Regards sur l’histoire de la Fonction publique (1/10)

 

La fonction publique du XXIe siecle_HDL’année 2016 sera celle de la commémoration de la loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires. Il s’agit d’un texte fondateur de la conception française moderne de la fonction publique qui ne concernait alors que les fonctionnaires de l’État. Si ce texte, dont on célèbre donc en 2016 le 70e anniversaire, a posé les bases et les principes de notre système de fonction publique, ceux-ci ont été pour l’essentiel été conservés dans l’ordonnance du 4 février 1959 qui a remplacé le statut de 1946. Le statut promulgué en quatre lois de 1983, 1984 et 1986 a approfondi cette conception, complété la base législative et surtout étendu l’architecture statutaire aux trois fonctions publiques : État, territoriale , hospitalière, concernant aujourd’hui 5,4 millions de salariés, soit 20% de la population active nationale. Il s’agit là d’une exception française, contribution de notre pays au développement de services publics dans le monde.

 Afin de marque l’évènement que constitue cet anniversaire, on publiera ici, avec une périodicité mensuelle, dix chapitres « regards » et « moments » de l’histoire de la fonction publique.

 

 

1 … L’EXPANSION ADMINISTRATIVE DANS L’HISTOIRE

 

Philippe Le Bel, au tournant du XIIIe et du XIVe siècle, après avoir longtemps disputé au pape Boniface VII la prééminence du pouvoir politique, installe son successeur Clément V près d’Avignon.  À la même époque, il crée le Conseil d’État du Roi, considérant que les contentieux impliquant les intérêts du royaume ne peuvent être traités par les juridictions ordinaires. Il entend par là signifier tout à la fois qu’il n’est plus monarque seulement « par la grâce de Dieu », mais en raison de son autorité propre et qu’il distingue les prérogatives relevant du service du bien commun des actions des particuliers. Nous dirions aujourd’hui le public du privé, distinction qui marque encore aujourd’hui notre culture nationale. À sa suite, François Ier imposera le français comme langue administrative officielle contre le latin, la langue du sacré et Louis XIV proclamera « l’État c’est moi !». Le processus de sécularisation du pouvoir politique est engagé et le développement de l’administration va l’accompagner. Au Moyen Âge, on pouvait reconnaître dans les banalités (fours, moulins, pressoirs) des services communs dont le pouvoir seigneurial avait le monopole. L’essor des cités bourgeoises va conduire celles-ci à se doter d’administrations locales qui vont supplanter progressivement celles de l’ordre féodal. Des établissements de police, d’enseignement, de santé sont alors mis en place. Mais c’est surtout à partir du XVe siècle dans les fonctions régaliennes que l’appareil d’État et ses administrations se développent : administrations centrales, défense, justice, monnaie, travaux publics, commerce.

 

L’autonomisation de l’appareil d’État

Ce développement va s’accompagner, sous la monarchie absolue, d’une autonomisation de l’appareil d’État. On prête à Louis XIV sur son lit de mort au terme d’un règne de soixante-douze ans, cette déclaration : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ». S’opère ainsi une séparation entre la personne du Roi et l’État fondé pour assurer la puissance monarchique. Se pose alors la question de la souveraineté. Sous l’influence des Lumières s’impose une rationalisation que Jean-Jacques Rousseau formalisera dans Du contrat social, faisant du Peuple au sein de l’État-nation le souverain légitime. La gestion du bien commun s’en trouve affectée. La Révolution française consacrera cette mutation en abolissant les privilèges de l’Ancien Régime, en supprimant ses structures administratives et le statut vénal des agents publics. Elle posera aussi les principes fondateurs d’une administration et d’une fonction publique nouvelles. Seront alors également créés les départements pour remplacer les circonscriptions antérieures et rationaliser l’administration locale déconcentrée.

L’histoire s’accélère au XIXe siècle qui verra les citoyens entreprendre de s’identifier comme corps social face à l’État sur la base de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le peuple se structure en catégories, en classes et s’organise en partis et associations pour la conquête du pouvoir d’État. Le combat pour la République est consacré par les lois constitutionnelles de 1875. Les luttes pour le progrès social et le socialisme aboutissent aux grandes lois sur le droit du travail et notamment le droit de grève et le droit syndical à la fin du siècle. Le principe de laïcité s’impose par les lois des années 1880 et la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Dans ce contexte l’administration prend une importance croissante, de même que la place et le rôle des agents publics. La fonction publique devient une grande référence sociale, à la fois magnifiée dans ses grands corps et moquée par Courteline. À la fin du siècle, des universitaires et des membres du Conseil d’État entreprennent une théorisation de la notion de service public. L’un des fondateurs du mouvement, Léon Duguit, écrit : « L’État est une coopération de services publics, organisés et contrôlés par des gouvernements ».

On a pu qualifier le XXe siècle de siècle « prométhéen » au sens où, prolongeant les mouvements émancipateurs du siècle précédent, il était porteur d’une ambition qui devait permettre au genre humain, grâce au progrès des sciences et de la démocratie, de forger son destin en se libérant de tout déterminisme, de toute transcendance. Mais il a dérivé, au contraire, vers la constitution de vastes mouvements politiques inspirés par des idéologies messianiques, véritables religions séculières, et la domination d’États totalitaires servis par de puissantes administrations. Mais en dehors même de cas extrêmes, on a observé partout un besoin croissant d’administration publique entrainant, sur le long terme, une augmentation des dépenses publiques et des effectifs d’agents publics. En outre, le processus de mondialisation débouche aujourd’hui sur une grave crise économique et financière qui est aussi une crise de civilisation.

L’ensemble de ces constatations invite à analyser les concepts produits de cette longue histoire : l’intérêt général, le service public, la fonction publique.

 

L’affirmation de l’intérêt général

L’intérêt général se présente comme une idée simple appelée à faire consensus. Il n’en est rien. Il a été appréhendé sous différents vocables au cours de l’histoire. Sous la monarchie c’était le « bien commun » que le souverain avait la responsabilité de préserver pour lui-même et ses sujets. La Déclaration des droits de 1789 évoque l’ « utilité commune » (article 1er) et la « nécessité publique » (article 17). La constitution de la II e République en 1848 mentionne le « bien être commun » et l’ « ordre général ». Ces notions se sont incarnées dans de grandes figures historiques telles que Richelieu ou de Gaulle, par exemple. C’est l’intérêt général qui fonde en droit les relations de l’État et de la société. L’intérêt général est réputé pouvoir transcender les communautarismes, les antagonismes de classes, les particularismes régionaux ou culturels, les conflits de générations. La théorie économique, le droit et la politique ont tenté de le définir.

Ainsi, les économistes néoclassiques, à la fin du XIXe siècle, ont considéré que si, dans une situation de concurrence parfaite, les acteurs économiques parfaitement informés, agissent rationnellement et poursuivent leur intérêt propre, alors la société toute entière atteint l’ « optimum social », ce qui peut s’énoncer plus simplement en disant que, l’intérêt général, selon ces libéraux est, dans cette situation, la somme des intérêts particuliers. Sauf que l’intérêt général ne saurait être défini sur le seul terrain de l’économie et que le citoyen ne peut se réduire au producteur et au consommateur. Cette théorie a fait l’objet de nombreux aménagements successifs pour mieux tenir compte de la réalité, des imperfections de la concurrence, des biens indivisibles, de l’intervention de l’État, des effets externes, etc. Elle a donné lieu à une abondante formalisation mathématique qui a eu tendance à devenir normative afin de mettre en cause l’importance excessive de l’action publique, l’insuffisante flexibilité ou mobilité des facteurs de production ou le caractère jugé déviant de telle ou telle catégorie sociale.

Le juge administratif a été plus réservé. Il a considéré qu’il ne lui revenait pas de dire ce qu’était l’intérêt général, mais qu’il revenait au pouvoir politique, à l’issue d’un débat démocratique, de le définir, notamment par la voie du législateur. Pour autant il a fait un usage courant de la notion dans l’application du principe d’égalité où, de manière subsidiaire, le juge peut déroger à l’égalité formelle lorsque l’on est en présence d’un intérêt général, par exemple dans la définition de zones d’éducation prioritaires éligibles à certaines aides. Le juge ne s’est pas interdit non plus de reconnaître que telle ou telle activité relevait d’un intérêt général : la défense nationale, la continuité des services publics, de soutien de certaines catégories de la population, etc. Mais il veille aussi à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire ou un détournement de pouvoir, et que les dérogations retenues respectent un principe de proportionnalité, par exemple en appréciant s’il n’y a pas d’atteinte excessive au droit de propriété privée à l’occasion d’une expropriation pour cause d’utilité publique. La notion d’intérêt général peut aussi être utilisée pour justifier des actions relevant en fait de la raison d’État qui doit, pour cela, être soigneusement encadrée.

Le caractère essentiellement politique du concept d’intérêt général pose de multiples questions. Ainsi, il peut évoluer dans le temps : dans les années 1980 le Conseil d’État a considéré qu’un maire ne pouvait pas différencier les tarifs d’inscription dans une école de musique pour enfants en fonction du revenu des parents car l’enseignement de la musique ne relevait pas d’un intérêt général ; dix ans plus tard il a adopté la position inverse. C’est aussi au nom de l’intérêt général, en l’espèce le respect de la dignité humaine, qu’un maire a pu interdire l’attraction d’un cirque dite du « lancer de nain », alors que les intéressés se réclamaient du principe de liberté d’entreprise. Il convient également de préciser l’espace territorial dans le cadre duquel est défini cet intérêt général ; il y a des voix pour soutenir que c’est au niveau de l’Union européenne, d’autres au niveau de la région, et dans plusieurs arrêts relatifs à la laïcité le Conseil d’État, pour justifier un financement public d’un ouvrage à usage confessionnel a eu recours à la notion d’ « intérêt public local », frôlant l’oxymore. Certains considèrent également qu’il ne saurait y avoir d’intérêt général mais seulement de classe ou, pour d’autres, de communauté. Enfin, d’autres encore ne veulent pas renoncer à l’idée d’une loi naturelle ou divine, supérieure en tout à la loi des hommes et à la notion d’intérêt général retenue par les citoyens.

