collés ».

– le recours aux non-titulaires est encouragé.

Les réactions à ces remises en cause seront faibles. Les personnels et leurs organisations syndicales subiront. Je suppose que la majorité des élus se satisferont de ce rééquilibrage en leur faveur ; leurs associations resteront discrètes. À la même époque, la loi du 19 octobre 1982 sur les prélèvements en cas de grève des fonctionnaires et des agents du service public, que j’avais fait adopter sans opposition au Parlement, est abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3e voie d’accès à l’ENA, réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux.

Puis il y a eu en 1990 la mise à l’écart progressive de la fonction publique de La Poste et de France Télécom, suivis de bien d’autres services, établissements administratifs ou industriels et commerciaux (DCN, SEITA, Imprimerie nationale, Journaux officiels, SNPE, etc.) ; on a assisté allant dans le sens de l’enchaînement : EPA-EPIC-SEM-sociétés anonymes-sociétés privées éventuellement chargées de missions de service public (le contraire d’une véritable « respiration » du service public parfois invoquée) ; le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 esquissant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ».

Tout cela est cohérent de la part d’un gouvernement de droite succédant à un gouvernement de gauche à l’occasion de la première cohabitation qu’ait connue la V° République. Ce qui l’est peut-être moins – mais je laisse cela à votre méditation – c’est que lorsqu’un gouvernement de gauche succède à un gouvernement de droite, comme ce sera le cas en 1988, on ne revient pas sur les atteintes portées au dispositif antérieur par le gouvernement précédent. Par là on les consacre. On dirait qu’il existe, dans ce sens, ce que les économistes appellent un « effet de cliquet », c’est-à-dire une sorte d’irréversibilité, de fatalité résignée.

Réflexions critiques sur cette réforme

Que penser aujourd’hui des choix faits alors ? Je précise au préalable que le statut de la FPT est constitué des titres 1er et III et pas seulement de ce medernier titre.

En premier lieu, on m’a souvent reproché de n’avoir pas réalisé une loi unique pour l’ensemble des fonctionnaires des trois fonction publiques. Trois raisons s’opposaient à cette objection :

Tout d’abord, à l’époque, tout le monde ne marchait pas du même pas ni dans la même direction, aussi bien en ce qui concerne les organisations syndicales que les associations d’élus. De fait les quatre lois correspondant aux quatre titres se sont succédé de juillet 1983 à 1986. Je me souviens fort bien que la loi sur la fonction publique de l’État a dû attendre celle relative à la fonction publique territoriale, dont l’élaboration il est vrai présentait plus de difficultés, afin qu’elles puissent être promulguées de manière rapprochée. Elles l’ont été dans le même mois de janvier 1984.

Ensuite, l’article 72 de la constitution nous faisait obligation de respecter le principe de libre administration des collectivités territoriales, ce qui avait, entre autres conséquences, que devait être traité par la loi dans la FPT nombre de dispositions qui ne relevaient que du décret dans la FPE (le titre III est sensiblement plus long que le titre II : 140 articles à l’origine contre 93 pour le titre II, et seulement 31 pour le titre 1er).

Enfin, il suffit de mettre bout à bout les quatre titres pour obtenir une construction législative unique. C’est si vrai que chaque fois qu’une modification du titre III a eu des conséquences sur les autres titres, le gouvernement et le législateur n’ont pas hésité à opérer les modifications nécessaires à l’harmonisation. L’objection m’apparaît donc inopérante.

J’ajouterai, que c’est aujourd’hui le gouvernement qui évoque l’hypothèse d’une unification plus poussée du dispositif statutaire, mais dans l’optique d’une réduction des garanties pour tous les fonctionnaires. La codification prévue par la loi dite de modernisation du 2 février 2007 a été relancée par celle du 5 juillet 2010, codification qui avait rencontré l’hostilité des syndicats en 1982.

En deuxième lieu, il est peu contestable que le statut de la FPT a été un progrès tant dans l’ordre de la clarification de l’organisation de la FPT que dans celle de l’amélioration des conditions matérielles et morales des agents publics des collectivités territoriales devenus fonctionnaires à part entière. Me souvenant de la loi de finances du 31 décembre 1937 interdisant aux communes de dépasser les rémunérations versées aux fonctionnaires de l’État pour des fonctions équivalentes, je crois que, sans emphase, on peut parler de dignité restaurée.

Ils ont tout d’abord bénéficié des catégories éprouvées du statut des fonctionnaires de l’État définies en 1946 et réformées par l’ordonnance du 4 février 1959 pour mettre le statut en conformité avec les dispositions de la constitution de la V° République : distinction des catégories A, B, C (la catégorie D ayant disparu), corps et statuts particuliers, régime spécial de protection sociale et de retraite, droit syndical, organismes paritaires, etc.

