Résumé
1968, puis la récusation du modèle soviétique ont fâcheusement conduit nombre d’héritiers du mouvement communiste à brûler sans discernement ce qu’ils avaient excessivement adoré. L’État a été assimilé à l’étatisation. La primauté a été donnée au management sur l’exigence de la propriété publique des moyens de production. La perte de repères qui s’en est suivi a été gravement préjudiciable aux forces progressistes. Il convient aujourd’hui de revenir sur ces fautes politiques lourdes. Tirant les enseignements des nationalisations passées, l’article esquisse une nouvelle conception de l’appropriation sociale, condition nécessaire d’une transformation socialiste. Il décrit également ce que pourrait être la nouvelle construction institutionnelle d’un régime parlementaire démocratique. Deux exemples de ce que pourrait être un retour aux fondamentaux révolutionnaires.
1968 and then the impugnment of the Soviet model have regrettably led numbers of heirs of the communist movement to blindly burn what they had excessively worshiped. « State » has been then automatically understood as « State control ». Management prevailed over the necessary public property of the production means. The loss of benchmarks that followed was seriously detrimental to the progressive forces. It is time today to look back at those harmful political mistakes. Learning from the past nationalizations, the article outlines a new concept of the social appropriation, the necessary condition prior to a socialist transformation. It also describes what could be the new institutionnal architecture of a parliamentary and democratic regime.These are two examples of what could lead to a coming back to the revolutionnary fundamental value.
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1968 s’est voulu rupture entre une période de croissance régulière dans des cadres nationaux relativement stables et un avenir moins déterminé. Ce qui a suivi n’a sans doute pas été à la hauteur des illusions d’alors mais a joué dans le même sens que la rupture consécutive à l’effondrement du système dit du « socialisme réel » au tournant des années 1980-1990. La tentation a été ensuite de pousser la rupture jusqu’à la négation des axiomes de l’époque stalinienne quand bien même ils pouvaient recouvrir des éléments essentiels d’une transformation sociale fondamentale qualifiée de socialiste. C’est ainsi que l’État a été délibérément confondu avec l’étatisation associée au système soviétique et que s’est prétendue moderne la primauté donnée à la gestion sur la propriété publique comme instrument du changement du rapport de forces entre le capital et le travail. La perte de repères qui s’en est suivi a été gravement préjudiciable aux forces progressistes et il convient aujourd’hui de revenir sur ces fautes politiques lourdes.
Du droit de propriété à l’appropriation sociale
Si la propriété publique n’est pas une condition suffisante de la transformation sociale, on ne saurait en déduire, comme certains raisonnements l’ont laissé parfois entendre que, parce qu’elle n’est pas suffisante elle n’est pas nécessaire. Tout au contraire, la permanence du thème témoigne qu’il s’agit là d’un élément stratégique de la maîtrise économique et de toute transformation de société.
La nécessité d’un secteur public vaste et modernisé n’est pas moindre aujourd’hui qu’hier, ses justifications principales demeurent, mais il convient, dans la continuité des réflexions antérieures, de les refonder en tirant les enseignements des expériences réalisées (notamment des nationalisations de 1982), et de l’évolution du contexte national et international. L’unification des problèmes les plus généraux s’effectue désormais au niveau mondial en même temps qu’émergent des valeurs à vocation universelle (droit au développement, protection de l’écosystème, droits de l’homme et du genre humain, etc.). L’idée d’une mise en commun des ressources et des moyens pour apporter des solutions à ces problèmes, ce qui implique de fixer des règles de droit international adéquates, a été évoquée de toute part à travers des formules telles que le « patrimoine commun de l’humanité » (lors de la guerre du Koweit) ou les « biens à destination universelle » (Vatican II).
Ces questions sont désormais traitées dans des conférences internationales qui permettent d’envisager à terme la constitution de services publics de cette dimension ; certains d’entre eux sont déjà très développés (communications, aéronautique, météorologie, etc.). Le XXI° siècle pose d’entrée le problème de l’organisation de services publics et de mises en commun au niveau mondial. Il pourrait être l’ « âge d’or » de services publics mondiaux, internationaux et nationaux. Les raisons avancées par les partisans de l’ouverture du capital des entreprises publiques sont généralement présentées comme relevant de l’évidence des axiomes de la théorie néo-libérale : concurrence, alliances, échelle, mobilité, continuité stratégique, qualité, etc. À l’inverse, trois types de raisons traditionnelles peuvent être invoquées en faveur d’une politique active du service et du secteur public.