 

L’exception du service public

La notion de service au sein d’une société organisée est présente dès le XIe siècle, mais elle n’a pas d’affectation précise, sinon le service de Dieu. L’expression « service public » figure dans les Essais de Montaigne en 1580. Elle s’affirme de la seconde moitié du XVIIe siècle jusqu’à la Révolution française mais avec des sens divers. Les juristes réunis dans l’École de Bordeaux à la fin du XIXe siècle en formulent une conception simple qui ne cessera ensuite de se complexifier. À l’origine, on dit qu’il y a service public lorsque trois conditions sont réunies : une mission d’intérêt général identifiée comme il a été dit, une personne morale de droit public chargée de mettre en œuvre les missions qui en procèdent, un droit et un juge administratifs vus la spécificité des missions de service public. L’objectif du service public n’étant pas la rentabilité, les coûts du service public doivent être couverts non par les prix, mais par l’impôt. Les prérogatives de service public font que la responsabilité de la puissance publique ne peut être recherchée que dans le cas d’une faute d’une certaine gravité, fonction du domaine considéré. Ainsi, une faute lourde a longtemps été requise pour engager la responsabilité des services médicaux ; elle a été abandonnée. Elle ne subsiste plus aujourd’hui que dans les secteurs de la police, des impôts du contrôle et tend à voir son champ se réduire. Le succès de cette conception du service public a fait que celui-ci s’est étendu bien au-delà des fonctions régaliennes de l’État et des fonctions centrales des autres collectivités publiques vers des activités d’une autre nature, économique notamment. Par là, le contenu du service public est devenu plus hétérogène et la limite séparant secteur public et secteur privé plus incertaine (régie, concession, délégation de service public, compétence disciplinaire des ordres professionnels et des fédérations sportives, assurances, etc.). Le champ ouvert au contrat a réduit celui de la loi et affaibli le règlement.

À la spécificité de cette conception du service public dans l’ordre juridique national s’est ajoutée sa singularité au sein de l’Union européenne. Celle-ci ne reconnaît pas la notion de service public dont la mention ne figure qu’une seule fois dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (article 93). Le fonctionnement du service public est régi, en France, par les principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité. Au sein de l’Union européenne domine une conception néoclassique qui pose le principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. Les autorités européennes n’ont longtemps reconnu de manière dérogatoire que des services économiques d’intérêt général, complétés, il y a seulement quelques années par les services non économiques d’intérêt général, l’ensemble constituant les services d’intérêt général. Ces services sont soumis comme les autres activités à la règle de la concurrence et à des critères de stabilité économique, mais il est reconnu que ces règles ne doivent pas empêcher l’exercice de leurs missions. Progressivement cependant, la place des services d’intérêt général a été consolidée tant par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que par les traités eux-mêmes, tout en ayant le caractère d’exception aux règles fondamentales de l’économie de marché. Ont été ainsi autorisées des compensations financières limitées d’obligations de service public et protégées des effets de la concurrence, en raison de leur caractère d’intérêt général, des services de distribution du courrier, de télécommunication, des activités d’import-export et de distribution régionale d’énergie.

e service public ne cesse d’évoluer, non seulement en conséquence de l’évolution des conflits conceptuels, mais aussi pour tenir compte de l’évolution des besoins, des progrès technologiques, des changements dans les relations internationales. En ce qui concerne le secteur public productif, par application du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) le grandes entreprises publiques avaient été constituées dans différents domaines de l’industrie et de la banque sous forme de monopoles spécialisés ; progressivement une certaine marge de diversification a été admise. Une abondante réglementation a été élaborée sous forme de lois transversales (eau, montagne, littoral, air) ou de perfectionnement des procédures, en matière d’enquêtes publiques notamment. Toutefois la tendance générale a été celle d’une déréglementation libérale du service public sous différentes formes : privatisations, création d’autorités administratives indépendantes, d’autorités de régulation, de délégations de service public, etc.

La réflexion des instances officielles au cours des dernières décennies a eu tendance à accréditer l’idée que l’on pouvait séparer le service public, retenu sous le seul angle de la gestion, de sa base matérielle, le secteur public. On a reconnu, dès le début du XXe siècle, à des personnes publiques la possibilité de se livrer à des actes de gestion privée (régie) et, inversement à des organismes privés la possibilité d’exercer des missions de service public (concession) sans conséquence sociale majeure. Mais ce qui est possible au niveau microéconomique ne saurait être soutenu dans le cadre de la société toute entière, là où se définit l’intérêt général et où le secteur public trouve sa pleine justification et prend une dimension politique en devenant un enjeu. Dans les années 1970 où les nationalisations étaient au centre du débat politique, ses partisans n’hésitaient pas à proclamer : « Là où est la propriété, là est le pouvoir ! ». Se trouve par là posée la question de la propriété publique évoquée tant par la Déclaration des Droits de 1789 que par le Préambule de la constitution de 1946, l’expérience des nationalisations de 1982 et, inversement, les vagues de privatisations des années 1990. La question est présente dans la mondialisation par les notions de « patrimoine commun de l’humanité » ou de « destination universelle de certains biens » (Vatican II). On notera, même si la pratique tend à contredire la disposition, que le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne fait pas obstacle à la propriété publique puisque son article 345 dispose que : « Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

 

Anicet Le Pors et Gérard Aqchieri,, La fonction publique du XXI° siècle Éditions de l’Atelier, Paris, janvier 2015.

« Les 24 heures de direct pour la citoyenneté » – LFM Radio Yveines – Le Val Fourré, 21 mars 2016

4-PUF_LEPOR_2011_01_L148On ne saurait parler d’une véritable histoire de la citoyenneté tant les périodes où elle s’exprime le plus fortement sont discontinues. La citoyenneté procède d’une longue « généalogie ». Nous gardons comme référence de la démocratie directe la réunion des citoyens sur l’agora sous l’Athènes classique, à ceci près que les citoyens ne représentaient qu’un dixième de la population. Rome, à l’inverse, a fait de la citoyenneté un moyen d’assimilation des peuples conquis et instauré la primauté de la loi dans l’organisation sociale. Les villes du Moyen Âge ont exigé des franchises pour développer leurs activités commerciales tandis que l’Université redécouvrait le droit romain et les œuvres des anciens (La Politique d’Aristote). Se succéderont, notamment : La République de Bodin, Le Léviathan de Hobbes, Le Prince de Machiavel, puis L’Esprit des lois de Montesquieu, Du Contrat social de Rousseau. La Révolution française marque l’irruption du citoyen sur la scène politique comme sujet de droit (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ») avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’adoption d’une succession de constitutions. Signalons simplement à ce stade d’autres repères : 1848 (abolition de l’esclavage, suffrage universel masculin, liberté de la presse), la Commune de Paris, les différenciations statutaires du système colonial, les réformes postérieures à la seconde guerre mondiale sous l’éclairage du programme du Conseil national de la résistance (CNR), jusqu’à l’institution d’une citoyenneté européenne en 1992.

Ce survol rétrospectif permet de dégager non une définition, mais une problématique d’analyse de la citoyenneté : il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs et principes, sans exercice effectif avec des moyens appropriés, sans dynamique qui doit être examinée aujourd’hui dans une situation de crise.

LES VALEURS ET PRINCIPES DE LA CITOYENNETE

Le choix de ces principes et valeurs peut faire débat si leur nécessité est indiscutable pour identifier la communauté des citoyens. Le triptyque liberté-égalité-fraternité aurait pu s’imposer sinon que, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ce qui renverrait fâcheusement à l’analyse de ses contraintes, tandis que la fraternité ne se décrète pas. On retient ici des valeurs qui leur sont étroitement liées, mais qui apparaissent plus opérationnelles. L’accent est pour cette même raison principalement mis sur les principes dont découlent des normes juridiques tandis que les valeurs relèvent davantage de l’éthique.

Une conception de l’intérêt général

Sa définition a toujours été problématique en même temps que suspectée de consensualisme. L’intérêt général est en réalité le champ de vives contradictions. Les économistes néoclassiques ont prétendu que si chaque acteur économique, complètement informé et agissant rationnellement, poursuit son intérêt particulier, les conditions sont réunies pour que la société parvienne à l « optimum social ». Mais il ne s’agit là, au mieux, que de la « préférence révélée des consommateurs ». Or, le citoyen ne saurait se réduire au consommateur ni d’ailleurs au producteur. Le juge administratif a été plus prudent. Il a considéré qu’il n’était pas compétent pour définir l’intérêt général, que cette mission relevait du pouvoir politique dans le cadre d’un débat démocratique opposant des conceptions contradictoires. Il a toutefois fait un large usage de la notion. D’une part de manière subsidiaire dans l’application du principe d’égalité (solutions différentes au nom d’un intérêt général). D’autre part, il siège dans des notions telles que : la déclaration d’utilité publique, l’ordre public, le pouvoir de police, etc. L’intérêt général, sous différentes acceptions – « bien commun », « utilité commune », « nécessité publique », « bien-être commun » – a été incarné, aux yeux du peuple, dans de grandes figures historiques, de Philippe Le Bel (création du Conseil d’État du roi) au général de Gaulle, par exemple, ce qui n’a pas évité leur contestation au nom de conceptions contraires. Il faut préciser en effet à quel niveau spatial est défini l’intérêt général, admettre qu’il peut évoluer, se confronter à d’autres conceptions (transcendances, communautarismes, classes et catégories).

Le principal de l’intérêt général s’est progressivement constitué en services publics, dominés pendant la majeure partie du XIXe siècle par une conception hiérarchique autoritaire mais également l’objet à la fin de ce siècle et au début du XXe siècle d’une théorisation donnant naissance à une doctrine universitaire et jurisprudentielle particulièrement élaborée, dominée par des juristes de renom (Hauriou, Duguit, Jèze, Laferrière) du service public et constitutive de ce que l’on a considéré comme l’ « école française du service public » (ou École de Bordeaux). Le concept de service public, simple à l’origine, est devenu complexe au fil du temps. On a considéré à l’origine qu’il y avait service public lorsque trois éléments étaient réunis : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Les coûts devaient être couverts par l’impôt et non par les prix. Le service public devait bénéficier, en raison de son caractère éminent, de prérogatives. Du fait même de son succès et de son extension, le service public est devenu plus hétérogène, et alors qu’à l’origine la loi en réglementait l’exercice, le contrat lui a progressivement disputé son champ d’exercice. L’idée dominant l’évolution des dernières décennies est qu’il est possible de dissocier le service public du secteur public, de la propriété publique. D’où la réalisation d’autorités administratives indépendantes, d’instances de régulations, de délégations de service public, de privatisations.

