« La 3e voie d’accès à l’ENA victime de l’élitisme bourgeois »

 

Les Cahiers de la Fonction Publique (CFP) m’avaient demandé d’écrire un article sur la 3e voie d’accès à l’ENA instituée en 1983 et remplacée en 1990 par un 3e concours dénaturant le sens de la précédente réforme. Celle-ci avait pour objectif de permettre à des responsable d’associations, de syndicats et à des élus d’accéder à l’Ecole et au-delà  à l’ensemble des corps de la fonction publique y compris les « grands corps ». Cet article devait figurer dans un dossier consacré aux 70 ans de l’ENA du n° 353 de la publication paru en juin 2015.

Les CFP ont choisi finalement de publier cet article en supprimant son titre remplacé par « tribune libre » sous fourme d’un encart compact au sein d’une rubrique « ACTUALITÉS » (!). Sans commentaire, sinon qu’il s’agit d’une validation au fond de l’article ci-dessous.

 

L’ouverture d’une troisième voie d’accès à l’ENA est intervenue dans le contexte d’une alternance politique forte marquée par l’élection à la Présidence de la République de François Mitterrand en 1981, tandis qu’étaient portés au pouvoir Margaret Thatcher en Grande Bretagne (1979), Ronald Reagan aux États Unis (1980) et Helmut Kohl en Allemagne (1982). Cette accession de la gauche au pouvoir en France s’inscrivait à contre courant d’un ultralibéralisme qui allait s’imposer pendant plusieurs décennies avant de déboucher sur la crise actuelle. Dans la situation d’alors, si la décentralisation était considérée comme une priorité par le Président, il ne s’intéressait guère à la fonction publique, à l’inverse de son Premier ministre Pierre Mauroy, ancien fonctionnaire et militant de la Fédération de l’éducation nationale (FEN), alors toute puissante. On a dit dans de précédents Cahiers dans quelles conditions fut néanmoins élaboré le nouveau statut général des fonctionnaires d’une fonction publique « à trois versants » : de l’État, territoriale, hospitalière[1].

Le sort de l’ENA au sein de cette réflexion ne figurait pas non plus comme une priorité. Cette école était regardée, en dépit de sa création en 1945 dans le contexte de la Libération, comme le lieu de formation d’une élite autoritaire, technocratique et bourgeoise, qui alimentait bien les instances dirigeantes du parti socialiste majoritaire, mais était néanmoins fondée à craindre une mise au pas sévère. Cette crainte ne pouvait qu’être avivée par la nomination au ministère de la Fonction publique d’un communiste qui, bien que fonctionnaire et militant syndical de la fonction publique de longue date, était membre d’un parti dont le secrétaire général avait réclamé peu de temps auparavant la … suppression de l’ENA. Il n’en fut pas question. Très rapidement après ma nomination, j’ai pris contact avec le bureau de l ‘Association des anciens élèves de l’ENA et si les premiers échanges traduisirent une appréhension des dirigeants de l’association, un climat de confiance et une volonté de coopération s’installèrent progressivement.

Cela ne signifiait pas que les conceptions étaient les mêmes sur la politique de formation des cadres destinés à devenir les dirigeants de l’administration française, mais le dialogue était soutenu et les mesures prises ne furent pas véritablement contestées par les dirigeants de l’association. Le programme des études fut remanié pour faire une plus grande place au droit administratif, répondant ainsi au souhait de mon ami le conseiller d’État Guy Braibant, qui se plaignait qu’un élève de l’ENA pût y accomplir sa scolarité sans en entendre parler. Le nombre de places mises au concours fut presque doublé, les limites d’âge reculées, la promotion interne dans la fonction publique valorisée. Pour marquer à la fois la recherche de l’excellence et la démocratisation de l’accès aux emplois publics (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) j’ai alors utilisé l’expression quelque peu forcée d’ « élitisme de masse ». Chaque année je m’en suis expliqué sur place à l’ENA devant le corps enseignant et les élèves dans un climat sérieux qui n’évitait pas des expressions parfois très contradictoires.

