« Pour ou contre une réforme du Statut de la fonction publique territoriale » – Forum de la Gazette des communes, 17 juin 2015

 

 1. Quels sont les fondements du Statut général des fonctionnaires ?

Pour éclairer le présent et l’avenir, il faut revenir rapidement sur les choix qui ont déterminé l’élaboration statutaire des années 1983-1984-1986. Quatre choix ont présidé à cette élaboration : la conception du fonctionnaire- citoyen contre celle du fonctionnaire-sujet qui avait prévalu pendant tout le XIX° et la première moitié du XX° siècle ; le système de la carrière contre celui de l’emploi ; l’équilibre délicat entre unité et diversité conduisant à une fonction publique « à trois versants » ; l’affirmation de principes ancrés dans l’histoire (égalité, indépendance, responsabilité) et non de valeurs plus évanescentes et qui, contrairement aux principes, n’ont pas vocation à se traduire directement e règles de droit. N’est-il pas infantilisant, ainsi que le fait le projet de loi soumis au Parlement d’enjoindre aux fonctionnaires d’être dignes ? blessant de dire aux successeurs des « hussards noirs » de la République d’avoir à respecter la laïcité ?

aut-il réformer le statut et plus particulièrement en tant qu’il est celui de la fonction publique territoriale (FPT) ?

2. Pour faire mieux avec moins, le statut de la fonction publique est-il trop rigide ?

Et d ‘abord le Statut général des fonctionnaires (SGF) a-t-il fait preuve de rigidité ? De solidité, oui, puisqu’il est toujours en vigueur. Il ne faut pas confondre rigidité et rigueur. Mais en même temps il a fait la preuve d’une exceptionnelle adaptabilité : 225 modifications législatives et plus de 300 modifications réglementaires en 30 ans. Certaines sont des adaptations pertinentes, d’autres sont des dénaturations. La FPT est la plus visée : 84 modifications législatives. Elle a pu être regardée comme le « maillon faible » de la construction statutaire en raison de traditions spécifiques. Mais elle peut aussi, aujourd’hui se considérer comme une « avant-garde » en raison de ses qualités propres : jeunesse, diversité, proximité aux besoins… Les élus et les fonctionnaires territoriaux ont constitué au cours des dernières années des contre-pouvoirs efficaces face aux politiques d’austérité.

3. Faut-il procéder à de nouveaux assouplissements ? Si oui, lesquels ?

Mais un statut qui n’évoluerait pas se scléroserait et ne tarderait pas à disparaître. Alors quelles réformes envisager aujourd’hui ? Je les classerais en trois volets. Premier volet : avant toute mesure structurelle, il faudrait revenir sur les dénaturations accumulées en 30 ans : abolir des dispositions de la loi Galland du 13 juillet 1987 (cadres substitués aux corps, rétablissement des « reçus-collés », etc.), revenir sur l’amendement Lamassoure traitant injustement de la réglementation du droit de grève, maîtriser le recours aux contractuels, etc. Ces mesures ne couteraient rien. Deuxième volet : engager ou, à défaut, mettre en perspective des chantiers structurels : gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences, traduction plus satisfaisante de la garantie fondamentale de mobilité, mise en place de bi ou multi-carrières avec les formations continues correspondantes, garantie de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, etc. Troisième volet : manifester davantage d’intérêt pour les travailleurs sans statut par le renforcement de la base législative du droit du travail garantissant une sécurisation législative des parcours professionnels, instaurer donc un « statut des travailleurs salariés du secteur privé ». Or, il semble aujourd’hui que l’on adopte une démarche inverse : sous prétexte d’ « obésité » du code du travail on tend à développer au contraire le champ contractuel. Néanmoins, d’une certaine façon avec le livre de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen Le travail et la loi et le groupe de travail Combrexelle sur la réforme du code, la question de la base législative est posée.

