L’Huma-Café de Nantes – 24 janvier 2014

Service public, propriété publique et appropriation sociale

Les notions de service public et de secteur public ne sont pas identiques. Le premier identifie la satisfaction d’un besoin essentiel, le second caractérise le statut juridique d’un organisme sous propriété d’une collectivité publique. L’appropriation sociale n’est pas un flou jeté sur la propriété publique mais une extension de celle-ci. Dans ce domaine il est donc particulièrement important de préciser les concepts, les idées utilisée parce qu’ ils ont des implication s sur le fond. Comme l’écrivait Victor Hugo : « La forme c’est du fond qui remonte à la surface ».

 Dans cet esprit, je traiterai du thème proposé en trois volets : l’enjeu du service public, l’expérience de la propriété publique, l’objectif de l’appropriation sociale. Présentation apparemment technique mais en réalité très politique puisque qu’elle revient à vérifier l’actualité de la formule qui dominait le débat il y a un tiers de siècle : « Là où est la propriété, là est le pouvoir ! ». Est-ce toujours vrai et, si oui, quelles conséquences en tirer ?

I. LE SERVICE PUBLIC, UN ENJEU

1.2. La notion de service public procède, en France, d’une conception spécifique de l’intérêt général

L’intérêt général, dans notre conception française, n’est pas la somme des intérêts particuliers, c’est une catégorie éminente : « bien commun » sous la monarchie, « utilité commune » dans la Déclaration des droits de 1789, « bien être commun » ou « ordre général » sous la II° République.  Les économistes néoclassiques n’ont pu définir qu’un « optimum social ». L’École du service public qui s’est constituée à la fin du XIX° siècle dans notre pays et le juge administratif à sa suite ont considéré que si l’on pouvait caractériser juridiquement une activité de service public relevant d’un intérêt général, il appartenait au pouvoir politique de définir l’intérêt général à l’issue d’un débat démocratique.

Le service public était à l’origine une notion simple : une mission d’intérêt général définie comme il vient d’être dit, une personne morale de droit public pour l’accomplir, un juge et un droit administratif. Son caractère éminent lui conférait des prérogatives et il devait être couvert par l’impôt et non par les prix. Le succès de la notion a conduit à en étendre le champ et, par là, à le rendre plus hétérogène, brouillant quelque peu la frontière public-privé (concession, régie, délégation de service public) et facilitant l’irruption du contrat dans le champ de la loi.

La conception française de la fonction publique – plus de 80 % du service public – en découle. Elle relève de la loi et non du contrat. Le statut de la loi du 19 octobre 1946 en a posé les bases fondatrices. Il couvrait alors environ 1 million d’agents publics ; il en compte aujourd’hui 5, 4 millions organisés en « trois versants » (État, territoriale, hospitalière) et repose sur les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité caractéristiques du fonctionnaires-citoyen.

1.2. Dans un contexte d’ultralibéralisme, le service public fait l’objet d’une sévère offensive.

La construction de l’Union européenne (UE) a souligné la spécificité de cette conception française. Les critères économiques et financiers dominants en son sein (endettement, déficit budgétaire, taux d’inflation), ont pris le pas sur les critères établis de fonctionnement du service public (égalité, continuité, adaptabilité). L’UE  ignore largement la notion de service public n’ayant introduit que laborieusement celles de service d’intérêt général subdivisé en économique et non économique. Pour tous la règle est la concurrence ; même si quelques réserves ont été introduites dans les traités et formulées par la jurisprudence. Les services publics nationaux subissent un contexte qui tend à leur dissolution.

La situation des services publics a été aggravée en France par des politiques hostiles des gouvernements libéraux. La réduction des dépenses publiques a affaibli les moyens du service public et la satisfaction des besoins correspondants. Les politiques budgétaires mises en œuvre par la LOLF et la RGPP ont organisé systématiquement la pénurie. La politique de décentralisation de l’Acte III a combiné les réductions de moyens déconcentrés et décentralisés, menaçant les collectivités territoriales d’asphyxie. Dans la fonction publique, Nicolas Sarkozy a annoncé en septembre 2007 une « révolution culturelle » que la crise a heureusement fait échouer.