Ils se sont vu également reconnaître les nouveaux droits expressément introduits en 1983 dans le titre 1er pour tous les fonctionnaires : droit de négociation reconnu aux organisations syndicales, droit à la formation permanente, à l’information, droit de grève, liberté d’opinion, la mobilité reconnue garantie fondamentale, etc.

Enfin, en troisième lieu, cette évolution peut également être lue comme une reconquête de prérogatives par les employeurs. C’est peu dire que nombre d’entre eux et leurs associations d’élus avaient été plus que réservés devant la réforme entreprise entre 1981 et 1984 en tant que le nouveau statut pouvait leur apparaître comme un carcan imposé à leur action. Les textes intervenus durant cette période peuvent être regardés comme autant de tentatives pour en desserrer l’étreinte. Au-delà de la loi Galland, il y a eu chaque année (à l’exception de l’année 1997) une ou plusieurs lois concernant la FPT. Je relève simplement celles qui me semblent les plus significatives :
– la loi du 24 décembre 1994 (dite loi Hoëffel) qui, si elle a consacré formellement le système de la carrière en son principe, a généralisé le recrutement direct sans concours des agents de catégorie C ;
– les lois du 16 décembre 1996 et du 3 janvier 2001 qui, sous couvert de meilleure gestion de la précarité et de modernisation, ont fortement dérogé aux principes de recrutement ;

Anticipant sur la période suivante, j’ajouterais :

– la loi du 2 février 2007 dite « de modernisation » qui a, par de multiples dispositions, brouillé l’interface public-privé ;
– la loi du 7 février 2007 relative à la fonction publique territoriale qui a réduit de manière drastique les durées de formation initiale des catégories A et B ;
– la loi du 3 août 2009 « relative à la mobilité » qui a poursuivi le même objectif en élargissant notamment les possibilités de recrutement de contractuels, jusqu’à l’intérim ainsi que les cumuls d’emplois à temps non complet.
– la loi du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social qui a introduit en contrebande un intéressement collectif qui pourrait bien constituer le terrain du favoritisme.

Ces réformes successives m’apparaissent profondément déstabilisatrices, leur efficacité douteuse au regard des objectifs proclamés et de nature à favoriser l’arbitraire, voire le clientélisme. D’autant que, depuis 2007, une nouvelle stratégie a tenté de se déployer : la « révolution culturelle » dans la fonction publique annoncée par Nicolas Sarkozy le 19 septembre 2007 à l’Institut régional d’administration de Nantes …

B. LA FONCTION PUBLIQUE, UN ENJEU


I. LA « RÉVOLUTION CULTURELLE » DANS LA FONCTION PUBLIQUE

1. La politique de réduction drastique de la dépense publique

Dès le 10 mai 2007, le Premier ministre, sur injonction du Président de la République, a lancé la Révision générale des politiques publiques (RGPP) présentée en Conseil des ministres du 20 juin. Elle s’est traduite, dans un premier temps, par un ensemble d’audits réalisés par des équipes constituées de représentants des inspections générales et du secteur privé fournissant la matière d’un Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) le 12 décembre 2007 arrêtant 96 mesures sur lesquelles je reviendrai ; puis d’un deuxième CMPP le 4 avril 2008 retenant 166 mesures mettant l’accent, en dehors de toute problématique d’efficacité sociale et de service public, d’une part sur la réduction de la dépense publique recherchée à travers le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, d’autre part la révision des politiques d’intervention concernant notamment le logement, l’emploi, la formation professionnelle, la santé et la sécurité ; enfin un troisième CMPP le 11 juin 2008 annonçant 69 nouvelles mesures concernant notamment les administrations de l’État au niveau départemental, soit au total plus de 300 mesures. Simultanément , les ministères ont été invités à revoir leurs missions et leur organisation. Cette opération est développée dans une importante mise en scène où la communication se substitue à la volonté de rationalisation. Il importe néanmoins de faire la clarté sur les objectifs poursuivis par cette entreprise qui aura des conséquences importantes sur les structures administratives et les statuts des personnels.

Les promoteurs de la RGPP mettent en avant trois objectifs :

– mieux adapter les administrations au service des usagers ;
– valoriser le travail des fonctionnaires ;
– réduire les dépenses publiques pour revenir à l’équilibre budgétaires et gagner des arges de manœuvre.

Les deux premiers des objectifs énoncés sont si incontestables qu’ils apparaissent comme des banalités, trompe-l’œil de la troisième proposition qui est le leitmotive des libéraux. La réduction de la dépense publique est en effet conforme aux normes monétaires et financières introduites par le traité de Maastricht en 1992 (critères de niveau d’endettement, de taux d’inflation, de taux d’intérêt, etc.).

