Le devoir de réserve, une légende urbaine ? – SUD-éducation, décembre 2012

Interview d’ANICET LE PORS

ancien ministre de la fonction publique,

auteur des lois portant statut général des fonctionnaires

 A de nombreuses occasions, nos syndicats sont interpellés par des collègues qui se sont exprimé publiquement – notamment dans la presse – voire simplement qui ont apporté leur soutien à des parents d’élèves en lutte contre une fermeture de classe.

Tous  – qu’ils soient directeurs d’école, instits, profs en collège, personnels techniques  – décrivent des reproches, voire des menaces de la part de leurs supérieurs hiérarchiques (proviseurs, IEN, voire responsables plus élevés, secrétaires généraux, DRH, Inspecteurs d’Académie, Présidents d’Université). Ces reproches, ces menaces peuvent se résumer ainsi : « vous n’avez pas respecté le devoir de réserve, vous n’avez pas à vous exprimer publiquement ! ».

 Les syndicats SUD, comme d’ailleurs les autres syndicats, rassurent les collègues en disant :

Le devoir de réserve n’est pas dans le statut !

Et au contraire la liberté d’opinion est une garantie accordée aux fonctionnaires (article 6 de la loi 83-634, dite loi Le Pors, Titre I du Statut Général) :

La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires.

 Nous avons pensé utile, pour donner plus de force à notre propos, de revenir à la source en interrogeant Anicet Le Pors, auteur du statut, ancien ministre communiste (1981-1984) auquel on doit également l’ensemble des décrets garantissant les droits syndicaux des fonctionnaires (décrets 82-447à 82-453). Celui-ci a très gentiment accepté de répondre à nos questions.
Anicet Le Pors est né à Paris en 1931. Mais il est aussi un Breton revendiqué.

Anicet Le Pors a débuté sa carrière professionnelle au sein de la Météorologie Nationale, comme ingénieur. Puis il est devenu économiste au ministère de l’Économie et des Finances.

Sénateur des Hauts de Seine, il devient en 1981 l’un des quatre ministres communistes du gouvernement de gauche, chargé de la Fonction Publique et des Réformes administratives. C’est à ce titre qu’il élabore et défend devant le Parlement les lois portant Statut Général des Fonctionnaires qui portent son nom.

Les ministres communistes quitteront le gouvernement en 1984.

En 1985, il est nommé Conseiller d’État.

S’il s’est éloigné du Parti Communiste en 1994, Anicet Le Pors demeure un militant, intervenant dans des réunions publiques lorsqu’il est sollicité. Il rédige des articles, écrit et préface des livres. Il est devenu un des plus ardents défenseurs du service public, de la laïcité et du droit d’asile.

Dans ce dernier domaine, Anicet Le Pors est aujourd’hui juge à la Cour nationale du droit d’asile, président de formations de jugement. Il préside aussi l’Association française des juges de l’asile.

 

 

 SUD-EDUCATION : Monsieur Le Pors, nous vous remercions d’avoir accepté de répondre à nos questions. Comme vous le savez, nombre de nos collègues se voient reprocher « un manquement à l’obligation de réserve ». Pouvez vous nous confirmer que cette notion n’existe pas pour les fonctionnairedans la loi et expliquer pour le profane la notion de « construction jurisprudentielle complexe ? »

 Anicet Le Pors : Non, l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général des fonctionnaires. Ce n’est pas un oubli, mais une décision réfléchie prise en 1983. Pour la première fois nous avons écrit la liberté d’opinion des fonctionnaires dans le statut. S’est aussitôt posée la question de savoir s’il fallait la compléter par la liberté d’expression. Mais on comprend bien que cette dernière, si elle doit être conçue de la plus large façon, ne peut être illimitée. D’aucuns ont alors soutenu que si l’on inscrivait la liberté d’expression dans le statut, il fallait aussi fixer sa limite : l’obligation de réserve. J’ai estimé qu’il y avait plus de risques que d’avantages à retenir cette solution, d’autant plus que si la liberté d’opinion est de caractère général, la liberté d’expression prend différentes significations en fonction des circonstances, de la place du fonctionnaire dans la hiérarchie et qu’il revenait au juge, par la jurisprudence progressivement établie de trancher tous les cas d’espèce.

Sud-éducation : Une confusion est souvent faite entre devoir de réserve et devoir de discrétion professionnelle. Pouvez nous nous expliquer la différence en prenant l’exemple d’un directeur d’école ?

