La période considérée 1984-1988 se situe dans la première phase d’un cycle trentenaire de libéralisme qui débouchera sur la crise actuelle, succédant à un cycle trentenaire d’économie administrée d’inspiration keynésienne. Le parti socialiste (PS) s’y installe, la droite y prospère tandis que le parti communiste (PCF) voit son déclin s’accentuer brutalement, les années qui suivront montreront qu’il s’agit d’un échec de système plutôt que d’une expérience nationale.
Je laisse à votre dispositions deux livres témoignages qui abordent la période examinée : le premier Contradictions publié par les Éditions sociales en juin 1984, soit un mois avant le départ des quatre ministres communistes du gouvernement ; le second Pendant la mue le serpent est aveugle (une expression empruntée à Ernst Jünger) publié chez Albin Michel en décembre 1993, soit après ma démission du comité central du PCF en juin 1993 puis du parti en mars 1994.
PCF : un processus de déclin brutal
Il convient néanmoins tout d’abord d’analyser le processus national, tout en sachant qu’il est aussi l’expression d’un mouvement plus général.
Le PCF était entré au gouvernement après un affaiblissement électoral traumatisant. Sa participation devra faire face à des contradictions de plus en plus difficiles à surmonter. J’attache une importance particulière à l’accord conclu le 16 mai 1983 à Bruxelles par Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances qui, en échange d’un prêt de 4 milliards d’écus, a accepté la désindexation des salaires par rapport aux prix, ce qui a ruiné la politique de négociation salariale, notamment dans la fonction publique que j’avais la charge de conduire. Le mouvement syndical ne réagit pas. C’est cette date qui, selon moi, marque ce qu’on appellera le « tournant libéral » du septennat : 1984 est l’année e la fin de la politique salariale de concertation dans la fonction publique, le service public et bien au delà. Pour autant cela ne se traduit pas par une rupture franche : d’une part le processus était engagé dès le blocage des salaires et des prix de juin 1982 ; d’autre part de nombreuses réformes progressistes n’interviendront ou n’aboutiront qu’après le printemps 1983.
es évènements rythment le mal être du PCF dans la majorité présidentielle et au gouvernement : si la direction du PCF avait choisi d’ignorer le discours de François Mitterrand au Bundestag sur l’équilibre des forces en Europe occidentale en janvier 1983, le 28 juin 1983 le groupe communiste à l’Assemblée nationales vote contre la loi de programmation militaire 1984-1988. Toutefois, en avril 1984 il vote la confiance dans l’opération de « clarification » exigée par le Premier ministre Pierre Mauroy. La situation est extrêmement complexe pour les communistes : des manifestations nombreuses ont lieu contre la détérioration de la politique économique et sociale, celle des sidérurgistes notamment, avec à leur tête Georges Marchais. Dans le même temps, des mesures progressistes continuent d’intervenir dans le fil des politiques sectorielles antérieures. Au sein de contradictions qui s’aiguisent, Charles Fiterman envisage de se retirer du gouvernement en avril 1984.
Avec 11% des suffrages aux élections européennes du 17 juin 1984, le PCF enregistre un nouveau recul alors que Georges Marchais avait dit les grands mérites de la participation durant la campagne. Pour l’avoir reçu à déjeuner au ministère le 21 je peux témoigner qu’il était sensiblement ébranlé, mais nous n’envisagions pas pour autant un départ immédiat du gouvernement, plutôt à l’automne au moment de la discussion budgétaire. Il reprendra vite ses esprits. Le comité central réuni les 26 et 27 juin sur la base d’un rapport plusieurs fois remanié de Claude Poperen, cible la cause de l’échec sur la politique conduite par le PS. Pour autant nous restons au gouvernement et Georges Marchais part en vacances en Roumanie.
Mais les évènements vont se précipiter et la situation se dégrader rapidement au sein du PCF. Le projet Savary sur le service public de l’Éducation nationale est retiré le 12 juillet. Le 13 je fais avec Pierre Mauroy le voyage d’inauguration de l’Institut régional d’administration de Lille. Au cours de celui-ci il me donne son avis : pendant les trois dernières années il a conduit une politique de gauche et ’il faut maintenant laisser la place à d’autres. Mauroy « tombant à gauche » les ministres communistes ne pouvaient que suivre, ce qui sera décidé par le comité central dans la nuit du 18 au 19, Georges Marchais ayant été retrouvé et ramené de Roumanie. Les dirigeants communistes continueront cependant à se réclamer de la majorité présidentielle pendant quelques jours.
