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De droite à gauche : Eugénie Barbezat, journaliste à l’Humanité, Dominique Rousseau et Anicet Le Pors
« État d’urgence, déchéance de nationalité
La citoyenneté menacée ? »
L’état d’urgence a été instauré lors des attentats du 13 novembre 2015 sur la base du droit existant pour une période inutilement trop longue et qui devrait s’achever le 26 février.
La loi du 20 novembre 2015 renforce le dispositif pénal prévu par la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence. L’avantage est donné au pouvoir administratif et celui du juge des libertés s’en trouve restreint.
Là dessus, le Président de la République et le gouvernement décident, de façon circonstancielle, et après maintes tergiversations, d’introduire l’état d’urgence dans la constitution, assortie de la déchéance de nationalité de Français condamnés pour terrorisme et ayant une ou plusieurs autres nationalités.
Il nous est proposé de répondre à la question : cela menace -t- !l la citoyenneté ? Je répondrais aisément par l’affirmative, mais la question elle-même me met mal à l’aise pour deux raisons. La première est la suivante : étant donné que Manuel Valls considère lui-même les questions évoquées comme autant d’actes symboliques, faut-il accepter tel quel le terrain qui nous est proposé ? La seconde consiste à se demander s’il n’y a pas là une diversion par rapport à ce qui menace réellement et de façon permanente la citoyenneté.
Je m’efforcerai néanmoins de répondre à la question telle qu’elle est formulée.
1. Les intentions du président de la République et du gouvernement menacent en effet la citoyenneté.
Sur la constitutionnalisation
Napoléon disait qu’une bonne constitution était une constitution courte et obscure. Ajouter aux pouvoirs exceptionnels du Président de la République de l’article 16 et aux dispositions de l’article 36 sur l’état de siège, un troisième volet de dérogations sécuritaires entraine plus d’opacité que de clarté et renforce la nature présidentielle et autoritaire de cette constitution. Cette inscription avait d’ailleurs été préconisée par la commission Balladur de 2007, sans retenir à sa suite un intérêt, pas plus d’ailleurs qu’après la tuerie de Chalier Hebdo le 7 janvier 2015. Cette réforme est dans le même esprit autoritaire que le recours au 49-3 sur la loi Macron et le climat actuel de répression syndicale. Le gouvernement a cru devoir y ajouter une sorte de « cavalier constitutionnel », la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, l’une des quatre réformes constitutionnelles pendantes depuis le début de son septennat (outre la réforme du CSM, le statut civil du chef de l’État et la suppression de la Cour de justice de la République, les incompatibilités des membres du Conseil constitutionnel, le dialogue social et, par ailleurs, le vote des étrangers aux élection locales et l’inscription des principes fondamentaux de la loi de 1905) qu’il n’avait pas pu faire aboutir faute de la majorité des 3/5 requise devant le Congrès et en raison du risque qu’aurait représenté le recours au référendum. Cette révision constitutionnelle coercitive risque donc d’être la seule trace de François dans la constitution.
Sur la notion d’urgence
Quelle sera finalement la définition constitutionnelle de l’état d’urgence ? Trop explicitée elle écarterait ce qui ne sera pas mentionné. Insuffisamment précise elle ouvrirait la voie à l’arbitraire, notamment pou l’avenir. L’urgence de la loi de novembre 2015 renforce les pouvoirs de police de la loi d’avril 1955 et instaure une justice d’exception administrative et policière. L’article 1er de la loi de 1955 prévoit l’instauration de l’état d’urgence « cas en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Mais qui finalement en juge, décide des modalités et de la durée : l’exécutif, en particulier le ministre de l’Intérieur et les préfets.
Sur la déchéance de nationalité
Elle n’était pas évoquée dans le « serment de Versailles ». On a beaucoup dit sur ce sujet et pas toujours clairement : que l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme pose le principe du droit à une nationalité, que la personne ne peut se la voir retirée, qu’une telle mesure est dérogatoire à la convention européenne des droits de l’homme, etc. Qu’au surplus, les terroristes s’en moquent et qu’une telle mesure, serait de plus totalement inefficace voire gratifiant pour les djihadistes.
Mais tous ces arguments laissent de côté, me semble-t-il, une question essentielle. Si chaque citoyen a, à l’égard de la communauté des citoyens, c’est-à-dire de la nation, des droits et des devoirs attachés à sa nationalité, la nation a elle aussi des droits et des devoirs imprescriptible vis-à-vis de chaque citoyen, fut-il le plus grand des criminels. Le raisonnement vaut à l’égard de tous les citoyens français, au nom du principe d’égalité, que le citoyen français ait ou nom une autre nationalité. Mais alors le priver de la nationalité française, c’est reconnaître l’autre nationalité et, qu’on le veuille ou nom devoir porter appréciation sur cette nation, la citoyenneté qui y prévaut, en particulier sur les dangers encourus par toute personne renvoyée dans un pays où sa vie serait menacée, ou bien où il pourrait être victime de traitements inhumais ou dégradants. Pour avoir siégé dans des formations concernant la reconnaissance de la nationalité française à des étrangers qui souhaitaient être naturalisés français, je tire de cette expérience que nous ne prenions jamais en considération une autre nationalité que celle qui était réclamée par la naturalisation. Une fois acquise la nationalité française était la seule retenue. Avec la réforme proposée on fait entrer en ligne de compte d’autres nationalités, ce que je considère comme une incongruité.
