La citoyenneté, entre décentralisation et mondialisation – Contretemps, mars 2012

La profondeur de la crise et la diversité de ses manifestations témoigne que nous sommes dans une période historique tout à fait singulière qui nous invite à sortir des schémas politiques qui ont prévalu au XXème siècle tout en tirant les enseignements de ce siècle « prométhéen ». L’ultralibéralisme dominant depuis une trentaine d’années tend à soumettre l’ensemble de la société à ses règles : concurrence, dérégulation, privatisation, culte de la performance, développement des inégalités, prévalence du court terme, récusation de toute morale civique. Dans ces conditions, les spécités construites par l’histoire en plusieurs siècles apparaissent comme des anomalies dans un pays expérimenté comme la France. Anomalies que ce service public occupant un quart de la population active, que ce principe de laïcité expressément inscrit dans sa constitution, que ce modèle d’intégration fondé sur le droit du sol, que cette réputation de « terre d’asile », que cette succession de quinze constitutions en deux siècles, que ce pays aux 36 000 communes. Pour ceux qui nous gouvernent il s’agit de gommer ces singularités pour mettre ce pays aux normes de l’Union européenne. Comme l’a écrit le philosophe marcel Gauchet : « Le programme initial du sarkozysme, c’est un programme de banalisation de la France » (1)

Cette déstructuration de la France est notamment recherchée par une double démarche de sens contraires. D’une part une politique de décentralisation déstabilisatrice des collectivités publiques et nationale. D’autre part une mondialisation qui s’exprime principalement sous la forme du mouvement des capitaux, mais sans se réduire pour autant à cet aspect. Cette situation pose le problème de l’avenir de l’État-nation, de la souveraineté nationale et populaire, de la responsabilité propre des citoyennes et des citoyens.

1. UNE DÉCENTRALISATION PROFONDÉMENT DÉSTABILISATRICE

La réforme des collectivités territoriales aujourd’hui engagée et dont le cadre est principalement fixé par la loi du 16 décembre 2010 est présentée comme l’Acte III de la décentralisation. Elle est le dernier avatar d’un parcours chaotique. La loi du 2 mars 1982 (Acte I piloté par Gaston Defferre) avait transféré le pouvoir exécutif des départements et des régions des préfets sur les responsables des assemblées délibérantes et annoncé un certain nombre de mesures favorables aux élus, aux agents territoriaux et à l’intervention des citoyens. La loi du 28 mars 2003 (Acte II conduit par Jean-Pierre Raffarin) avait affirmé que l’organisation de la République est décentralisée, que les transferts de compétences devaient être accompagnées de transferts des moyens correspondants, introduit l’idée d’expérimentation et institué un référendum pouvant avoir un caractère décisionnel dans certaines conditions. Ces réformes n’avaient été mises en œuvre que de façon très inégale.

La réforme actuelle a un caractère idéologique clairde ement affirmé par le Président de la République dans son discours de Saint-Dizier du 20 octobre 2009. Pour la première fois la justification de l’aménagement du territoriale est extraterritoriale. La raison avancée est la nécessité de faire obstacle aux délocalisations en créant en même temps des conditions plus favorables aux investissements étrangers. Cet argument de relocalisation est par ailleurs contredit par la volonté affichée de remplacer le raisonnement en termes de « circonscriptions et frontières » par celui ordonné par des « pôles et réseaux ». La démarche a recours à l’image du « mille-feuilles administratif » : il y aurait beaucoup trop de niveaux administratifs, facteurs de bureaucratie et cause d’inefficacité. La métaphore n’est pas pertinente : il n’y a dans l’aménagement spatial déterminant des activités six niveaux. Trois sont à dominante politique : la commune, le département, la nation. Trois sont à dominante économique : l’intercommunalité, la région, l’Europe. Or, en démocratie le politique doit toujours l’emporter sur l’économique aussi utile que soit utile ce dernier. Dans la démarche présidentielle au contraire, le regroupement des communes tend à dépouiller celles-ci de leurs prérogatives. La subordination des départements aux régions réservera à celles-ci les arbitrages essentiels. L’Union européenne impose de plis en plus ses choix aux États membres avec la complicité de leurs dirigeants.