Un comité a été mis sur pied chargé de suivre l’application de la réforme ; il regroupe la direction générale de modernisation de l’État, la direction du budget, la direction générale de l’administration et de la fonction publique. Il est prévu que des mesures coercitives pourront être prises pour garantir l’impact des décisions. Ces mesures de RGPP ont été inscrites dans une loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2009-2012 adoptée le 21 janvier 2009. Elle précise les plafonds de chaque mission. L’opération est baptisée « Service public 2012 ». Chaque ministère doit se doter d’un comité de pilotage avec chefs de projets, d’un calendrier et d’une batterie d’indicateurs de moyens dont on ne précise pas quels rapports ils auront avec ceux également définis dans le cadre de la LOLF.

L’objectif de la RGPP est le plus souvent énoncé sous la forme triviale de la suppression d’un emploi sur deux des fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années. Aucune justification rationnelle n’est donnée du taux ainsi arbitrairement retenu. Les dépenses de personnel de l’État sont en baisse dans le budget général : 43 % pour 119,6 milliards d’euros en 2008 dans un budget de 278,2 milliards d’euros (43,6 % en 2006). Le total des dépenses des administrations centrales de l’État s’établit à 6 % du PIB (1950 euros) en 2008, proportion en baisse. Sii la rémunération moyenne des fonctionnaires de l’État est supérieure de 11 % à celle du secteur privé, c’est en raison d’une qualification moyenne supérieure. En revanche, les salaires des cadres sont 58 % plus élevés dans le privé que dans le public, de 31 % pour les professions intermédiaires, mais inférieurs de 11 % pour les employés (4).

Les pays qui ont engagé des réformes budgétaires restrictives de l’emploi public au cours des dernières années ont, pour la plupart d’entre eux, du réviser leur politique. Si l’Allemagne a enregistré une baisse de ses effectifs, le Royaume-Uni les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, ont connu une vive hausse (800 000 agents publics britanniques recrutés entre 1997 et 2006). Après une forte baisse, la Suède a suivi le même mouvement. Le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Japon comptent plus de fonctionnaires en 2006 que vingt ans auparavant. On observe en outre que dans la plupart des pays précités, la baisse de la masse salariale des fonctionnaires est approximativement compensée par la hausse des coûts de la sous-traitance et de l’externalisation des missions de service public au secteur privé (5).

Y a-t-il trop de fonctionnaires comme on l’entend dire parfois ? Le raisonnement pourrait être aisément critiqué car les mêmes qui soutiennent qu’il y a y a trop de fonctionnaires en général se plaignent qu’il n’y en ait pas assez dans le détail. L’étude précitée montrait que le nombre d’agents publics (en entendant par là les salariés financés par prélèvements obligatoires pour éviter les comparaisons basées sur des statuts différents d’un pays à l’autre) pour 1000 habitants plaçait la France en position moyenne dans l’ensemble des pays développés, avec 93 de ces emplois, entre un minimum de 41 au Japon et un maximum de 154 au Danemark

Plus généralement, la plupart des organismes statistiques et d’étude économique ont montré que la part des salaires dans le PIB a régressé depuis un quart de siècle : selon la Commission européenne cette part a baissé de 8,6 % dont 9, 6 % pour la France, représentant un transfert au détriment du travail de quelque 150 milliards d’euros (6). Créé en 1987 au niveau 1000, le CAC 40 est aujourd’hui, en dépit de sa forte baisse du fait de la crise financière au voisinage de 3 800, il a donc presque quadruplé. Pendant ce temps en euros courants, les salaires ont, en moyenne, augmenté de 60 %. Si l’on tient compte de la hausse des prix, le CAC 40 a progressé de 120 % en vingt ans contre seulement 15 % pour les salaires à temps plein. Le rapport du directeur général de l’INSEE Jean-Philippe Cotis, remis au Président de la République au printemps dernier, a confirmé cette évolution.

Il n’est pas sans intérêt, pour les fonctionnaires, de marquer l’origine de cette évolution. Pour ma part, je la situerais au 16 mai 1983 lorsque Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances accepte de signer un accord à Bruxelles par lequel il obtient un prêt de 4 milliards d’écus en échange d’un engagement du gouvernement français de supprimer l’indexation des salaires et des prix. C’était marquer la fin de la pratique des négociations salariales dans la fonction publique qui ne s’en est jamais véritablement remise et qui a eu les graves conséquences que l’on a rappelées sur l’ensemble des salaires des secteurs public et privé. Dans ce domaine comme en d’autres on peut regretter qu’aucun des gouvernements qui se sont succédés n’ait remis en cause ce funeste engagement.

Il résulte de tout ce qui précède une exigence de transparence sur les comptes publics qui n’est pas satisfaite aujourd’hui.