Le contexte est aujourd’hui différent sans pour autant dissiper les inquiétudes qui pèsent toujours sur le service public. La Modernisation de l’action publique (MAP) se distingue avec peine de la RGPP, conservant son objectif central de réduction de la dépense publique. Des baisses de dotations aux collectivités territoriales ont été programmées. Les retours sur les réformes introduites par les gouvernements de droite sont très faibles, cela est particulièrement sensible dans la fonction publique où aucune des 210 dénaturations législatives apportées par la droite au statut en trente ans n’a été remise en cause. Si l’option libérale des rapports Pochard (2003) et Silicani (2008) ne sont pas reprises, le projet de loi Lebranchu et les réformes proposées par le rapport Pêcheur (2013) manquent singulièrement d’ambition.

1.3. Mais c’est la base matérielle du service public, le secteur public et la propriété publique qui sont  affaiblis.

Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, n’ont cessé de privatiser sous la justification idéologique que l’on pouvait séparer la gestion de la propriété. Cela a été le cas des gouvernements d’Édouard Balladur et d’Alain Juppé, mais aussi et surtout de Lionel Jospin dont il est avéré qu’il a privatisé plus que les précédents, avec l’acquiescement des composantes de la gauche plurielle[1].

Dans le secteur administratif, La Poste et France Télécom ont changé de statut dès 1990, mais aussi la Direction des constructions navales (DCN),  le Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (SEITA), l’Imprimerie nationale, les Journaux officiels. Le Commissariat général du Plan a disparu. Dans le cadre de la RGPP le démantèlement s’est poursuivi avec la suppression de très nombreux organismes de rationalisation ou de contrôle de l’action publique : le Conseil national d’évaluation,  le Haut conseil à la coopération internationale, de la plupart des Centres interministériels de renseignements administratifs, des restructurations administratives concernant la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances, le Comité d’enquête sur les couts et rendements du service public, de l’INSEE, des Archives de France , de Météo-France, etc. Ainsi les bases matérielles des services publics qu’il s’agisse d’entreprises publiques disposant d’un capital social et d’une propriété publique de droit commun ou d’administrations sans capital social mais constitutives des superstructures de l’État, tout cela concourt à laisser le plus large champ d’action au marché.

Ce constat pose la question de la propriété publique. Remarquons au préalable que l’UE ne fait pas obstacle par principe à la propriété publique puisque l’article 345 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dispose que « Le présent traité ne préjuge pas le régime de la propriété des États membres » même si on peut penser que l’UE exercerait une vigilance extrême, au nom de la concurrence, en cas d’augmentation de capital public ou de nationalisation. Mais au plan national, notons que la propriété publique a toujours été impliquée dans les opérations de privatisations ou les transformations statutaires. Ainsi j’ai vu passer à la section de Travaux publics du Conseil d’État nombre de décrets suivant la succession de transformations dans le sens suivant : administration publique-établissement public administratif-établissement public industriel et commercial-société d’économie mixte-société privée éventuellement chargée de mission de service public. On parle souvent à cet égard de « respiration » du service public, mais je n’ai jamais rencontré de transformation statutaire de sens inverse. Il s’agit donc bien plutôt d’une « expiration ».

Dans la défense du service public, on ne peut donc faire l’impasse sur la question de la propriété publique.

II. LA PROPRIÉTÉ PUBLIQUE, UNE EXPÉRIENCE HISTORIQUE

2.1. Les premières générations de la propriété publique et l’avènement de la propriété collective

Le droit romain définissait la propriété par trois termes usus, fructus, et abusus. Jean-Jacques Rousseau fait de la propriété l’élément fondateur de la société civile dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de 1755. L’article 17 de la Déclaration des droits de 1789 considère que la propriété est droit « inviolable et sacré » et que nul ne peut en être dépossédé qu’en cas de « nécessité publique » et moyennant une indemnité juste et préalable[2]. On ne parle donc pas d’intérêt général ou de service public mais de nécessité publique et, à l’article 1er d’utilité commune, ce qui peut être regardé comme équivalent dans une démarche qui fait de la propriété privée un élément essentiel de la citoyenneté et représentait à l’époque un grand progrès par rapport aux structures politiques et sociales de l’Ancien régime. On peut dès lors considérer qu’il s’agit là de la première génération de propriété publique, par exception de la propriété privée.