Structures et compétences vont être profondément affectées. Le remplacement des conseillers généraux et régionaux par des conseillers territoriaux moins nombreux d’environ un tiers va tout d’abord réduire les liens avec les citoyens. Leur mode d’élection, pour l’essentiel au scrutin majoritaire va rendre plus difficile le respect du principe de parité hommes-femmes. La tendance à la bipolarisation de la vie politique et à l’élimination des formations minoritaires s’en trouvera accentuée au niveau local. La création de métropoles d’un seul tenant autour de grandes villes et de pôles métropolitains sur des espaces moins continus vont vider départements et régions concernés de leurs compétences quand bien même elles ne disposeraient pas d’une compétence générale ; ces nouveaux établissements publics pourront être chef de file des politiques territoriales les plus structurantes. Enfin les préfets joueront un rôle déterminant dans l’élaboration des schémas directeurs et regroupements de collectivités, notamment le préfet de région institué comme véritable proconsul du pouvoir central dans la définition des métropoles et pôles métropolitains et, le cas échéant, les regroupements de départements et de régions, par-delà même les compétences ministérielles. Cette nouvelle réforme, outre sa nocivité, souligne la nécessité d’inscrire toute politique de décentralisation dans une réflexion plus générale sir les institutions traduisant de manière équilibrée les principes d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriale par une subsidiarité démocratique encore à inventer.

La réduction des moyens de financement des administrations locales est le moyen principal de leur assujettissement. La Cour des comptes a souligné a maintes reprises que, contrairement à la loi, les transferts de compétences et de services de l’État vers les collectivités territoriales n’avaient pas été accompagnés d’un transfert des moyens correspondants et qu’il en résultait un grand désordre. La suppression de la taxe professionnelle sans que soient garantis de nouveaux moyens de financement durables va avoir pour conséquence un transfert de la charge financière des entreprises vers les ménages et des difficultés accrues pour les collectivités territoriales à répondre aux besoins fondamentaux des populations. Simultanément le gouvernement réduit les moyens des administrations déconcentrées. D’abord par le moyen de la loi organique sur les lois de finances (LOLF) qui par son mécanisme dit de « fongibilité asymétrique » pénalise l’emploi. Surtout, par la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) qui, de façon tout à fait irrationnelle, réduit les moyens des administrations centrales et déconcentrés avec, notamment, sa mesure aveugle et absurde de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Ajoutons à cela le démantèlement de ce que l’on pourrait appeler « l’administration rationalisante » : suppression de la DATAR et du Commissariat général du Plan, du Conseil national d’évaluation, de Haut conseil des entreprises publiques, du Haut conseil à la coopération internationale, etc. Il s’en suivra une réduction à huit par région du nombre des directions régionales ministérielles et au maximum à trois du nombre des directions départementale. Les services publics locaux seront les principales victimes de cette politique. Ils s’accompagneront d’une compression des effectifs d’agents publics et par une précarisation de leurs conditions matérielles. Le secteur privé mettra la main sur les activités abandonnées les plus lucratives. Tout cela favorisera le clientélisme et le risque de corruption. À l’inverse, une telle dégradation souligne l’importance d’une rationalisation des politiques publiques fondée à la fois sur le plus large débat démocratique et le recours aux méthodes scientifiques de gestion publique qui était jusqu’à présent une qualité de l’administration française.

