Pourquoi trois fonctions publiques ? – l’ÉNA hors les murs, mai 2009

Anicet Le Pors
Ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives
Conseiller d’État honoraire

La France a forgé au cours de son histoire une conception très élaborée de la notion de service public fondée sur l’idée que l’intérêt général est une catégorie éminente qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, mais est définie par le pouvoir politique dans le cadre d’un débat démocratique. Dans ce contexte, la conception française de la fonction publique de l’État a émergé au cours du XXe siècle d’une abondante jurisprudence du Conseil d’État, consacrée au lendemain de la Libération par le statut général des fonctionnaires, la loi du 19 octobre 1946. Le dispositif sera peu modifié, au fond, par l’entrée en vigueur de la Constitution de la Ve République.

La volonté de moderniser le statut des fonctionnaires de l’État et la priorité donnée à la loi de décentralisation en 1981 m’opposèrent au ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Defferre, sur la nature des garanties statutaires qu’il convenait d’accorder aux agents des collectivités territoriales par rapport à celles des fonctionnaires de l’État. Il était favorable à une fonction publique d’emploi, j’étais pour une fonction publique de carrière. C’est finalement cette dernière solution qui l’emporta dans des conditions rapportées par Olivier Schrameck (alors conseiller technique au cabinet de Gaston Defferre) dans son ouvrage La fonction publique territoriale (Dalloz, 1995) : « Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus [le ministre de la Fonction publique] était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui lui était constitutionnellement dû ». Il poursuit « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun […] fut acquis par l’arbitrage d’un Premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives ». Il conclut « Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces ». Dans le même esprit, la réforme embrassa ultérieurement les agents des établissements publics hospitaliers et des établissements publics de recherche.

Dès lors, la question qui se posa fut d’élaborer une architecture affirmant l’unité de la fonction publique dans cette nouvelle dimension, tout en respectant la diversité des trois fonctions publiques constituantes.

L’unité fut essentiellement fondée sur l’évocation et l’approfondissement des trois principes : d’égalité d’accès aux emplois publics (article 6 de la Déclaration des droits de 1789) faisant du concours le moyen d’accès, le cas échéant de promotion, aux emplois publics ; d’indépendance, grâce à la séparation du grade et de l’emploi caractéristique du système de la carrière (loi sur l’état des officiers de 1834) ; de responsabilité (article 15 de la Déclaration des droits) en conférant au fonctionnaire la pleine citoyenneté.

La diversité reposa sur la distinction des trois titres relatifs aux trois fonctions publiques, ce qui était une nécessité juridique pour respecter le principe de libre administration des collectivités territoriales posé par l’article 72 de la constitution, conduisant à mettre dans la loi des dispositions traitées par décret pour la fonction publique de l’État. Les trois lois correspondantes furent aussi promulguées successivement pour tenir compte des différences de rythme des concertations alors engagées avec les syndicats.

Cette construction a depuis été contestée, partiellement dénaturée, mais elle a néanmoins tenu et elle est aujourd’hui l’ensemble statutaire de la fonction publique qui a connu la plus grande longévité. Elle n’est pas remise en cause par les fonctionnaires eux-mêmes et leurs organisations syndicales. Elle est pourtant menacée par les forces politiques qui n’acceptent pas une exception aussi forte aux lois du marché et à l’ultralibéralisme malgré leur faillite dans la crise actuelle.

La première atteinte a été portée par la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a affecté la comparabilité des statuts des fonctions publiques de l’État et territoriale, et rendu plus difficile l’application de la garantie fondamentale de mobilité instaurée en 1983. Puis le Conseil d’État a publié en 2003 son rapport annuel envisageant de faire du contrat une « source autonome du droit de la fonction publique » débouchant sur une conception toute différente de la fonction publique, alignée sur le modèle européen dominant et proposant la fonction publique territoriale, dénaturée en 1987, comme référence d’ensemble. Depuis, l’offensive se poursuit : loi dite de modernisation du 2 février 2007 tentant de gommer l’interface public-privé, projet de loi sur la mobilité en panne au Parlement, en dernier lieu annonce de la suppression du classement de sortie de l’ENA ouvrant la voie à un népotisme généralisé. Cette démarche a été théorisée par le discours de Nantes du président de la République du 19 septembre 2007 et le Livre blanc de Jean Ludovic Silicani d’avril 2008. Elle peut être résumée ainsi : il s’agit d’opposer le contrat à la loi, le métier à la fonction, la performance individuelle à l’efficacité sociale. C’est une régression considérable qui met en cause une dimension essentielle de notre pacte républicain.

Cette conception « managériale » tourne le dos au service public. Elle prétend aussi s’appliquer dans un contexte de crise systémique qui en invalide les fondements. Ce système vient de démontrer à quel point il était source de gaspillages insensés, d’accentuation des inégalités, d’immoralité sociale. À l’inverse de tous les discours officiels qui prévalaient jusque-là, l’intervention de l’État, les financements publics, un surcroît de réglementation, voire des nationalisations sont apparus comme autant de moyens d’urgence pour conjurer une débâcle sans précédent. Dans cette tourmente, l’existence en France d’un secteur public étendu a été saluée de toute part comme un atout majeur. Le service public de l’État, des collectivités territoriales, hospitalier et de recherche, a été largement reconnu comme un puissant « amortisseur social » : du fait du principe de solidarité qui préside à l’organisation de la protection sociale et des systèmes de répartition qui prévalent encore ; concernant le pouvoir d’achat global de la population en raison de la masse et de la permanence des rémunérations des fonctionnaires et autres agents publics ; en matière d’emploi, les fonctionnaires étant dans une position statutaire et réglementaire les mettant à l’abri du chômage et des plans sociaux ; mais aussi quant à la dénonciation de l’immoralité des pratiques scandaleuses de financiers sans scrupules, soulignant par là même l’avantage que constitue un service public, et plus spécialement une fonction publique fondée sur des principes républicains, reconnue comme modèle d’efficacité sociale et d’intégrité.

Il serait donc insensé de poursuivre des réformes que l’expérience vient de disqualifier aussi spectaculairement. La dialectique de l’unité et de la diversité des trois fonctions publiques a fait ses preuves. Pour autant cela ne signifie pas que les choses doivent rester en l’état. Il n’y a pas de texte sacré et un ensemble législatif, aussi fondamental soit-il, doit évoluer en fonction des besoins de la société, des évolutions technologiques et du contexte international. Les fonctions publiques doivent s’adapter en permanence et de nombreuses réformes sont indispensables, parmi lesquelles on peut citer : l’amélioration des conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences (en lieu et place de cet irrationnel non remplacement de la moitié des départs en retraite) ; la mise en œuvre de la double carrière, ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; la promotion de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, sans oublier … la réforme (et non la suppression) du classement de sortie de l’ENA.

Autant de raisons de faire échec aux entreprises en cours. La responsabilité de la haute fonction publique est engagée dans les choix actuels, tant en ce qui concerne le démantèlement des instruments de rationalisation des politiques publiques, l’obscurantiste révision générale des politiques publiques, les transformations statutaires envisagées en dépit du bon sens et des principes. Comme cela fut souvent le cas dans notre histoire où de hauts fonctionnaires eurent le courage de s’opposer à des circonstances et à des projets qui heurtaient leurs convictions et leur conscience, il est grand temps que se manifestent les esprits vigiles.

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