4. Le projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires : qu’apporte-t-il de nouveau ?

C’est au regard de ces propositions que je juge les dispositions du projet de loi porté par l’actuel gouvernement devant le parlement. En résumé, m’apparaît positif : un changement de tonalité vis-à-vis des fonctionnaires et du SGF, des dispositions bien venues sur les risques de conflits d’intérêts, une amélioration dans la définition du champs et de la gestion des contractuels … Je suis beaucoup plus réservé sur l’introduction des valeurs dans le texte même du statut pour les raisons dites précédemment et sur le recours, selon moi bureaucratique, à la mode déontologique. Au total je considère que le gouvernement manque d’ambition.

5. Quelle fonction publique pour demain 
 ?

La fonction publique du XXIe siecle_HDJe regrette d’autant plus ce manque d’ambition que je pense que le XXI° siècle a vocation à être l’ « âge d’or » du service public. Après un XX° siècle que René Rémond considérait comme « prométhéen » mais qui a échoué, nous sommes dans une situation de « décomposition sociale », de « métamorphose » comme dit Edgar Morin. La mondialisation qui ne concerne pas que la finance mais tous les secteurs de la vie en société, appellera toujours plus d’interdépendances, de coopérations, de solidarités. Ces mots se résument dans notre pays en ceux de service public, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de fonction publique. C’est le sens du livre écrit avec Gérard Aschieri « La fonction publique du XXI° siècle ».

« La 3e voie d’accès à l’ENA victime de l’élitisme bourgeois »

 

Les Cahiers de la Fonction Publique (CFP) m’avaient demandé d’écrire un article sur la 3e voie d’accès à l’ENA instituée en 1983 et remplacée en 1990 par un 3e concours dénaturant le sens de la précédente réforme. Celle-ci avait pour objectif de permettre à des responsable d’associations, de syndicats et à des élus d’accéder à l’Ecole et au-delà  à l’ensemble des corps de la fonction publique y compris les « grands corps ». Cet article devait figurer dans un dossier consacré aux 70 ans de l’ENA du n° 353 de la publication paru en juin 2015.

Les CFP ont choisi finalement de publier cet article en supprimant son titre remplacé par « tribune libre » sous fourme d’un encart compact au sein d’une rubrique « ACTUALITÉS » (!). Sans commentaire, sinon qu’il s’agit d’une validation au fond de l’article ci-dessous.

 

L’ouverture d’une troisième voie d’accès à l’ENA est intervenue dans le contexte d’une alternance politique forte marquée par l’élection à la Présidence de la République de François Mitterrand en 1981, tandis qu’étaient portés au pouvoir Margaret Thatcher en Grande Bretagne (1979), Ronald Reagan aux États Unis (1980) et Helmut Kohl en Allemagne (1982). Cette accession de la gauche au pouvoir en France s’inscrivait à contre courant d’un ultralibéralisme qui allait s’imposer pendant plusieurs décennies avant de déboucher sur la crise actuelle. Dans la situation d’alors, si la décentralisation était considérée comme une priorité par le Président, il ne s’intéressait guère à la fonction publique, à l’inverse de son Premier ministre Pierre Mauroy, ancien fonctionnaire et militant de la Fédération de l’éducation nationale (FEN), alors toute puissante. On a dit dans de précédents Cahiers dans quelles conditions fut néanmoins élaboré le nouveau statut général des fonctionnaires d’une fonction publique « à trois versants » : de l’État, territoriale, hospitalière[1].

Le sort de l’ENA au sein de cette réflexion ne figurait pas non plus comme une priorité. Cette école était regardée, en dépit de sa création en 1945 dans le contexte de la Libération, comme le lieu de formation d’une élite autoritaire, technocratique et bourgeoise, qui alimentait bien les instances dirigeantes du parti socialiste majoritaire, mais était néanmoins fondée à craindre une mise au pas sévère. Cette crainte ne pouvait qu’être avivée par la nomination au ministère de la Fonction publique d’un communiste qui, bien que fonctionnaire et militant syndical de la fonction publique de longue date, était membre d’un parti dont le secrétaire général avait réclamé peu de temps auparavant la … suppression de l’ENA. Il n’en fut pas question. Très rapidement après ma nomination, j’ai pris contact avec le bureau de l ‘Association des anciens élèves de l’ENA et si les premiers échanges traduisirent une appréhension des dirigeants de l’association, un climat de confiance et une volonté de coopération s’installèrent progressivement.