La deuxième génération peut être située au lendemain de la deuxième guerre mondiale lorsque le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) décide « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des ressources du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques. » On y prévoyait également un soutien à la coopération notamment agricole. Cette proposition était d’autant plus remarquable que le mouvement ouvrier n’avait pas été spécialement favorable au cours de la première moitié du XX° siècle aux nationalisations, considérées comme un moyen de développement du capitalisme, tout comme les fonctionnaires n’avaient cessé de combattre l’idée d’un « statut-carcan » regardé comme un instrument du pouvoir hiérarchique. D’importantes nationalisations furent réalisées à la Libération, au-delà même de ce que le programme du CNR avait prévu et le statut démocratique des fonctionnaires – dont le programme du CNR ne disait rien – vit le jour par la loi du 19 octobre 1946.

La deuxième génération de propriété publique fut définie au point 9 du Préambule de la constitution de la IV° République du 27 octobre 1946 : «Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Cette disposition est toujours en vigueur.

2.2. Les nationalisations du Programme commun de gouvernement,

Il faut faire effort aujourd’hui pour se souvenir que la question numéro un qui a animé le débat politique dans les années 1970 et au début des années 1980 était celle des nationalisations qui devaient être l’instrument principal du Programme du Pari communiste français (PCF) « Changer de cap » publié en 1971, suivi de celui du Parti socialiste (PS) « Changer la vie » et finalement le 27 juin 1972 du Programme commun qui fit l’objet d’une tentative d’actualisation à la fin des années 1970 et dont les propositions se retrouvèrent partiellement dans les 110 propositions de François Mitterrand. J’étais alors responsable du département « Nationalisations et politique industrielle » de la section économique du PCF et j’ai donc pris une part directe à la rédaction du chapitre du Programme commun sur le sujet.  Nos travaux conduisirent à la définition d’un « seuil minimum de nationalisations » englobant – sauf exceptions mineures – l’ensemble du secteur bancaire et financier. Dans le secteur industriel les nationalisations prévues reposaient sur quatre critères : les entreprises ayant le caractère de services publics répondant à la satisfaction de besoins fondamentaux, les sociétés vivant sur fonds publics, les principaux centres d’accumulation capitalistes, les entreprises contrôlant des branches essentielles. À cela s’ajoutait un large secteur d’économie mixte et des organismes de planification.

Ce programme très élaboré demeurait cependant dans la conception exprimée au lendemain de la deuxième guerre mondiale. J’avais pu calculer que cela représentait 1450 entreprises, ce qui ne représentait qu’un faible pourcentage des entreprises existante mais avait un impact important sur l’emploi, l’investissement, le commerce extérieur, la recherche ; il était donc réputé à la fois léger et efficace. Le débat avec le PS portait d’une part sur le champ que les socialistes voulaient plus réduit et, d’autre part, sur la nature de la propriété, le PCF étant pour une propriété totale tandis que les socialistes préconisaient, dans de nombreux cas, une simple propriété majoritaire ou de contrôle. On opposait ainsi « nationalisation franche » et « nationalisation financière », mais il y avait un large consensus sur l’objectif et les nationalisations figuraient parmi les toute premières priorités d’un gouvernement de gauche.

