« Itinéraire d’un fonctionnaire engagé » par Jacques Fournier, Éditions Dalloz-Sirey, 2008

L’Humanité du mardi 8 juillet 2008 : « La fonction publique ? Un métier spécifique »

 

Jacques Fournier, conseiller d’État honoraire, ancien secrétaire général du gouvernement, a été président de Gaz de France, de la SNCF et du Centre européen des entreprises publiques. L’auteur d’Itinéraire d’un fonctionnaire engagé nous livre ses réflexions sur l’actualité. Suivi de l’avis d’Anicet Le Pors.

À la lecture de votre ouvrage, on a un peu le sentiment que vous êtes davantage un haut fonctionnaire, un grand commis de l’État qu’un homme politique. Pourtant vous avez occupé des fonctions au plus haut niveau politique de l’État. Partagez-vous ce constat ?

Jacques Fournier. Incontestablement ma carrière a été celle d’un fonctionnaire. J’ai toujours été attiré par le service public. C’est ma vocation. Ce choix m’a conduit au Conseil d’État. En même temps, ma conviction était qu’à partir d’un certain degré de responsabilité il était préférable de n’avoir à mettre en oeuvre que des politiques avec lesquelles j’étais d’accord. Au Conseil d’État, j’ai eu des fonctions de contrôle et de juridiction qui n’impliquaient aucun engagement politique. Je n’ai pris de responsabilités dans l’administration dite active que lorsqu’elles m’ont permis de mettre en oeuvre mes convictions. Il faut cependant préciser que mon engagement dans la vie politique a été progressif, au cours des années 1960 et 1970. Le prolongement en a été, en 1981, ma nomination aux fonctions de secrétaire général adjoint à l’Élysée.

Au cours de cette montée en puissance sur le plan politique, il y a l’anecdote que vous racontez. Lors du congrès d’Épinay, vous avouez aujourd’hui que vous vous êtes trompé de vote…

Jacques Fournier. J’avais une vision politique très claire dès le début de la Ve République. J’ai voté « non » au référendum de 1958. Nous n’étions pas très nombreux à gauche à faire ce choix hormis le PCF, François Mitterrand et Pierre Mendès France. Mon sentiment, à partir de ce moment-là, était qu’un renouveau de la politique en France passait par la réalisation de l’union de la gauche. Un changement de cap n’était, selon moi, possible que sur la base de l’union entre le courant socialiste de l’époque et le Parti communiste. Le courant socialiste étant lui-même assez éclaté, et pas très bien représenté par la SFIO à laquelle personnellement je n’ai jamais adhéré. Dans cet esprit j’ai aidé François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965. Après mai 1968, on sentait qu’il y avait besoin de matérialiser l’élan qui s’était exprimé. J’ai animé un groupe de réflexion avec des juristes et des politiques de sensibilités différentes, dont des amis communistes. J’ai suivi d’autant plus près la préparation du congrès d’Épinay que Nicole Questiaux, qui faisait partie de notre groupe de travail, était aussi présidente du comité préparatoire au congrès. Mais je n’étais pas du tout habitué aux grandes manoeuvres des congrès socialistes. Nous étions en présence de deux courants de gauche. Je me suis prononcé pour le courant Poperen alors que j’aurais dû le faire en faveur du CERES qui, par son alliance avec François Mitterrand, allait permettre à ce dernier de renouveler le Parti socialiste.

Vous allez très rapidement ensuite rejoindre ce CERES de Jean-Pierre Chevènement.

Jacques Fournier. J’y ai milité jusqu’en 1981 et je suis toujours resté en bons termes avec Jean-Pierre Chevènement, même si notre cheminement a été ensuite différent. Je participe aux activités de la Fondation Res Publica qu’il anime.