Cela ne signifiait pas que les conceptions étaient les mêmes sur la politique de formation des cadres destinés à devenir les dirigeants de l’administration française, mais le dialogue était soutenu et les mesures prises ne furent pas véritablement contestées par les dirigeants de l’association. Le programme des études fut remanié pour faire une plus grande place au droit administratif, répondant ainsi au souhait de mon ami le conseiller d’État Guy Braibant, qui se plaignait qu’un élève de l’ENA pût y accomplir sa scolarité sans en entendre parler. Le nombre de places mises au concours fut presque doublé, les limites d’âge reculées, la promotion interne dans la fonction publique valorisée. Pour marquer à la fois la recherche de l’excellence et la démocratisation de l’accès aux emplois publics (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) j’ai alors utilisé l’expression quelque peu forcée d’ « élitisme de masse ». Chaque année je m’en suis expliqué sur place à l’ENA devant le corps enseignant et les élèves dans un climat sérieux qui n’évitait pas des expressions parfois très contradictoires.

C’est dans cet esprit qu’est née l’idée de la 3e voie d’accès à l’ENA. Avec un concours interne substantiel réservé sous conditions aux fonctionnaires, l’accès à la grande école marquait déjà par une 2e voie une volonté de promotion différenciée des compétences, des vertus et des talents au service de l’intérêt général dans le cadre du service public. Un échange de vues a eut lieu alors avec Matignon et l’Élysée pour rechercher de quelle façon les critères de l’intérêt général et du service public pourraient conduire à ouvrir le recrutement de l’ENA à la société civile dans le respect du principe d’égalité par la voie du concours. S’imposa ainsi l’idée du recrutement de personnes ayant fait la preuve de leur attachement au service public et de leur compétence dans l’exercice de responsabilités ayant ce caractère ; il convenait d’en définir le champ. Mais alors surgissait une nouvelle difficulté : quelle serait la portée de cette novation si ces énarques du « troisième type » étaient fondus dans l’ensemble des élèves issus des deux autres concours dont les formations universitaires étaient voisines ? Quelles seraient les chances d’un syndicaliste de la SNCF de prévaloir sur celles d’un diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris ? La banalisation dans la scolarité ne constituait-elle pas alors une atteinte au principe d’égalité vu les différences de situations ? Cela conduisait donc à prévoir pour ces nouveaux énarques, outre un concours spécifique, des débouchés dans tous les corps, y compris dans ceux dits « grands corps » (Conseil d’État, Inspection de Finances, Cour des comptes).

Le projet de loi donna lieu à une concertation approfondie. Les organisations syndicales n’attachaient pas une importance majeure à la réforme de l’ENA. Circonspectes devant la novation, elles ne s’y opposèrent pas néanmoins. Il y eut bien quelques critiques acérées dans la presse de droite, mais elles demeurèrent limitées. En revanche, le débat au Parlement fut particulièrement vif. Ne parvenant pas à remettre en cause le projet, l’opposition s’attacha à en réduire l’importance en présentant des amendements auxquels le gouvernement – qui avait d’autres soucis dans la période de blocage des salaires et des prix – ne s’opposa pas afin de calmer le jeu. C’est ainsi, par exemple, que le seuil du nombre d’habitants es villes dont les adjoints au maire étaient autorisés à présenter leur candidature, fut relevé au cours du débat à l’Assemblée nationale de 5 000 à 10 000 habitants, ce qui avait pour effet de restreindre drastiquement le vivier des candidats. Nommé directeur de l’ENA le 13 avril 1982, Simon Nora, avec qui j’avais des relations que l’on pourrait qualifier de « sportives », me fit part d’une réflexion intéressante. Il me dit en substance : «  Deux autres solutions auraient contenu les critiques : soit vous admettiez dans tous les corps, dont les grands corps, ces nouveaux candidats par une sorte de  » tour extérieur « , soir vous créiez un nouveau concours mais avec une fusion des admis dans l’ensemble des élèves. C’est la conjonction des deux modalités qui fait problème ». C’est aussi ce qui donnait au projet sa pleine signification : la promotion aux plus hauts niveaux de l’administration de citoyennes et de citoyens de qualité ayant fait la preuve de leur attachement au service public dans des activités qualifiées antérieures, issus pour la plupart de couches populaires.