Les contradictions se sont exacerbées avec la construction de l’Union européenne qui, pour l’essentiel, ne reconnaît que les services économiques d’intérêt général qui restent soumis à la règle de la concurrence quand bien même on doit veiller à ce que les missions d’intérêt général puissent être accomplies. Reste donc posée la question de l’appropriation sociale comme condition d’organisation d’ensemble cohérente des services publics au sein de la communauté des citoyens[3].

Une affirmation du principe d’égalité

Principe fondateur de la République, il s’exprime dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il peut donc y être dérogé pour un motif d’intérêt général, mais la difficulté de sa mise en œuvre est de tendre à l’égalité sociale réelle au-delà de l’égalité juridique proclamée. Des actions positives multiples ont été imaginées pour y pourvoir (progressivité de l’impôt, quotient familial, 3e voie d’accès à l’ENA, etc.). Le principe consacre, dès l’article 1er de la constitution « l’égalité devant la loi de tout les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », ce qui interdit toute catégorisation de la communauté des citoyens qui serait fondée sur l’un de ces critères[4]. Les actions positives doivent respecter un principe de proportionnalité des solutions apportées aux différences de situations ; elles écartent le traitement des différences par le recours aux quotas.

La confrontation du principe et de la réalité souligne la difficulté politique de sa mise en œuvre. Associé à l’intérêt général il doit en accompagner les conceptions successives. La pratique de l’affirmative action aux États Unis a mis en évidence l’effet de stigmatisation d’actions positives durables. Le recours à des concepts tels que celui de l’ « égalité des chances » est de nature à contredire les démarches volontaristes de formation de la citoyenneté et de rationalisation des gestions publiques. La question de l’égalité femmes-hommes est un exemple particulièrement significatif de ces difficultés. Les quotas de représentation aux élections ayant été écartés, la loi constitutionnelle du 6 juin 2000 a dû disposer que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions et mandats électifs » et a enjoint aux partis d’y pourvoir, sauf à encourir des pénalités financières, ce que certains d’entre eux ont préféré. La loi a eu des résultats positifs dans le cas des scrutins de listes élues à la proportionnelle, ou encore les élections en binômes, sans apporter pour autant de solution à la question générale de l’égalité hommes-femmes.

Le principe d’égalité préside également à la définition du modèle français d’intégration. Fondé sur le droit du sol et l’égalité individuelle des citoyens et des citoyennes, il s’oppose au modèle fondé sur le droit du sang et la logique des minorités ou communautés se reconnaissant dans la prévalence d’un critère, généralement religieux ou ethnique[5]. En France, le double droit du sol n’a cependant été instauré qu’en 1851 et le simple droit du sol en 1889. La logique des minorités, ou communautariste, se fonde essentiellement sur quatre critères : la culture, la langue, la religion ou l’ethnie pour soutenir trois types de revendications : l’autonomie de gestion, l’usage de la langue, y compris dans l’administration, l’établissement de relations organiques transnationales avec d’autres membres de la diaspora. La conception française se fonde sur le principe d’égalité des citoyens, celui d’unité de la République et la reconnaissance du français comme langue nationale. Ce sont ces principes qui ont conduit la France à refuser de ratifier la convention cadre pour la protection des minorités nationales sur avis du Conseil d’État en 1995, ainsi que la charte européenne des langues régionales et minoritaires conformément à une décision du Conseil constitutionnel en 1999. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a néanmoins retenu la disposition reconnaissant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cicéron affirmait déjà que le citoyen romain avait deux patries : sa « patrie de nature » et sa « patrie de droit », qu’il était normal qu’il soit attaché par ses racines à la première, mais que seule sa patrie de droit lui conférait la qualité de citoyen et qu’elle lui était donc supérieure dans l’organisation sociale. On n’a guère mieux dit les choses depuis.

ne éthique de la responsabilité

La dimension juridique de la responsabilité s’exprime en différentes catégories. La responsabilité pénale est fondée sur l’article 121-1 du code pénal « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », écartant ainsi toute idée de vengeance personnelle ou clanique encore largement répandue dans le monde. Pour autant des problèmes d’imputation demeurent : on assiste dans nos sociétés complexes à une globalisation des risques qui a eu pour effet de développer des systèmes d’assurances diluant les responsabilités individuelles. À l’inverse, la mise en cause d’élus ou de fonctionnaires pour n’avoir pas fait les diligences nécessaires en situation de risque est apparue particulièrement délicate à opérer. La responsabilité civile entraîne l’obligation de réparation d’un dommage causé de son fait (art. 1382 du code civil), ou du fait d’une personne ou chose que l’on a sous sa garde (art. 1384), ou en raison de l’inexécution d’un contrat (art. 1134 ). La réparation consiste en l’exécution du contrat ou en paiement de dommages et intérêts et dépend des cas d’espèce selon qu’il s’agit d’une obligation de moyens ou de résultats. La responsabilité administrative partait de l’idée, sous la monarchie, que «  le roi ne peut mal faire ». L’arrêt Blanco du Conseil d’État en 1873 a posé le principe de la responsabilité administrative. Elle conduit à distinguer la faute de service de la faute du service et de la faute individuelle. La faute entraînant responsabilité administrative peut être simple dans la majorité des cas, mais il est exigé qu’elle soit lourde en raison de certaines prérogatives administratives dont le champ est cependant en réduction constante (police, impôts, contrôle administratif). À l’inverse, il peut y avoir responsabilité sans faute de l’État dans l’intérêt de victimes ou d’usagers.

Il y a aussi une dimension éthique de la responsabilité ; en premier lieu, la responsabilité politique. La plupart des réformes mises en œuvre pour la sanctionner sous l’Ancien Régime ont échoué. Un pas important a été réalisé en ce sens sous la Révolution française par l’institution de la séparation des pouvoirs ; mais depuis, seule une dizaine de ministres ont été inquiétés à ce titre. Aujourd’hui, la responsabilité du Président de la République ne pouvait être engagée que pour haute trahison jusqu’en 2007 ; depuis a été ouverte la possibilité d’une destitution par le Parlement pour « manquement à ses devoirs ». Le Gouvernement peut engager sa responsabilité sur la base de l’article 49-3 de la constitution ou en raison du dépôt d’une motion de censure de sa politique. Il reste que la principale sanction de la responsabilité des élus est électorale. La responsabilité des fonctionnaires est liée au principe hiérarchique (art. 28 du statut général des fonctionnaires).

La responsabilité est aussi morale. Mais qui fait les règles de la morale sociale ? En longue période a émergé l’idée que ce n’est ni une transcendance ni une fatalité, ni la nature qui détermine ces règles, mais que cela relève de la responsabilité de la communauté des citoyens et des citoyennes et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet. La laïcité repose sur une forte dialectique. Le concept s’est formé sur la base des lois du 18 mars 1880 (collation des grades à l’État) et du 28 mars 1882 (gratuité et obligation de l’enseignement) qui ne mentionnaient pas la laïcité. « La cause de l’école laïque » est évoquée dans la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 27 novembre 1883. La loi du 9 décembre 1905 en a affirmé les fondements : liberté de conscience et neutralité de l’État. La laïcité figure expressément dans l’article1er de la constitution de 1958. Ces principes ont été rappelés de façon constante par le Conseil d’État, notamment dans son avis du 1989 condamnant sur cette base les actions de prosélytisme et le port de signes ostentatoires. Pour autant, le principe de laïcité comporte de nombreuses exceptions : d’importants financements indirects publics d’activités cultuelles, le système concordataire d’Alsace-Moselle, le décret du 16 avril 2009 publiant l’accord entre la République française et le Saint siège sur la reconnaissance de certains grades et diplômes de l’enseignement supérieur nonobstant le monopole précédemment rappelé. Au-delà de ces réglementations, la laïcité est aussi le développement de la tolérance et de l’esprit critique.

La laïcité doit également préciser aujourd’hui ses modalités de mise en œuvre face à la pratique de l’Islam. À propos des affaires dites du « voile islamique » et du « voile intégral », le Conseil d’État a rappelé les principes précédemment évoqués de liberté de conscience et de neutralité de l’État en affirmant cet autre principe selon lequel ne saurait être édictée une interdiction de portée générale en matière de police administrative. Les difficultés d’application de ces règles ont conduit, d’une part à l’adoption en 2004 d’une loi interdisant le port de signes religieux à l’école, d’autre part en 2010 au vote d’une loi abolissant de fait le port du voile intégral. Dans le même temps sont retenues des solutions pacifiques concernant les carrés musulmans, les abattages rituels, les lieux de culte.

La laïcité peut-elle être élevée au rang de valeur universelle ? Peu de pays se réfèrent plus ou moins expressément au principe de la laïcité. Mais on peut néanmoins relever une convergence sur quelques dispositions générales : non-intervention de l’État, liberté religieuse, non-interférence juridique. En droit international, spécialement européen, l’accent est mis plus sur la liberté religieuse que sur la neutralité de l’État. La Cour européenne des droits de l’homme considère même que la liberté de religion est « aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents ». En même temps elle a entériné le rejet d’une requête défendant le voile sur photo d’identité à l’occasion de la délivrance d’un diplôme universitaire en Turquie.

 

L’EXERCICE DE LA CITOYENNETE

Il n’y a évidemment pas de citoyenneté sans exercice effectif de celle-ci disposant pour cela de moyens nécessaires. Ceux-ci peuvent être examinés à différents niveaux : les droits et devoirs du citoyen constitutifs de son statut individuel, ceux disponibles dans l’exercice de la démocratie locale, ceux enfin qui s’expriment dans le fonctionnement général des institutions.

Le statut du citoyen

Appréhendée par les droits et devoirs, la citoyenneté est un concept avant tout politique. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mêle droits de l’homme et droits du citoyen ; le citoyen est peu présent dans la constitution de la Ve République (art. 1er, 34, 75 et 88-3). On ne dispose pas d’une liste qui viserait à l’exposé exhaustif des droits et devoirs du citoyen ; paradoxalement, la principale énumération des droits figure dans le code pénal dans les dispositions relatives à … la privation des droits civiques (droit de vote, accès aux emplois publics, port de décorations, etc.). Les droits civiques résident en fait dans l’exercice de l’ensemble des libertés individuelles et publiques. Un défenseur des droits a été créé par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. La citoyenneté recouvre largement la nationalité. Si les étrangers peuvent être assez largement admis à l’exercice des droits des citoyens français, ce n’est pas le cas pour le droit de vote – à l’exception du droit accordé aux étrangers communautaires pour certaines élections et sous conditions. Au demeurant, tous les nationaux ne sont pas citoyens : les mineurs et les personnes privées de droits civiques exclues du droit de vote (art. L.6 du code électoral), par exemple.