Qu’une réflexion générale soit engagée sur la recherche de la meilleure efficacité dans l’utilisation de l’agent public ne saurait être contesté. Il est même permis de penser qu’au-delà de l’opération de communication à laquelle donne lieu la RGPP, ce devrait être la préoccupation permanente de l’État, conformément comme nous l’avons rappelé à la disposition de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 enjoignant tout agent public de devoir rendre compte de sa mission à la nation.

Un telle entreprise se justifierait si elle était la conséquence de la mise en œuvre d’une démarche méthodologique susceptible d’introduire plus de rationalité dans la gestion des deniers publics au nom de la recherche d’une meilleure efficacité sociale. On ne voit rien dans la RGPP qui réponde à cette justification. L’objectif de réduction de moitié des effectifs de fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années n’a jamais été justifié rationnellement. Il n’y a pas de « nombre d’or » des effectifs de la fonction publique ; qu’ils doivent baisser ou augmenter doit fait faire l’objet d’une démonstration qui, en la circonstance, n’a toujours pas été apportée. Il est vrai qu’une gestion prévisionnelle des effectifs des compétences et des emplois serait nécessaire ; je m’étais engagé dans cette voie en 1982 avec le projet de modélisation CHEOPS.

Cette nouvelle pratique croit pouvoir se dispenser de toute justification méthodologique pour fonctionner sur la seule évidence de la nécessité, jamais démontrée, de la réduction du nombre de fonctionnaires. C’est une nouveauté politique. Ainsi, la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) entrée en vigueur le 1er janvier 2006, aussi contestable qu’elle puisse apparaître aujourd’hui, comportait néanmoins ce souci de justification rationnelle, absent de la politique actuelle. Avec ses 34 missions, ses 132 programmes, ses 620 actions, ses responsables de budgets de programmes, son articulation aux structures ministérielles, ses batteries d’indicateurs, etc., la LOLF avait fait l’objet d’une présentation intelligible bien que critiquable sur de nombreux points et finalement contestable par la pratique de la « fongibilité asymétrique » des crédits (7).

Il y a eu dans l’immédiat après guerre des instances visant expressément la réduction des dépenses publiques (Commission de la Hache). La LOLF est en réalité le dernier avatar d’une tentative administrative récurrente pour réduire sous couvert de rationalisation la gestion budgétaire publique qui avait connu une notoriété particulière dans les années 1960 sous le thème de la Rationalisation des chois budgétaire (RCB). Cette volonté était alors largement partagée et ses instruments faisaient l’objet de vifs débats entre spécialistes (8). De façon résumée, la RCB reposait sur une analyse de système (inspirée du plannig-programming-budgeting system américain), des budgets de programmes (analogues à ceux de la LOLF mais de caractère plus fonctionnel) et d’un programme d’études analytiques sur les questions les plus complexes (9). Elle prolongeait la vision planificatrice en vogue dans les débuts de la V° République. Elle se développa au cours des années 1970 en se dénaturant progressivement, les comportements budgétaires classiques (primauté de l’annualité budgétaire notamment) finissant par l’emporter. Il n’en resta, dans les meilleurs des cas, qu’une volonté sporadique d’évaluation des politiques publiques.

Autres temps autres mœurs. La rationalité tend aujourd’hui à être chassée de la conduite des politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; également : le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget, l’intégration du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics à la Cour des comptes. Ces suppressions et restrictions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, ce qui de l’avis général va contrarier sa mission de service public, la suppression de plusieurs dizaines de centres météorologiques départementaux, la perte d’identité des Archives de France (création de la Révolution française) dans une vaste direction du patrimoine. Ajoutons-y encore le projet de la loi organique prise en application de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui va supprimer la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) qui rendait public les abus des forces de sécurité (mal vue pour cette raison du ministère de l’Intérieur) et la mission de défense des enfants.

Le fondement scientifique de la rationalisation de la gestion publique devient ainsi un enjeu car tout l’effort du Président de la République et du gouvernement semble être aujourd’hui de trancher la « main visible » pour laisser le champ libre à la « main invisible ».

1.2. Une politique de démantèlement du service public et des fonctions publiques
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Ce qui fait obstacle à la mise en œuvre d’une politique de libéralisme renforcé, c’est l’existence en France d’une masse importante de personnels sous statuts qui échappent, pour une large part, aux lois du marché, à la marchandisation des rapports sociaux et à la contractualisation qui en sont les instruments. Il y a en France 5,2 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers (dont 1 million de contractuels mais considérés comme étant dans une position statutaire et réglementaire). Le secteur public regroupe 6,4 millions de personnes et 7, 2 millions occupent un emploi de service public, 1 million sont employées par des personnes morales de droit privé chargées de missions de service public. C’est une exception française : plus du quart des salariés sont en France sous statuts, ce qui constitue un obstacle majeur pour la politique libérale du gouvernement. Il a donc entrepris de supprimer cet obstacle.

La loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 par diverses mesures s’était efforcée de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » du 3 août 2009 développe, dans une grande confusion, la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu, comme certaines dispositions sur l’intéressement collectif de la loi du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social ainsi qu’il a été dit. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme des entreprises de déstabilisation, de désagrégation, avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée, anticipée sur de nombreux points par la fonction publique territoriale. Le président de la République a fixé l’orientation de cette « contre-révolution » dans son discours de Nantes du 19 septembre 2007. Le livre blanc rédigé par Jean-Ludovic Silicani rendu public en avril 2008 fixe le cadre de cette offensive régressive que l’on peut analyser de la manière suivante.

– Le contrat opposé au statut – Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, responsable devant la nation, à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers. Le choix à l’entrée entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré, proposé par le livre blanc, tourne ainsi le dos au principe d’égalité (10).

– Le métier opposé à la fonction – Le rapport Silicani propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. La référence au métier permet l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général. Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut. Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

– L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale – Dans le livre blanc, le mérite est avancé pour mettre en accusation les structures et pratiques actuelles. D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. Ensuite, les modalités de rémunérations. Le livre blanc préconise de pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p.360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause, le principe de responsabilité et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

1.3. Une réforme des collectivités territoriales contraire à la démocratie et à l’efficacité sociale.

Le philosophe Marcel Gauchet a écrit : « Le programme initial de Sarkozy c’est la banalisation de la France ». Je partage ce point de vue. Pour Sarkozy, la France est une somme d’anomalies.

Anomalie, le modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol et le principe d’égalité des citoyens. Anomalie, une laïcité qui se définit par la raison et non par la religion. Anomalie, un service public qui réunit un quart de la population active du pays dans une situation statutaire et non contractuelle. Anomalie un pays qui n’en finit pas de réfléchir à son modèle politique : quinze constitutions en deux siècles. Anomalie, l’existence de 500 000 élus territoriaux et de 36 000 communes.

C’est pourquoi il a entrepris de mettre ce pays aux normes du libéralisme et de l’assujettir en tous domaines aux règles du marché. Les moyens utilisés ne correspondent à aucun dessein national, au sens où l’on a pu parler autrefois d’ « ardente obligation » de la planification « à la française », mais par le mayen d’un « pragmatisme destructeur » de tout ce qui confère à la France une « identité nationale » démocratique et progressiste. On peut trouver là une explication de la campagne qu’il a lancée sur l’identité nationale.

La réforme des collectivités territoriales en est un exemple frappant.

Il invoque le « mille feuilles » administratif. Mais cette présentation est inexacte et trompeuse. Il existe en réalité six niveaux déterminants : les communes, les regroupements de communes, les départements, les régions, la nation et l’Europe. Le triptyque : communes-départements-nation est historique, il structure politiquement le pays. Le triptyque : regroupement de communes-régions-Europe est à dominante économique. Le choix est clair : le politique doit prévaloir sur l’économique, qui, aussi utile qu’il soit, ne doit être que supplétif du politique.

C’est le choix inverse qu’a fait Nicolas Sarkozy avec la création des conseillers territoriaux réduisant de moitié les effectifs actuels de conseillers généraux et régionaux, élus sur la base d’un mode de scrutin inique à la constitutionnalité plus que douteuse, réduction qui affaiblira le lien avec les citoyens et privilégiera le niveau le plus globalisant : la région – malgré des compétences également réduites – au détriment du département. Choix négatif encore avec, la création des métropoles, justifiées par des raisons extraterritoriales : la compétition capitaliste européenne et mondiale ; création entraînant une profonde déstabilisation des communes, des départements et des régions. Choix préjudiciable enfin avec, la suppression de la taxe professionnelle qui conduira à l’asphyxie des collectivités territoriales et qui met en cause gravement le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales.

Cet affaiblissement des compétences et de la démocratie locales ne profite pas pour autant aux administrations déconcentrées, affaiblies elles aussi par l’effet combiné d’une part de la LOLF et sa « fongibilité asymétrique », d’autre par de la RGPP entraînant une réduction des effectifs et des moyens de fonctionnement et d’investissement.

On peut identifier trois conséquences de la combinaison de ce double affaiblissement :

Premièrement, une dégradation des conditions matérielles et morales des fonctionnaires des trois fonctions publiques, de l’État, territoriale et hospitalière, avec : des réductions d’emplois, conséquences des contractions administratives ; le recours accru à la contractualisation, justifié par la mise en place des nouvelles structures, notamment des métropoles ; le développement du clientélisme, par le moyen de rémunérations et d’indemnités destinées à s’attacher les services d’exécutants serviles.