En premier lieu, des raisons politiques qui sont l’exacte contrepartie de l’importance qu’accordent les forces capitalistes à la question de la propriété. C’est la forme la plus simple de la contestation du pouvoir de l’argent, de la logique de rentabilisation financière. Le développement d’un secteur public important, en tant qu’il est facteur de cohésion et de régulation sociales et moyen d’action contre les inégalités, permet, au-delà de la seule égalité des droits, de tendre à l’égalité sociale effective par la désaliénation des rapports sociaux et la réduction du caractère marchand des relations entre les hommes. Il participe ainsi des conditions fondant la dignité des citoyens ; c’est pourquoi répondant fondamentalement à une logique non-marchande, le capital public est, en principe, indivisible.
En deuxième lieu, des raisons économiques, le secteur public demeurant un instrument privilégié de définition et de mise en oeuvre de la politique industrielle, des politiques d’aménagement, de recherche, de formation et de progrès social, ce que la seule réglementation ou la contractualisation ne sauraient assurer en laissant libres la propriété financière et la logique monétariste.
En troisième lieu, des raisons sociales : la loi, expression de la volonté générale, et le règlement trouvent, dans le secteur public, un champ d’application privilégié avec l’existence de statuts comportant pour les travailleurs des garanties plus élevées que dans le reste de la société. Le mouvement de l’automne 1995, aussi bien que la réaction à l’instauration du service minimum dans les transports terrestres de voyageurs, a témoigné, en France, de l’attachement des travailleurs des entreprises publiques à ces statuts et de l’existence d’une véritable culture historique de service public que l’on peut faire remonter à l’Ancien Régime, consolidée par la Révolution française, et qui affirme que l’intérêt général est une catégorie spéciale, contradictoire mais éminente.
Pour autant, ces raisons fondamentales ne sauraient dispenser le service public et le secteur public d’une adaptation constante, notamment en raison des évolutions technologiques et de son internationalisation. Des exigences nouvelles fondent la nécessité d’un secteur public important. C’est ainsi que les entreprises publiques ayant été fondées pour beaucoup d’entre elles sur la base du principe de spécialisation qui leur conférait le monopole de leur activité doivent se diversifier, diversification que nombre d’entre elles ont déjà engagée. En droit, cela s’est traduit par l’idée, retenue par le Conseil d’État, qu’une « certaine marge de diversification » était admissible (EDF étant autorisée à faire de l’ingénierie mais non de la télésurveillance, GDF du traitement des ordures ménagères mais non de la cartographie). De même, la concurrence des modes de transport, ou certains cas d’aliénation du domaine public ont conduit à prévoir et à préciser des « précautions de service public » conduisant à une rédaction particulièrement rigoureuse des cahiers des charges et à la définition de nouvelles catégories de droits réels. Plus généralement la complexification de la société conduit à la révision de règles classiques, notamment en matière d’aménagement de l’espace, qui débouche sur des novations intéressantes. Par ailleurs, les lois transversales (air, eau, littoral, etc.) se multiplient.
Cette adaptation doit se faire au bénéfice d’un approfondissement théorique qui peut conduire, notamment, à réviser et à compléter les principes classiques (égalité, continuité, adaptabilité) par d’autres principes (laïcité, neutralité, déontologie, transparence, participation, etc.). A cette diversification des principes correspond une diversification des propriétés (au sens des qualités et fonctions) du secteur public, ce qui conduit au réexamen du concept de propriété lui-même pour déboucher sur la notion d’appropriation sociale dont il convient de préciser la problématique.
La propriété n’est pas un concept donné une fois pour toutes, selon notamment qu’elle est regardée comme un droit individuel ou comme un pouvoir de la collectivité. Les notions de propriété publique et de secteur public sont claires et il n’est pas question ici de leur substituer d’autres vocables, mais de rechercher des concepts susceptibles d’en augmenter la portée.