La loi votée fut déférée au Conseil constitutionnel qui la déclara conforme à la Constitution à l’exception d’une disposition sur la reprise d’ancienneté de ces nouveaux fonctionnaires, avantagés par rapport au régime existant à ce sujet pour les fonctionnaires issus du concours interne. La loi n° 83-26 du 19 janvier 1983 modifiant l’ordonnance du 4 février 1959 – le nouveau statut général n’était pas encore en place, la réforme y sera intégrée ultérieurement – prévoyait, en résumé, que dans la proportion d’un cinquième des places mises au concours, pourraient être recrutés par concours sur épreuves des candidats non déjà fonctionnaires ayant exercé pendant au moins huit années des activités répondant aux critères suivants : 1° membres non parlementaires de conseils régionaux, de conseils généraux, maires, adjoints au maires de villes de plus de 10 000 habitants ; 2° membres élus d’organisations syndicales de salariés ou de non-salariés représentatives au niveau national ayant occupé des postes de direction ou d’administration ; 3° membres du bureau ou du conseil d’administration d’associations reconnues d’utilité publique, ou de sociétés, d’unions ou de fédérations soumises au code de la mutualité, ou du conseil d’administration d’organismes régionaux ou locaux chargés de gérer un régime de protection sociale. Une commission chargée de vérifier que les candidats déclarés répondaient bien à ces critères de service public, présidée par le conseiller d’État André Kerever, fut constituée et fit son travail sans être contestée.

La mise en œuvre de la 3e voie s’accompagna d’une hostilité croissante des éléments les plus agressifs de l’opposition politique. Aucune des autres réformes de la fonction publique instaurées durant la période ne fit l’objet d’attaques aussi violentes. Il est vrai qu’elle touchait à une certaine conception de la formation des élites du pays que les milieux les plus influents souhaitaient continuer à en faire une chasse gardée. La première victime fut cependant le bureau de l’Association des anciens élèves de l’ENA qui, accusé de complaisance vis-à-vis du ministre de la fonction publique, fut mis en minorité et dût se retirer. Il est vrai que le contexte changeait et qu’il n’offrait plus les mêmes possibilités de réforme après le « tournant libéral » du printemps 19833 et la mise en œuvre des réformes intervenues en était fragilisée. Puis vint la première cohabitation de 1986 à 1988. La 3e voie fut mise en extinction, une régression parmi les nombreuses qui eurent lieu pendant ces deux années : adoption de la loi Galland sur la fonction publique territoriale changeant sans justification les corps en cadres, rétablissant le système dit des « reçus-collés » par le retour à la liste d’aptitude établie à l’issue d’un concours par ordre alphabétique au lieu de l’ordre de mérite ; un amendement « Lamassoure » rétablissant la règle de la retenue du 1/30e indivisible en cas d’arrêt de travail inférieur à la journée ; le recours élargi aux contractuels, etc. La 3e voie permit le recrutement d’une trentaine d’énarques. Ils firent la preuve au cours de leur carrière d’une valeur professionnelle du plus haut niveau combinée à une affirmation de leur citoyenneté tenant à leurs expériences sociales antérieures. Ils durent néanmoins essuyer des mesquineries de caste : pendant quelques années ils ne figurèrent pas dans l’annuaire des anciens élèves de l’ENA et il leur arriva d’être « oubliés » lors de présentations des promotions auxquelles ils appartenaient.

La fonction publique du XXIe siecle_HDLa dénaturation fut achevée lors de la création par le gouvernement de Michel Rocard du « 3e concours » (loi n° 90-8 du 2 janvier 1990) qui noya les critères qualifiants de rattachement au service public dans un appel à toute activité du privé comme du public. Cela privait d’effectivité d’accès à l’ENA les catégories mentionnées dans la loi sur la 3e voie. Aujourd’hui, les mots hybridation, diversité, performance, attractivité, ont pris le pas sur les mots mérite, rationalité, service public, intérêt général. L’archaïque idéologie managériale entend prendre la place de la recherche de l’efficacité sociale dans la poursuite du bien commun. La 3e voie n’a pas échoué, elle a été sciemment rejetée. Victime de l’élitisme bourgeois, elle laisse un enseignement qui sera repris un jour.

