Devoir de réserve : à propos du documentaire de Canal + : « Fonctionnaires, taisez-vous ! » – Octobre 2011

FACILITÉ ET CONFUSION

Mon article « Obligation de réserve : les fonctionnaires, citoyens de plein droit » paru dans le journal « Le Monde » le 1er février 2008 est encore aujourd’hui l – et de loin – l’article le plus consulté sur ce blog. C’est dire que le sujet intéresse ; c’est dire aussi sa difficulté car il s’agit de définir la portée et les limites de la liberté d’opinion, garantie essentielle inscrite dans le Statut général des fonctionnaires dont j’ai dirigé l’élaboration en 1983-1984. Autrement dit il s’agit de définir la dialectique qui doit exister entre liberté d’expression et devoir de réserve (notions ne figurant pas dans le statut et laissées donc à l’appréciation du juge), ce qui n’a de sens qu’au cas par cas : la réserve exigée d’un ambassadeur n’est pas la même que celle d’un agent de bureau.

C’est dire que j’avais toutes les raisons d’être intéressé par le documentaire sus-mentionné. Je n’avais accepté d’y participer qu’avec réserve car je craignais que des auteurs insuffisamment conscients de la difficulté de l’entreprises ne tombent dans la facilité d’une « victimisation » des personnes considérées, sans apporter l’éclaircissement nécessaire au fond. C’est malheureusement ce qui s’est produit. Le documentaire « « Fonctionnaires, taisez-vous ! » ne manque pas d’intérêt par la documentation produire, mais il se caractérise par une grande confusion qui résulte des trois causes suivantes.

1/ Un exclusivisme individualiste

L’exemple privilégié est celui de l’enseignant « désobeisseur » (présent au début et à la fin). Il y a aussi un gendarme, Hugues Mikelly (autrement plus intéressante), et un général reconverti dans le privé, Vincent Desportes. Ces deux derniers sont des militaires, ce qui ne peut manquer de poser des questions singulières, justifiées certes, mais qui ne sauraient rendre compte tant des problèmes généraux de la fonction publique que la question de l’obligation de réserve.

Alors que c’est par la loi qu’est garantie la liberté d’opinion, ni les partis politiques (à l’exception d’un sénateur républicain américain !), ni les juges, ni les syndicats de fonctionnaires ne sont amenés à s’exprimer. La seule évocation syndicale est celle du droit syndical dans la police et l’armée, ce qui est un tout autre sujet, d’ailleurs dramatisé de manière tout à fait incongrue.

Aucune réflexion politique structurée ne conduit l’analyse, le cadre juridique de traitement du problème n’est donné – par acquis de conscience ? – qu’in fine. Ce qui est en cause, ce n’est pas le bien-fondé de la révolte des intéressés que l’on n’a, en l’état de l’instruction de leur cas, aucune raison de contester mais la manière de défendre en l’espèce une garantie fondamentale.

2/ Des amalgames regrettables

Amalgame de situations tout d’abord. Les exemples cités devraient s’inscrire sous le facteur commun « Fonctionnaires, taisez-vous ! », ce qui est tout à fait abusif. Seule la situation du gendarme est réellement intelligible : à la fois militaire et chercheur, sa liberté d’opinion et d’expression devait être appréciée de ce double point de vue et c’est à juste raison que le Conseil d’État a annulé le décret du président de la République le sanctionnant. On ne sait si l’enseignant a exercé un recours contre les sanctions administratives le frappant, dans l’affirmative quelle était la motivation du rejet de son recours (puisqu’il reste sanctionné). Quant au général reconverti, apparemment faiblement sanctionné, on ne sait rien et on peut s’interroger sur les raisons de sa prise de position.

Amalgame des fonctionnaires civils et militaires ensuite. La question du droit syndical dans l’armée et la police est une vraie question, mais qui ne se réduit pas à la question de la liberté d’opinion. Ce mélange n’aide donc pas à la solution du problème général de ces personnels qui représentent moins de 10% des fonctionnaires français. La confusion ne peut, en outre, que charger la réflexion de manière négative.

Amalgame enfin entre l’autoritarisme de certains responsables de l’administration et celle-ci considérée dans son ensemble. Or il existe d’innombrables cas de solutions positives à l’expression des opinions du fonctionnaire-citoyen (je peux en témoigner à titre personnel), grâce à l’action syndicale, aux recours juridiques victorieux, à l’intervention de responsables de formations associatives ou politiques. La présentation unilatéralement négative du problème est décourageante dans un contexte où l’autoritarisme tend à être le fait du sommet de l’État lui-même.

3/ Des références douteuses

Les situations singulières qui servent de base au raisonnement des auteurs du documentaire ne sont pas du tout représentatives de la situation générale de l’administration pour les raisons qui ont été dites. Il aurait été possible de caractériser statistiquement cette situation : nombre d’affaires relatives à la liberté d’opinion traitées chaque année, évolution de la jurisprudence sur la question, sociologie des fonctionnaires concernés. Cette approche rationnelle serait d’autant plus justifiée que l’exécutif actuel tend à renforcer la coercition sur l’exercice des droits des fonctionnaires. La combinaison de ces approches globales aurait donné sa véritable dimension politique à la protection de la liberté d’opinion des fonctionnaires et toute son efficacité à la défense des cas individuels. C’est ainsi que je m’étais efforcé de procéder dans l’article du Monde précité.

Il est en outre assez stupéfiant de faire dans le film une aussi lourde référence au système américain des « lanceurs d’alerte ». Non que cet exemple soit dépourvu d’intérêt, mais parce qu’il marque l’assujettissement des fonctionnaires américains au pouvoir politique. L’administration américaine est en effet essentiellement fondée sur le système dit « des dépouilles » qui conduit cette administration à suivre les vicissitudes des majorités politiques. La liberté d’opinion (notamment politique) s’en trouve ainsi fortement hypothéquée. Dès lors le recours aux « lanceurs d’alerte » peut être regardé comme un contrepoint à cet assujettissement global, porté par d’importants relais médiatiques, ce qui les rapproche d’ailleurs de la pratique des « désobéisseurs » français. En conclure que la France est, à cet égard, en retard par rapport aux États-Unis est le signe d’une méconnaissance profonde des situations respectives prévalant dans les deux pays.

Enfin, l’assimilation des « désobéisseurs » aux résistants de la lutte contre l’occupant nazi pousse à l’extrême l’inconvenance. Les millions d’autres fonctionnaires seraient-ils à ce point dépourvus du plus élémentaire courage ? Dans une période de décomposition sociale profonde, où la révolte individuelle tend à remplacer l’idéal de la révolution sociale, les révoltés substituent à l’action de masse leur mise en scène médiatique personnelle et les succès de librairie (autre exemple récent en Gironde). Comment ne pas être gêné par le contentement de Bastien Cazals apprenant de son éditeur que son livre progresse dans le classement des ventes de la semaine ? D’entendre l’éditrice affirmer sans retenue qu’il est l’héritier des résistants du plateau des Glières ? On est là à la limite de l’indécence.