Trois générations de propriétés peuvent être distinguées dans l’histoire contemporaine.
Première génération : aux termes de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité » ; tandis que, selon l’article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » et selon l’article 545 : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » On dispose donc là de la base juridique parfois résumée par usus, fructus et abusus, qui fait du droit de propriété privée un attribut de la citoyenneté. Mais il résulte de ces textes mêmes que la « nécessité publique » ou l’ « utilité publique » participe aussi de la citoyenneté et qu’elle peut contredire le droit de propriété privée ainsi limité. Cette contrainte fait que la propriété publique n’est pas réductible au concept juridique de propriété ; elle fonde un pouvoir public et a, de ce fait, un caractère évolutif en fonction des changements affectant les rapports socio-technologiques.
Deuxième génération donc, la propriété publique. Le préambule de la Constitution de 1946 repris par la constitution de 1958 dispose que : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir propriété de la collectivité ». Le Programme commun de gouvernement avait considéré, en 1972, que devait être nationalisé l’ensemble du secteur bancaire (sauf quelques exceptions) ainsi qu’un certain nombre d’entreprises répondant à quatre catégories de critères :
« – Les entreprises qui répondent directement à des fonctions collectives ayant le caractère de service public et donc à des besoins sociaux fondamentaux ;
– Les sociétés vivant sur fonds publics, qu’il s’agisse de marchés publics, de subventions, de crédits de faveur, etc ;
– Les principaux centres d’accumulation capitaliste qui dominent la plus grande partie, voire la totalité de certaines productions, réduisant la concurrence à celle de quelques firmes géantes ;
– Les entreprises qui contrôlent des branches essentielles pour le développement de l’économie nationale (niveau technique, échanges internationaux, rôle régional, etc.). »
Cela avait conduit à la proposition de nationalisation de quelque 1450 sociétés (selon les évaluations du Parti communiste) dont il était démontré qu’elles avaient de forts impacts sur l’ensemble de l’économie nationale et qu’elles constituaient donc, avec le secteur public alors existant, un instrument de maîtrise politique, économique et sociale efficace. La nationalisation devait être « franche » et non « financière », ce qui n’excluait pas une politique complémentaire de prises de participations financières à condition que celles-ci conservent un caractère accessoire (on pourrait en dire autant des fonds de pension aujourd’hui). Finalement, furent nationalisées, on le sait, quelques dizaines de sociétés industrielles et bancaires dont la logique de développement ne fut guère réformée, malgré les lois de démocratisation du secteur public et les droits nouveaux accordés aux travailleurs par les lois Auroux.
La tentation existe aujourd’hui, à la suite de l’échec des nationalisations de 1982 et de l’effondrement du socialisme réel, de relativiser l’importance de la propriété publique au profit d’une réflexion sur l’immatériel : services, missions, comportements, mentalités, etc. Cette approche appelle une triple critique : premièrement, elle conduit à donner priorité à la gestion sur le pouvoir ; deuxièmement, elle évacue les aspects stratégiques les plus globaux au nom d’une désétatisation de principe et d’une confuse délibération citoyenne ; troisièmement, elle fige le concept de propriété dans une acception strictement juridique. En réalité, c’est le contenu du concept de propriété lui-même qui appelle mise à jour ; c’est la diversification géographique de la propriété publique qui fait problème ; c’est la dynamique interne du secteur public qui pose des questions nouvelles.
C’est pour toutes ces raisons que l’on peut concevoir la troisième génération, celle de l’appropriation sociale, qui formalise la combinaison de ces potentialités nouvelles. Elle ne contredit pas la notion de propriété publique, elle en exprime le mouvement et en augmente la portée.
La première question est donc celle du concept même de propriété.
