Ethique et Fonction publique du XXIe siècle

L’Association des DRH des grandes collectivités a ouvert un cycle d’entretiens sur ce thème. Ces entretiens feront l’objet de postcast sur les réseaux. On trouvera ci-dessous le lien permettant l’accès à l’entretien introduif du cycle.

https://podcast.ausha.co/cycle-ethique-et-fonction-publique-avec-l-intervention-d-anicet-le-pors/ethique-et-fonction-publique-du-xxieme-siecle-anicet-le-pors-pere-fondateur-du-statut-de-la-fonction-publique

Transcription du Podcast n°1

Les enjeux de l’éthique dans la fonction publique territoriale du XXIème siècle

Transcription de l’entretien de Monsieur Anicet le Pors, ancien Ministre de la fonction publique, Conseiller d’Etat honoraire, réalisé par Mathilde Icard, présidente de l’Association des DRH des grandes collectivités territoriales

Mathilde Icard : L’Association des DRH des grandes collectivités territoriales a le plaisir et l’honneur d’accueillir monsieur Anicet Le Pors pour ce podcast qui est intitulé Éthique et fonction publique du 21ème siècle. Ces dernières années, le statut a évolué avec une place plus importante de la relation contractuelle, avec la tentation également d’un modèle calqué sur le secteur privé, alors qu’un service public performant ne répond pas aux mêmes enjeux qu’un secteur privé performant. Cette évolution est-elle toujours compatible avec les valeurs fondatrices du statut, avec la primauté de l’intérêt général ? L’affirmation du principe d’égalité ? L’éthique républicaine ? 

Ce podcast s’attache tout d’abord à définir ce qu’est l’éthique, notamment par rapport à d’autres concepts tels que valeurs, droits et obligations déontologiques ou encore morale. Nous allons nous interroger également sur sa place dans un environnement qui est en mutation, sur sa raison d’être dans la fonction publique, sa formalisation ou encore son respect. 

Monsieur Le Pors, vous avez été ministre délégué auprès du premier ministre chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives du gouvernement Pierre Mauroy, de juin 1981 à mars 1983, puis secrétaire d’État auprès du premier ministre chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives du gouvernement Pierre Mauroy de mars 83 à juillet 84. Vous êtes Conseiller d’État honoraire. Nous sommes nombreux et nombreuses à nous enrichir de votre réflexion, de vos écrits. Je pense notamment à l’ouvrage « La fonction publique du 21ème siècle » qui est fondamental à nos yeux, et également à votre dernier ouvrage, « La trace », qui est paru aux éditions La Dispute. 

Je vais débuter mes questions, Monsieur le Ministre, en vous remerciant à nouveau d’avoir accepté d’ouvrir et d’inaugurer cette série de podcasts, vous qui êtes l’un des pères fondateurs du statut. Pour nous, c’était très important de pouvoir débuter cette séquence grâce à votre intervention. Je vais poser une première question, apparemment toute simple : on parle souvent du « statut, rien que le statut », mais quelle est la raison d’être du statut de la fonction publique ?

Anicet l Le Pors : Bonjour et merci de m’accueillir. Vous savez que je suis toujours intéressé de participer au débat sur cette importante question de la fonction publique qui est dominée par le concept d’intérêt général et l’intérêt général dans sa simple formulation, c’est déjà une affirmation éthique. L’intérêt général est servi par des administrations, des établissements de caractère national ou local, qui sont donc tout entières orientées vers le service de l’intérêt général, ce qui suppose des administrations et établissements qui soient intègres, compétents, impartiaux, modernes, efficaces et mis en œuvre par des hommes et des femmes, des fonctionnaires qui doivent avoir les mêmes qualités. Il faut qu’ils soient protégés de toutes les pressions qui pourraient les faire dévier de l’intérêt général : pressions de nature économique, politique, voire de l’arbitraire administratif lui-même. C’est pour cela qu’il y a un statut qui se situe au niveau le plus élevé de notre État de droit, c’est-à-dire au niveau de la loi, pour poser le principe de ces garanties qui sont toutes imprégnées, si j’ose dire, d’éthique. Et c’est avec cette philosophie générale qu’a été élaboré en 1983 le statut général des fonctionnaires dans sa version qui a été modifiée depuis, mais qui est restée la loi de 1983. Pour résumer et aller vite, je dirai que le statut est basé sur quatre choix. 