[1] Cahiers de la fonction publique, n° 329, janvier-février 2013. Voir aussi : Anicet Le Pors et Gérard Aschieri, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.

Le XXI° siècle « âge d’or » du service public ? – l’Humanité, le 12 juin 2015

L’importance du service public tient à son rôle fédérateur des principales questions politiques de notre époque. Les services publics ont accompagné l’émergence de la pensée rationnelle dans notre histoire. Ils sont aujourd’hui un enjeu décisif dans une économie de marché profondément inégalitaire. Ils s’inscrivent dans une perspective de solidarité humaine que caractérisait ainsi avec humour le jésuite Teilhard de Chardin : « On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’Homme de se socialiser ».

Montaigne utilise l’expression « service public » dans ses Essais en 1580. Avec des contenus variables les services publics ne cessent de se développer dans les administrations de l’Ancien Régime au niveau de l’État comme dans les communes. La Révolution en pose des principes (égalité, responsabilité, intégrité). À la fin du XIXe siècle des juristes regroupés dans l’ « École de Bordeaux » en font la théorie. On parlera de service public lorsqu’il y a mission d’intérêt général, personne morale de droit public, droit et juge administratifs. Son financement dot se faire par l’impôt et non par les prix et la loi fixe ses règles de fonctionnement. Simple au début, la notion n’a cessé de se complexifier à la mesure de son succès et son champ s’est étendu à des activités de plus en plus diverses, industrielles et commerciales notamment. Le service public c’est quelque 6, 5 millions de salariés (dont 5, 4 millions de fonctionnaires ou assimilés) soit le quart de la population active nationale sous statuts garantis par la loi. Tel est l’héritage progressiste pris en charge par les manifestants d’aujourd’hui pour prolonger l’histoire.

La tâche sans doute est difficile. Car la conception française du service public fait figure d’exception au sein de l’Union européenne. L’expression ne figure qu’une seule fois dans les traités (art. 93 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) qui ne retiennent que la notion de services dits d’intérêt général (SIG) dont les critères sont économiques alors que le service public répond, en France, à des critères politiques : égalité, continuité, adaptabilité. Il s’agit là du conflit de deux logiques : celle du bien commun contre celle de la concurrence dans une économie de marché aujourd’hui dominante. Néanmoins, progressivement, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et les traités eux-mêmes ont du faire une place à ce que nous dénommons services publics, même s’ils sont toujours regardés comme des dérogeant à l’impératif du libéralisme. Ce conflit politique majeur amène au premier plan la question de la propriété publique. Les libéraux (et pas seulement eux malheureusement) tentent de l’évacuer en dissociant propriété et gestion. Mais dans la transformation de la société la nécessité de l’appropriation sociale est incontournable, pour trois raisons : l’affaiblissement de la domination du capital, l’engagement de politiques économiques volontaristes, le défense des statuts législatifs pour les salariés du public comme du privé.

Mais l’aspect le plus nouveau et le plus enthousiasmant de la lutte pour le service public, est qu’elle se situe désormais dans une perspective universaliste. Au sortir d’un XXe siècle « prométhéen » conclu pas l’effondrement des systèmes du « socialisme réel » et après trois décennies d’ultralibéralisme débouchant une crise financière qui s’élargit en crise de civilisation, nous sommes dans un moment historique du genre humain qui, en dépit d’une perte des repères traditionnels et dans les contradictions et des guerres, prend conscience de la finitude de la planète et de l’unité de destin du genre humain. Des valeurs universelles tendent à s’affirmer : la paix, le droit au développement, la protection de l’écosystème, etc. ; la question de la laïcité devient un enjeu majeur. La mise en commun de moyens juridiques, techniques, d’échanges, etc. insuffisante, est néanmoins déjà très engagée. Si la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du général et du particulier, l’idée d’une citoyenneté mondiale progresse et prend peu à peu consistance. Le monde aura de plus en plus besoin d’interdépendances, de coopérations, de solidarités. Ce que nous appelons en France : service public. Cela confère à notre pays, en raison de son expérience historique, et à ses citoyens une grande responsabilité.