Au-delà du simple usage et du droit de disposer, la propriété publique intègre des éléments de maîtrise qui se situent aux plus hauts niveaux de l’organisation sociale et, en premier lieu, là où s’expriment les prérogatives de puissance publique et les questions de souveraineté, c’est-à-dire au niveau de l’État. La propriété de l’État (et peut-être, dans l’avenir, d’instances supra-étatiques internationales) doit donc conserver un caractère éminent et ne pas être confondue avec celle des collectivités territoriales et a fortiori avec telle ou telle participation de salariés ou d’usagers au capital. Cela dit, il convient, bien évidemment, de combattre toute centralisation excessive et toute forme de bureaucratie qui lui serait liée, mais ces nécessités ne justifient pas à elles seules le recours au mot d’ordre sommaire et imprudent de désétatisation. Pour autant la propriété publique doit être diversifiée et peut être mouvante, adaptée aux besoins, aux nécessités de la gestion et aux évolutions de l’environnement. Elle peut également être combinée avec de nouvelles catégories de droits réels et les caractéristiques réglementaires évolutives du service public. Le transfert juridique de propriété ne saurait ainsi caractériser à lui seul la propriété publique qui doit internaliser tous les éléments de la maîtrise publique et être assortie des droits et obligations correspondants en ce qui concerne la souveraineté nationale, le respect de l’intérêt général, le contrôle technologique, le pouvoir des travailleurs, la gestion, etc.
La deuxième question est celle de la diversification géographique.
Alors que, jusque-là, la propriété publique s’est essentiellement développée par la nationalisation, il convient de donner plus d’importance à la propriété publique qui pourrait être définie aux niveaux infra et supranationaux. La propriété des collectivités territoriales dispose déjà de larges possibilités de développement dans les opérations d’aménagement de l’espace. La question doit être également posée au niveau européen voire mondial, à contre-courant de la logique libérale dominante, à partir des contributions financières des États susceptibles de participer aux opérations conjointes de service public. C’est un argument fort pour que soit donné priorité à l’Europe politique. Il reste cependant que le niveau national demeure principal dans l’articulation du particulier et du général.
La troisième question concerne la prise en compte de la dynamique interne du secteur public.
Il s’agit de traduire en prérogatives le mouvement de diversification-complexification précédemment évoqué qui anime aujourd’hui le secteur public. Il importe également de tirer les leçons des expériences antérieures de nationalisations qui ont échoué parce qu’elles ont tenu un compte insuffisant de la nécessité de l’intervention des travailleurs et du changement des mentalités et des comportements. Ainsi, pour revenir sur les nationalisations de 1982, il eût été préférable (mais sans doute cela n’aurait-il pas suffit) de promulguer simultanément les lois de nationalisation (février 1982), de démocratisation du secteur public (juillet 1983) et les lois Auroux (1982-1983). S’il importe au plus haut point que les usagers soient impliqués dans la caractérisation des besoins, voire dans certains aspects de l’organisation des services et de la gestion, le service public ne saurait être défini par la seule expression du client ou du consommateur et, partant, la configuration du secteur public répond nécessairement à d’autres déterminations que consuméristes, elle ne saurait être confinée à l’optique du marché.
Il résulte de ce qui précède que l’appropriation sociale peut être regardée comme l’action par laquelle la propriété publique, au-delà des critères élémentaires de la propriété privée, tend à intégrer l’ensemble des éléments financiers, techniques, politiques de la maîtrise du service public et à leur donner une traduction juridique affirmant la primauté de l’intérêt général dans l’organisation de la société.
La question centrale de l’État et de ses institutions
Pour beaucoup à gauche, l’appropriation sociale présente avec la question de l’État cette caractéristique commune d’être soupçonnée de relever d’un modèle soviétique que l’on récuse d’autant plus fort qu’on a pu l’adorer. À propos de l’appropriation sociale ou de la propriété publique ses nouveaux contempteurs souligneront que ce n’est pas la panacée, que l’essentiel réside dans la gestion (ou la gouvernance, ou le management) on ne parlera plus de nationalisation ni de secteur public, mais de « pôle public » de densité indéterminée. Quant à l’État, on ne sera pas loin de le considérer comme intrinsèquement pervers, assimilable sans plus de précaution à l’étatisme ou à l’étatisation au profit d’une société civile moins exigeante, lieu d’une « nouvelle citoyenneté » aussi spontanée qu’évanescente. Comme il faut néanmoins couvrir le volet des institutions, ne serait-ce que parce que les institutions de la V° République encadrent effectivement la vie politique, on évoquera de l’extrême gauche à l’extrême droite une VI° République, sans scrupules excessifs sur les contenus dont on peut cependant imaginer qu’ils sont différents, ce qui en fait une idée mort-née.