En réalité, vous n’êtes pas un homme d’appareil…

Jacques Fournier. Après avoir été candidat aux législatives dans les années 1970 dans les Hauts-de-Seine, j’aurais pu, à partir de 1981, commencer une carrière politique, comme l’ont fait un certain nombre de mes amis. Mais on m’a proposé d’être secrétaire général du gouvernement et j’ai pensé que je pouvais être plus utile de cette manière. Par la suite, mes responsabilités ont toujours concerné le service de l’État, sans chercher à me faire parachuter en politique. Cette position était peut-être liée à un certain désenchantement vis-à-vis de la politique gouvernementale et de l’évolution qu’elle a prise à partir de 1983. J’en suis resté solidaire mais avec moins d’enthousiasme.

Arrêtons-nous sur 1983. Vous écrivez que les choses ne seront plus comme elles auraient pu l’être dans la foulée de 1981. Mais vous donnez en même temps le sentiment que vous vous y résignez sans affirmer une contestation forte du tournant de la rigueur.

Jacques Fournier. J’ai considéré ce tournant comme inévitable et ne l’ai pas condamné, tout en n’en étant pas non plus complètement solidaire. Mais l’équipe gouvernementale a continué, dans ce nouveau cours des choses, à faire des réalisations importantes. J’ai utilisé mes compétences pour faire tourner la machine gouvernementale, puis à la tête de deux grandes entreprises publiques, Gaz de France et la SNCF. Je suis arrivé à GDF sur la pression de l’Élysée, Jacques Chirac étant alors à Matignon. Je serai plus tard, au début du second septennat de François Mitterrand, nommé président de la SNCF sous le gouvernement Rocard. Même pendant la période Chirac, il n’y avait pas de pression vers la privatisation de ces entreprises publiques. En revanche la question de l’ouverture à la concurrence s’est progressivement posée. La première directive européenne sur les chemins de fer date de 1991, celles pour le gaz et l’électricité arrivant plus tard. Ma position est que l’ouverture à la concurrence pouvait avoir des aspects positifs dans un certain nombre de domaines. Je n’en contestais donc pas le principe. En revanche, s’agissant d’activités de services publics, s’exerçant pour satisfaire les besoins de la population, je considère que la notion de service public doit prévaloir au niveau national comme européen. Il faut encourager la coopération entre les grandes entreprises publiques ou chargées de mission de service public des différents pays. Cela a été le sens de mon action à la SNCF : la coopération avec les autres réseaux de chemin de fer plutôt qu’une concurrence superfétatoire. C’est l’exemple d’Eurostar, le train reliant Paris, Londres et Bruxelles. On aurait pu construire trois réseaux différents, ou chercher à mettre les entreprises en concurrence, chacune se disputant pour avoir des trains aux heures de pointe, etc. On a préféré mettre en place un service ferroviaire commun, Eurostar, qui est d’ailleurs lui-même en concurrence avec les autres modes de transport.

Le TGV, c’est vous ?

Jacques Fournier. Pas seulement. Le TGV est une grande aventure qui a commencé dans les années 1960 et qui continue aujourd’hui. Il est vrai que durant ma présidence il y a eu une très forte extension du réseau. J’ai eu parfois à provoquer la décision. Ce fut le cas en particulier pour la construction du TGV Méditerranée jusqu’à Marseille, face à une opposition prétendument écologique qu’il a fallu surmonter, non sans difficultés.

Dès cette époque, des cheminots dénonçaient des choix en faveur d’infrastructures porteuses de haute valeur ajoutée et de rentabilité, au détriment des liaisons classiques et plus quotidiennes d’un service public de proximité. Comment avez-vous vécu ces critiques ?

Jacques Fournier. Ma position a toujours été de donner priorité au service public. Pour les transports de la vie quotidienne – banlieue, TER, Transilien – j’ai cherché contre vents et marées à améliorer la qualité et les performances. Ce qui n’est pas simple, le réseau très surchargé nécessitant des investissements importants. Le transport de voyageurs à moyenne et à longue distance est de plus en plus dominé par le phénomène TGV. Ma politique a été de ne pas faire que du TGV, tout en faisant prendre conscience que le TGV est une opportunité extraordinaire pour revivifier l’ensemble de cette activité. Le génie du TGV est que le train peut continuer sur une ligne classique en répercutant le gain de temps réalisé sur une ligne nouvelle, et en irriguant petit à petit l’ensemble du territoire. Je n’ai pas eu d’états d’âme. Il est vrai que nous avons connu des problèmes commerciaux avec en particulier le système de réservation SOCRATE. Reste le fret, talon d’Achille de la SNCF. Tous les plans de restructuration ont jusqu’à présent échoué face à la concurrence de la route.