Dès lors, à l’intérieur du parti, la question vise à désigner les responsables de l’échec ce qui alimente un processus de désagrégation. Le soupçon pèse sur ceux qui étaient les plus proches du pouvoir socialiste. Mais le 29 juin à Rome Marcel Rigout qualifie Georges Marchais d’« homme de l’échec ». Le bureau politique du 3 août évoque les « liquidateurs ». Claude Poperen demande alors à Georges Marchais de retirer la mention, sans succès. Pierre Juquin prend ses distances. Dans un esprit de réprobation et de culpabilisation, la direction déplore la faiblesse politique de certains membres du comité central. A la suite d’un article de Libération on évoque au comité central un « complot de l’Élysée » impliquant Guy Braibant et Jean Kahn mais visant en réalité les anciens ministres communistes suspects de collaboration
PS : le choix e la voie libérale
Après leur départ du gouvernement les ministres communistes ont évidemment continué à s’intéresser aux suites et compléments apportés aux réformes auxquelles ils avaient contribué, à contrecourant des analyses officielles du PCF, mais pour autant sans complaisance vis-à-vis des orientations nouvelles du PS. Dans un article du Monde du 27 février 1986 sont rapportés des propos que j’ai tenus à Longwy dans lesquels je valorise le travail qu’ils ont réalisé. Mais je suis évidemment particulièrement attentif à ce qui est poursuivi dans le service public et la fonction publique, sous le gouvernement de Laurent Fabius tout d’abord puis pendant la période de cohabitation du gouvernement Chirac. On assiste tout d’abord à un fort ralentissement de la mise en œuvre des réformes avant la cohabitation. Puis la droite entreprend de revenir sur certaines d’entre elles. Dans le domaine du service public dont je peux rendre compte ce sont des atteintes portées au statut général des fonctionnaires, notamment dans la fonction publique territoriale avec la loi Galland du 13 juillet 1987. C’est aussi l’abrogation dans le service public de la loi du 19 octobre 1982 qui, par référence au code du travail applicable au secteur privé, appliquait en cas de grève une retenue sur rémunération plus proportionnelle à la durée de l’arrêt de travail. C’est l’abandon de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée sous conditions de niveau et de durée aux syndicalistes, dirigeants d’associatifs, élus. Et je rappelle la fin de la politique salariale fondée sur la négociation après le tournant libéral du printemps 1983. Au demeurant, autant Pierre Mauroy aimait les fonctionnaires, autant François Mitterrand s’intéressait peu à la fonction publique. Il regrettera même en Conseil des ministres du 29 mai 1985 l’élaboration des lois, à ses yeux trop lourdes, constitutives du statut général des fonctionnaires. Il leur prédit une courte vie ; erreur de jugement.
Plus généralement je relèverai que le secteur des entreprises publiques, considérablement élargi par les nationalisations de la loi du 11 février 1982 ne constituent plus le moyen d’une politique industrielle et financière volontariste ce qui avait provoqué, dès mars 1983, la démission de Jean-Pierre Chevènement. François Mitterrand lui-même assure la promotion de l’économie mixte, promotion que je critiquerai publiquement, notamment dans Contradictions. On sait que plus tard ; dans le même sens, on pourra soutenir sans pouvoir être contredit que Jospin aura privatisé plus que Jupé et Balladur. Dans le domaine des institutions, la présidentialisation du régime est accentuée en raison de la tension entre exécutifs contraires de la première cohabitation sous la V° République. On sait qu’elle sera ultérieurement consacrée par la réforme Chirac-Jospin instituant le quinquennat. Quant au PCF qui avait été la formation la plus résolue contre la V° République et l’élection du Président de la République au suffrage universel, il n’occupera plus guère ce terrain à partir de son 27° congrès en 1990.