Mais il existe une autre raison, plus fondamentale, qui fait de la VI° République une revendication illusoire : aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République, parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait – et l’on doit s’en souvenir – balayée par le coup d’État du 2 décembre 1851 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 20 et 21 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains, moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième succède à la seconde guerre mondiale, à l’écrasement du nazisme et à la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre 1946. La cinquième voit le jour par le référendum du 28 septembre 1958 ; elle est consécutive au putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime au niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on n’a changé de république sans événement dramatique. Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore … l’Évènement.
Comme on l’a précédemment rappelé, la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques en droit interne sans pour autant ouvrir une perspective, dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la V° République, qui vient d’avoir cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française. Cette constitution peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier 1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.
L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation qu’elle aura fait l’objet de quinze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence du discours éclectique sur une VI° République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre), ce qui semble, à certains égards, être l’orientation du nouveau Président de la République. Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme ne différant que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.
Il est donc temps de remettre sur le chantier une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture. On rappellera toutefois que le Parti communiste français avait fait cet effort en rendant public en décembre 1989 pour marquer le bicentenaire de la Révolution française, une Déclaration des libertés placée en tête d’un Projet constitutionnel complet. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs existant dans une société déterminée. Son schématisme fait sa force et relativise son importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.
L’idée qu’un État moderne doit avoir une constitution écrite est présente dans la pensée et dans l’action des philosophes du XVIII° siècle, de Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ce dernier ayant lui-même rédigé une constitution pour la Corse (1768) et une autre pour la Pologne (1771). Pour autant cette réglementation suprême ne saurait faire obstacle à l’intervention directe du peuple chaque fois que cela est possible. Jean-Jacques Rousseau affirme dans le Contrat social « Où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant ». Au demeurant, l’intervention populaire directe ne saurait faire l’objet d’une réglementation excessive, sauf à se priver du fortuit, de l’incodifiable et à porter atteinte à l’initiative, au talent, à l’épopée même. Cependant, des règles sont nécessaires pour réglementer efficacement la démocratie directe.
La démocratie directe, c’est avant tout le plein exercice des droits et des libertés existants et la lutte pour en conquérir de nouveaux. Mais il est possible d’envisager d’autres modalités d’intervention directe réglementées. Des progrès peuvent, en effet, être réalisés en la matière. On en donnera deux exemples. Le premier consisterait à accroître la portée du droit de pétition. Une question rédigée qui aurait réuni un certain pourcentage de signatures d’électeurs inscrits pourrait faire obligation à l’assemblée délibérante compétente pour connaître de cette question, d’en débattre et de prendre position. Cette décision pourrait ensuite, en cas d’approbation, conduire à l’élaboration des règles administratives, réglementaires ou législatives correspondantes. Le rejet du texte devrait être motivé et le débat se poursuivrait éventuellement dans l’opinion publique. Le second exemple reviendrait, sous certaines conditions, à donner l’initiative des lois au peuple (et non le référendum d’initiative populaire pour les raisons évoquées ci-dessous sur l’usage du référendum). Là encore un minimum de soutiens seraient exigés sur une proposition de loi entièrement formulée. Après quoi le texte pourrait être inséré dans une procédure parlementaire et devenir une loi au terme du processus qui pourrait faire intervenir des instances déconcentrées ou décentralisées. Ce ne serait à vrai dire pas une véritable novation : la Constitution de l’An I, pourtant réputée jacobine, prévoyait déjà l’intervention des communes et des assemblées primaires des départements dans l’élaboration de la loi :
«Art. 58. – Le projet est imprimé et envoyé à toutes les communes de la République, sous ce titre : loi proposée.
Art. 59. – Quarante jour après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. ».