Il existe cependant des dimensions économiques et sociales de la citoyenneté. Il est clair que le droit au travail, à la participation à la gestion des entreprises, à la formation professionnelle, mentionnés dans le préambule de la constitution de 1946 sont, pour le moins, des objectifs à valeur constitutionnelle qui participent de la citoyenneté. Tout ce qui touche à la cohésion sociale ne peut manquer d’affecter les droits réels de chacun des membres de la communauté des citoyens, tels que le montant des crédits alloués aux services publics (éducation, santé, protection sociale, etc.). Il en va de même pour toute décision de politique industrielle agissant sur la substitution capital-travail, par exemple. Les droits des travailleurs dans l’entreprise constituent ainsi une dimension majeure de la citoyenneté, comme plus généralement l’ensemble du droit du travail dont on peut imaginer qu’il devrait déboucher sur la constitution d’un statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, à côté des statuts des travailleurs du secteur public.

La dimension sociale de la citoyenneté n’est pas moins importante. Mise en avant par la Ligue des droits de l’homme, elle conduit à considérer que la personne privée de ces droits sociaux (logement, santé, éducation, protection sociale, culture, etc.) ne peut exercer une pleine citoyenneté. D’autant plus que ces privations sont souvent cumulatives et conduisent à entretenir des situations profondément inégales dans la communauté des citoyens. Doit-on pour autant, comme cela est quelquefois proposé, envisager la création d’un « revenu de citoyenneté » dont pourrait bénéficier tout être humain ? Il y aurait là le risque de dispenser l’État de son devoir de pourvoir effectivement au droit au travail pour tous et d’instaurer durablement une société dans laquelle une partie des citoyens pourrait demeurer durablement en position d’assistés, portant atteinte ainsi à leur dignité.

 

Le citoyen dans la cité

Le principe directeur est celui de libre administration des collectivités territoriales posé par l’article 72 de la constitution et qui a été mis en œuvre, au cours des trente dernières années, dans le cadre de grandes lois dites de décentralisation. La loi du 2 mars 1982 a principalement transféré les exécutifs locaux aux principaux responsables des assemblées délibérantes, le représentant de l’État n’exerçant plus d’un contrôle de légalité a posteriori ; de nombreuses garanties ont été prévues en faveur des élus, des agents publics territoriaux et des citoyens en vue de favoriser leur intervention. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a : affirmé l’organisation décentralisée de la République, rendu l’expérimentation territoriale possible sous conditions, créé un droit de pétition pour l’inscription de questions à l’ordre du jour d’une assemblée délibérante et le recours à un référendum, y compris décisionnel, dans certains cas, posé le principe de l’autonomie financière et de compensations financières sen cas de transfert de compétences. La réforme des collectivités territoriales réalisée en 2010 est ainsi présentée comme l’acte III de la décentralisation ; elle bouleverse profondément les structures territoriales existantes avec de multiples possibilités de regroupement de collectivités, le remplacement des conseillers généraux par des conseillers départementaux en nombre réduit, la création de métropoles et de pôles métropolitains, la suppression de la taxe professionnelle. Le principe de libre administration apparaît ainsi de portée limitée, parce qu’il rencontre d’autres principes avec lesquels il doit composer, celui d’unité de la République notamment, du fait de l’absence de domaine législatif propre et en raison d’un contrôle de légalité et d’un contrôle budgétaire qui demeurent contraignants.

La démocratie représentative locale traduit aujourd’hui un équilibre des pouvoirs très favorable aux exécutifs. Alors que l’on pourrait s’attendre de la part des électeurs à un attachement particulier pour les élections locales, celles-ci sont caractérisées par des taux d’abstentions élevés et croissants. On peut penser que le caractère présidentiel des institutions nationales n’a pas été sans effet sur le comportement des exécutifs locaux : les chefs des exécutifs sont pratiquement irresponsables devant le corps électoral une fois leur élection acquise. En outre, les élus sont de plus influencés par l’idéologie managériale qui les invite à calquer leurs comportements sur les chefs d’entreprises. En dépit d’une extension des droits des élus, le statut que la loi de 1982 annonçait n’a pas vu le jour et le cumul des mandats reste important, à la fois pour des raisons de sécurité et pour l’occupation de positions de pouvoir. Les réformes structurelles les plus récentes tendent à développer l’influence des experts au détriment des représentants élus. La situation statutaire des fonctionnaires territoriaux qui avait été alignée sur celle des fonctionnaires de l’État en 1983-1984, s’est dégradée, notamment par le retour au système dit des « reçus-collés » de la loi Galland du 13 juillet 1987[6].

L’intervention des citoyens dans la démocratie locale demeure limitée. Si leur consultation est obligatoire dans certaines circonstances (exemple de l’article L300-2 du code de l’urbanisme), elle demeure, dans l’ensemble, très formelle. Le référendum consultatif, très encadré, n’a eu que peu d’influence et celui à caractère décisionnel n’a pas encore fait ses preuves. On soulignera néanmoins le rôle constructif de certaines commissions extra-municipales et du mouvement associatif.

 

 Le citoyen et les institutions

La France est un véritable laboratoire institutionnel (15 constitutions en deux siècles). L’histoire institutionnelle de la France est caractérisée par deux lignes de forces : l’une, césarienne, illustrée par la constitution de Louis-Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852, l’autre démocratique : la constitution du 24 juin 1793. La constitution de la Ve   République est un hybride de ces deux tendances, elle a connu 24 modifications dont 19 depuis 1992, la plus importante par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008[7].

S’il n’est pas contesté que la souveraineté appartient au peuple en corps constitué, le problème est celui de l’articulation entre souveraineté populaire et citoyenneté nationale que la constitution de la Ve République a réglé par la formule : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum ». La citoyenneté apparaît alors comme une création continue, co-souveraineté régie par le contrat social. Elle s’exerce d’abord part la démocratie directe qui n’est autre que le plein exercice des droits et des libertés dans le cadre d’une démocratie représentative et participative. Elle peut aussi s’exprimer spécifiquement par le droit de pétition et l’initiative populaire des lois. La révision constitutionnelle de 2003 a prévu la possibilité de référendum et de pétition au niveau territorial ; celle de 2008 de référendum sur une proposition de loi soutenue par un cinquième des membres du Parlement et un dixième des électeurs sur un sujet prévu par l’article 11 de la constitution. Dans ce domaine, la question la plus délicate est celle du référendum dont la signification est fréquemment détournée dans la pratique dans un sens plébiscitaire : seulement 3 référendums sur 27 ont été perdus par ceux qui les ont organisés depuis 1793 (2 sur 10 depuis 1958).

À la base de la démocratie représentative, « la loi est l’expression de la volonté générale ». Le principe est posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la constitution précise que la loi est votée par le Parlement. Toutefois, dans les conditions institutionnelles actuelles, l’élaboration de la loi est largement entre les mains du Gouvernement qui, malgré plusieurs modifications constitutionnelles, reste largement maître de l’ordre du jour parlementaire, de la procédure, des possibilités d’amendement, etc. Par ailleurs d’importants transferts de compétences législatives ont été consentis en faveur de l’Union européenne dont un nombre croissant de règles juridiques sont traduites en droit interne. La médiation de certaines activités parlementaires concourt également au discrédit de la démocratie représentative. Tout cela contribue sans doute à la désaffection croissante du citoyen vis-à-vis des élections (à l’exception de l’élection présidentielle). Si l’article 20 de la constitution dispose que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », c’est en réalité le Président de la République qui joue un rôle déterminant dans le fonctionnement des institutions de la Ve République en raison de la légitimité supérieure qu’il tire de son élection au suffrage universel. La symbolique de cette suprématie a encore été soulignée par la possibilité qui lui a été offerte par la révision constitutionnelle de 2008 de pouvoir s’exprimer devant le Parlement réuni en Congrès. Présenté à l’origine comme un « parlementarisme rationalisé » par ses fondateurs, le régime a évolué en « monarchie aléatoire » à la faveur des cohabitations successives , pour prendre aujourd’hui le caractère d’une « monocratie », selon la formule de Robert Badinter, ou d’une « dérive bonapartiste » sous Nicolas Sarkozy et d’un « pragmatisme confus » sous François Hollande[8].

Il n’y a pas d’État de droit sans que soit affirmée sa cohérence d’ensemble. Les facteurs externes de cohérence sont régis par l’article 55 de la constitution qui pose le principe selon lequel « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Comme cela a été souligné, il en a été fait une large application en ce qui concerne le droit européen, notamment depuis l’arrêt Nicolo du Conseil d’État du 20 octobre 1989 écartant l’application d’une loi incompatible avec un traité, quand bien même cette loi serait postérieure au traité. Par voie de conséquence, l’article 88-4 de la constitution a prévu la transmission aux assemblées parlementaires des propositions communautaires de valeur législative. Les facteurs internes de cohérence résident essentiellement dans la séparation des pouvoirs, la dualité des juridictions judiciaire et administrative. On doit souligner aussi la montée régulière en puissance du Conseil constitutionnel, organisme en réalité politique dans une forme juridictionnelle. Depuis la dernière révision constitutionnelle de 2008 les citoyens ont la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel sur l’inconstitutionnalité d’une loi à travers les filtrages de la Cour de cassation et du Conseil d’État conduisant à la formulation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

La fréquence des modifications constitutionnelles depuis une vingtaine d’années souligne une inadéquation croissante des institutions de la Ve République qui appelle des propositions de réformes profondes. Celles-ci ont pu déboucher sur l’idée d’une VIe   République, au stade actuel largement indéterminée, les conditions de sa mise en œuvre ne semblant pas non plus réunies[9].

 

LA DYNAMIQUE DE LA CITOYENNETE

La citoyenneté existe nécessairement dans des espaces et des situations historiques concrètes. La citoyenneté d’Athènes n’était pas celle de Sparte, la citoyenneté française est différente de la citoyenneté britannique, celle du XXIe siècle ne ressemblera pas à celle du XXe siècle, siècle dominé par l’épopée communiste qui a échoué. La phase dans laquelle nous devons concevoir la citoyenneté de notre temps est donc celle d’une crise caractérisée par une décomposition sociale profonde[10].