Sur ces bases, celles qui me concernent le plus directement comme celles plus générales relatives, par exemple, à la propriété publique et aux institutions, j’avance l’hypothèse suivante. Lorsqu’un gouvernement de droite succède à un gouvernement de gauche, il n’hésite pas à mettre en cause les réformes introduites par la gauche. Mais lorsqu’un gouvernement de gauche – en fait un gouvernement à direction socialiste – succède à un gouvernement de droite, il hésite à revenir sur les atteintes portées aux réformes et, par là, il consacre ces atteintes et la dénaturation des avancées réalisées. C’est une hypothèse qu’il est aisé de vérifier sur les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy de 1988 à 1993, le gouvernement Jospin de 1997 à 2002 et les gouvernements depuis 2012. Sans doute ne faut-il pas pousser l’idée jusqu’à la caricature, il y a là néanmoins un sujet de méditation sur le passé et le présent.
Vers la fin du « siècle prométhéen »
Le grand intellectuel catholique René Rémond dans un petit livre Regard sur le siècle (Presses de Science Po – 2007) a considéré que ce siècle commençait en réalité avec la Première guerre mondiale et s’achevait avec la dislocation de l’URSS en 1991. « Siècle prométhéen » en ce que s’était puissamment manifestée une volonté de se dégager de toute transcendance, de toute prédétermination, l’épopée communiste en étant le témoignage principal. La période 1984-1988 que nous analysons est donc à ce titre particulièrement intéressante en ce qu’elle révèle les potentialités et les prémices d’une crise idéologique et politique dont nous ne nous sommes pas dégagés aujourd’hui. On s’engage alors dans une période de décomposition sociale dans laquelle nous vivons (Pendant la mue …, la « métamorphose » d’Edgar Morin). L’expression qu’en donne le PCF durant la période étudiée pour singulière qu’elle soit n’en est pas moins significative du mouvement d’ensemble. Elle concerne le PCF mais aussi toutes les formations politiques face à un un ensemble de références idéologiques et politiques qui vont disparaître.
Le PCF poursuit sa dégénérescence. Les 25° congrès (6-10 février1985) et 26° congrès (2-6 décembre 1987) affirment l’autorité dé la direction sur le parti. Au fil des scrutins elle maintient la thèse de la progression du parti, puis de la remontée de son influence contre toute évidence puisque le PC recueille : 9,7% aux législatives de 1986, (mais 11,3% à celles de 1988), 6,8% aux présidentielles de 1988 (Lajoinie), 7,7% aux européennes de 1989 (Herzog). A partir de 1985 Pierre Juquin regroupe autour de lui ceux que l’on appelle les « rénovateurs » ; se portant candidat à l’élection présidentielle de 1988 il est exclu. En 1987, autour de Marcel Rigout et de Claude Poperen se constituent les « reconstructeurs ». Accompagnant l’évolution de Gorbatchev en URSS s’organisent les « refondateurs » sur une base relativement large et diverse avec non seulement des dirigeants communistes, tels Charles Fiterman et Guy Hermier, mais aussi des socialistes comme Max Gallo et bien d’autres personnalités du monde syndical et associatif. A ce moment l’histoire semble hésiter. En octobre 1987 une délégation de trois cents personnes de la société civile et de nombreux politiques réunies à l’initiative de l’association France-URSS est conduite par Roland Leroy et Pierre Mauroy pour prendre connaissance de la nouvelle réalité soviétique et rencontrer le promoteur de la Glasnost et de la Pérestroïka, Mikkaïl Gorbatchev. L’ambiance est fraternelle et pleine d’espoir et on n’imagine pas que la fin est toute proche. Mais les confrontations souterraines ou publiques se poursuivent au sein du PCF. Une seule initiative mérite d’être relevée : l’élaboration d’un Projet constitutionnel complet en 1988 qui sera adopté par le comité central de décembre 1989 pour marquer le bicentenaire de la Révolution française. Moins d’un an plus tard, le mur de Berlin tombe ; le 9 novembre 1989.
Plus tard, reprenant l’analyse de Georges Lavau qui caractérisait le PCF par ses deux fonctions consulaire et tribunitienne auxquelles j’avais ajouté une fonction théoricienne, je publierai une tribune dans Le Monde du 19 mai 1999 sous le titre « A quoi sert le PCF ? ». Je montrerai la régression du parti sur chacune de ces trois fonctions au cours des trois périodes où le parti les exprimait avec le plus de signification : les trois séquences de sa participation au gouvernement : 1944-1947, 1981-1984, 1997-2002. La courte période aujourd’hui sous examen, qui réunit participation communiste, cohabitation gauche-droite et hégémonie gouvernementale du PS m’apparaît constituer un condensé particulièrement instructif du temps long.