C’est dans cet esprit qu’est née l’idée de la 3e voie d’accès à l’ENA. Avec un concours interne substantiel réservé sous conditions aux fonctionnaires, l’accès à la grande école marquait déjà par une 2e voie une volonté de promotion différenciée des compétences, des vertus et des talents au service de l’intérêt général dans le cadre du service public. Un échange de vues a eut lieu alors avec Matignon et l’Élysée pour rechercher de quelle façon les critères de l’intérêt général et du service public pourraient conduire à ouvrir le recrutement de l’ENA à la société civile dans le respect du principe d’égalité par la voie du concours. S’imposa ainsi l’idée du recrutement de personnes ayant fait la preuve de leur attachement au service public et de leur compétence dans l’exercice de responsabilités ayant ce caractère ; il convenait d’en définir le champ. Mais alors surgissait une nouvelle difficulté : quelle serait la portée de cette novation si ces énarques du « troisième type » étaient fondus dans l’ensemble des élèves issus des deux autres concours dont les formations universitaires étaient voisines ? Quelles seraient les chances d’un syndicaliste de la SNCF de prévaloir sur celles d’un diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris ? La banalisation dans la scolarité ne constituait-elle pas alors une atteinte au principe d’égalité vu les différences de situations ? Cela conduisait donc à prévoir pour ces nouveaux énarques, outre un concours spécifique, des débouchés dans tous les corps, y compris dans ceux dits « grands corps » (Conseil d’État, Inspection de Finances, Cour des comptes).

Le projet de loi donna lieu à une concertation approfondie. Les organisations syndicales n’attachaient pas une importance majeure à la réforme de l’ENA. Circonspectes devant la novation, elles ne s’y opposèrent pas néanmoins. Il y eut bien quelques critiques acérées dans la presse de droite, mais elles demeurèrent limitées. En revanche, le débat au Parlement fut particulièrement vif. Ne parvenant pas à remettre en cause le projet, l’opposition s’attacha à en réduire l’importance en présentant des amendements auxquels le gouvernement – qui avait d’autres soucis dans la période de blocage des salaires et des prix – ne s’opposa pas afin de calmer le jeu. C’est ainsi, par exemple, que le seuil du nombre d’habitants es villes dont les adjoints au maire étaient autorisés à présenter leur candidature, fut relevé au cours du débat à l’Assemblée nationale de 5 000 à 10 000 habitants, ce qui avait pour effet de restreindre drastiquement le vivier des candidats. Nommé directeur de l’ENA le 13 avril 1982, Simon Nora, avec qui j’avais des relations que l’on pourrait qualifier de « sportives », me fit part d’une réflexion intéressante. Il me dit en substance : «  Deux autres solutions auraient contenu les critiques : soit vous admettiez dans tous les corps, dont les grands corps, ces nouveaux candidats par une sorte de  » tour extérieur « , soir vous créiez un nouveau concours mais avec une fusion des admis dans l’ensemble des élèves. C’est la conjonction des deux modalités qui fait problème ». C’est aussi ce qui donnait au projet sa pleine signification : la promotion aux plus hauts niveaux de l’administration de citoyennes et de citoyens de qualité ayant fait la preuve de leur attachement au service public dans des activités qualifiées antérieures, issus pour la plupart de couches populaires.