Le premier, c’est de la conception du fonctionnaire citoyen. Avant la deuxième guerre mondiale, le fonctionnaire devait avant tout obéir. Le statut de 1946 a posé le problème du fonctionnaire citoyen opposé à la notion de fonctionnaire sujet. C’est donc le premier choix.

Le deuxième choix, c’est celui que j’ai consacré, si on peut dire en 1983, en affirmant le système de la carrière, c’est-à-dire que les fonctionnaires doivent être gérés sur l’ensemble de leur vie professionnelle et non pas simplement au regard d’un métier qui les lie et qui pourrait les rendre précaires en fonction de l’évolution de ce métier. Le système de la carrière fonde la durabilité de l’exercice d’une fonction publique. 

Le troisième choix, celui d’un équilibre nécessaire entre deux principes constitutionnels l’unité de la République et la libre administration des collectivités territoriales, il faut que l’on trouve le bon endroit pour équilibrer unité et diversité, ce qui a donné naissance à ce qu’on a appelé la fonction publique à trois versants – État, territoriale, hospitalière – ce qui permet cet équilibre.

Quatrième choix. J’ai tenu personnellement et depuis je tiens ce discours à fonder cette architecture que je crois cohérente. La preuve, c’est qu’elle a duré. Sur des principes enracinés dans notre histoire ces principes sont au nombre de trois. Je l’ai redit très souvent. 

Le premier principe, c’est le principe d’égalité qui a sa source dans l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 

Le deuxième principe, c’est celui de l’indépendance du fonctionnaire. J’ai pris comme référence la loi de 1834 sur l’état des officiers, dite loi Gouvion Saint Cyr, qui ne porte pas sur les fonctionnaires civils, mais qui dit que l’officier est propriétaire de son grade et l’emploi est à la disposition de son administration. 

Le troisième principe, c’est le principe de responsabilité dont je veux souligner l’importance au regard du thème que vous m’avez proposé. Principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La société a le droit de demander aux fonctionnaires de rendre compte de l’exercice de sa mission. Voilà les quatre choix que nous avons faits successivement et qui fondent, je crois en l’éthique, la légitimité du statut général des fonctionnaires.

Mathilde Icard : Merci pour ces éléments. Pour tirer ce fil avec le  les principes que vous avez mentionnés et l’éthique, nous pouvons donc dire que l’éthique est nécessaire dans la fonction publique, dans notre fonction publique qui est sous statut ?

Anicet Le Pors : C’est le moment de se demander si on peut faire une définition de l’éthique. Je suis pour ma part partagé entre deux approches : une approche globale et une approche singulière. L’approche globale, vous l’avez énumérée en disant que l’éthique se rapprochait d’un certain nombre d’autres concepts qui étaient plus ou moins apparentés, à savoir les valeurs, les règles de conduite, droits et obligations, recommandations, on pourrait ajouter la morale. Ça forme un ensemble qui est apparenté sans aucune discussion possible avec ce qu’on appelle en général l’éthique mais c’est quand même très hétéroclite. Dans certains cas, je pense notamment à la morale. Fonder l’éthique sur la morale, c’est s’engager sur un terrain assez dangereux. Une morale de quelle nature ? Religieuse, philosophique, politique ? Je pense qu’il faut faire très attention dans l’usage même du mot éthique, car il peut recouvrir toutes ces acceptions. Et c’est en quelque sorte ce qu’on a appelé un mot valise. On y met ce qu’on veut et ce n’est pas sans danger de mettre ce qu’on veut dans un concept qui est censé servir l’intérêt général. En revanche, au niveau individuel, c’est plus facile, me semble-t-il, de définir ce qu’on peut appeler un comportement éthique et personnellement comme je l’ai indiqué en réponse à la première question que vous m’aviez posée, c’est la responsabilité qui me semble s’identifier le mieux à l’éthique. Et donc personnellement quand je parle d’éthique, ça veut dire responsabilité. Et quand je parle de responsabilité, je ne conteste pas que ça puisse être regardé comme une qualification éthique. Alors si on part de ce point de vue, qui est le mien, je crois qu’on peut dire que le statut a favorisé le fait que les fonctionnaires soient des citoyens de plein droit, qu’ils soient propriétaires de leur grade, donc qu’ils aient les moyens de protéger leurs garanties. Et puis qu’ils soient les mieux à même, parce qu’ils sont définis à la fois au niveau national et au niveau local, d’alimenter les dialectiques entre le particulier et le général. Et nous avons eu le souci de traduire toutes ces réflexions dans le statut, dans un certain nombre d’articles que je ne voudrais pas reprendre entièrement, mais qui me semblent caractéristiques au regard du thème dont nous discutons. Le premier, c’est l’article 25 du statut qui dit que le fonctionnaire doit se consacrer intégralement à ses tâches. Cet article a été modifié par une loi de 2016 qui a ajouté dans l’article l’énoncé de valeurs : l’impartialité, la dignité et la laïcité, qui à mon avis, ne sont pas utiles parce que les valeurs ont quelque chose d’évanescent. Chacun y met ce qu’il veut ou ce qu’il est. Et donc là, il y a aussi un risque d’incompréhension et d’approximation. Moi, je préfère parler de principes. Les principes ont été posés donc, d’une part par cet article 25 disant que le fonctionnaire doit se consacrer intégralement à ses tâches de fonctionnaire, par les articles 26 et 27 qui posent le principe du devoir d’informer, mais dans les conditions du secret professionnel et de la discrétion professionnelle. Et surtout, je dirais par l’article 28 qui est intéressant au regard de cette notion d’éthique et de responsabilité, car il est composé de quatre propositions.