Elles le furent effectivement. Le gouvernement se réunit le 2 septembre 1981, exceptionnellement à Rambouillet, pour en décider. François Mitterrand invita chacun à s’exprimer. Ressurgirent alors les discussions sur le champ et sur la manière. Se déclarèrent, pour des nationalisations réduites et financières : Jacques Delors, Robert Badinter, Michel Rocard ; pour un champ conséquent de nationalisations franches : les ministres communistes et Jean-Pierre Chevènement. Pierre Mauroy était aussi de cet avis, mais en tant que Premier ministre il ne s’exprima pas.  La décision que prit le Président de la République nous surprit car elles correspondaient à un champ relativement étendu, les entreprises étaient nommées et la nationalisation était, pour l’essentiel, franches. Bien que très affaiblis électoralement et politiquement nous avions donc des raisons d’être relativement satisfaits. Un recours devant le Conseil constitutionnel conduisit à relever le niveau des indemnisations, mais les nationalisations prirent effet avec la loi du II février 1982, avant même la loi de décentralisation du 2 mars 1982[3].  Et pourtant il ne reste pratiquement rien de cet acte majeur. Dès lors, deux attitudes sont possibles, soit on considère que cet échec a fait disparaître la question elle même – les nationalisations étaient une erreur ou, insuffisantes elles ne sont plus nécessaires -, soit on analyse l’échec pour en tirer enseignement. C’est, pour ma part, cette dernière solution que je retiens, toujours persuadé que « Là ou est la propriété là est le pouvoir ! ».

2.3. Les leçons de l’échec des nationalisations de 1982

Il faut tout d’abord relever que l’accession de la gauche au pouvoir en 1981 s’inscrivait à contre courant du mouvement ultralibéral amorcé au milieu des années 1970 et qui avait vu arriver au pouvoir Margaret Thatcher en 1979, Ronald Reagan en 1980, et Helmut Kohl en 1982. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’un pouvoir de gauche, mais qui n’avait rien de révolutionnaire , effectue à son tour un « tournant libéral »  qui intervint en France au printemps 1983 – sous le symbole acté par Jacques Delors d’une désindexation des salaires et des prix en échange d’un prêt de la communauté européenne de 4 milliards d’écus – après une période de blocage des salaires et des prix de juin à novembre 1982. Mais il y eu aussi des causes plus directement liées au processus de nationalisation.

Premièrement, s’il ne répondait que partiellement aux proposition du PCF, le transfert à la nation du capital social des entreprises concernées a été réalisé de manière satisfaisante, tant en ce qui concerne son ampleur, sa nature, les indemnisations requises après la remontrance du Conseil constitutionnel. Ce transfert a incontestablement marqué l’état de grâce avec d’autres réformes : décentralisation, abolition de la peine de mort, réduction de la durée du travail, revalorisation du pouvoir d’achat, emploi.

Deuxièmement, le tournant libéral laissant la « main invisible » du marché guider des choix aléatoires, le secteur public se trouvait largement dépossédé de finalités s’inscrivant clairement dans une politique économique volontaire, d’une politique industrielle, notamment, articulée à la satisfaction de besoins fondamentaux qu’assignait aux nationalisations le premier critère évoqué. Dès lors, les contraintes extérieures prenaient le pas sur une politique économique de gauche assumée.

Troisièmement, les travailleurs ne se sentirent jamais véritablement concernés par cette politique de nationalisation. Les droits nouveaux qui leur furent accordés n’ont pas été mis en relation avec les nationalisations. La mise en œuvre des quatre lois Auroux s’échelonna de 1982 à1984. La loi de démocratisation du secteur public ne fut promulguée que le 26 juillet 1983, soit après le tournant libéral. La promotion de « nouveaux critères de gestion » (notamment par les économistes communistes (Paul Boccara et Philippe Herzog)), n’intervint qu’en fin d’ « état de grâce » et ces novations restèrent très abstraites.

Il s’ensuivit une désaffection marquée pour la question de la propriété publique. Normale pour les libéraux et les socio-démocrates qui lui étaient hostiles ou, du moins, qui étaient réservés. Explicable par nombre de ses partisans qui, soit considérèrent que l’échec condamnait le moyen, soit craignirent après l’effondrement des pays du « socialisme réel » d’être taxés d’ « étatistes soviétiques ». Ainsi s’explique la politique de privatisation des gouvernements de droites qui ont suivi, mais aussi celle de la « gauche plurielle » entre 1997 et 2002.  C’est aussi ce qui explique aujourd’hui le succès de l’idéologie managériale et de son vocabulaire, le recours aux notions de l’économie mixte, aux pôles, de gouvernance et de réseaux publics le plus souvent objets politico-économiques non identifiés. Et pourtant la question de la propriété publique conserve, à mes yeux, une grande actualité.

