Jules Ferry : la tradition et la liberté, par Mona Ozouf

 La France doit à Jules Ferry l’instruction pour tous,  la laïcité, mais aussi les libertés du journal, de la réunion, de l’association syndicale, du mariage civil, de l’élection du maire. Impressionnant. Alors comment expliquer qu’il ait été d’un des hommes les plus haïs de son temps, tandis qu’il laisse dans l’histoire une si forte marque ? C’est ce qu’entreprend d’expliquer l’auteure de Composition française bien connue des lecteurs de Bretagne-Ile de France[1].

Mona Ozouf, d’origine bretonne, a beaucoup apporté à la connaissance de la Révolution française et à la caractérisation du citoyen abstrait dépassant les particularismes locaux sans les nier. Elle retrouve aisément ce type d’analyse dans le personnage de Jules Ferry qui veut donner à l’identité française toute sa cohérence dans les contradictions qui l’habitent : aristocratie-démocratie, conservatisme-révolution. Lui-même en est d’ailleurs un exemple : terrien des Vosges, bourgeois engagé dans les affaires de l’État, héritier d’une tradition où le sacré familial doit se substituer au sacré religieux, homme politique de son temps mais soucieux de saisir l’histoire de France dans sa globalité.

220px-JulesferryLa France a été naturellement centralisée, tant par la monarchie que par la Révolution. L’État y a précédé la Nation. Elle a tôt été fascinée par le pouvoir d’État plus que par la transaction. Le credo politique s’y est affranchi du credo religieux. Le pays rural, catholique, de tradition,  a ainsi pu s’abandonner parfois à une « ivresse d’autorité ».

Jules Ferry vit douloureusement trois défaites. D’abord 1870, catastrophe physique par l’amputation du territoire, morale par le sentiment de défaite d’un pays qui se considérait pourtant comme seul « achevé », spirituelle face à la montée d’un impérialisme germanique qui le conduira a alerter sur les dangers du nationalisme allemand. 1848 ensuite, il a alors seize ans. Il déplore l’échec de la République après les innovations démocratiques consécutives aux journées de février, dénonce la présence du prêtre dans l’enseignement public, stigmatise l’usage du suffrage universel comme instrument du despotisme après le coup d’État du 2 décembre 1851. Mais il en tire une leçon importante qui sonne encore aujourd’hui : la nécessité de l’approfondissement intellectuel et de l’abandon des chimères, « qu’on doive être éclairé avant d’agir ». 1789 enfin, qu’il glorifie pour avoir sécularisé l’Église et l’État. De là, il confiera à Jaurès son but « d’organiser l’humanité sans Dieu et sans foi ». Mais dans le même temps il rend la Terreur responsable des coups d’État des Bonaparte. Il déduira de ces contradictions que si le projet constitutionnel qui s’élabore à partir de 1870 est bancal il doit être néanmoins défendu pour faire durer la République.

Mona Ozouf fait malicieusement remarquer que s’il se dit attentif aux « petites gens des petits endroits », Jules Ferry, comme d’ailleurs ses contemporains, ne fait pas de place aux langues régionales. Pour autant il regarde la province comme une petite patrie conduisant à la grande, la République, et il met en garde contre l’esprit révolutionnaire parisien, n’hésitant pas à faire l’amalgame entre jacobinisme et césarisme. Il n’adhère pas à une analyse en termes de classes et marque une distance avec la Commune de Paris et les violences dont elle a été le théâtre.  La bourgeoisie est pour lui « l’élite des travailleurs » ; la différence sociale n’est pas de classe, mais d’instruction.  En revanche, il craint la relance d’une offensive catholique intégriste, le renforcement de l’emprise du prêtre sur la femme. La ligne d’affrontement est avant tout politique.

Car il s’agit de refaire la France moralement par l’école. L’école gratuite et obligatoire était déjà en chantier, mais ces caractères sont confirmés et généralisés. Si Edgar Quinet avait déjà évoqué l’école laïque dans Enseignement du peuple, c’est la laïcité qui est vraiment une nouveauté et prend un caractère offensif, bien que le nom n’apparaisse pas dans les grandes lois de Jules Ferry. Pour lui, le principe de laïcité découle de la séparation introduite par le christianisme lui-même entre la cité des hommes et la cité de Dieu, comme par la monarchie pour limiter les empiètements de l’Église dans la sphère séculière. Les textes de Jules Ferry disent surtout ce qui est interdit désormais. Ils visent à former un esprit critique, non dogmatique, par l’éducation, la tolérance, l’amour de la patrie. Il met l’accent sur l’enseignement de l’histoire comme un tout, de la géographie pour donner une représentation concrète de la France. Il souligne l’importance stratégique de l’éducation des filles, à égalité avec celle des garçons. Il engage un énorme effort de construction d’écoles et, simultanément, d’hôtels de ville pour accompagner le principe de l’élection des maires instaurée en 1884.

Pour surmonter l’humiliation de la défaite de 1870, Jules Ferry veut rétablir la France comme grande puissance. Contraint en Europe par l’isolement du pays, il se lance dans la constitution d’un empire colonial. C’est, on le sait, l’aspect le plus contesté de son œuvre et Mona Ozouf n’en dissimule aucun de ses aspects condamnables (notion de races supérieures et inférieures, violences de la colonisation). Pourtant, comme en France, il relève les particularismes de ces pays  et ne croit pas l’assimilation possible. Il accorde peu d’intérêt aux questions économiques et sociales des pays colonisés et pense que, là également, la solution est l’éducation, solution de tous les problèmes.  Sur ces questions, il a souffert de la comparaison avec Clémenceau, plus lucide et plus prophétique. Mais pour Mona Ozouf s’il est un colonisateur, il n’est pas un colonialiste et elle met en garde contre l’anachronisme qui consisterait à juger avec les critères d’aujourd’hui une situation et des actions anciennes de près d’un siècle et demi.

our conduire et faire accepter sa politique coloniale, Jules Ferry pratique la politique des « petits pas » qu’il transpose également aux débats sur les institutions. Il se prononce pour un équilibre entre le Président, la Chambre et le Sénat, équilibre insatisfaisant dans la constitution de 1975, mais qu’il préfère défendre en l’état pour préserver le régime républicain et durer. Il se prononce toutefois pour un gouvernement fort, unitaire et centralisé. Il prêche l’entente avec le pape Léon XIII attentif à la question sociale.  Positiviste, il pense que l’histoire a un sens. Il est proche de Comte et de sa loi de nécessité ; de Condorcet dont il retient le primat de la créativité de la raison et il ne récuse pas Marx dans cette interprétation. Il ne sous-estime pas pour autant la valeur de l’engagement conduit de façon pragmatique selon les circonstances.

Mona Ozouf s’interroge gravement sur les échecs politiques, professionnels et personnels de Jules Ferry, en historienne rigoureuse mais avec humanisme. À la lecture de ce livre, petit par le volume mais important de contenu, on ne doute pas que l’auteure l’ait écrit en pensant à nos problèmes de notre temps, aux enseignements que cette histoire personnelle nous offrent et à la bienveillance qui doit marquer l’analyse d’une vie aux conséquences aussi importantes pour la France d’aujourd’hui.

 

 

 

Anicet Le  Por


[1] Mona Ozouf, Jules Ferry – la liberté et la tradition, , Gallimard, 2014, 117 pages, 12 euroq.euros.

 

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