Quel est votre sentiment sur la création de Réseau ferré de France (RFF) ?

Jacques Fournier. C’était une manière astucieuse de régler le problème de la dette pour une SNCF accablée sous le poids du coût des infrastructures. Cette situation excluait que l’entreprise puisse parvenir à un équilibre de ses comptes, en dépit des efforts du plan d’entreprise. Le transfert de cette dette à RFF a permis à la SNCF de fonctionner comme une entreprise de transports normale. Cette séparation, pour moi, était au départ plus symbolique que réelle. Avec le temps, elle s’est affirmée. J’ai l’impression que l’on arrive aujourd’hui à une situation où le problème de la qualité, de l’entretien et du renouvellement de l’infrastructure risque de se poser au niveau du réseau classique.

Comment voyez-vous l’évolution de la fonction publique en général, à l’heure des attaques frontales de la droite ?

Jacques Fournier. La fonction publique est un métier spécifique. Le service de l’État, des collectivités publiques, de l’intérêt général est une activité différente des autres. Les agents publics ont des prérogatives, des pouvoirs, des obligations que n’ont pas les agents du secteur privé. Ils doivent assurer une conciliation entre la continuité de l’État, sa neutralité vis-à-vis de l’ensemble de la population et la mise en oeuvre de la politique du gouvernement du moment. Tout cela appelle des règles particulières et une certaine indépendance. En France cela s’est traduit par un statut qui correspond à notre culture : établi à la Libération en 1946 avec Maurice Thorez, consacré en 1959 par de Gaulle, puis amélioré en 1983 par Anicet Le Pors et François Mitterrand. Cet édifice n’est pas intangible. Il doit être périodiquement renégocié pour une adaptation aux exigences nouvelles. Mais le gouvernement actuel met la charrue avant les boeufs. On ne peut en effet parler d’organisation de la fonction publique en faisant l’impasse d’une réflexion en amont sur ce que doit être l’action publique, les tâches de l’État, les besoins nouveaux des populations, les services à rendre, les fonctions collectives, comme c’était le cas du temps de la planification française. Ce n’est qu’après que l’on peut parler effectifs. De plus, tout cela se fait actuellement en l’absence d’un vrai dialogue social. Le livre blanc de Jean-Ludovic Silicani qui prépare la réforme de la droite est stupéfiant : il parle de tout sauf de ce dialogue social ! S’il ne propose pas la suppression du statut, il modifie la place respective du statut et du contrat, en se prononçant pour une extension du domaine du contrat. Je ne suis pas d’accord. Le livre blanc évoque aussi l’organisation des corps. Il met en avant l’idée de cadre d’emploi en généralisant à la fonction publique d’État un système qui existe déjà dans la fonction publique territoriale. Il y a là matière à discussion.

Quel avenir des services publics et des entreprises publiques dans un système économique mondialisé qui fait la part belle à la rentabilité et au retour immédiat sur les investissements ?

 

 

 