 Anicet Le Pors : L’article 26 du Titre premier du statut général portant droits et obligations des fonctionnaires pose en effet que les fonctionnaires sont tenus à la discrétion et au secret professionnels. Cela veut dire simplement qu’ils ne peuvent rendre publiques des données confidentielles de l’administration ni faire état d’informations confiées par des particuliers dont ils pourraient avoir connaissance à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. L’application au cas d’un directeur d’école est simple et évidente : d’une part il ne peut révéler l’intégralité des informations administratives (données formellement reconnues comme confidentielles par la loi, délibérés, positions personnelles des enseignants) ; d’autre part il ne peut faire n’importe quel usage des informations communiquées par les élèves ou les parents. Mais cela n’a rien à voir avec l’obligation de réserve.

De même on évoque parfois le « devoir d’obéissance » du fonctionnaire. Celui-ci, pas plus que l’obligation de réserve, n’est mentionné dans le statut qui, en la matière (article 28), met l’accent sur la responsabilité individuelle du fonctionnaire plutôt que sur le principe hiérarchique.

 Sud-Éducation : Dans vos propos, vous distinguez souvent deux conceptions du fonctionnaire : l’une sur le fonctionnaire-sujet, issue de la tradition conservatrice, l’autre sur le fonctionnaire-citoyen. Pourriez vous en dire quelques mots ?

 Anicet Le Pors : On a du mal aujourd’hui à prendre conscience que pendant tout le XIXe  siècle et la première moitié du XXe siècle prévalait le principe hiérarchique et la conception du fonctionnaire-sujet que Michel Debré exprimait encore en 1954 par la formule : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». Les organisations de fonctionnaires, par réaction, étaient contre l’idée même d’un statut regardé comme un carcan. C’est dire l’ampleur du revirement démocratique qu’a été le statut des fonctionnaires de 1946. En 1983, nous avons donné une portée encore plus grande aux droits des fonctionnaires en même temps que nous intégrions dans le statut les agents publics des collectivités territoriales, des établissements publics hospitaliers et de recherche (5,4 millions de personnes soit 20 % de la population active). C’est ce que j’ai appelé la conception du fonctionnaire-citoyen.

Sud-éducation : En conclusion, vous nous confirmez qu’un fonctionnaire, même de catégorie A comme les enseignants et directeurs d’école ne risquent pas grand chose à donner publiquement leur opinion sur la politique et les orientations du gouvernement, du maire, du conseil général, du recteur, voire de leur chef d’établissement car ils ne disposent pas de fonctions d’autorité ?

Anicet Le Pors : Ce n’est pas aussi mécanique. Je ne peux pas, me réclamer de la conception du fonctionnaire-citoyen et garantir des règles qui s’imposeraient en toutes circonstances. Les principes et les règles de droit une fois posés, c’est aux intéressés eux-mêmes de s’interroger en permanence sur les conditions d’exercice de leur responsabilité et cela ne peut aller sans risques, sans confrontations, sans succès ni échecs[1]. En revanche, je veux dire clairement que, dans cette exigence complexe de l’exercice des droits, je préfère l’action collective aux manifestations singulières.

 Sud-éducation : Quelques mots plus personnels … Quels sont vos combats actuels ?

 Anicet Le Pors : Comme membre du Conseil d’État je suis juge, président de formations de jugement à la Cour nationale du droit d’asile ; c’est une activité qui m’intéresse beaucoup car je considère que le droit d’asile est le miroir de la citoyenneté[2]. Je participe aussi à des colloques et donne des conférences un peu partout en France. Mes thèmes de prédilection sont : le service public, les institutions, la laïcité, l’immigration, le socialisme…  Dans un contexte que je considère comme étant celui d’une décomposition sociale profonde, je pense que, en ce qui me concerne, le travail sur les idées est une priorité[3].

Nous vous remercions très sincèrement d’avoir accepté de nous répondre.

 

  [1] Sur ce point voir : Anicet Le Pors, « La déontologie des fonctionnaires : le plein exercice de leur citoyenneté » dans l’ouvrage collectif La déontologie des cadres publics, Éditions scérén, août 2012.

[2] Anicet Le Pors a publié deux « Que sais-je ? »  aux PUF sur La citoyenneté (1999, 4e éd.) et Le droit d’asile (2005, 4e éd.).