 

La crise de la citoyenneté

C’est d’abord une crise de l’individualité qui invite à distinguer, dans l’analyse, la citoyenneté du civisme et de la civilité. Les incivilités sont les marques les plus simples des manquements à l’ordre social. Sébastien Roché en propose pour causes : la tolérance aux petits délits, le départ de la gauche des quartiers pauvres, une volonté de réassurance des auteurs, le déclin du courage d’aide à l’ordre public[11]. La croissance des taux d’abstention à la plupart des élections constitue l’indicateur le plus évident du recul du civisme. Quant aux symptômes de crise de la citoyenneté, ils s’observent sur les trois termes de la problématique retenue : les valeurs, l’exercice et la dynamique de la citoyenneté dont rend compte l’ensemble des développements du présent texte.

La crise des représentations concerne d’abord la représentation politique qui avait conduit, au cours du siècle précédent, à la constitution de partis fortement structurés autour d’idéologies identifiantes. Ces conditions sont aujourd’hui fortement remises en cause : la sociologie des classes antagoniques s’est complexifiée et les classes moyennes sont devenues plus importantes ; l’économie s’est mondialisée et d’autres contradictions se sont ajoutées à la contradiction capital-travail ; la bipolarisation droite-gauche qui était sous-tendue idéologiquement en France par l’opposition catholicisme-marxisme est devenue moins claire en raison de l’affaiblissement des deux pôles et partant moins féconde. Pour autant les partis demeurent, en l’attente d’autres formes de représentation plus pertinentes, des garants de la démocratie représentative. La crise atteint également les autres formes de médiation : les associations, souvent marquées d’ambivalence, gagnées par le lobbying et que n’épargnent pas parfois les scandales, de même que les médias soumis à la course à l’audience et utilisés comme instruments de manipulation de l’opinion. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, le marché domine le champ journalistique qui domine le champ culturel[12].

Il s’agit finalement d’une crise de système provoquant une perte des repères de la communauté des citoyens. Les symptômes en sont multiples, mais les causes plus difficiles à identifier : relativisation de l’État-nation, dénaturation de la notion de classe, bouleversement des cadres géographiques et spatiaux, changement accéléré des mœurs, notamment dans la famille et le couple, et surtout affaissement des idéologies messianiques (théorie néoclassique pour les libéraux, État-providence des socio-démocrates, marxisme pour le mouvement communiste).

Dès lors, dans l’espace laissé libre d’une citoyenneté en crise, la question se pose de savoir si l’idéologie des droits de l’homme ne pourrait s’y substituer où si une citoyenneté à base nationale ne pourrait pas laisser place à une citoyenneté supranationale.

 

Les droits du citoyen et les droits de l’homme

Le professeur Jean Rivero a écrit : « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs »[13]. Les droits du citoyen se situent en effet sur le terrain politique de l’organisation des pouvoirs dans la cité et se rattachent donc naturellement au contexte dont nous considérons qu’il correspond aujourd’hui à une situation de décomposition sociale qui met en cause l’identité nationale et, partant, le modèle de citoyenneté. Il s’agit d’une véritable mutation de civilisation[14], voire d’une « métamorphose » selon l’expression d’Edgar Morin[15]. La politologue Sophie Duchesne a caractérisé la « citoyenneté à la française » comme la combinaison de deux modèles : la citoyenneté « par héritage » qui correspond à la conception classique d’une citoyenneté forgée par la succession des générations, et la citoyenneté « par scrupules » qui se réduit à l’équilibre entre droits et devoirs dans un espace sans frontières et qui se suffit du respect des droits de l’homme[16]. Dans le même esprit, on, a tenté de définir une « nouvelle citoyenneté » sur la base du discrédit du politique à partir d’un spontanéisme associatif des quartiers. Ces différentes conceptions ne font en réalité que traduire le désarroi présent des citoyens, les tendances au repli sur des identités de substitution qui conduisent Pierre Nora à annoncer le « régime des identités » qui pourrait en outre se prévaloir d’une légitimation supranationale[17].

Dans ces conditions, les droits de l’homme peuvent-ils constituer un substitut des droits du citoyen ? La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, aussi importante qu’elle soit, est d’une extrême généralité. Il existe au surplus un grand nombre de déclarations des droits qui constituent un ensemble incertain, se prêtent mal à l’édiction de normes juridiques communes et révèlent, comme l’analyse Mireille Delmas-Marty, la difficulté à « penser le multiple »[18]. Elles comportent de nombreuses réserves et dérogations qui renvoient le plus souvent aux États le soin de leur application effective. Peu de droits correspondent à une protection absolue (torture, esclavage, non rétroactivité des lois). Marcel Gauchet soutient que les droits de l’homme, a-historiques, fonctionnant sur la base de la révolte spontanée et s’exprimant dans l’immédiateté par le recours au pouvoir médiatique, s’inscrivent finalement dans une autorégulation des rapports sociaux qui n’est pas sans rapport avec celle du marché dans la sphère économique[19].

Ainsi, parce qu’ils se situent sur le terrain de l’exercice du pouvoir politique, seuls les droits du citoyen sont en mesure de contenir la raison d’État illégitime.

 

La citoyenneté dans la mondialisation

La nation, forme historique transitoire, trouve sa légitimité dans la production d’universalité à travers un processus dans lequel se forgent des valeurs à la fois contingentes et à vocation générale. La relation entre nationalité et universalité a trouvé dans l’histoire des solutions et des représentations très diverses. En France, sous la Révolution, l’Américain Thomas Paine et le Prussien Anacharsis Cloots (qui se disait déjà citoyen de l’humanité et fut guillotiné) furent députés à la convention ; l’Italien Garibaldi fut élu député dans quatre départements français. La distinction entre nationalité et citoyenneté a connu plusieurs traductions : ainsi les ressortissants des différentes nationalités de l’URSS étaient citoyens soviétiques. Cette divergence a été officiellement réglementée en ce qui concerne la Nouvelle Calédonie et la Polynésie. L’affirmation des identités nationales par la revendication d’indépendance, à l’occasion de la décolonisation et de l’effondrement du bloc soviétique, a fortement augmenté le nombre de nations ; le phénomène a généralement été considéré comme progressiste, jusqu’au moment où se sont développées des tendances nationalistes et des préférences communautaristes. Il reste que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. Dans ce cadre et le contexte de décomposition sociale, l’effet de la crise est de renvoyer vers le citoyen la responsabilité de la recomposition et de l’inviter à définir sa citoyenneté à partir de ses engagements librement choisis, de se constituer ce que l’on pourrait considérer son « profil » ou son « génome » de citoyenneté. Si cette démarche prenait le caractère d’un mouvement d’ensemble, la principale question qui se poserait alors serait de reconstruire, à partir de ou à la place des partis, des centralités démocratiques et efficaces dans une communauté des citoyens riche de sa diversité mais atomisée.

Les traités de Maastricht et d’Amsterdam ont décrété : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Il s’agit d’une citoyenneté de faible densité puisque sont seulement énumérés les droits de circulation, de séjour, de vote (sous conditions), la protection diplomatique, le recours à un médiateur. À quoi on peut ajouter certains attributs : l’hymne, le drapeau, le passeport, la carte verte, etc. C’est aussi une citoyenneté de superposition sans véritable autonomie, assortie de multiples réserves. Mais plus fondamentalement, la citoyenneté européenne, telle qu’elle est prévue par les traités, souffre des orientations fondamentalement économiques et financières de la construction européenne, avec pour faire simple : trop de droit et d’économie, pas assez de politique et de social. Au-delà du droit positif européen, si l’on reprend la problématique de la citoyenneté retenue précédemment, il apparaît difficile de caractériser de manière spécifique – c’est-à-dire distinctes des caractères identifiés au niveau national et, on le verra ci-dessous, mondial – les valeurs, les moyens et la dynamique propres de l’Union européenne. Ces considérations ont sans doute fortement influencé le résultat négatif du référendum sur le traité constitutionnel de l’Union le 29 mai 2005 en France et, au-delà, la désaffection de la plupart des peuples des États membres vis-à-vis de la construction européenne.

Dans ces conditions, la perspective d’une citoyenneté mondiale peut-elle être raisonnablement ouverte ? Si la nation n’est légitime que par sou ouverture sur l’universel, n’est-il pas rationnel dans ces conditions de s’interroger sur les finalités majeures qui peuvent être forgées à ce niveau dans un mouvement de convergence-différenciation des peuples organisés au sein des États-nations ? Une condition favorable à cette démarche est que le monde constitue un espace géographique et anthropologique fini, alors que les délimitations des États-nations et des unions continentales sont toujours discutables et changeantes. C’est le niveau indiscutable de la définition de valeurs universelles (paix, sécurité, développement, protection de l’écosystème, droits de l’homme, etc.) ; d’autres pouvant être, à ce stade, plus difficilement admises (intérêt général, service public, droit du sol, laïcité, etc.) tout en pouvant être considérées en gestation. La mondialisation elle-même peut être regardée comme le processus d’accomplissement de la communauté de destin du genre humain, car elle ne se limite pas à celle du capital mais affecte les principaux aspects de la vie en société : la consommation, la communication, la culture, etc. et dispose de moyens d’exercice de plus en plus performants (Internet, ONG, etc.) et d’une base juridique déjà très développée (Charte des Nations Unies, conventions internationales, etc).

Ainsi notre époque apparaît historiquement comme celle d’une bipolarité individuation-mondialisation caractérisant les deux sujets de droit décisifs : l’individu et le genre humain. Une époque marquée par la prise de conscience de la montée de l’ « en-commun » et de la nécessité d’une responsabilité du « Tout-Monde » pour reprendre l’expression des poètes Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Toute réflexion sur la citoyenneté, qui demeure essentiellement forgée dans le cadre national, doit donc se développer également à ce niveau.

 

Résumé

Le retour du principe de citoyenneté dans le débat politique s’explique principalement par une situation de crise marquée par une perte des repères. Le concept apparaît aujourd’hui particulièrement fédérateur des questions idéologiques et politiques qui marquent notre époque. Il invite à l’approfondissement des valeurs sur la base desquelles se fonde la communauté des citoyens, à la définition des moyens juridiques et institutionnels requis pour un exercice effectif, à son inscription dans la dynamique des sociétés tant au niveau national que mondial.

