Faut-il rapprocher les statuts d’agents publics et de salariés ? « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé » – Revue du droit du travail – mars 2010

par Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction publique, conseiller d’État

 

L’idée qui me semble implicite dans la question posée est celle-ci : « Les fonctionnaires et les autres agents publics à statut ne sont-ils pas des privilégiés par rapport aux salariés du secteur privé régis par le contrat (sous forme individuelle et/ou collective) tel que réglementé par le code du travail, et ne convient-il pas de réduire la différence des situations ainsi caractérisées ? ». Dès lors surgit une autre question : « Le « rapprochement » des situations doit-il se faire vers le haut ou vers le bas, en « rapprochant » le fonctionnaire du salarié du secteur privé ou l’inverse ? ».

 

Précisons d’abord la notion de statut ici retenue. « Le fonctionnaire est, vis-à-vis de l’administration, dans une situation statutaire et réglementaire » selon l’article 4 du titre 1er du statut général des fonctionnaires qui est la base législative réglementant les 4,3 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements public hospitaliers, auxquels on doit associer près d’un million de contractuels de droit public ainsi qu’un million d’agents publics travaillant dans les entreprises et organismes publics. La caractéristique commune de tous ces salariés du secteur public (le quart de la population active en France) est que leur situation est définie par la loi et les textes réglementaires correspondants, et non par le contrat. Il en est ainsi parce que les fonctions et activités exercées relèvent de missions de service public, elles-mêmes inspirées par l’intérêt général exprimé sur le terrain politique. C’est cette spécificité qui caractérise l’agent public et qui fonde la logique statutaire. Spécificité qui conduit à doter l’État, les autres collectivités publiques et les entreprises publiques de prérogatives de puissance publique dans la gestion des personnels, entraînant pour ceux-ci des sujétions appelant, en contrepartie, des garanties individuelles et collectives inscrites dans le statut général des fonctionnaires et dans les autres statuts. On notera d’ailleurs que les garanties statutaires ont eu un effet protecteur pour l’ensemble des salariés, la différence des situations ne pouvant excéder certaines limites. Un « scénario gris » de confusion public-privé pourrait faire disparaître ces garanties.

 

Dès lors la contradiction à résoudre est la suivante : comment sécuriser et améliorer la situation sociale de l’ensemble des salariés, tout en respectant la spécificité des missions de l’agent public ? La réponse apportée par les libéraux est claire : la situation des fonctionnaires et des travailleurs des entreprises publiques sous statuts est excessivement dérogatoire du droit commun, la spécificité statutaire n’est que « particularité », voire « anomalie » qu’il convient de réduire autant que possible ; le contrat est la modalité principale de leur alignement sur le droit commun. La première offensive a été le fait de la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a profondément dénaturé le titre III du statut général relatif à la fonction publique territoriale. Une certaine théorisation de cette démarche a été réalisée par l’étude accompagnant le rapport annuel 2003 du Conseil d’État Perspectives pour la fonction publique, sur le rapport de Marcel Pochard. Plus récemment, lors de sa visite à l’Institut régional d’administration de Nantes, le 19 septembre 2007, le Président de la République a annoncé une « révolution culturelle » dans la fonction publique comportant notamment le choix à l’entrée entre « le statut et un contrat de droit privé négocié de gré à gré ». Pour la mise en œuvre de ce dispositif, il a diligenté le Livre blanc Silicani dont on peut ainsi résumer les orientations : le contrat contre la loi, le métier contre la fonction, la performance individuelle contre l’efficacité sociale. Toutefois, ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que la crise financière révèlerait à l’opinion publique le rôle d’ « amortisseur social » du service public ; amortisseur social en ce qui concerne l’emploi, le pouvoir d’achat, le système de protection sociale et de retraite, mais aussi d’un point de vue éthique, le service public étant un espace d’intégrité face à l’immoralité spectaculairement affichée en la circonstance par le système financier. L’offensive libérale contre le statut des fonctionnaires se poursuivra sans doute par d’autres voies que l’attaque frontale (type loi de modernisation du 2 février 2007 ou de mobilité du 3 août 2009), mais la révolution culturelle a été mise en échec, le « grand soir statutaire » n’aura pas lieu, du moins pour le moment.

 

Pour autant demeure la question de la comparaison des situations respectives des travailleurs du secteur public et du secteur privé. Le sociologue Robert Castel a spécialement analysé l’évolution sur le long terme des conditions du salariat en France (La montée des incertitudes, Seuil, 2009), caractérisant une crise à partir du début des années 1970 marquant la fin d’un certain compromis social qui s’était installé dans l’économie industrielle des décennies de croissance antérieures. Désormais un capitalisme sauvage fait de la précarité un état permanent largement répandu, développe une nouvelle condition infra-salariale, porte atteinte à la cohésion sociale, réduit les droits du travail, provoque une dynamique de « décollectivisation », isole l’individu. Il propose en conséquence un renforcement de l’intervention de l’État et une réappropriation sociale de la condition du salarié dans la perspective d’un nouveau compromis social. Lors de son récent congrès, la CGT a également retenu comme revendication majeure un « nouveau statut du travail salarié » prévoyant la garantie de droits cumulables et transférables au fur et à mesure des mobilités, des évolutions de carrière et de salaire tout au long de la vie professionnelle. Cette option pose d’abord, à mon avis, la question de la base législative, expression d’une volonté politique nationale, susceptible de fonder durablement un tel « nouveau statut ». La voie retenue par la confédération semble, à l’inverse, d’une part privilégier l’amélioration des conventions collectives existantes par rapport à la revendication législative et, d’autre part, traiter de manière indifférenciée les salariés du privé et les fonctionnaires et autres agents publics (Le Peuple, n° 1686, juin 2009).