LA JUSTICE ET L’ÉQUITÉ

Église réformée de France – Paroisse du Saint Esprit

rue Roquépine, Parris 8e arrdt. – 20 novembre 2012

 

Qu’est-ce que l’équité ? Un voile pudique jeté sur l’égalité ? On a souvent recours à l’équité pour ne pas parler d’égalité. Sous influence anglo-saxonne, l‘équité est à l’égalité ce que la gouvernance est à l’administration. Lors de la dernière campagne électorale, le CSA exigeait l’équité dans les temps de parole avant l’ouverture de la campagne et l’égalité au cours de celle-ci : l’équité serait-elle donc l’à peu près de l’égalité ? On doit à Victor Hugo : « Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice? – L’équité ».

Si la justice est la référence, de quoi sa parole est-elle le nom : de l’État ? du droit ? du citoyen ?

 

1. La justice et l’État 

1.1. Qui fixe les règles de la morale sociale ?

Dans la cité des hommes, l’histoire traduit la sécularisation du pouvoir sous l’action de rois éminents : Philippe le Bel, François 1er ou Louis XIV. Marcel Gauchet l’a analysé dans « Le désenchantement du Monde ».

Mais en face de l’État  il y a depuis 1789 l’affirmation de  la citoyenneté : ce sont les citoyennes et les citoyens qui fixent les règles de la morale sociale, et c’est le principe de laïcité qui ouvre leur responsabilité en ce domaine.

1.2. L’État de droit contingence historique

La France est un véritable laboratoire institutionnel. Elle a connu 15 constitutions en deux siècles entre deux modèles : démocratique avec la constitution du 24 juin 1793, césarien avec la constitution de Louis-Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852.

Cette histoire révèle même la difficulté à définir l’intérêt général, à laquelle se sont attelés les économistes, le juge administratif (arrêt du Conseil d’État, Ville de Tarbes, en 1985).

1.3. La justice, un rapport social

L’État – et, par là, la justice – est donc dépendante des rapports de forces politiques, économiques et sociaux. Il est aussi le siège de contradictions, de confrontations. Ce qui invite à s’interroger sur ce qu’est la nature de l’État. Il est assujetti au conflits de principes : principes généraux du droit, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Ainsi entre le principe d’unité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales, entre la liberté d’entreprendre et la dignité de la personne (arrêt du Conseil d’État, Ville de Morsang sur Orge, 1995)

 

2. La justice et le droit 

2.1. Différence et unité entre  égalité juridique et égalité sociale.

Elle est présente dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». L’intérêt général peut donc conduire à différencier les décisions du droit positif. Il en est de même dans le cas de différences de situations auxquelles s’appliquent ces décisions.

La justice sociale est donc partie intégrante du principe d’égalité : des discriminations sont interdites (race, religion, sexe). La différenciation des solutions doit se faire selon un principe de proportionnalité

2.2. Les actions positives

On en recense en général : progressivité de l’impôt, quotient familial, ZEP, initiatives de Sciences Po.

Sur la base de l’article 6 de la Déclaration des droits de1789 j’avais créé la 3e voie d’accès à l’ENA réservée, sous conditions, aux élus, dirigeants d’associations, élus.

2.3. Le rôle de la présomption

L’équité dans ces conditions apparaît soit comme une permissivité de déroger, soit confinée dans une acception strictement juridique. Finalement, elle n’ajoute que confusion.

Au niveau européen on est passé du « procès équitable » (art. 6 de la CEDH) à la « théorie des apparences ». Celle-ci avait été précédée en 1954 par les « interdits professionnels »   (solution inverse : l’arrêt Barel du Conseil d’État.)

La justice doit donc être en même temps parole rationnelle  et appel à la responsabilité du sujet de droit : le citoyen.

 

3. La justice et le citoyen  

3.1. Les différents niveaux d’exigence de la citoyenneté

L’égalité est au centre des valeurs de la citoyenneté définie par des valeurs, un exercice, une dynamique.

Le militantisme peut révéler des contradictions avec l’État de droit : jusqu’à quel point et pour quelle justice ? La question se pose avec la définition de la déontologie du fonctionnaire.

Dans la crise il revient de la responsabilité de chacun de construire son « génome » de citoyenneté après l’effondrement des idéologies messianiques.

3.2. Citoyen d’ici, citoyen d’ailleurs.

La rencontre avec le citoyen d’ailleurs soulève, dans l’exercice de la justice de l’asile, trois questions :

– l’administration de la preuve est-elle nécessaire ?

– s’agit-il seulement d’appliquer le droit positif ou de rendre la justice ?

– le mensonge est-il indispensable ?

3.3. Le citoyen créateur d’universalité

La responsabilité individuelle et sociale du citoyen est engagée dans la production d’universalité.

La lucidité dans les contradictions, les combats, les échecs, les souffrances, est le guide de la « parole juste » : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (René Char).