Deuxièmement, la réduction des services publics, relevant aussi bien des collectivités territoriales que de l’État, dont les directions seront réduites à huit au niveau régional et à trois au niveau départemental (voire deux pour les départements les moins peuplés). C’est, en même temps, le champ largement ouvert au secteur privé pour occuper les espaces abandonnés par la responsabilité publique.

Troisièmement, la mainmise renforcée du pouvoir présidentiel par le moyen des nouvelles compétences conférées au préfet de région, relais majeur du pouvoir central, écran imposé entre les services publics territoriaux et les ministères de tutelle, dénaturant le statut actuel des régions dans le but et l’espoir de les soustraire à l’opposition. Ces préfets de région, véritables proconsuls, maîtres d’œuvre de la réforme des collectivités territoriales puisque chargés de mener à son terme le schéma national de l’intercommunalité en 2014, de définir le périmètre des métropoles, de présider aux regroupements concernant les départements et les régions. Ils accentueront, au niveau des collectivités territoriales, la présidentialisation du régime, sa « dérive bonapartiste ».

II. LE « GRAND SOIR STATUTAIRE » N’AURA PAS LIEU

La contre-offensive doit être menée sur tous les terrains : social, politique, idéologique.

2.1. Défense et illustration des valeurs du pacte républicain, la nécessité d’une contestation idéologique de la politique sarkozyste

L’attaque frontale du président de la République et du gouvernement contre des composantes essentielle du pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté précédemment rappelées : une conception de l’intérêt général qui n’est pas en France la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité, élève le niveau de la réplique nécessaire pour faire échec à cette offensive mettant en cause la souveraineté nationale et populaire. Le livre blanc Silicani en manifeste l’importance puisqu’il consacre aux « valeurs » les 75 premières pages du rapport (sur 146), sans pour autant en tirer de conséquences pratiques. Au cours des dernières décennies, le domaine idéologique a été très négligé par le mouvement social (11) ; il convient donc de le réinvestir en rappelant les principes qui régissent notre conception du service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement de la fonction publique.

La politique que tente de mettre en place le pouvoir politique doit donc être combattue idéologiquement en prenant appui sur les dispositions actuelles du statut et sur les principes qui les sous-tendent. Le président de la République s’arroge un blanc-seing, dans la fonction publique comme en d’autres domaines, pour mettre en œuvre des réformes pour lesquelles il n’a pas été mandaté. C’est pourquoi j’ai pu parler à ce sujet de forfaiture (12). Il intervient discrétionnairement en méconnaissance des dispositions constitutionnelles et statutaires sur de nombreuses questions (13).

Face à un pouvoir qui les méprise, nous devons aider notre peuple à se réapproprier son histoire, la démarche scientifique et la morale républicaine.

2.2. Avancer des propositions de démocratisation et de modernisation.

Il n’y a en la matière aucune fatalité de la mise en œuvre de la néfaste politique du pouvoir sarkozyste qui vient d’essuyer récemment plusieurs échecs.

Le président de la République a été mis en échec sur la « Révolution culturelle » qu’il voulait provoquer dans la fonction publique.

Il voulait supprimer les classements de sortie des écoles de la fonction publique, classements relevant du principe du concours posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et repris par le statut général des fonctionnaires. Le projet vient d’être reporté sine die par le ministre Éric Woerth.

Il s’était fixé l’objectif absurde et réactionnaire de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Philippe Séguin, premier président de la Cour des comptes, a considéré que cette réforme était seulement – je le cite – « dictée par des considérations budgétaires de court terme ».

Il convient de répondre plus précisément aux nécessités actuelles et à venir de la fonction publique par des propositions de réformes améliorant le dispositif mis en place en 1983-1984. Le statut des fonctionnaire n’est pas un texte sacré et un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins et de l’évolution des techniques risque la sclérose. Ces propositions pourraient concerner, par exemple : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité (l’article 14 du titre 1er du SGF a posé la mobilité comme garantie fondamentale) ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Défendre le statut général des fonctionnaires c’est défendre les droits de tous les salariés. Par analogie, ceux des agents publics qui ne sont pas sous statut mais sous différentes formes de relations contractuelles. Ceux des entreprises publiques qui ont bénéficié comme les fonctionnaires de statuts particuliers au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi ceux des salariés qui relèvent du droit commun privé. S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. C’est ainsi qu’une étude sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme a débouché sur la proposition d’un statut, défini comme la mise en cohérence de trente et une propositions (14). Depuis, dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « nouveau statut du travail salarié ». Il y a là une voie de recherche essentielle qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire. Signalons toutefois les travaux importants de Robert Castel sur l’ « appropriation sociale » (15).