Si la situation statutaire des fonctionnaires territoriaux ne fait pas partie directement de la réforme des collectivités terriyoriales, la politique conduite par les gouvernements successifs à leur sujet a des conséquences directes sur le fonctionnement des services qui les emploient. Il convient de rappeler que les agents des collectivités territoriales ont, jusqu’à la réforme su statut général des fonctionnaires de 1983-1984 été placés dans une position d’infériorités vis-à-vis de leurs homologues de lÉrat. Au nombre de quelque 1 800 000 ils sont aujourd’hui fonctionnaires à part entière, mais ils ont été la cible des attaques menées par les gouvernements de droite contre le statut général, en particulier par la loi Galand du 13 juillet 1987 qui a opéré une régression importante sur laquelle aucun gouvernement, fut-il de gauche, n’est revenu. Depuis, les fonctionnaires territoriaux subissent les remises en cause des garanties statutaires de l’ensemble des fonctionnaires accompagnant les vagues de privatisation, de dérégulation et de démantèlement des services publics. Une offensive particulièrement violente a été lancée par le Président de la République en septembre 2007 annonçant une « révolution culturelle » dans la fonction publique par le moyen, en particulier, du recrutement par contrat de droit privé négocié de gré à gré mis sur le même pied que le recrutement par voie de concours. L’aggravation de la crise à l’automne 2008, en montrant le rôle d’ « amortisseur social » du secteur public a contribué à mettre en échec cette ambition dont cependant l’intention demeure. Les conditions d’une contre-offensive sont dès lors plus favorables. Elle doit conduire à mettre en avant les valeurs du service public et de la fonction publique : l’égalité qui a comme conséquence que c’est par concours que l’on entre dans la fonction publique, l’indépendance qui rend le fonctionnaire propriétaire de son grade si son emploi est à la disposition de l’administration, la responsabilité qui veut que le fonctionnaire ait la plénitude des droits du citoyen. Elle implique la formulation dynamique de réformes pour adapter l’administration à l’évolution des besoins, des techniques et de l’environnement international. Cela suppose – conditions qui n’ont pas toujours été réunies dans le passé – une démarche commune des fonctionnaires et des élus en convergence avec les aspirations de la population.

2. LA MONDIALISATION ET LA MONTÉE DE L' »EN COMMUN »

Dans son ouvrage Projet pour la paix perpétuelle, écrit en 1795, Emmanuel Kant évoque « Le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre ». Il établit, par là, l’étroite liaison existant entre le droit à la possession indivise de la terre par l’ensemble du genre humain et l’affirmation individuelle de la citoyenneté, aujourd’hui essentiellement définie sur une base nationale, mais dont les dimensions universelles s’affirment à notre époque dans le processus de mondialisation qui n’est pas seulement celle du capital.

Il n’est guère besoin d’insister sur la mondialisation du capital, à l’origine de graves déséquilibres et de monstrueux gaspillages s’exprimant aujourd’hui dans une crise financière sans précédent, révélant aussi une immoralité stupéfiante dans la conduite des sociétés. On en retiendra néanmoins que ce cataclysme a conduit pour la première fois avec cette ampleur à parler de crise de système, à réunir en urgence, puis de façon répétée, les plus puissants de la terre pour mettre en place des politiques de rigueur plus ou moins coordonnées, à engager des crédits publics à des niveaux inconnus jusque-là, voire à envisager ou même à réaliser des nationalisations, à reconsidérer les réglementations internationales du commerce, des transferts financiers, etc. Cette masse d’interventions publiques a pour but, n’en doutons pas, d’assurer la survie d’un système. Ce n’est pas une question nouvelle (2). Cette crise est aussi la matérialisation de l’échec d’un modèle, celui du système capitaliste. C’est aussi, en même temps, l’appel à l’émergence d’un autre modèle de développement et de progrès.

Si la mondialisation est apparue essentiellement jusqu’ici comme celle du capital, elle s’est également traduite par la montée au niveau mondial d’une exigence de valeurs dont, entre autres manifestations, la célébration du 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a été l’occasion. Certes, comme l’analyse encore le philosophe Marcel Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme a prospéré dans l’espace laissé libre par l’effondrement des grandes idéologies messianiques. Ils constituent un ensemble limité et peu cohérent pour donner lieu, sur toute question, à des règles de droit rigoureuses ; ils fonctionnent sur le registre de la révolte et de la médiatisation ; ils sont insuffisants pour porter des projets de société et ils peuvent même, selon l’avis du philosophe, avoir dans la sphère sociale, le rôle de régulateur que prétend jouer le marché dans la sphère économique. Il n’en reste pas moins qu’ils portent aussi l’exigence de normes juridiques, voire de juridictions, reconnues au niveau mondial pour faire respecter des valeurs à vocation universelle. L’émergence de ces valeurs ne peut être décrétée, elle ne peut être que le résultat de l’expérience des peuples, d’une lente maturation commune. Certaines s’imposent dès aujourd’hui en dépit de nombreuses pratiques contraires : la paix, l’interdiction de la torture et de l’esclavage, par exemple. D’autres, comme l’égalité, l’individualité de la responsabilité pénale, la laïcité, en sont à un stade moins avancé.