La première dit le fonctionnaire a la responsabilité de se consacrer aux tâches qui lui sont confiées. Responsabilité le mot est utilisé dès le début de cet article 28. 

La 2ème proposition c’est celle qui dit que le fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique. Se « conformer aux instructions » : on n’a pas dit se soumettre aux ordres. Se « conformer aux instructions », cela veut dire qu’il a, dans la généralité des cas, la possibilité d’une appréciation personnelle. Il a une marge de liberté dans la définition des moyens qui lui permettent de se conformer pas aux ordres, aux instructions. Et d’ailleurs, cette idée est complétée par la suite de l’article qui dit « sauf ordre entre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Alors là, on met le fonctionnaire devant ses responsabilités. Il a le droit de désobéir si l’ordre lui paraît manifestement illégal, de nature à compromettre gravement un intérêt public, c’est un risque pour lui. Et ce risque, il faut qu’il le courre s’il est convaincu qu’il y a une menace pour l’ordre public. C’est une sorte de respect de sa dignité et de sa citoyenneté en tout cas. 

Il y a une quatrième proposition qui est aussi intéressante qui dit qu’un fonctionnaire, quel que soit son niveau, n’est pas relevé de sa responsabilité par la responsabilité des personnes qui lui sont subordonnées. Autrement dit, il doit assumer non seulement sa propre responsabilité définie au niveau où il exerce ses fonctions, mais il doit, le cas échéant, assumer la responsabilité des gens qui sont dans la hiérarchie à des niveaux subordonnés. Donc, je trouve que cet article est particulièrement intéressant et le plus proche d’une définition sérieuse et opérationnelle de l’éthique et de la responsabilité du fonctionnaire.

Mathilde Icard : Nous voyons donc cette notion telle que définie sérieusement est intimement liée aux principes que vous avez cités. Nous pouvons donc dire peut-être que c’est une continuité ou une prolongation du statut ? Ou alors cela fait écho aussi à ce que vous disiez sur le mot valise, d’autres définitions qui sont moins sérieuses et qui, progressivement, peuvent se substituer aussi au statut ?