Jacques Fournier. J’y réfléchis beaucoup. Cela pose une question centrale : que doit être aujourd’hui l’action publique ? Pour moi, ce n’est pas le marché. Seule l’action collective peut donner un sens à l’histoire. Depuis deux siècles on assiste à une évolution concomitante du système économique capitaliste, qui s’est progressivement étendu et des interventions publiques pour le réguler et lui apporter des contreparties. Nous arrivons à un nouveau stade du développement économique qui est celui de la mondialisation. Elle implique de recomposer, retravailler ce que doit être une action publique qui ne sera plus la même qu’auparavant. L’une de nos insuffisances en 1981 est d’avoir sous-estimé la dimension internationale des problèmes. Il faut réfléchir dans deux directions. Sur la première il y a un accord de principe même si on ne met pas tous le même contenu : c’est la régulation du système pour éviter, par exemple, le dumping social ou fiscal, pour réguler les flux migratoires, pour assurer un minimum d’égalité, éviter la faim dans le monde… De ce point de vue les gouvernements ne peuvent agir à leur seul niveau, ce qui doit appeler une action européenne, voire mondiale, les intérêts de la France pouvant souvent rejoindre ceux de pays du Sud. La deuxième dimension ramène au service public. Dans un certain nombre de domaines, où des besoins fondamentaux, des droits essentiels sont en jeu, il faut poser le principe que l’organisation économique ne résulte pas du fait du marché. Il y a un rôle pilote, directeur, d’organisation de la collectivité publique. Il s’agit d’organiser ce qui doit être produit et sa distribution. L’exemple évident est celui de l’éducation où il revient à la collectivité de dire ce que doit être l’enseignement et d’essayer de faire en sorte qu’il soit le plus également dispensé entre les classes sociales et les différents lieux géographiques. Vrai pour la santé. Et aussi pour des domaines marchands comme les transports, l’énergie, les communications… Il ne s’agit plus seulement de réguler le marché mais de l’équilibrer par l’organisation collective de la satisfaction des besoins. Cette approche dépasse la vision actuelle des services publics dont on ne parle le plus souvent qu’en termes de défense : il est temps de passer à une démarche offensive répondant aux besoins de la société actuelle. Cette approche dépasse le clivage entre opérateurs publics et privés : la question est de savoir qui dirige, qui organise. C’est ce que j’appelle l’économie des besoins. Lesquels peuvent varier avec le temps. Je pense à un vrai droit opposable au logement ou à un vrai droit au transport, comme en avait posé le principe, dans la rédaction de la LOTI (loi d’orientation des transports intérieurs) mon ami Guy Braibant, hélas tout récemment décédé. Voilà des idées à verser dans un débat à gauche qui me semble insuffisant aujourd’hui sur ces nouvelles questions de fond.
Entretien réalisé par Dominique Bègles pour L’Humanité du mardi 8 juillet 2008.

 

 

 

 

 

LE SENS DE L’ÉTAT

 

Il s’agit d’un témoignage exceptionnel qui fera référence . Dans son Itinéraire d’un fonctionnaire engagé Jacques Fournier restitue les expériences mêlées du militant de l’union de la gauche et du « grand commis de l’État » qu’il a été pendant la deuxième moitié du XX° siècle. Contrairement à certaines publications qui seulement se donnent à voir – je pense en particulier à Verbatim de Jacques Attali – l’auteur se livre à une introspection permanente sur le sens de son action, les conflits qui l’habitent, l’appréciation de ses succès comme de ses échecs, et ce avec une sincérité rare à ce niveau. Contrairement aussi aux visions puériles sur l’État, il montre que celui-ci est sans doute un moyen de domination politique mais aussi un lieu de contradictions fortes qu’il faut avoir le courage d’affronter avec intelligence. Ce qu’il a fait au Conseil d’État en étant à l’origine de la notion de « principes généraux du droit » permettant de contenir les débordements de l’exécutif de la V° République (mendésiste, il a voté contre) et en enrichissant la notion de service public. Au sommet de l’appareil d’État en affirmant « l’irréductibilité de la décision politique » mais en faisant tout pour l’infléchir dans le sens de l’ économie « des besoins » contre l’économie « de marché » et en affirmant la responsabilité de « la main visible » contre la mondialisation libérale. À la tête de GDF puis de la SNCF en justifiant l’avenir de ces entreprises publiques au nom de leur efficacité sociale (à ce sujet un seul regret : j’aurais aimé une justification politique de la propriété publique qui reste ici implicite). Président du Centre européen des entreprises publiques en appelant au rééquilibrage en faveur du service public au nom de l’aménagement du territoire, de la solidarité et du long terme. Une contribution éminente en faveur d’une recomposition qui serait réellement socialiste.
Anicet Le Pors
Ancien ministre