Ces considérations très générales ne sont pas séparables des processus de « mise en commun » que l’on observe dans de nombreux domaines et qui caractérisent notre époque. Il s’agit bien sûr de la nécessaire protection de l’écosystème mondial. Mais aussi de la mondialisation de nombreux domaines de l’activité humaine : les télécommunications, le contrôle aérien, la météorologie. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans l’échange international des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations artistiques. Les mœurs évoluent par comparaison, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà des manifestations du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit au sens qu’envisageait Emmanuel Kant qui ajoutait dans le paragraphe précité, que « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre », d’où, selon lui, le devoir d’hospitalité, et pour nous sans doute une nouvelle manière de considérer les flux migratoires. Des bases de cette communauté de destin sont déjà importantes : Internet, le réseau des milliers d’ONG, des textes juridiques très importants comme, outre la Déclaration universelle des droits précitée, la Charte des Nations Unies et quantité de conventions et de traités.

Les conséquences de ce nouveau contexte sont considérables. Elles invitent à donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que nous désignons par des expressions telles que « mises en commun », « valeurs universelles », « patrimoine commun de l’humanité », « biens à destination universelle » selon Vatican II, ou encore avec Edgar Morin « Terre-Patrie », ou le « Tout-Monde » des écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, etc. On s’en tiendra ici aux conséquences que l’on peut envisager dans deux domaines: le service public et le secteur public.

La conscience émergente d’un intérêt général du genre humain trouve naturellement son débouché dans la notion de service public. Globalement il s’agit de passer d’une organisation mondiale dominée par les objectifs du capital à une organisation soucieuse de l’intérêt général, d’une économie guidée par le profit à une « économie des besoins ». En ce qui concerne les besoins fondamentaux, cela doit conduire à définir des services publics à ce niveau. On n’imagine pas que le contrôle aérien, par exemple, puisse être abandonné aux règles du marché ; que les compagnies aériennes privées pourraient s’en remettre à la « main invisible » ou à la « concurrence libre et non faussée » pour déterminer les niveaux de vol ou les couloirs de circulation. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir et c’est dans le cadre de cette hypothèse que l’on doit placer des réflexions et des propositions pour une véritable transformation sociale ; des services publics industriels et commerciaux correspondant à la gestion des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques ; des services administratifs relatifs à la production de services techniques : les télécommunications, certains transports, l’activité météorologique et spatiale, de nombreux domaines de la recherche scientifique, des services d’assistance médicale ; des services essentiellement administratifs organisant la coopération des pouvoirs publics nationaux et internationaux dans de multiples domaines : la sûreté sous de multiples aspects (la lutte contre les trafics de drogues, les agissements mafieux, les actions terroristes, la répression des crimes de droit commun), la recherche d’économies d’échelle, la suppression des doubles emplois, la réglementation des différentes formes de coopération dans toutes les catégories administratives.