La loi votée fut déférée au Conseil constitutionnel qui la déclara conforme à la Constitution à l’exception d’une disposition sur la reprise d’ancienneté de ces nouveaux fonctionnaires, avantagés par rapport au régime existant à ce sujet pour les fonctionnaires issus du concours interne. La loi n° 83-26 du 19 janvier 1983 modifiant l’ordonnance du 4 février 1959 – le nouveau statut général n’était pas encore en place, la réforme y sera intégrée ultérieurement – prévoyait, en résumé, que dans la proportion d’un cinquième des places mises au concours, pourraient être recrutés par concours sur épreuves des candidats non déjà fonctionnaires ayant exercé pendant au moins huit années des activités répondant aux critères suivants : 1° membres non parlementaires de conseils régionaux, de conseils généraux, maires, adjoints au maires de villes de plus de 10 000 habitants ; 2° membres élus d’organisations syndicales de salariés ou de non-salariés représentatives au niveau national ayant occupé des postes de direction ou d’administration ; 3° membres du bureau ou du conseil d’administration d’associations reconnues d’utilité publique, ou de sociétés, d’unions ou de fédérations soumises au code de la mutualité, ou du conseil d’administration d’organismes régionaux ou locaux chargés de gérer un régime de protection sociale. Une commission chargée de vérifier que les candidats déclarés répondaient bien à ces critères de service public, présidée par le conseiller d’État André Kerever, fut constituée et fit son travail sans être contestée.

La mise en œuvre de la 3e voie s’accompagna d’une hostilité croissante des éléments les plus agressifs de l’opposition politique. Aucune des autres réformes de la fonction publique instaurées durant la période ne fit l’objet d’attaques aussi violentes. Il est vrai qu’elle touchait à une certaine conception de la formation des élites du pays que les milieux les plus influents souhaitaient continuer à en faire une chasse gardée. La première victime fut cependant le bureau de l’Association des anciens élèves de l’ENA qui, accusé de complaisance vis-à-vis du ministre de la fonction publique, fut mis en minorité et dût se retirer. Il est vrai que le contexte changeait et qu’il n’offrait plus les mêmes possibilités de réforme après le « tournant libéral » du printemps 19833 et la mise en œuvre des réformes intervenues en était fragilisée. Puis vint la première cohabitation de 1986 à 1988. La 3e voie fut mise en extinction, une régression parmi les nombreuses qui eurent lieu pendant ces deux années : adoption de la loi Galland sur la fonction publique territoriale changeant sans justification les corps en cadres, rétablissant le système dit des « reçus-collés » par le retour à la liste d’aptitude établie à l’issue d’un concours par ordre alphabétique au lieu de l’ordre de mérite ; un amendement « Lamassoure » rétablissant la règle de la retenue du 1/30e indivisible en cas d’arrêt de travail inférieur à la journée ; le recours élargi aux contractuels, etc. La 3e voie permit le recrutement d’une trentaine d’énarques. Ils firent la preuve au cours de leur carrière d’une valeur professionnelle du plus haut niveau combinée à une affirmation de leur citoyenneté tenant à leurs expériences sociales antérieures. Ils durent néanmoins essuyer des mesquineries de caste : pendant quelques années ils ne figurèrent pas dans l’annuaire des anciens élèves de l’ENA et il leur arriva d’être « oubliés » lors de présentations des promotions auxquelles ils appartenaient.

La fonction publique du XXIe siecle_HDLa dénaturation fut achevée lors de la création par le gouvernement de Michel Rocard du « 3e concours » (loi n° 90-8 du 2 janvier 1990) qui noya les critères qualifiants de rattachement au service public dans un appel à toute activité du privé comme du public. Cela privait d’effectivité d’accès à l’ENA les catégories mentionnées dans la loi sur la 3e voie. Aujourd’hui, les mots hybridation, diversité, performance, attractivité, ont pris le pas sur les mots mérite, rationalité, service public, intérêt général. L’archaïque idéologie managériale entend prendre la place de la recherche de l’efficacité sociale dans la poursuite du bien commun. La 3e voie n’a pas échoué, elle a été sciemment rejetée. Victime de l’élitisme bourgeois, elle laisse un enseignement qui sera repris un jour.

[1] Cahiers de la fonction publique, n° 329, janvier-février 2013. Voir aussi : Anicet Le Pors et Gérard Aschieri, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s