Anicet Le Pors : Je ne pense pas. La responsabilité est consubstantielle au statut. Le statut, à mon avis, se suffit. Nous n’avons pas voulu un statut bavard qui prévoit tout. Le statut est un instrument qui va à l’essentiel, qui fixe le cadre de l’exercice des fonctions des fonctionnaires. C’est-à-dire que dans le cadre de ces règles qui ne disent pas tout, le fonctionnaire est libre et libre de se poser les questions de fond et de forme qui caractérisent sa fonction. C’est dans un souci de liberté qu’il faut se retenir de trop développer par la loi et par le décret par voie de conséquence. Je tiens beaucoup à cette idée de liberté qui va de pair avec la mobilité dont nous avons fait dans le statut une garantie fondamentale. Et pour me faire comprendre si vous voulez, je prendrai des exemples qui me semblent tout à fait significatifs. Est-ce que le statut a besoin d’être prolongé par des recommandations de déontologie – parce que vous le savez la déontologie, en principe, n’est pas normative ? Ce sont surtout des recommandations. Mais je pose la question : est-ce que Jean Moulin, préfet, et René Cassin, conseiller d’État, auraient trouvé dans un code de déontologie la réponse aux questions qu’ils se posaient pendant la deuxième guerre mondiale ?  Non ! Ils ont pris leurs responsabilités et c’est dans leur qualité de citoyen qu’ils ont trouvé les réponses qu’ils ont estimées justes, conformes à leur conscience, en même temps que l’idée qu’ils se faisaient de l’intérêt général. Je crois que sont des exemples qui, pour se situer au niveau plus élevé de la décision, portent enseignement pour toutes les actions des fonctionnaires, hommes et femmes, qui servent le service public. Le statut ne dit pas tout mais il dit l’essentiel. Et le reste c’est surtout aux fonctionnaires d’apporter des réponses qui leur semblent les mieux fondées sur ces principes les plus conformes à leur liberté de citoyen. Voilà comment je vois les choses. Je pourrais faire un raisonnement d’ailleurs assez voisin concernant les contractuels. Il y a eu depuis 20 ans toute une série de démarches tendant à faire du contrat de droit privé négocié de gré à gré une sorte de source autonome du droit de la fonction publique. On oublie que le contrat, d’après ce qui est dit dans le Code civil qui le définit, c’est la loi des parties. Le Code civil ne dit pas ça, il le dit en substance et c’est comme cela que c’est compris. Or, qui fait la loi dans notre pays ? Ce ne sont pas les contrats. La loi est l’expression de la volonté générale et elle est votée par le Parlement. Il ne peut pas y avoir de concurrence de deux catégories de lois qui se concurrencent et s’affrontent. Moi je crois qu’il faut soutenir que c’est le statut législatif qui fonde les règles essentielles, ça ne peut pas être le contrat. Le contrat enferme. Il enferme les deux parties qui rarement sont égales dans un choix qui est prédéterminé par leur seule relation bilatérale. Or, le statut donne infiniment plus de liberté que ce contrat qui circonscrit le champ de la mission, du projet mais ne se réfère plus, se décroche de l’intérêt général. Et c’est pourquoi je pense que aussi bien la déontologie, que je ne critique pas dans son principe – dans la mesure où elle n’est pas normative – pourquoi pas ! Mais je pense qu’elle ne se substitue en rien à la loi et aux règles posées par le statut. De même, le contrat me semble d’une autre nature que le cadre proposé par le statut pour l’exercice des fonctions publiques.

Mathilde Icard : Merci, je reprends vos propos : l’éthique est consubstantielle au statut. Voyez-vous toutefois des risques ou des dérives pour le service public avec ce lien intime entre statut et éthique ?