 

La comparaison des conditions matérielles et morales des agents publics et des autres salariés est incontournable. Elle alimente les campagnes de dénigrement contre les fonctionnaires et les agents publics sous statuts, encouragées par les libéraux adversaires des statuts législatifs, partisans de la généralisation du contrat. Pour autant, en raison de la gravité de la crise du système, du développement du chômage et de la précarité, la question ne sautait être ignorée, quand bien même certaines des critiques visant les soi-disant privilèges des fonctionnaires et des autres agents publics seraient profondément injustes. Ceux-ci doivent, eux-mêmes, s’intéresser au « statut » des travailleurs qui n’ont pas de statut. Une évolution des esprits est nécessaire pour, à la fois, garantir les droits des salariés au long de leur vie professionnelle tout en maintenant la spécificité des agents publics tenant à leurs missions de service public qui impliquent qu’ils soient protégés par la loi des influences politiques, des pressions économiques, de l’arbitraire administratif. Cette évolution peut être contrariée par plusieurs facteurs historiques : les organisations syndicales et les associations de fonctionnaires ont dénoncé pendant la première moitié du XX° siècle l’idée d’un « statut carcan », la « deuxième gauche » (Michel Rocard, la CFDT) sans s’opposer à l’idée, n’a cessé de marquer une réserve vis-à-vis de la spécificité statutaire, jusqu’aux anciens pays du « socialisme réel » qui considéraient qu’il ne pouvait exister qu’une seule condition salariale. Ajoutons que si certaines dispositions statutaires sont largement inspirées du code du travail, elles sont appliquées dans la fonction publique et les entreprises publiques de manière particulièrement défavorable concernant, par exemple, la durée du travail, les modalités de prise en charge des déplacements et missions à la demande de l’employeur, des déplacements domicile-travail, la rémunération du travail de nuit, des dimanches et jours fériés.

 

Ma conviction sur la nécessité d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé » à côté du statut général des fonctionnaires et des statuts des agents des entreprises publiques, s’est faite sur la base d’une expérience concrète. Ayant été chargé en 1999 d’un rapport sur la formulation de « propositions pour l’amélioration de la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme » par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et la secrétaire d’État au Tourisme, j’étais a priori réservé sur l’idée d’un « statut » afin d’éviter la confusion avec le statut général des fonctionnaires. Parvenu à la définition de trente et une propositions, ce sont les travailleurs saisonniers eux-mêmes et leurs organisations syndicales qui ont demandé la mise en cohérence de ces propositions sous forme d’un « statut des travailleurs saisonniers du tourisme », ce qui a été réalisé par la structuration d’un ensemble de dispositions législatives auxquelles étaient associées les mesures réglementaires nécessaires, des recommandations concernant l’amélioration et la généralisation des conventions collectives du secteur ainsi que d’autres propositions relatives à différents partenariats envisageables. Je tire de cette expérience, replacée dans une réflexion plus générale, l’affirmation que l’on ne saurait valablement parler de « statut des travailleurs salariés » que par l’élaboration d’un corpus de dispositions législatives du code du travail ayant cette destination, accompagnées d’accords contractuels négociés par branches et entreprises et de partenariats pertinents.

 

Sur ces bases, à la fois homogènes et différenciées, pourrait alors être organisée la convergence des politiques sociales et des actions revendicatives tendant à l’amélioration conjointe du statut général des fonctionnaires, des statuts des agents des entreprises publiques et du « statut des travailleurs salariés du secteur privé ».

4 commentaires sur “Faut-il rapprocher les statuts d’agents publics et de salariés ? « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé » – Revue du droit du travail – mars 2010

  1. Bonjour,

    Dans une pétition récente, la Fédération Cgt des services publics revendique auprès du président de la République : « Nous vous demandons d’agir en faveur de la mise en œuvre immédiate d’une loi de titularisation de tous les agents non-titulaires de la Fonction Publique Territoriale. »

    Que pensez-vous de cette façon de poser la question, de la réponse qu’elle induit, à mon avis très en contradiction avec d’autres revendications de la Cgt de défense du statut?

    Cordialement,

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  2. Le principe est évidemment le recrutement par concours.

    Cela dit, lorsque l’administration a procédé pendant plusieurs années des recrutements de non-titulaires, il n’y a pas d’autre solution que de procéder à leur titularisation sous réserve qu’ils remplissent des conditions d’ancienneté à une date déterminée. Et à condition de ne pas lèser les catégories de titulaires voisines.

    J’ai mopi-même procédé de cette façon par la loi du 11 juin 1983.

    Bien cordialment,

    Anicet Le Pors

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  3. Bonjour,
    Le statut de la fonction publique européenne ne permet pas aux agents publics contractuels de passer les concours internes des institutions européennes ouverts uniquement aux fonctionnaires et agents temporaires; sans condition d’ancienneté pour ces derniers.

    Comment expliquer le choix d’une approche aussi restrictive privant de toute possibilité d’évolution, tant d’un point de vue « carrière » que « statutaire », une partie du personnel?
    Merci pour votre réponse,

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  4. C’est sans doute injuste, mais la fonction publique européenne a sa logique propre qui n’a rien à voir apparamment avec les principes qui régissent la fonction publique française.

    Bien cordialement,

    Anicet Le Pors

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