III. L’APPROPRIATION SOCIALE, UN OBJECTIF

3.1. L’actualité de la propriété publique

La régression actuelle doit être conjurée en tirant les enseignements de l’expérience, notamment de la plus récente, celle de 1982 qui invite à traiter simultanément du champ du secteur public, des finalités économiques et sociales regroupée dans une « économie des besoins » et du statut des travailleurs, l’ensemble définissant l’ « appropriation sociale » comme objectif actuel. C’est ce que j’appelle la troisième génération de la propriété publique qui ne réduit en rien la propriété publique au sens classique mais la complète et lui donne sa plénitude.

Elle se justifie pour une raison politique. La propriété est un pouvoir. Il s’agit toujours de renverser un rapport de forces entre le capital et le travail. Le capital s’intéresse à la propriété. Il ne cesse de la restructurer, la combinant dans ses aspects réels et financiers. Il assure sa puissance, tant au plan national que mondial sur sa propriété. La propriété fonde les conditions de la concurrence et la régulation des marchés. Elle détermine les positions de domination en fonction de l’accumulation et des stratégies. Dès lors, aucune contestation de ce pouvoir n’est concevable sans intervention résolue sur ce terrain.

Elle est la condition de la conduite d’une politique économique volontaire. C’est le moyen principal d’une stratégie d’efficacité et de progrès social.  Elle permet la planification et la programmation à moyen et long terme. Elle se situe au cœur d’une politique industrielle servant consciemment le progrès social et scientifique, la coopération internationale dans un monde globalisé. Les éléments non marchands et les externalités peuvent être mieux pris en compte.

Elle est un instrument essentiel de sécurisation des travailleurs, protégés par des statuts législatifs et réglementaires, échappant aux rapports inégaux présidant souvent aux relations contractuelles, même encadrées par le droit du travail. Se trouve ainsi amorcée une « dé-marchandisation » des rapports sociaux.

Rien ne justifie donc que la gauche se désintéresse d’une question d’une telle importance. Il convient, par conséquent, d’examiner quel pourrait être le contenu des trois volets de la propriété publique au stade de la troisième génération, l’appropriation sociale : son champ, ses finalités, sa maîtrise

 3.2. Le champ de la propriété publique

Dans les programmes des formations de gauche on ne trouve rien qui corresponde à ce qu’on appelait dans les années 1970-1980 un « seuil minimum de nationalisation et a fortiori ce qui figurait dans le programme du CNR. On parle de préférence aujourd‘hui d’économie mixte ou de pôle. La notion d’économie mixte ne dit rien des proportions ; je l’ai vivement combattue dans le passé, y compris quand j’étais au gouvernement et que l’idée était soutenue par François Mitterrand et … le PCF[4]. Le pôle ne nous renseigne pas davantage ; il a l’effet pervers d’institutionnaliser le pôle privé ce qui exclut la nationalisation de l’ensemble d’un secteur ou d’un sous-secteur ; il est défini dans le dictionnaire comme une « extrémité », ce qui pèse peu. Le pôle apparaît généralement comme la solution  d’un problème que l’on ne sait pas résoudre. Il est évoqué principalement dans le domaine financier et énergétique.