La réforme des collectivités territoriales provoque de toute part de fortes oppositions. Le grand chambardement des services publics territoriaux peut et doit être mis en échec. Pour contester l’approche présidentielle qui ne dit pas clairement son objectif, il convient de rappeler les principes sur lesquels il convient de se fonder pour fonder une organisation territoriale démocratique. En premier lieu, le principe d’indivisibilité de la République (art. 1er), siège de l’intérêt général explicité par la loi ; il s’ensuit qu’il ne doit pas y avoir de compétence législative propre des collectivités territoriales. En deuxième lieu, le principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72 de la constitution). Ces deux principes peuvent être contradictoires. Comment lever cette contradiction ? D’une part en reconnaissant une compétence générale à toutes les collectivités territoriales au-delà des compétences spécifiques et, d’autre part, en mettant en œuvre un principe de subsidiarité démocratique librement déterminée par les collectivités (J-J. Rousseau : « Où se trouve le représenté, il n’y a pas de représentant »). Au-delà, je ne veux pas me substituer aux élus et aux formations politiques qui vont s’exprimer largement sur le sujet au cours de la prochaine campagne des élections régionales.

Enfin une démarche globale a été entreprise au printemps 2008 pour la défense du service public sur le thème « Le service public est notre richesse ». Lancé par une soixantaine de personnalités de divers horizons : responsables syndicaux, anciens ministres, intellectuels et personnalités culturelles, parlementaires, dirigeants d’associations, ce texte a recueilli des dizaine de milliers de signatures. D’autres initiatives ont été prises comme la pétition lancée par Michel Vauzelle tendant à l’adoption d’une loi constitutionnelle sur le service public, l’Appel des appels, etc. Toutes ces initiatives ont convergé le 17 décembre 2009 à la Mutualité à Paris, dans la constitution d’un « Comité national pour des États généraux du service public » regroupant plusieurs dizaines d’associations, qui s’est donné un programme de travail et d’initiatives qui sera notamment marqué par des États généraux des services publics qui se tiendront à la mairie d’Orly les 11 er 12 décembre prochain.

2.3. Ancrer la défense et la promotion du service public dans l’avenir : Le XXIe siècle « âge d ‘or » du service public ?

La crise a dramatiquement marqué la nocivité d’une orientation fondée sur « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée ». Les remèdes apportés dans l’urgence : nationalisation, conférences des chefs d’État, plans de relance, nouvelles réglementations, etc., ont permis de parler d’un « retour de l’État », ce qui n’est pas contesté sous forme d’interventionnisme étatique.

Dans cette situation, la plupart des observateurs se sont plu à souligner le rôle d’ « amortisseur social » des services publics et de ce qui en est le cœur : la fonction publique :
– amortisseur en termes de pouvoir d’achat global ;
– amortisseur d’emploi et de limitation du chômage ;
– amortisseur quant à la protection sociale fondée sur la solidarité ;
– amortisseur en matière de préservation des droits à la retraite de notre système de répartition ;
– amortisseur éthique des manifestations d’affairisme, voire de corruption.

Beaucoup en on déduit qu’il fallait voir là l’explication selon laquelle la France s’en tirait plutôt mieux que ses voisins. Il y a là également une base nouvelle pour défendre et promouvoir les services publics. Quoiqu’il en soit, on peut déjà prévoir que le « grand soir statutaire » ou la « révolution culturelle » qu’envisageait le Président de la République n’aura pas lieu, parce que ce n’est plus possible compte tenu de la prise de conscience de l’opinion publique et la modification du fait de la crise du rapport des forces. Il est probable que le pouvoir préfèrera une politique de démembrement dans le style des lois sur la modernisation du 2 février 2007 et sur la mobilité du 3 août 2009.

Cette démarche ne doit pas se limiter à la défense des acquis, aussi légitimes soient-ils. La défense du service public dans notre pays n’est pas seulement justifiée par le souci de préservation de l’héritage démocratique légué par les générations antérieures, mais surtout parce qu’il s’agit d’options modernes, progressistes et démocratiques. S’il est vrai que la mondialisation libérale tend à occuper l’ensemble du champ des échanges marchands, la défense et la promotion de la conception française du service public n’a pas été pour rien dans le rejet du projet de traité constitutionnel européen en mai 2005.

Mais la mondialisation n’est pas seulement celle du capital pour importante qu’elle soit. Elle concerne tous les domaines de l’activité humaine, et notamment ceux présentant le caractère de service public (communications, transports, échanges culturels, solidarité humanitaire, etc.).

Notre époque est caractérisée par une prise de conscience croissante de l’unité de destin du genre humain, de la finitude de la planète, d’un « en commun » à définir politiquement, qui donnerait son vrai sens à la mondialisation à venir. Ainsi la protection de l’écosystème, la gestion de l’eau, celles des ressources du sol et du sous-sol, la production de nombre de biens et de services posent-ils avec force, et poseront de plus en plus, l’exigence de l’appropriation sociale des biens publics correspondants. La mise en commun et la convergence des démarches devraient conduire au développement de coopérations approfondies à tous les niveaux : national, international, mondial. Dans cette recherche commune d’universalité, le XXI° siècle pourrait ainsi être l’ « âge d’or » du service public et la France, en raison de l’expérience acquise au fil de son histoire, pourrait dans ce contexte apporter une contribution éminente au monde.