Summary

The coming back of the citizenship principle into the political debate is mainly the result of a crisis situation that is caracterized by the loss of benchmarks. The concept of citizenship is highlighted today as being particularly relevant to federate ideological and political issues that mark the last decades. Citizenship should encourage us to initiate a more indepth reflection on the basic values that holds the community of citizens together, on the legal and institutionnal tools that are requested to carry out this exercice effectively and on how to take this concept into consideration in the dynamic of the societies both at the national and international level.

 

[1] Le présent texte s’appuie principalement sur l’ouvrage suivant : A. Le Pors, La citoyenneté, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 4e éd. 2010

[2] C’est pourquoi « citoyen » et « citoyenne » seront toujours utilisés comme substantifs dans l’ensemble de ce texte.

[3] On notera que le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne fait pas obstacle à cette appropriation sociale puisque son article 345 dispose que : « Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

[4] Et frappe par là même d’inconstitutionnalité le projet de Nicolas Sarkozy de déchoir de la nationalité française certains citoyens français en raison de leur origine étrangère.

[5] Amartya-Sen, Identité et violence, Odile Jacob, 2007, ainsi que L’idée de justice, Flammarion, 2009.

[6] Recrutement sur liste d’aptitude établie par ordre alphabétique et non par ordre de mérite à l’issue d’un concours, remplacement des corps par des cadres, développement du recrutement de contractuels, etc.

[7] Voir sur les questions institutionnelles : A. Le Pors, « Faut-il changer de constitution », La Pensée, n°323, juillet-septembre 2000.

[8] A. Le Pors, Dérive bonapartiste, l’Humanité, xx août 2007.

[9] Ouvrage collectif, Quelle VI° République ?, Le Temps des cerises éditeur, 2007.

[10] A. Le Pors, Les racines et les rêves, Les éditions du Télégramme, 2010.

[11] S. Roché, La société incivile, Le Seuil, 1996.

[12] P. Bourdieu, Sur la télévision, Liber Édition, 1996.

[13] J. Rivero, Les libertés publiques, PUF « Thémis », 1996.

[14] A. Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Éditions Albin Michel, 1993, et Éloge de l’échec, Éditions Le Temps des cerises, 2001.

[15] E. Morin, « Métamorphose », Le Monde, xx mai 2010.

[16] S. Duchesne, Citoyenneté à la française, Presses de Sciences Po., 1997.

[17] P. Nora, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, mars-avril 2010.

[18] M. Delmas-Marty, Raisonner la raison d’État, PUF, 1989

[19] M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, « Tel », 2002.

Service public, Fonction publique – Sybdicat des retraités Centre Jean-Pierre Timbaud Suzanne Masson, 11 mars 2016

En début de la réunion présidée par Pierre Davidoff, Alain Malherbe, représentant de l’Institut d’histoire sociale de la métallurgie a évoqué le voyage du ministre de la Fonction publique à l’usine CITROEN de la Jamais près de Rennes le 14 décembre 1981. Ici saluant la déléguée du syndicat CGT de l’usine, Maryvonne Dalibot en présence du directeur Monsieur Méar.

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HISTOIRE, PRINCIPES, AVENIR

Le passé doit être analysé pour éclairer l’avenir (Tocqueville). Les principes y sont forgés. Notre responsabilité : explorer et ouvrir un avenir à cette exception française dans une perspective universaliste.

  1. L’émergence de l’autorité administrative

1.1. Le processus de sécularisation du pouvoir politique

Première mutation : du souverain par la « »grâce de Dieu » à l’autonomisation du pouvoir monarchique. Les actions décisives de Louis IX, Philippe Le Bel, François 1er, Louis XIV. La Renaissance fait retour aux anciens, au droit romain.

Deuxième nutation : de la personne du Roi à l’autonomisation du pouvoir d’État. Conversion sous Louis XIV. La primauté de la raison s’affirme sous les Lumières. La notion de peuple souverain s’impose (Du contrat social de J-J Rousseau) L’État-nation s’affirme comme souverain.

Troisième mutation : le pouvoir d’État face aux doits de l’homme et du citoyen. à partir de là, la Révolution française. Luttes et organisations pour la conquête du pouvoir d‘État autour de la République, du socialisme, de la sortie de la religion. Le XIX° siècle, celui de l’affirmation des nationalités, des conquêtes coloniales, des lois sociales, de la laïcité, du service public, de l’internationalisme (Internationales de 1876, 1889, 1919). Débouché sur le XX° siècle « prométhéen », les religions séculières, les États totalitaires. Échec au tournant de 1990.

Aujourd’hui, situation post-prométhéenne avec bipolarisation individuation-mondialisation (cf. infra) ; est-ce une nouvelle mutation ?

1.2. Les repères historiques des trois fonctions publiques

L’administration se développe avec l’activité intellectuelle et économique à partir du XV° siècle. Les officiers puis les commissaires détiennent des charges marquées par la vénalité, la patrimonialité, l’hérédité. L’administration se technicise (intendants au XVI°, ingénieurs des Ponts au XVIII°) en dépit de la corruption. La Révolution française supprime les privilèges et pose des principes (égalité, responsabilité, mérite). Une conception autoritaire et conformiste se développe durant le XIX° siècle favorable aux grands corps marqués par la soumission au pouvoir et par les conflits d’intérêts. La II° puis la III° République tentent de reprendre la main en exigeant une loyauté républicaine. La fonction publique de l’État (FPE) se féminise dans les catégories d’exécution. Les fonctionnaires s’organisent sur la base de la loi de 1901 puis de la reconnaissance du fait syndical par le Cartel des gauches en 1924. S’opposent alors les conceptions du « statut carcan » et du « statut jurisprudentiel » (dispositions successives de 1905, 1911, 1913, 1921, 1924). Premier statut sous Vichy par la loi du 14 septembre 1941 avant le statut démocratique fondateur de la loi du 19 octobre 1946 portant Statut général des fonctionnaires (Debré – Thorez : minimum vital, rémunérations, classification, protection sociale et retraite). Il sera peu modifié au fond par l’ordonnance du 4 février 1959 et par les évènements de 1968 (constat Oudinot).

La fonction publique territoriale (FPT) a elle-même une origine très ancienne (statut de « tambour public » en 1294 »), les cités en développement voulant supplanter les anciennes administrations seigneuriales. Les étapes de son développement à partir d’un certain mimétisme par rapport à l’État (charges) mais dans une situation de précarité : arrêt Cadot du Conseil d’État en 1889reconnaissant sa compétence ; injonction aux communes en 1919 de créer un statut des communaux ou de mettre en œuvre un statut type ; loi de finances du 31 décembre 1937 plafonnant la situation des agents publics territoriaux aux situations des agents publics de l’État comparables, ; loi du 28 avril 1952 codifiée dans le Livre IV du code des communes. Il s’agit d’une fonction publique d’emploi,

La fonction publique hospitalière (FPH) est encore plus loin de la FPE. Elle est dominée par l’Église : l’évêque préside l’assemblée générale des établissements hospitaliers. Une sécularisation est engagée à partir d’une ordonnance de 1821 : en fonction de la taille de l’établissement le receveur est nommé par le ministre ou le préfet. Â partir de 1851 un texte statutaire écarte le pouvoir religieux de la gestion des personnels. Des textes de 1941 et 1943 ont une portée très générale ; puis le décret-joi du 20 mai 1955 codifié dans le Livre IX du code de la santé publique constituera la base statutaire des personnels des établissements hospitaliers publics.

Évolution dominée par deux lignes de forces : autoritaire se réclamant du pouvoir hiérarchique mais aussi su service public ; participative, fondée sur le principe de responsabilité. Elles débouchent sur les conceptions antagoniques de fonctionnaire-sujet et de fonctionnaire-citoyen.

1.3. L’expansion administrative

L’évolution des prélèvements obligatoires et de la dépense publique en longue période constituent des indicateurs de socialisation : les prélèvements obligatoires de l’ordre de 10-15 % du PIB avant la première guerre mondiale sont aujourd’hui au voisinage de 45 % marqués par un « effet de cliquet » par les guerres et les crises. La dépense publique à 57 % est la contrepartie de services publics étendus et d’une dette importante.

Pour autant y a-t-il trop de fonctionnaires ? En termes d’agents publics le Conseil d’analyse stratégique (CAS) a calculé qu’il y en avait environ 90/1000 habitants en France (même ordre de grandeur que le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis) entre le Japon (40) et le Danemark (140). L’exception de l’Allemagne (50/1000) s’explique par le fait que l’essentiel des services sociaux et de santé est assuré par les Églises.

La fonction publique compte 5, 4 millions d’emplois (FPE 2,4, FPT 1,8, FPH.1,2) ; y compris environ 20 % de contractuels de droit public. (900 000) Si l’on y ajoute les entreprises publiques (environ 700 000) et les organismes financés sur fonds publics, le service public occupe environ le quart de la population active et la fonction publique les quatre-cinquièmes du service public.

  1. L’affirmation des principes

2.1. L’affirmation de l’intérêt général

Il s’est appelé successivement : bien commun,, utilité commune, nécessité publique, bien être commun, etc. L’Idée s’est Incarnée dans de fortes personnalités.

Les économistes néo-classiques se sont efforcés de définir un « optimum social », préférence révélée des acteurs économiques dans des conditions de concurrence parfaite. Ses adaptations ont été de portée limitée.

Le juge administratif a considéré qu’il revenait au pouvoir politique de le définir, mais il a su l’identifier dans certaines activités sociales (défense, justice,…). L’intérêt général a un caractère évolutif (arrêt CE Ville de Tarbes, 1985 et Ville de Gennevilliers, 1995) et peut donner lieu à des conflits de principes (arrêt CE Ville de Morsang-sur-Orge, 1995).

Il se définit au niveau de la communauté des citoyens nationaux et non de communautés infra et supranationales (non ratification de la convention-cadre sur les droits des minorités (CE 1995 ; charte sur les langues régionales, CC 1999). Toutefois, le Conseil d’État retient la notion d’ « intérêt public local » (arrêts sur la laïcité de 2011).

La notion est contestée par les défenseurs d’intérêts exclusifs de classes. Mais aussi par les partisans d’intérêts communautaires, d’une loi naturelle de transcendances (argument c. mariage pour tous, charia …).