En ce qui concerne le pôle financier, soutenu en particulier par le PCF[5], ayant souvent posé la question de sa consistance, les réponses les plus précises que j’ai pu obtenir font état d’un ensemble regroupant la Caisse des dépôts et consignations, le Crédit foncier, OSEO et la Banque postale, tous déjà organismes publics. On y ajoute parfois, sans plus de précision : des banques et assurances mutualistes et, in fine, des nationalisations – non identifiées – de banques et d’assurances. Mais au plus fort  de la crise financière en 2008 aucune proposition concrète n’a suivi contrairement à ce qui s’est passé en Grande Bretagne et aux États Unis. S’il est arrivé dépuis que l’on parle de nationalisation (Arnaud Montebourg dans la sidérurgie), c’est pour ajouter aussitôt qu’elle ne serait que « temporaire » ; de toute façon il ne s’est rien passé. Le tout est « mis en réseau » et appelé à faire l’objet d’une « gouvernance ». Significatif est ici le recours au vocabulaire de l’idéologie managériale.

En ce qui concerne le pôle de l’énergie, un important travail a été réalisé par la fédération CGT des Mines et de l’Énergie[6]. Il n’est pas pour autant pleinement convaincant[7]. L’importance de la propriété publique dans le secteur facilite la proposition. Un document de la fédération CGT fonde le pôle public de l’énergie sur un « mixte » des ressources énergétiques, mais aussi des entreprises, publiques et privées. Le pôle est « pensé comme organisation du secteur et non comme décision de propriété publique. Le pôle public c’est la maîtrise par la nation ce qui n’implique pas nécessairement la nationalisation mais la mise en cohérence technique et de gestion » (p. 10). C’est clair sur le fond : la question d la propriété publique passe au second plan. Mais on ne sait pour autant quelle est la configuration du pôle qui n’appelle aucune autre nationalisation à court terme. Il reste donc beaucoup de travail pour savoir de quoi le pôle public de l’énergie est le nom.

Sans doute la situation dans le secteur de l’énergie – comme pour le pôle public financier – est-elle plus complexe aujourd’hui qu’hier mais cela ne dispense pas pour autant de décrire avec précision ce dont on parle. Pour le reste c’est le vide complet en matière de propriété publique.

3.3. Les finalités : l’économie des besoins.

La période d’élaboration du Programme commun et de son actualisation était aussi celle de l’ « impératif industriel » qui, dans une optique essentiellement hexagonale – c’était sa faiblesse – traitait des questions de spécialisation et d’organisation des secteurs industriels. La mondialisation rend aujourd’hui l’exercice beaucoup plus difficile. Il pourrait néanmoins conduire à identifier les besoins essentiels pour lesquels le secteur public a une responsabilité particulière, les notions telles que « biens de haute nécessité (Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant), de biens à destination universelle (Vatican II), montrent que la question se pose aussi au niveau mondial. Dès lors on peut rechercher quelle liaison établir entre besoins sociaux – modalités de gestion – nature juridique des organismes – entreprises publiques. Les travaux à ce sujet sont extrêmement rares[8].


Encore une fois, prenons l’exemple de l’énergie sur la base des travaux précédemment cités. Dans le document du Comité confédéral national (CCN), est affirmé le droit à l’énergie, à l’environnement ; la nécessaire solidarité Nord-Sud. Cinq « dimensions » du pôle public sont évoquées à cet égard :

– réglementer ne suffit pas, il faut une intervention directe d’un «  secteur public important » pour utiliser un savoir-faire reconnu ;

– discipliner les entreprises privées et les responsabiliser en vue d’objectifs d’intérêt général ;

– assurer un financement suffisant des besoins économiques et sociaux collectifs ;

– introduire la question de la place des intérêts publics et collectifs dans le débat européen ;

– enfin, la question de la démocratie et de la réappropriation citoyenne des enjeux précédents.

La document de la fédération énumère, lui, douze points de caractère plus technique. Il s’agit là d’efforts incontestables d’analyse et de formalisation des finalités du secteur public de l’énergie, mais qui reste encore bien limité. De plus, les auteurs ne semblent pas déroger au principe de monopole-spécialisation posé à la Libération, alors que le Conseil d’État a évoqué dans les années 1980 une « marge de diversification admissible » ouvrant la voie à une extension des activités des entreprises publiques de l’énergie plus conforme aux conditions de notre temps (EDF faisant de l’ingénierie au Bangladesh, par exemple). D’autres questions demeurent : la transition énergétique, les énergies renouvelables, l’intervention des collectivités territoriales, le contenu – notamment financier – de la loi de programmation qui avait été prévue pour juillet 2013.