C’est cependant la question du référendum qui constitue en matière de démocratie directe la question la plus délicate. En reconnaissant à tous les citoyens le droit de concourir personnellement à l’expression de la volonté générale et à la formation de la loi, la Déclaration des droits de 1789 ouvrait la voie aux consultations référendaires et à la mise en mouvement politique du peuple. Mais on a vite pressenti les dangers du référendum et les risques qu’il pouvait faire courir à la démocratie dans les mains d’un pouvoir autoritaire relevant de la ligne de force césarienne évoquée plus haut. Olivier Duhamel l’a souligné : « le référendum peut être liberticide : les Bonaparte en ont apporté la preuve ». La Constitution de 1793 prévoyait donc que le peuple pouvait délibérer sur les lois proposées par le corps législatif. La Constitution de 1946 ne retenait le référendum qu’en matière constitutionnelle. La Constitution de 1958 le prévoit en deux dispositions : en matière d’organisation des pouvoirs publics, de réformes relatives à la politique économique ou sociale, de ratification des traités (Art. 11) et en matière constitutionnelle (Art. 89). Par ailleurs, rappelons que la loi du 6 février 1992 a institué un « référendum communal » ; il est de faible portée.
Bien que les référendums sur le traité de Maastricht en 1992 et celui sur le récent projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe », mis en échec le 29 mai 2005, aient été l’occasion de débats importants, il reste que, depuis la Libération, seulement quatre référendums sur vingt-huit ont dit « non » à ceux qui les ont organisés.
Outre le référendum, le peuple exerce sa souveraineté par la médiation de ses représentant, c’est la démocratie représentative. L’article 6 de la Déclaration des droits de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité actuel, proclame que la loi est l’expression de la volonté générale, tandis que l’article 34 de l’actuelle constitution dispose que la loi est votée par le Parlement. Dans la réalité, c’est le Gouvernement qui a largement l’initiative du travail législatif en fixant, pour l’essentiel, l’ordre du jour du Parlement. Une telle pratique n’est pas conforme aux principes affichés et le préjudice est d’autant plus important que la Constitution a été modifiée en 1992 par l’introduction d’un article 88-2 disposant notamment que : « la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne … », ce qui se traduit par une entrée en force du droit européen en droit interne français et limite, en conséquence, les prérogatives du Parlement national. De plus, la montée en puissance du Conseil constitutionnel à partir de 1971 en a fait un organisme politique en forme juridictionnelle qui s’est doté, au fil du temps et par voie jurisprudentielle, d’un pouvoir constituant permanent en dehors de toute source de légitimité, même si l’on peut considérer que, jusqu’à présent, il n’en a pas abusé et qu’il a joué parfois un rôle positif en matière de défense des libertés publiques. La représentation est donc en crise, ce qui se traduit en particulier par une hausse générale des taux d’abstentions à toutes les élections (à l’exception de l’élection présidentielle, mais pour des raisons médiatiques) et notamment aux élections locales qui sont pourtant celles où le citoyen est le plus proche des lieux de pouvoir et qui devraient l’intéresser davantage pour cette simple raison.
La situation est encore aggravée par le fait que si l’article 20 de la Constitution prévoit bien que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », cela dépend de la concordance ou non des majorités présidentielle et législative. Lorsqu’il y a concordance, c’est le Président de la République qui est maître de l’exécutif ; dans le cas contraire, celui de la cohabitation, c’est le Premier ministre qui a l’essentiel des compétences, même si son but est de devenir président à son tour avec une majorité conforme. Cette constitution, si souvent rapetassée au cours de la dernière période, ainsi qu’il a été dit, est donc, au surplus, de caractère aléatoire, ce qui est un non-sens constitutionnel et très malsain pour la démocratie. En effet, avant les élections présidentielle et législatives, on ne sait qui du Président de la République ou du Premier ministre détiendra finalement le pouvoir exécutif selon qu’il y aura, ou non, concordance des majorités. L’instauration du quinquennat a aggravé le phénomène. Alors que Michel Debré, promoteur de la Constitution de la V° République, prétendait instaurer un « parlementarisme rationalisé », le professeur Jean-Marie Denquin, pourtant de sensibilité gaulliste, parle aujourd’hui de « monarchie aléatoire ».