On comprend ainsi que, s’il est légitime de défendre le service public, il est encore plus important de le promouvoir dans un XXIe siècle qui peut et doit être l’ « âge d’or » du service public. C’est une vision résolument optimiste de son avenir qui est exprimée ici. Le rassemblement de Guéret s’inscrit dans cette dynamique. Mais il convient aussi de reprendre l’approfondissement théorique de la notion de service public qui doit intégrer les changements du monde. « Pendant la mue le serpent est aveugle » a écrit Ernst Jünger. Ce qui élève la lucidité au rang de qualité éminente du militant d’aujourd’hui.La fonction publique du XXIe siecle_HD

Légion d’honneur de Françoise Bosman le Canet-en-Roussillon, 30 mai 2015

Monsieur le Maire,

Monsieur le Président du Comité départemental de la Société des membres de la Légion d’honneur

Mesdames, Messieurs,

Chère Françoise,

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Conférence avant la cérémonie sur « Intérêt général; service public, fonction publique : quel avenir ? »
OLYMPUS DIGITAL CAMERA
Avec le Maire de Canet-en-Roussillon et le Président du Comité départemental de la Société des membres de la Légion d’honneur

Photo0177 Photo0183 OLYMPUS DIGITAL CAMERA Photo0192Une remise de décoration est toujours le moment de s’interroger sur sa vie, sur ses valeurs, sur la place que l’on occupe dans la société, sur le rapport aux autres.

Longtemps les militants d’associations, de syndicats contestant l’ordre établi ne recevaient jamais de décorations, ce qui les conduisait à faire preuve de dédain vis-à-vis de ces distinctions. Mais lorsque j’ai eu comme ministre à attribuer des décorations, j’ai du m’interroger sur les critères d’attribution. J’ai pu alors me rendre compte que, souhaitant réparer des injustices antérieures, les militants auxquels des décorations étaient attribuées, les recevaient avec reconnaissance et avec émotion. Une décoration touche donc souvent à l’intime en même temps qu’au lien social.

Ce qui a été pour moi décisif, c’est une circonstance particulière, la demande de rencontre que m’a faite un jour, pendant la période ministérielle, le Grand Chancelier de la Légion d’honneur. Je l’ai reçu, un général bardé de décorations. Après quelques échanges convenus, il m’a tenu à peu près ce discours : « Monsieur le ministre, je suis chargé par le Conseil de l’Ordre, de vous dire que nous ne contestons pas évidemment les propositions que vous avez faites lors des dernières promotions, il s’agit sans aucun doute de personnes méritantes, mais il est d’usage d’équilibrer les catégories sociales dans les promotions et, s’agissant de celles que vous nous avez présentées, il nous semble que la catégorie des syndicalistes était sur-représentée ». Sur le coup j’ai pensé que je n’avais pas bien compris, je suis resté sans voix et il est reparti. Choqué, j’ai demandé à l’administration d’établir une statistique sur les vingt dernières années de laquelle il est ressorti que pas un seul syndicaliste n’avait été nommé durant ces deux décennies. Je m’en suis entretenu avec le Président François Mitterrand en fin de l’un des conseils des ministres qui a suivi. Il m’a dit qu’il ferait les remontrances nécessaires au Conseil de l’Ordre.

J’ai ainsi pris conscience que les décorations sont un enjeu. Je me suis alors attaché à rechercher les bases de légitimité des décorations. Je pense les avoir trouvées dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 où l’on relève la phrase suivante. « Tous les Citoyens étant égaux (aux yeux de la loi) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. ». Recevoir une décoration ce n’est donc pas futile ; c’est exercer un droit.

