RETOUR SUR UNE ENFANCE BRETONNE
J’avais plusieurs raisons de lire Composition française de Mona Ozouf . Celle que poussait le plus ma curiosité était que nous sommes de la même année ; tout comme nos mères respectives, nées en 1905, et qui plus est dans le même bourg du Pays des abers, sur la dernière marche de la Basse-Bretagne : Lannilis. Son livre entreprend de comprendre comment s’est formée sa personnalité sous l’effet d’influences multiples qui l’on conduit, via l’Ecole normale supérieure, au statut d’historienne et de philosophe réputée. Elle en tire une réflexion plus générale sur les influences combinées de l’universel et des particularismes dans la société actuelle. L’essai est sincère et sérieux, perplexe à en être irritant, érudit et toujours brillant.
Ses parents étaient instituteurs. Son père qu’elle a peu connu, il est décédé alors qu’elle n’avait que quatre ans, se distinguait de ses collègues en s’affirmant « patriote breton », au-delà de la simple défense de la langue qu’il revendiquait avec d’autant plus de force qu’il était né dans une famille aisée du pays gallo. Il reste pour Mona Ozouf une référence forte, comme pour sa mère qui, institutrice plus conforme dans les Côtes d’Armor, en conservera le souvenir. L’auteure – qui me pardonnera ce féminin qu’elle n’approuve pas, alors que j’en suis partisan autant qu’il est possible – reste prudente sur ce qu’aurait été l’évolution politique de son père pendant l’occupation, vu ce que sont alors devenus ceux qu’il lui était arrivé de fréquenter. Mais la personne, dont l’authenticité m’a particulièrement touché et qui semble l’avoir marquée plus que toute autre, est sa grand mère maternelle (de Lannilis) dont elle dit : « La Bretagne vivait à la maison en la personne de ma grand mère, et pourtant c’était elle qui m’entretenait de la France ». L’essentiel est dit.
Mona Ozouf analyse avec une particulière lucidité et une grande honnêteté comment se sont combinées (confrontées) en elle les influences de la maison, de l’école et de l’église. Particulièrement critique de cette dernière, elle s’interroge sur ce qu’elle appelle ses trois « foi » : chrétienne, bretonne, républicaine « un écheveau de perplexité que je ne suis toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui », avoue-t-elle. Elle s’engagera pourtant un temps, à partir de 1952, au parti communiste, sur lequel elle porte aujourd’hui un regard distant mais non dépourvu de bienveillance et de fraternité. On lira avec un grand intérêt ses analyses sur la Révolution française dont elle est devenue une spécialiste reconnue (elle a codirigé avec François Furet le Dictionnaire critique de la Révolution française, en 1988), admirative devant l’œuvre accomplie, mais critique sur la conception abstraite de l’homme universel que défendaient les révolutionnaires.
Ce foisonnement de faits et d’idées met parfois mal à l’aise en raison même de leur précision, de la retenue de l’écriture et de l’intelligence de leur présentation, en ce qu’ils sont proposés sur un même plan, sans que le secondaire se distingue toujours clairement du principal, bien que Mona Ozouf n’oublie pas à la fin de l’ouvrage (mais cette grande intellectuelle n’oublie rien de la rhétorique) de rappeler la nécessité de la hiérarchie des faits et des idées. Elle stigmatise l’ « intégrisme républicain » (dont on ne voit pas trop quelle consistance il a aujourd’hui) et critique l’ « exagération dramatique » de l’anti-communautarisme. Les thèses les plus contradictoires pourront trouver dans ce livre des arguments de qualité. Évoquant certaines questions d’aujourd’hui elle reconnaît honnêtement : « Dans tous ces débats [la parité homme-femme, le voile islamique, les langues régionales – A.LP], j’ai eu en permanence le sentiment de pousser devant moi un troupeau d’incertitudes ». Ce qui ne diminue en rien l’intérêt de l’ouvrage – quelque agacement que l’on puisse avoir par moment – tant la pensée est riche, la démarche sincère et le style séduisant.
Il reste qu’un tel livre ne peut s’abstraire de son débouché politique. Il est un peu trop facile de renvoyer dos à dos « universalistes » et « communautaristes » en un temps où des forces infra et supranationales se conjuguent pour gommer le niveau national et les dimensions essentielles du pacte républicain (service public, laïcité, droit du sol, autorité de la loi, citoyenneté, etc.). La cohésion de la société française n’est pas aujourd’hui menacée par un excès de conscience nationale et universelle, mais par leur délitement. Comme le dit elle-même Mona Ozouf, « hiérarchiser n’est pas nier » et l’affirmation d’une citoyenneté exigeante ne met pas en cause « le goût pour les couleurs d’un paysage familier » (p. 241). Amartya Sen, dont on a analysé, il y a peu dans ces colonnes, le dernier ouvrage Identité et violence , a bien montré le caractère multidimensionnel de chacun d’entre nous, et Mona Ozouf ne conteste pas cette vision, refusant que certaines de nos caractéristiques (religieuse, ethnique) s’arrogent l’exclusivité de la qualification sociale de la personne. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries : la « patrie d’origine » à laquelle il était naturellement attaché par des liens historiques et culturels et la « patrie de droit » qui seule lui conférait la citoyenneté. On n’a guère dit les choses plus justement depuis.
Anicet Le Pors
s’arrogent l’exclusivité de la qualification sociale de la personne. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries :
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