Il ne saurait y avoir deux sources de légitimité concurrentes de la représentation nationale et populaire. Or, en France, pour des raisons historiques et par le jeu naturel des pouvoirs, la légitimité d’un président élu au suffrage universel l’emportera toujours sur celle que partagent plusieurs centaines de parlementaires élus localement au scrutin majoritaire. Il faut donc choisir : le Parlement ou le Président. Comment soutenir qu’est conforme à la ligne de force traditionnelle des Lumières, cette délégation massive de souveraineté que représente l’élection du Président de la République au suffrage universel ? C’est pourquoi le choix fait ici, est celui du régime parlementaire. Selon cette conception, le pouvoir exécutif appartient, sous la direction du Premier ministre, au Gouvernement. Responsable devant le Parlement, il détermine et conduit effectivement la politique de la nation. La légitimité émane du corps législatif, élu selon un scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle. C’est au débat politique et non à la technique électorale de faire les majorités et de définir la voie à suivre.
Le Président de la République garde cependant dans ce cadre un rôle prestigieux : il représente la France vis-à-vis de l’étranger, il est l’expression symbolique de l’unité et de l’indivisibilité de la République et le garant de la continuité des pouvoirs publics. Il n’est plus élu au suffrage universel direct, mais soit par un collège de grands électeurs soit par le Congrès du Parlement ; la durée de son mandat est dès lors secondaire, la plus longue durée, sans possibilité de renouvellement, pouvant même correspondre à la plus grande banalisation. À cet égard, le mandat de sept ans non renouvelable est sans doute la solution la plus judicieuse dans la gamme des solutions possibles.
Toute proposition institutionnelle doit veiller à s’inscrire dans une scrupuleuse cohérence de l’État de droit. On ne rappellera pas ici les conditions de la cohérence interne qui reposent essentiellement sur la séparation des pouvoirs et sur l’équilibre délicat à établir entre le principe d’autonomie de gestion des collectivités territoriales et celui d’unité et d’indivisibilité de la République. Il conviendrait aussi de préciser les formes nouvelles de la dualité des ordres juridictionnels (administratif et judiciaire), dualité souhaitable car relevant de la distinction public-privé, classique en France. La souveraineté ne pouvant émaner que du peuple, c’est à lui ou à ses représentants qu’il revient en définitive d’assurer la conformité des lois à la Constitution ; sur les questions les plus importantes par le recours au référendum constituant en veillant à éviter toute dérive plébiscitaire ; sur des questions moins importantes par la recherche d’une compatibilité tant juridique que politique dans le cadre du Parlement puisque c’est lui qui vote la loi. Un Comité constitutionnel composé de représentants des différents groupes parlementaires auxquels s’adjoindraient des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation devrait être institué à cette fin. Il n’aurait pas le pouvoir d’empêcher la promulgation d’une loi non conforme à la Constitution, mais seulement d’identifier cette non-conformité en invitant le Parlement à la prendre en considération à l’occasion d’un nouvel examen qui conduirait soit à modifier la loi soit à provoquer l’engagement d’une procédure de révision constitutionnelle.
Une réflexion sur les institutions nationales ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une prise en compte des institutions supranationales, elle doit veiller à leur cohérence externe. C’est possible, même dans le contexte européen actuel, grâce au principe de subsidiarité introduit à l’article 5 du Traité instituant la Communauté européenne. Certes, cette notion laisse une trop large place à l’appréciation de l’opportunité de l’intervention communautaire et il n’y a pas lieu de faire une confiance aveugle à l’appréciation de la Cour de justice des communautés européennes. Une articulation des institutions nationales et transnationales doit cependant être recherchée sans aliénation de la souveraineté nationale. D’ailleurs, dès aujourd’hui, l’article 55 de la constitution dispose déjà que : « Les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ».
Au-delà des deux « fondamentaux » qui viennent d’être examinés et qui appelleraient d’importantes recherches complémentaires on peut évoquer d’autres questions tout aussi essentielles dont l’approfondissement et la promotion conditionnent toute recomposition radicale, citons notamment : l’affirmation de la laïcité comme valeur universelle, la défense et l’illustration de la conception française du service public et de la fonction publique, l’institution d’un statut du travail salarié, la définition d’une politique responsable d’immigration et d’une politique d’asile, une politique européenne partant de la réalité diversifiée des peuples, une théorisation de la mondialisation (1) .
(1) A. Le Pors, « Il manque à la gauche une pensée théorisée du monde », l’Humanité, 5 octobre 2007