2.2. L’enjeu du service public

L’inscription concrète de l’intérêt général dans la société est le fait du service public. L’expression figure dans les Essais de Montaigne en 1580. Une théorisation est formulée par l’École de Bordeaux à la fin du XIX° siècle. La notion simple à au départ est devenue complexe. À l’origine : mission d’intérêt général – personne morale de droit public – droit et juge administratifs. La couverture devait se faire par l’impôt et non par les prix. Le concept entrainait l’existence de prérogatives de droit public (ex. : responsabilité pour faute lourde).

Succès de la notion, extension entrainant une hétérogénéité croissante : régie, concession, délégation de service public. Progressivement, extension du contrat au détriment de la loi. Essais de dissociation de la propriété et du statut de la gestion, pour un service public « hors sol ». Il s’agit d’un argument pour des privatisations, la création d’autorités administratives indépendantes, des délégations de service public, des organismes de régulation … A l’inverse, reconnaissance d’une marge de diversification admissible des entreprises publiques prolongeant le mode monopolisation – spécialisation instauré après la seconde guerre mondiale.

Il y a ignorance de la notion au sein de l’Union européenne dominée par la logique économique libérale et ses critères essentiellement économiques. Le principe de concurrence est dominant, mais progresse l’idée d’une protection croissante des services d’intérêt général (SEIG et SNEIG) par la jurisprudence et certaines dispositions des traités. Le problème de la propriété publique liée est formellement évoqué (art. 345 du TFUE) mais lds privatisations sont néanmoins exigées (Grèce).

2.3. La conception française de la fonction publique

La fonction publique représente aujourd’hui la majeure partie du service public (80 %). Elle est la résultante historique de la confrontation des deux « lignes de forces » précédemment dégagées. Le statut général des fonctionnaires (SGF) qui régit aujourd’hui les fonctionnaires repose sur quatre choix majeurs qui en procèdent.

Le choix du du fonctionnaire-citoyen contre celui du fonctionnaire-sujet. Ce qui signifie la consécration de la conception exprimée dans le statut général fondateur de 1946 et confirmé depuis, en rupture avec la conception qui avais prévalu pendant un siècle et demi.

Le choix du système de la carrière contre celui de l’emploi. La priorité attribuée à la loi de décentralisation en 1981 (loi du 3 mars 1982) a conduit au choix du système de la carrière pour tous (déclaration à l’Assemblée nationale du 27 juillet 1981). Le système de la carrière considère l’activité du fonctionnaire au sein de travailleurs collectifs et sur l’ensemble de sa vie professionnelle ; celui de l’emploi se réfère à la qualification intrinsèque de l’agent et à la notion de métier.

Le choix d’un équilibre entre unité et diversité. Ce qui a conduit à l’élaboration d’un statut à « trois versants » en quatre titres, le premier, en facteur commun correspondant à la définition et aux droits et obligations des fonctionnaires, les trois autres correspondant aux trois fonctions publiques : d’État, territoriale et hospitalière. Les syndicats ont apppoyé cette réforme avec certaines hésitations, les élus ont été réservés, l’opposition s’est résignée, Pierre Mauroy l’a soutenue, François Mitterrand s’est montré indifférent avant d’exprimer des réserves sérieuses.

Le choix de principes ancrés dans l’histoire. Le principe d’égalité conduisant au recrutement par concours (art. 6 DDHC de 1789) ; le principe d’indépendance et de séparation du grade et de l’emploi (loi sur l’état des officiers de 1834) ; le principe de responsabilité (art. 15 DDHC). C’est la plus claire expression du fonctionnaire-citoyen contre celle du fonctionnaire-sujet de Debré exprimée en n 1947. Le principe hiérarchique, l’obligation de réserve et le devoir d’obéissance ne figurent pas expressément dans le statut.

Trente-deux ans après le vote du titre 1er (loi du 13 juillet 1983) le SGF a démontré sa solidité due à l’architecture juridique et aux principes affirmés. Il a aussi manifesté une grande adaptabilité ayant été modifié législativement 225 fois en 30 ans (les quatre titres respectivement 30, 50, 84 et 61 fois). La FPT la plus modifiée a pu être regardée à la fois comme « maillon faible » du SGF ou comme « avant-garde » en tant que contre-pouvoir et en raison de ses qualités propres, mais aussi par les tenants d’un retour à un système de l’emploi. Le SGF a fait l’objet de nombreuses contestations ou offensives : loi Galland du 13 juillet 1987, rapport du Conseil d’État de 2003 (rapport Pochard), « révolution culturelle » de Sarkozy en 2007 et Livre Blanc de Silicani en 2008.

  1. Une mise en perspective

3.1. es réformes immédiates souhaitables

L’avenir commence par des revendications immédiates qui supposent d’abord un assainissement consistant à revenir sur des dénaturations : la loi Galland dans la FPT (cadres d’emplois, listes d’aptitude, contractuels) ; l’amendement Lamassoure sur le droit de grève ; la 3° voie d’accès à l’ENA). Le gouvernement actuel y renonce alors même que ces décisions n’auraient aucun coût.

es chantiers structurels devraient être mis en perspective : gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences, traduction juridique plus satisfaisante de la garantie fondamentale de mobilité, multi-carrières, égalité femmes-hommes, limitation du recours aux contractuels, etc. Le gouvernement actuel manque d’ambition si la tonalité est favorable à la conception française de fonction publique (rapport Pêcheur, projet de loi Lebranchu sur les droits et obligations, accord avec les syndicats sur les parcours et la réformes des grilles, etc.).

Il est aussi nécessaire de prendre en compte la situation des personnels du privé qui ne sont pas dans une position statutaire et réglementaire mais sont soumis au contrat. La contradiction à résoudre est d’améliorer la situation de l’ensemble des salariés en respectant la spécificité du service de l’intérêt général que servent les fonctionnaires qui disposent d’un statut législatif qui n’est pas une privilégiature mais garantit leur indépendance. La convergence public-privé doit être mise en perspective, ce qui suppose l’instauration d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé », base essentielle de leurs droits fondamentaux permettant une véritable « sécurité sociale professionnelle ».

3.2. Le XXI° siècle « âge d’or »  du service public ?

Il est indispensable préalablement d’analyser avec lucidité la situation de décomposition sociale actuelle. René Rémond a caractérisé le XX° siècle comme siècle « prométhéen » débouchant sur une « perte de repères ». À trois décennies d’économie administrée après la deuxième guerre mondiale ont succédé trois décennies d’ultralibéralisme débouchant sur une crise financière s’élargissant en crise de civilisation au sein de laquelle on a pu caractériser le service public comme « amortisseur social » et en appeler au « retour de l’État ». L’interprétation de la situation actuelle est un préalable indispensable que traduisent certaines expressions  : « Pendant la mue le serpent est aveugle » (Ernst Jïnger-A.LP, , « métamorphose » d’Edgar Morin. La recherche des causes de la crise permet d’avancer des hypothèses  : affaiblissement de la référence à l’État-nation, la complexification de la notion de classe, les bouleversements géopolitiques, l’évolution des mœurs, le déclin de l’influence des idéologies messianniques. À l’issue de la confrontation de la troisième mutation État-citoyens (cf. supra) se profilerait donc une quatrième mutation marquée par la bipolarisation individuation-mondialisation, impliquant deux sujets de droit l’individu et le genre humain.

L’individuation, c’est la refondation d’une citoyenneté émancipée des déterminismes totalitaires et des transcendances. Cette refondation suppose pour chaque individu une entière prise de responsabilité qui doit le conduire à s’interroger sur les valeurs, l’exercice et la dynamique de sa citoyenneté. L’ensemble de ses choix personnels constituerait son « génome se citoyenneté », à partit duquel se pose la question de l’invention de centralités socialement efficaces et démocratiques.

La mondialisation concerne tous les aspects de la vie sociale et pas seulement la finance. Elle se caractérise par l’émergence de valeurs universelles : Déclaration des droits de l’homme de 1948, paix, sécurité, droit au développement, protection de l’écosystème, etc., avec en perspective : service public, ou laïcité ? De nombreuses activités prennent aussi une dimension universelle et, avec elles, le besoin de services publics est croissant pour la gestion de l’eau, des ressources du sol et du sous-sol, de productions alimentaires, d’énergie, de télécommunication, de météorologie et d’exploration spatiale, de certaines productions industrielles stratégiques, de services administratifs, etc. Ces services publics développés au niveau planétaires doivent s’accompagner de diverses formes d’appropriation sociale (patrimoine commun, biens à destination universelle, biens de haute nécessité) et de construction d’un droit commun (Mireille Delmas-Marty) qui correspond déjà à de multiples conventions et textes divers de portée internationale et mondiale. Le XXI° siècle sera ainsi celui d’exigences accrues en matière d’interdépendances, de coopérations, de solidarités qui se condensent en France dans la notion de service public.

3.3. La contribution de la France et de ses fonctionnaires

La dialectique qui donne vie à la bipolarisation individuation-mondialisation (citoyen-genre humain) nécessite l’existence d’un opérateur. La nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. L’État-nation est l’opérateur de cette dialectique. Le démantèlement de l’État est aujourd’hui très avancé dans la métamorphose et sa « main visible » a cédé beaucoup de champ là la « main invisible » du marché.

Dans de telles conditions, la France, en raison de son histoire et de son expérience aurait une importante contribution à apporter au monde en ce qui concerne le service public, le droit du sol, sa réputation de terre d’asile et de patrie des droits de l’homme, sa culture juridique et institutionnelle. Il s’agit là d’une prise de conscience politique, la lucidité étant la qualité première du citoyen d’aujourd’hui.

Il résulte de tout ce qui précède que les fonctionnaires sont des acteurs de premier rang dans la métamorphose. Il reste à les en convaincre.

« Le modèle français d’intégration est fondé sur le droit du sol et l’égalité » – L’Humanité, 29 janvier 2016

voir le DVD de l’intervention lors de la 2° AGORA de l’Humanité sur le site    humanite.fr

Entretien avec Anicet Le Pors, conseiller d’État honoraire, ancien ministre

Forte abstention, recherche d’une figure autoritaire, replis communautaires et racisme, méfiance envers les partis politiques et les syndicats, etc. La citoyenneté invoquée pour juguler la crise politique a-t-elle aujourd’hui les ressorts nécessaires ?