3.4. La maîtrise : le statut des travailleurs

La France présente cette exception d’avoir le quart de sa population active régis par des statuts, un cinquième dans des fonctions publiques. Il s’agit essentiellement des 5,4 millions de fonctionnaires auxquels on peut ajouter environ un million de personnels à statuts des entreprises et organismes publics. Les garanties statutaires de ces agents publics doivent être évidemment préservées et renforcées[9].

Lors de son avant-dernier congrès confédéral, la CGT avait retenu comme l’une de ses revendications majeures le « statut du travail salarié » qui a été ensuite explicité et qui consistait, pour l’essentiel, en une généralisation des conventions collectives, y compris dans le secteur public[10]. Cette conception était erronée en ce qu’elle banalisait la spécificité du service de l’intérêt général en en laissant la gestion au contrat. Depuis, une fiche sur les « repères revendicatifs » de la CGT est revenue à une position plus satisfaisante[11]. Il faut à la fois améliorer la situation de tous les salariés et respecter la spécificité du service de l’intérêt général. Cette réflexion doit conduire, en revanche, à rechercher le moyen de renforcer la base législative – c’est-à-dire statutaire – des travailleurs salariés du secteur privé pour assurer la « sécurité sociale de l’emploi », faciliter la comparabilité des situations et, par là, leur convergence[12].

Un cycle trentenaire d’ultralibéralisme s’est a plongé l’humanité dans une grave crise financière et, au-delà, de civilisation. La montée de l’ « en commun » dans le monde et tous les pays requiert une intervention publique croissante. Le XXI siècle peut et doit être « l’âge d’or » du service public. C’est ainsi que l’on redonnera sens au rêve prométhéen. La propriété publique est le principal moyen de l’appropriation sociale de ce destin.


[1]  Le Monde, 17 août 1998. Exemple de la réduction de la part de l’État dans le capital social d’Air France tombée aujourd’hui autour de 15 %..

[2]  « Art. 17.La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

Art. 545 du code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

 Art. 1er . « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

[3] [3] Sont nationalisés les groupes industriels suivants : Thomson, Saint-Gobain, Usinor et Sacilor, Ugine Kuhlman, Suez ; une quarantaine de banques et holdings financiers. L’indemnisation s’est élevée à 39 milliards de francs. En 1983, un salarié sur quatre travaille dans le secteur public.

[4] Voir notamment A. Le Pors (entretien avec J-M. Colombani), Contradictions, Messidor, juin 1983.

[5] Résolution de congrès. Paragraphe intitulé « L’argent des banques, un pôle financier public ».

[6] Informations issues d’un colloque organisé par la Fédération nationale des Mines et de l’Énergie CGT et l’Institut d’histoire sociale de la Fédération Mines-Énergie CGT le 11 décembre 2012 au cours duquel a été présenté un rapport de Marie-Claire Cailletaud membre de la direction fédérale et où  je sis intervenu sur le thème « Une appropriation sociale clairement assumée ».

[7] Document « Politique énergétique : Position de la FNME-CGT » de janvier 2011. Plus récent : les « repères revendicatifs de la CGT (adoptés par le CCN des 8 et 9 novembre 2011 » sous le titre « pôle public »

[8] Pour une réflexion générale sur l’économie des besoins, voir J. Fournier, L’économie des besoins, Éditions Odile Jacob, 2013.

[9] En ce sens les nombreux articles figurant sur mon blog : http://anicetlepors.blog.lemonde.fr

[10] Nouveau statut du travail salarié, Le Peuple, n° 1685, 17 juin 2009.

[11] Repères revendicatifs, Fiche n°6, « Dans la fonction publique, même s’il subit des attaques sans précédent, le statut général des fonctionnaires demeure un socle progressiste pour des millions d’agents et une garantie pour les citoyens. Le caractère unifié doit en être renforcé ».

[12] A. Le Pors, Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé, Revue du droit du travail, mars 2010.

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