(1)- Une étude du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) énumère ainsi les caractères respectifs des fonctions publiques de carrière et d’emploi et les dominantes dans certains pays :
* Fonction publique de carrière : nomination unilatérale du fonctionnaire et/ou contrat de droit public – recrutement en début de carrière – exigences légales de qualification ou de diplômes pour des carrières spécifiques – reconnaissance limitée de l’expérience professionnelle acquise dans le secteur privé – système de rémunération statutaire par avancement selon l’ancienneté – emploi à vie – code de bonne conduite comprenant des règles de discipline spécifiques – processus de travail reposant davantage sur les procédure que sur les objectifs – accent mis sur la fidélité, l’impartialité et le respect de la règle de droit – régimes de pension de retraite spécifiques. (Belgique, Espagne, France, Grèce, Portugal).
* Fonction publique d’emploi : relation contractuelle fondée en partie sur le droit commun du travail – quelle que soit la position, le recrutement est toujours pour un emploi spécifique – reconnaissance de l’experience professionnelle acquise dans le secteur privé – facilité de mobilité – absence de principe de l’ancienneté pour la détermination de la rémunération – système de promotion non formalisé – absence de l’emploi à vie – absence d’un régime spécifique de pension – gestion par la performance avec accords sur les objectifs à atteindre. (Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède).
CNFPT – Les fonctions publiques locales dans les 25 pays de l’Union européenne, Dexia, 2006.
.
(2) Outre l’extension et la réorganisation d’ensemble du statut général, des apports spécifiques ont été réalisés par la réforme de 1983-1984-1986. Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par le Titre 1er : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions au bulletin n° 2 du casier judiciaire, la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5 actuel) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art. 8) et dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général dans le Titre II : la 3° voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20), de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73), etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des CTP ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service ; les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les CSFP, CAP, CTP, CHS) ; le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers (qui sera abrogé à compter du 1er juillet 2007), etc.

(3) Il y aurait aujourd’hui 55 cadres d’emplois et 270 métiers dans la FPT.

(4) Rapport annuel sur l’état de la fonction publique 2008-2009, la Documentation française, 2009.
(5) Centre d’analyse stratégique, La note de veille, Quelles évolutions de l’emploi public dans les pays développés ?, n° 96, avril 2008.
(6) La baisse est de 5,8 % selon le FMI, de 8,4 % selon l’INSEE. Pour la France, on rappellera que cette baisse de la part des salaires a comme point de départ l’engagement pris à Bruxelles le 16 mai 1983 par Jacques Delors, alors ministre de l’Économie et des Finances, de désindexer les salaires par rapport aux prix.
(7)C’est sans doute en raison de cette présentation formellement rationnelle qu’en dépit de nombreuses réserves, la LOLF avait été adoptée sans opposition au Parlement.
(8) Au point que la RCB fut traduite par « Révolution cubaine au budget » à la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances pendant les évènements de 1968.
(9) C’est dans le cadre de ce programme que j’ai conduit l’étude Immigration et développement économique et social, Rapports interministériels, La Documentation française, 1976.
(10) Il y a des précédents : le pdg de La Poste Jean-Paul Bailly n’a-t-il pas annoncé (Le Figaro, 25 octobre 2007) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ?
(11)Voir notamment la faiblesse sinon l’inexistence des initiatives marquant le 60° anniversaire du statut de 1946.
(12) A. Le Pors, « La révolution de la fonction publique est une forfaiture », Le Monde, 26 septembre 2007.
(13) A. Le Pors, « Les fonctionnaires, citoyens de plein droit », Le Monde, 1er février 2008.
(14) A. Le Pors, Rapport sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme, La Documentation française, 1999.
(15) R. Castel, La montée des incertitudes, Éditions du Seuil, 2009.
Voir aussi : A. Le Pors, « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé », Revue du droit du travail, mars 2010.

Un commentaire sur “Quelle fonction publique pour répondre aux besoins de notre société ?

  1. Bonjour Monsieur le Ministre,
    Dans le cadre de mes études, je réalise actuellement un mémoire de recherche portant sur l’impacte de l’évolution de la fonction publique territoriale sur la carrière des agents. J’aimerais, si possible, m’entretenir avec vous à ce sujet, compte tenu de votre grande expertise dans le domaine et de votre point de vue que je trouve intéressant à mettre en lumière.
    Je reste à votre disposition.
    Bien à vous,
    G.M.

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