40169.HRAnicet Le Pors Vous évoquez là une série de symptômes de la décomposition sociale dans laquelle nous nous trouvons. Celle-ci a un sens. Il s’agit d’une nouvelle mutation de l’humanité qui, pour les sociétés développées comme la nôtre a connu successivement : la sécularisation du pouvoir politique à partir de la fin du Moyen Âge, l’autonomisation de l’appareil d’État sous l’éclairage des Lumières, la conquête du pouvoir d’État dans les luttes sociales du XIXe st du XXe siècle guidées par la raison mais donnant finalement naissance à des constructions totalitaires inspirées par des religions séculières dévastatrices. Tout cela s’est effondré à la fin du dernier siècle, laissant le champ libre à un libéralisme destructeur des bases de l’intérêt collectif. Sortant d’un siècle « prométhéen » il n’est donc pas étonnant que nous nous trouvions aujourd’hui en « pertes de repères » car, comme l’a écrit Ernst Jünger : « Pendant la mue le serpent est aveugle ». D’autres sociétés dans le monde ont connu d’autres expériences, mais je pense que l’époque à venir sera caractérisée par un processus général de bipolarisation : individuation-mondialisation.

 Dans votre « Que sais-je ? La Citoyenneté » (PUF) où vous abordez ce concept sur un temps long, vous parlez d’une « généalogie discontinue » ?Anicet Le Pors L’individuation que je viens d’évoquer remet la citoyenneté au premier plan de la réflexion politique. Au cours des 25 siècles passés en effet, la citoyenneté a connu des acceptions différentes qui ont concouru à son enrichissement. La démocratie athénienne nous a légué la notion de démocratie directe. Rome a consacré la règle de droit et fait de la citoyenneté un moyen d’assimilation des populations de l’Empire. Le développement des cités commerçantes et la Renaissance ont puissamment œuvré en faveur de la liberté par la connaissance. La Révolution française proclame : « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ». Les deux derniers siècles enrichiront le concept dans les luttes pour la République, le socialisme et la sortie de l’emprise de la religion.

 La Constitution de juin 1793 définit la citoyenneté. Est-elle, selon vous, la définition la plus pertinente ?

Anicet Le Pors Je ne pense pas qu’il faille donner une définition de la citoyenneté, une définition enferme. La citoyenneté est une création continue. Il vaut mieux, à mon avis, poser une problématique qui permette son analyse au cours du temps. Face aux problèmes d’aujourd’hui, il me semble utile de citer l’article 4 de la constitution de 1793 : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis ; – Tout étranger âgé de 21 ans accomplis qui, domicilié en France depuis une année, – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard – Tout étranger, enfin, qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des droits des citoyens français ».

 Selon vous, la citoyenneté repose sur un « triptyque valeurs-exercice-dynamique ». Pouvez-vous en quelques mots présenter chacune de ces dimensions ?

Anicet Le Pors La citoyenneté est un concept fédérateur. D’abord, il n’y a pas de citoyenneté sans finalités : valeurs, principes, utopie rêve d’avenir partagé. Ensuite, il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif et moyens le permettant. Enfin, il n’y a pas de citoyenneté sans une dynamique inscrite dans l’histoire.

Vous dites qu’il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, sans finalité : que vous appelez une « pleine citoyenneté ». Ecartez-vous une vision reposant uniquement sur les droits ?

Anicet Le Pors J’aurais pu retenir simplement « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais cette belle devise ne se traduit qu’imparfaitement en règles de droit. La fraternité ne se décrète pas. La liberté doit être réglementée mais non excessivement contrainte ainsi que le souligne l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui … (les) bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». C’est pour ces raisons que j’ai retenu comme valeurs cardinales : une conception de l’intérêt général, une affirmation du principe d’égalité, une éthique de la responsabilité.

 Il s’agit de garantir l’intérêt général. Comment ? En quoi la question du service public est-elle capitale ?

Anicet Le Pors Tout d’abord, le concept d’intérêt général est une notion faussement simple. Elle a eu, tôt dans notre histoire, un caractère éminent, politique ; elle n’est pas la somme des intérêts particuliers, conception dominante au sein de l’Union européenne. Le service public en est l’opérateur. Les mots « service public » apparaissent dans les Essais de Montaigne en 1580, mais sa théorisation en sera opérée par l’École de Bordeaux à la fin du XIXe siècle. Le service public a connu une extension remarquable. Il est aujourd’hui dénaturé sous la pression de l’économie de marché qui creuse les inégalités, la régression de la loi face au contrat, la politique d’austérité, mais aussi l’abandon d’une condition essentielle : l’existence d’une propriété publique étendue, cohérente, base matérielle vitale pour une affirmation politique conséquente de l’intérêt général. « Là où est la propriété, là est le pouvoir » disait-on dans les années 1970. Les capitalistes, eux, savent que c’est toujours vrai.

 L’égalité est un des principes fondateurs de notre démocratie. Sans la citoyenneté, parviendrait-il à se confronter à la réalité ?

Anicet Le Pors C’est en effet une composante majeure de la citoyenneté. Mais le principe d’égalité ne peut se contenter de sa seule formulation juridique. Le principe doit prendre en compte les différences de situations et les impératifs d’intérêt général, ce qui ouvre le champ des actions positives. C’est ce principe qui fonde l’exigence de parité femmes-hommes dans tous les domaines ; qui est à la base du modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol et l’égalité des individus, contre le modèle établi sur le droit du sang et la reconnaissance juridique des communautés.

 La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité ne risque-t-elle pas de mettre à bas ce principe d’égalité ? Et peut-on garantir la pleine responsabilité du citoyen dans un système politique sous « état d’urgence permanent » ?

Anicet Le Pors Tout individu a droit à une nationalité et il ne peut en être privé selon la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Si les citoyens sont responsables devant la société, celle-ci a des responsabilités vis-à-vis de chacun d’eux, quel qu’il soit, au nom du principe d’égalité. La France ne peut se dérober à cette responsabilité. En outre, la constitutionnalisation de l’état d’urgence va avoir pour effet de renforcer le caractère autoritaire et présidentiel des institutions de la Ve République. La mise sous contraintes des citoyens (déplacement, manifestation, réduction des garanties juridiques, etc.) réduit leurs libertés, méprise leur responsabilité, est une atteinte grave à la citoyenneté.

 Vous soulignez « l’exigence de responsabilité » pour être libre. Comment y parvenir ensemble ? Grâce à la laïcité ?

Anicet Le Pors Cette responsabilité repose avant tout sur l’idée que ce sont les citoyennes et les citoyens qui établissent les règles de la vie en société : c’est le principe de laïcité qui le leur permet. À l’instar des conceptions dominantes au sein de l’Union européenne, il tend à être réduit à la liberté de conscience, tandis qu’est négligé cet autre principe posé par la loi de 1905 : la neutralité de l’État qui doit être fermement respectée. Il y a bien un problème de laïcité en France. Pourtant, aucune proposition tendant à sa pleine restauration – application du droit commun en Alsace-Moselle, création d’un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, etc. – n’est actuellement revendiquée. La citoyenneté en est affaiblie d’autant.

 La France est cette « nation fortement politique » où s’est affirmé le principe de citoyenneté au travers de la production philosophique et de grandes manifestations collectives. Pourquoi les expériences les plus intéressantes semblent aujourd’hui se passer ailleurs ?

Anicet Le Pors Je n’ai aucune raison de penser que l’avenir est ailleurs et. La citoyenneté fait partie de notre conscience politique. C’est la citoyenneté dans l’entreprise qui est la plus déficiente et qui appellerait l’élaboration d’un véritable statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, convergeant avec le statut général des fonctionnaires qui couvre – c’est une exception française – le cinquième de la population active du pays. Par ailleurs, la démocratie locale dispose dans notre pays d’une assise solide aujourd’hui remise en cause par une réforme territoriale qui, pour reprendre les mots de Nicolas Sarkozy, privilégie les « pôles » et les « réseaux » mettant en cause à la fois le principe d’unité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales.

 Comment relancer la citoyenneté démocratique ? Cela passe-t-il par un changement institutionnel ? La VIe République ?

Anicet Le Pors C’est évidemment une question cruciale pour la citoyenneté. Je ne reprends pas à mon compte le slogan de VIe République qui est, à mes yeux, une facilité pour les trois raisons suivantes. Premièrement, c’est une proposition qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite ; on ose espérer que ce n’est pas le même projet. Deuxièmement, l’examen méthodique des diverses variantes proposées révèle leur grave insuffisance. Troisièmement, il n’y a jamais eu, en France, de changement de République sans guerre ou révolution. Il n’y a pas de consensus aujourd’hui – à la rigueur de large majorité – ni pour récuser les institutions en place, ni pour en caractériser de nouvelles. Alors ne faudrait-il pas commencer par réfléchir et rechercher un accord sur quelques questions essentielles : la garantie de souveraineté, la nature du régime, les modalités de la démocratie directe, le mode de scrutin, la procédure parlementaire, le détenteur du pouvoir exécutif, etc. Mais prioritairement, bien que l’élection du Président de la République au suffrage universel, clé de voute de la Ve République, soit une atteinte majeure à la citoyenneté, sa suppression n’est pas franchement demandée, chacun se concentrant sur l’échéance de 2017.

 Dans ce monde en conflits et confronté à des crises financières et écologiques, la « communauté de destin » de l’humanité est-elle capable de faire émerger un projet émancipateur ?

Anicet Le Pors La question de la citoyenneté se pose en effet aussi à ce niveau, au sein de la « métamorphose », pour reprendre la juste formule d’Edgar Morin. Si l’individuation peut être appréhendée à travers le perfectionnement de la citoyenneté nationale, en revanche il est plus difficile d’anticiper, sur l’autre pôle, une mondialisation qui n’est évidemment pas seulement celle de la finance. Toujours, des hommes se sont proclamés citoyens du monde, mais ce n’est qu’en ce XXIe siècle que les conditions de cette émergence commencent à pouvoir être réunies. La problématique précédemment proposée permet d’identifier des valeurs universelles affirmées ou en gestation, de caractériser le développement d’interdépendances, de coopérations, de solidarités dans tous les domaines. La violence des réactions à cette modernisation témoigne de son inexorable nécessité.

Entretien réalisé par Pierre ChaillanCopie de Droit-d-asile2-Couverture4-PUF_LEPOR_2011_01_L148