Anicet Le Pors : Vous savez qu’une réforme est intervenue en 2019. Une réforme dite de Transformation de la Fonction Publique. Je vous dis tout de suite que je n’ai pas approuvé cette évolution, mais prenons la pour base permettant la réponse à votre question. C’est une orientation qui favorise le contrat dont je viens de dire ce que j’en pensais, la déontologie,. La multiplication à l’infini des normes facilite-t-elle l’exercice du fonctionnaire citoyen ? Cette loi dont je parle a supposé l’existence, pour son application, de 60 décrets en Conseil d’État. C’est énorme et l’essentiel des prescriptions vont se trouver dans ces décrets. Ces décrets, bien entendu, ne sont pas soumis au Parlement. Il y a donc une question de légitimité qui se pose dans cette manière de gérer la fonction publique. De la même manière, cette incantation au dialogue social dans une période où tout le monde s’accorde à dire que les corps intermédiaires ne sont pas suffisamment respectés, à commencer par les élus et les élus locaux en particulier. Est-ce que cela facilite les choses ? Je ne le crois pas. Je pense que à tout mélanger, si vous voulez, ce qui relève de la déontologie, du contrat, du statut, on n’y comprend plus grand chose. Il y a d’ailleurs à ce sujet puisque les milieux privés et publics s’interpénètrent, une confusion qui s’instaure sur les finalités qui ne sont plus tout à fait de l’ordre de l’intérêt général. Comme il y a une confusion sur les finalités, il y a un gros risque de conflits d’intérêts, de clientélisme, voire à la limite de corruption. Et puis il y a aussi par cette intrusion du privé, une sorte de captation de l’action publique par des éléments qui n’ont pas grand-chose à y voir. Certains auteurs ont souligné que notre période, qui connaissait déjà depuis longtemps ce qu’on appelait le pantouflage c’est-à-dire la possibilité pour des fonctionnaires, essentiellement des hauts fonctionnaires, d’aller travailler pendant un temps dans le privé était une trahison de la fonction publique. Mais aujourd’hui on assiste à un autre phénomène. C’est un retour des gens qui ont pantouflé vers l’État et vers les collectivités publiques avec un carnet d’adresses inévitablement acquis au cours de cet exode dans le privé mais qui accroît la confusion sur les objectifs de l’action publique. Et c’est pourquoi je parle de captation de l’action publique, il y a des exemples éminents au sommet de l’Etat sur cette démarche de rétro pantouflage, comme on a pu l’appeler. Cette manière de concevoir la gestion est quelque chose qui me choque. Et enfin, après tout, ça peut me choquer sans que ce soit une mauvaise chose ! Mais quand même, je ne peux pas manquer de me poser la question de savoir. On a beaucoup parlé de nouveau management public. Est-ce que c’est ça le nouveau management public ? Ses adeptes ont-ils fait leurs preuves au cours de la crise sanitaire s’agissant des masques ? s’agissant des tests ? s’agissant des vaccinations ? Je laisse la réponse ouverte. Vous imaginez la mienne. Non, la démonstration n’a pas été faite et pour moi, elle a caractérisé ce que j’appellerais un fiasco du new public management, comme on dit. En revanche, qu’est-ce qu’on a pu constater dans cette période ? On a pu constater que c’étaient les collectifs de base qui méritaient notre admiration pour leur esprit de solidarité, pour leur efficacité et par là, pour leur manière de servir l’intérêt général. Et donc, je pense que de cette période difficile que nous vivons, il y a des enseignements à tirer, mais pas seulement pour nourrir des discours, mais pour passer à des méthodes de gestion qui soient véritablement des méthodes à la fois efficaces, démocratiques et favorables, à l’initiative des fonctionnaires, hommes et femmes, à tous les niveaux.

Mathilde Icard : C’est une réflexion que nous poursuivons au sein de l’Association des DRH. Comment progressivement construire un modèle basé sur ces principes du service public ? ces principes qui dépassent ce sur quoi d’ailleurs, on a été parfois formés, le cadre du secteur privé ; parce que nous pensons que la performance du service public se mesure aussi autrement. Vous avez parlé des hauts fonctionnaires qui représentent des acteurs importants du service public. Il y a eu de nombreuses réflexions ces dernières années, voire ces derniers mois, sur la carrière des hauts fonctionnaires. Quelle gestion éthique des hauts fonctionnaires, Monsieur le Ministre ?

Anicet Le Pors : Écoutez, en dehors de tout esprit partisan, je crois qu’il faut partir de la conception que l’on a de la réalité et cette réalité je la décline en trois réalités. 

D’abord la réalité du travail collectif. La fonction publique, c’est une réalité collective. Et donc le problème n’est pas de mettre au tableau d’honneur tel ou tel manageur qui aurait bien réussi. Le problème n’est pas là, mais pas seulement là disons pour ne choquer personne. La consécration personnelle de la performance individuelle, c’est le souci de l’efficacité sociale qui est pluri dimensionnelle, qui nécessite une appréciation beaucoup plus difficile que les résultats que l’on observe dans le privé où le retour sur investissement, le taux de rentabilité interne sont les réponses d’une bonne gestion. Dans l’administration ce n’est pas cela. Ce  sont les travailleurs collectifs nourrissant des fonctions publiques qui sont les instruments de l’efficacité. Et donc il faut avoir ça en tête. Refuser une hyper individualisation de la performance dans la fonction publique même si on sait bien distinguer un bon fonctionnaire d’un fonctionnaire moyen, voire d’un fonctionnaire qui n’est pas à la hauteur de sa tâche. C’est le collectif qui, à mon avis, l’emporte. 