Capacités, vertus, talents, nous pouvons dire qu’ils sont surabondants s’agissant de Françoise Bosman. Mais ce qui frappe surtout dans son parcours de vie, c’est son aptitude a avoir su conjuguer simultanément une promotion professionnelle remarquable et un militantisme porté au plus haut niveau de compétence et d’utilité sociale. Chacune de ces deux démarches méritait à elle seule une distinction, leur conjonction est une performance rare. Qu’on en juge.

Au plan professionnel.

Françoise a développé 42 ans d’une carrière au ministère de la Culture qu’elle a intégré en 1969 comme auxiliaire de bureau non-titulaire et terminée comme conservatrice générale du patrimoine dans la filière Archives. C’est une ’une impressionnante montée en puissance professionnelle.

Elle a été intégrée en 1978 sur titres et ancienneté dans le corps nouvellement créé des documentalistes. Elle avait entre temps entrepris des études de philosophie.

le est admise, reçue 2° en 1985, au concours externe, dans le corps de chargée d’études documentaires, placée auprès des ministères sociaux et détachée en 1991 dans le corps de la conservation du patrimoine en raison des fonctions exercées.

Elle suscite et organise alors les versements d’archives des ministres (notamment de trois des quatre ministres communistes de 1981-1984) pour dépôt à Fontainebleau. Elle participera aussi activement au sauvetage des archives des cadres de la Régie Renault.

n 1994, elle est admise au tour extérieur dans le corps de la conservation avec formation à l’École nationale du Patrimoine. Elle est ensuite affectée au service technique des Archives de France.

En 1995 elle est nommée directrice des archives départementales du Val-de-Marne. Elle est nommée conservateur en chef en 1998.

En 2002, elle est directrice du service des Archives nationales du monde du travail à Roubaix. Elle est nommée conservateur général en 2004.

A partir de 2004, elle est membre fondateur de la section Archives du sport du Conseil international des archives, elle en est vice-présidente.

Elle est alors également, membre du Conseil supérieur des archives au titre de l’administration.

Il me faudrait encore évoquer ses initiatives dans l’organisation de débats, colloques et expositions sur les Archives, ses innombrables publications, son activité internationale (au Burkina Fasso notamment).

Après avoir fait valoir ses droits à la retraite en décembre 2011, elle est membre du Comité d’histoire des administrations chargées du Travail de l’Emploi et de la Formation professionnelle à la demande du ministère et de son inspection générale.

Au plan syndical.

Dans les années 1970 elle est responsable CGT aux Archives nationales puis devient permanente comme secrétaire générale adjointe puis secrétaire générale du syndicat CGT des personnels des Affaires culturelles.

Elle est membre du bureau de la fédération CGT de l’Enseignement, de la Recherche et de la Culture (dans un paysage syndical dominé par la FEN autonome) et membre de la commission exécutive de l’UGFF-CGT.

Au début des années 1980 elle est permanente syndicale nationale et, sous l’autorité de Georges Séguy, organise le centre confédéral d’archives de la CGT et de son Institut d’histoire sociale.

Françoise a été membre également à de nombreux CTP et CAP.

Dans sa nouvelle vie, elle ne quitte pas les Archives et le syndicat puisqu’elle est membre du conseil scientifique de l’Institut d’histoire sociale de la métallurgie CGT, membre de l’Institut d’histoire sociale CGT des Pyrénées Orientales. Mais elle est présente également dans un grand nombre d’organismes sociaux et d’associations telles que l’Association des Amis de la Commune de Paris ou le Secours populaire.

Si ce n’était pour une question de lisibilité, il aurait fallu dire les capacités, talents et vertus de Françoise en lecture croisée, en les entrelaçant. Dans la motivation de sa proposition à la présente distinction, la ministre de la Culture souligne la contribution de l’activité syndicale de Françoise à la réalisation efficace et démocratique du service public dont elle avait la charge. Je peux vous assurer, en tant que grand témoin sur la période, que cet et hommage de l’administration au syndicalisme n’est pas si fréquent, on peut même dire que c’est exceptionnel. J’y reconnais, pour ma part, une citoyenneté parfaitement accomplie.

 

 » Françoise Bosman, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’Honneur  »