Et à ce propos je voudrais saisir l’occasion de ce débat pour pousser plus loin la réflexion sur la nature de la bi ou multi-nationalité et ses rapports avec la citoyenneté. Si l’on admet que la nation est le creuset au sein duquel se forme la citoyenneté et que la nationalité est le titre qui établit l’appartenance, alors il y a une relation nécessaire entre nationalité et citoyenneté. La question peut être traitée sur le mode sentimental et est sans portée juridique ou politique. Il en va autrement si les différences entre nations considérées se traduisent par des différences fortes de citoyennetés ; par exemple considérant un citoyen français qui aurait également la nationalité d’Arabie saoudite, la réponse n’est pas simple. Quelle sera alors la citoyenneté de ce binational, laïque ou théocratique ? Une personne même personne peut avoir plusieurs nationalités mais une seule citoyenneté. Dans un colloque où nous participions tous deux, à cette question posée à Patrick Weil il a répondu qu’il ne pouvait s’agir que d’une situation transitoire. Je partage ce point de vue. Il y a là une contradiction insurmontable sinon par le mouvement.
Ce qui montre qu’il faut peut être en dire un peu plus sur la citoyenneté et les menaces qui pèsent sur elle aujourd’hui et qui ne sauraient se limiter à l’état d’urgence, à sa constitutionnalisation et à la déchéance de nationalité.
2. Le projet gouvernemental détourne des menaces graves et permanentes qui pèsent aujourd’hui sur la citoyenneté française
« La citoyenneté mérite d’être défendue » a titré l’Humanité. En effet, et dans sa plénitude.
À la suite de l’effondrement du XXIe siècle « prométhéen » dans une phase où « Pendant la mue le serpent est aveugle » pour reprendre une formule de Ernst Jünger, ou de « métamorphose » selon Edgar Morin, la citoyenneté est un concept essentiel pour analyser la décomposition sociale dans laquelle nous nous trouvons et engager les prémices d’une recomposition encore aujourd’hui hypothétique.
Je ne pense pas qu’il faille enfermer le concept dans une définition, mais plutôt tenter de poser une problématique qui permettre un débat à la fois large et rigoureux. Si l’effort d’approfondissement du concept n’est pas fait alors le mot citoyen ou citoyenne comme adjectif (l’administration, l’entreprise, l’école citoyenne …) est une facilité. . Je n’utilise le mot que comme substantif, jamais comme objectif. C’est cette problématique que je me suis préoccupé d’établir depuis quelque 25 ans selon un triptyque.
Il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs partagées et principes actés : le principe d’intérêt général, son caractère éminent, le service public comme opérateur soutenu par une propriété publique étendue et cohérente. Le principe d’égalité qui doit prendre en compte les différences de situations et l’existence d’intérêt général et qui préside au modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol et l’égalité des citoyennes et des citoyens. Le principe de responsabilité qui se décline de différentes façons mais implique le principe de laïcité.
Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif et moyens pour cet exercice. Un statut du citoyen essentiellement politique avec droits et devoirs mais sans omettre ses dimensions économiques (la citoyenneté dans l’entreprise) et sociales. Une démocratie locale qui doit assurer la combinaison difficile du principe d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriales. Enfin, des institutions démocratiques dont l’état d’urgence ne soit pas la principale obsession mais qui tire toutes les leçons connues en France depuis la Révolution.
Il n’y a pas de citoyenneté sans inscription dans le mouvement de l’histoire. C’est particulièrement difficile aujourd’hui dans la mutation du monde vers une globalisation qui ne se réduit pas à la mondialisation du capital. Cette dynamique ne peut se contenter de la seule référence aux droits de l’homme ni a fortiori à la citoyenneté européenne décrétée par le traité de Maastricht. Elle doit s’inscrire dans la promotion du genre humain comme sujet de droit.
Alors, au-delà et bien plus que l’état d’urgence, qu’es-ce qui menace la citoyenneté aujourd’hui ?
La citoyenneté est menacée quand on abandonne l’idée d’une appropriation sociale, d’une propriété publique étendue base de services publics amples et cohérents.
La citoyenneté est menacée lorsque les inégalités sont accentuées par allégeance à l’économie de marché ouverte ou la concurrence est libre et sauvage.
La citoyenneté est menacée quand on se contente de réduire la laïcité à la liberté de conscience en délaissant cet autre principe fondateur de la loi de 1905 : la neutralité de l’État et des services publics.
La citoyenneté est menacée quand elle s’arrête à la porte de l’entreprise.
La citoyenneté est menacée quand les métropoles de la réforme territoriale prennent le pas sur l’aménagement du territoire au détriment des instances politiques : la commune, le département, la nation.
La citoyenneté est menacée par les institutions de la Ve République et tout spécialement et fondamentalement par l’élection du Président de la République au suffrage universel dont aucune formation politique ne demande plis aujourd’hui l’a suppression, toutes occupées qu’elles sont à la préparation de l’échéance de 2017.
Mais, j’allais oublier, la citoyenneté est aussi menacée, bien sûr, par la déchéance de nationalité des binationaux qui pourrait devenir effective dans 10 ou 15 ans ! À moins qu’on n’en parle plus.