La deuxième réalité de la fonction publique, c’est une réalité structurelle. La fonction publique ce n’est pas la passation d’un simple marché, c’est des grandes administrations, c’est les grands principes que nous avons évoqués, c’est par exemple l’instauration de grilles indiciaires qui classent les gens par qualification et qui sont destinées à être pérennes et à classer les gens. C’est le lieu aussi où on se pose avec les moyens qui permettent de le résoudre, celui de l’égalité des hommes et des femmes dans la fonction publique qui est loin d’être réalisée au stade où nous en sommes. C’est aussi le champ où on peut le mieux avec la dimension extrême mettre en œuvre les nouvelles technologies, notamment l’administration numérique. C’est l’administration qui est au premier rang de l’application de ces nouvelles technologies. C’est aussi au niveau de l’administration qu’on peut le mieux si vous voulez faire des comparaisons avec les administrations étrangères, c’est à dire à nourrir notre conception de la fonction publique française d’autres exemples, car il ne faut pas être fermé à des systèmes qui ne sont pas les nôtres, mais qui peuvent néanmoins nous apporter des idées intéressantes. C’est une réalité structurelle. C’est dans ce cadre qu’il faut se poser le problème, effectivement, de ce que doit devenir l’ENA, entre autres, ou l’INET pour la fonction publique territoriale. 

La troisième réalité, c’est d’une réalité de long terme. La fonction publique ne se conçoit que dans le cadre d’une gestion prévisionnelle qui ne se situe pas dans le cadre de l’annualité budgétaire dont on a fait un principe. C’était un drame de voir la fonction publique, ce n’est plus le cas aujourd’hui, siéger à Bercy. Ça voulait dire que c’était la direction du budget qui, de fait, dirigeait la fonction publique, ça ce n’est pas possible. Il faut que l’on sache aujourd’hui de combien de secrétaires de mairie on aura besoin de tel ou tel niveau. De combien de professeurs des écoles on aura besoin dans 10 ans, 15 ans, 20 ans ? On peut se tromper dans ses prévisions mais la prévision est un acte rationnel et en même temps éthique, dans la mesure où il se réfère au service public et à l’intérêt général. Donc le long terme est quelque chose d’absolument essentiel et ce n’est pas l’annualité budgétaire, ni la gestion privée qui peuvent rendre compte des préoccupations d’intérêt général qu’on peut situer à cette échéance. Donc je crois qu’il faut partir de cela. Ensuite, spécifier le rôle dans la gestion avec le souci de l’éthique des hauts fonctionnaires, qu’ils soient nationaux, territoriaux ou bien qu’ils exercent dans des établissements hospitaliers ou de recherche, à mon avis il n’est pas utile de différencier. La responsabilité est indexée au niveau des tâches qui sont dévolues à un fonctionnaire et tout fonctionnaire, quel que soit son niveau, doit à mon avis se sentir responsable, comme le dit le statut d’ailleurs de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Alors évidemment, on peut dire qu’il y a une spécification nécessaire pour les hauts fonctionnaires, ne serait-ce qu’en raison du statut lui-même. J’évoquais tout à l’heure l’article 28 et sa dernière proposition. Le fonctionnaire, le haut fonctionnaire notamment, n’est pas relevé de sa responsabilité par la responsabilité des gens qui lui sont subordonnés. Il doit les assumer lorsque c’est également nécessaire. Donc je crois que oui : ça n’est pas le même type de responsabilité concernant les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires, comme on dit c’est le mot général est utilisé mais qui n’est pas péjoratif dans ma bouche évidemment, des fonctionnaires d’exécution. Non, tous sont responsables au niveau où ils se situent. Et les fonctionnaires qui sont en haut un peu plus que les autres puisqu’ils doivent assumer, le cas échéant, les responsabilités de leurs subordonnés. Mais je voudrais terminer, puis conclure malgré tout par une réponse qui les concerne. Moi, j’ai connu beaucoup de fonctionnaires et de hauts fonctionnaires et je dois dire que la tendance, et une tendance qui a été nourrie notamment par l’enseignement des hautes écoles de la formation des fonctionnaires vers la dernière période, les a conduits davantage, soit à singer en quelque sorte la gestion privée, le néo libéralisme ambiant dans lequel nous nous trouvons, le nouveau management public pour ressembler à des capitaines d’industrie. Cela me semble une perversion et un peu une indignité au regard de l’intérêt général qu’ils sont censés servir. Je crois effectivement que le fonctionnaire ne doit pas être quelqu’un de conforme. Il ne doit pas se loger dans une carrière confortable qui lui donne satisfaction au regard de ses relations. Les fonctionnaires que j’admire, ce sont des fonctionnaires qui auront du caractère, des hommes et des femmes qui savent ce qu’ils sont en tant que citoyens. Et c’est pourquoi, dans la situation de crise ou nous nous trouvons parce que j’ai connu des fonctionnaires qui répondaient à cette définition courageuse. Je fais pour ma part appel aux esprits vigiles qui nous aideront à défendre la conception française de la fonction publique et de son statut, tel que j’ai essayé d’illustrer précédemment.

Mathilde : Merci Monsieur le Ministre cela fait écho avec l’une des phrases de votre dernier ouvrage sur l’âge d’or des services publics.

Anicet Le Pors : Je crois qu’il y a eu au cours des dernières décennies une tentative pour montrer que finalement, le système en place qui est un système très inégalitaire socialement et très imparfait démocratiquement était néanmoins la fin de l’histoire. Disons, pour faire simple, le libéralisme l’aurait définitivement emporté, il y a le livre de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire. Je n’ai jamais pensé à cela. Je pense que d’abord qu’il n’est au pouvoir de personne de décider que l’histoire est terminée. Et puis surtout, je crois que les systèmes en place ne sont pas des systèmes satisfaisants. Il y a beaucoup de misère dans le monde et beaucoup de souffrances dans notre propre pays et que c’est cela qu’il faut considérer au regard de la conception que l’on a de l’intérêt général. Et puis, fin de l’histoire alors que les technologies bouillonnent, que les mouvements de capitaux certainement, de marchandises mais aussi des humains, ne cessent de se développer. Qui peut avoir l’arrogance nous dire nous sommes à la fin de l’histoire ? Moi quand je regarde l’histoire, même d’une manière très générale, je vois que c’est l’histoire qui est marquée par de plus en plus d’interdépendances, de plus en plus de coopérations nécessaires ou bien que l’on déplore mais qui existent, de plus en plus de solidarités de plus en plus liés à un destin commun. J’évoque les problèmes des droits de l’homme aussi bien que de l’écologie. En France toutes ces préoccupations nous les condensons dans une expression qui est celle du service public. C’est pourquoi je crois que, contrairement à toutes les impressions que nous pouvons avoir aujourd’hui, je crois que ce 21 ème siècle, après avoir passé des moments douloureux comme ceux que nous connaissons, peut-être d’autres encore un peu plus graves, ce qu’il faut redouter étant donné les incertitudes qui marquent toutes les politiques des différentes forces agissantes dans le monde, je pense qu’en définitive, je ne veux pas jouer les prophètes, mais c’est en raison que je dis aussi qu’on peut miser sur un âge d’or du service public tel que nous en avons la conception dans notre pays.

Mathilde Icard : Merci Monsieur le Ministre pour cette conclusion et cette vision d’espoir sur les services publics et la fonction publique. Merci également d’avoir partagé avec nous vos réflexions et d’inaugurer ce cycle sur l’éthique et la fonction publique du 21ème siècle. Je rappelle que vos écrits sont également disponibles et vos interventions au travers de votre blog qui est accessible sur Internet. On rappellera aussi le lien direct sur notre site. Encore merci à vous. Des échanges se poursuivront prochainement avec l’intervention notamment d’une directrice générale des services d’une collectivité et d’un chercheur. Et nous pourrons avoir l’occasion de ré échanger si vous l’acceptez, Monsieur le Ministre, sur ces sujets. Merci beaucoup.