Se pose alors nécessairement la question de la base matérielle, de la propriété publique, peut être plus exactement de l’appropriation sociale nécessaire pour traduire la destination universelle de certains biens, des biens publics. On pense évidemment, comme il a été dit, au traitement de l’eau dont il est évident aujourd’hui qu’il doit être mis au service de toutes les populations de la terre, où qu’elles se situent. Mais pourquoi ce qui est vrai et assez généralement admis pour ce qui concerne la ressource eau ne le serait pas pour bien d’autres ressources de l’espace, de l’atmosphère, du sol et du sous-sol ? Est-il admissible, à notre époque, que les gisements de gaz, de pétrole ou d’uranium, par exemple, soient appropriés par les seuls possesseurs de la surface du sol sur lesquels s’exerce une souveraineté que seuls les mouvements contingents de l’histoire ont déterminée, quand bien même elle garde une légitimité politique ? Le raisonnement vaut a fortiori pour nombre de services tels que ceux qui ont été évoqués précédemment. Il nous faut donc réfléchir et proposer des appropriations mondiales ou internationales correspondant à ces nécessités de notre temps et visant simultanément à l’affaiblissement économique et politique du capital par des appropriations sociales d’entreprises et d’institutions financières dominant les secteurs-clés répondant à des besoins fondamentaux bénéficiant souvent de financements et d’avantages publics.

Ce sont toutes ces réflexions qui permettent de parler du XXIème siècle comme « l’âge d’or » potentiel du service public au niveau mondial, ce qui ne constitue en rien une négation des niveaux national et continental. Au stade actuel la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. La France, en raison de son histoire et de son expérience peut contribuer de manière éminente à la construction de ce monde nouveau.


3. LA CITOYENNETÉ, FONDEMENT DE RECOMPOSITION

L’ouverture d’une perspective politique dans une situation de crise suppose que l’on s’interroge préalablement sur la trajectoire afin de caractériser la situation actuelle et que l’on identifie les déterminants de l’évolution. Les explications antérieures apparaissent aujourd’hui insuffisantes. Le matérialisme historique fondait l’évolution sur le niveau des forces productives et la dialectique des rapports de production. Le passage d’un mode à l’autre résultait du développement des contradictions internes du mode : le caractère social de la production et le caractère privé des moyens des moyens de production pour le capitalisme. Cette explication sous-estimait d’autres contradictions sociales (relative autonomie des superstructures, évolution des mœurs, préoccupations environnementales, affirmations individuelles et développement des réseaux, etc.). Le mouvement des siècles passés peut aussi être analysé comme traduisant un effort de longue durée pour dégager les sociétés des influences transcendantales. Le XXème siècle, notamment, a pu être caractérisé comme un siècle « prométhéen » ; René Raymond dans Regards sur le siècle montre comment ce siècle a été guidé par les idées de peuple, de science, de progrès (3), l’épopée communiste (1917-1991) en étant l’expression la plus spectaculaire, y compris dans son échec final. L’homme peut-il encore espérer dominer la nature et forger par la volonté et la raison son destin ?

La question se pose aujourd’hui en situation de crise systémique. Les symptômes en sont multiples : désaffection politique marquée en particulier par la croissance des abstentions, montée du chômage et de la précarité, développement des jeux de hasard et des sectes, menaces contre l’écosystème mondial, crise aux dimensions multiples : financière, des matières premières, religieuse, etc. Il s’agit d’une véritable décomposition sociale dont certaines causes peuvent être identifiées : la référence problématique à l’État-nation avec désaffection dans les pays anciens mais la multiplication de leur nombre et des réactions nationalistes ; la complexification et la dénaturation de la notion de classe sous l’effet du progrès technique, de la mondialisation capitaliste, de l’individualisation des statuts ; les bouleversements spatiaux marqués par l’urbanisation, le développements des voies de communication, l’émergence de nouvelles puissances économiques ; l’évolution rapide des mœurs principalement dans la famille, les relations sociales, la confrontation des cultures. Surtout, l’affaiblissement voire l’effondrement des grandes idéologies messianiques qui avaient prospéré au siècle dernier et structuré les débats politiques majeurs : la théorie néoclassique pour les libéraux de plus en plus éloignée de la représentation du réel s’est faite normative, ; l’État-providence pour les socio-démocrates voit sa démarche redistributive asphyxiée dans la crise et la récession ; le marxisme, inspirateur du mouvement communiste ne peut plus être regarfé comme le paradigme des forces du changement s’il garde certaines vertus explicatives et pédagogiques. Ce moment historique de décomposition sociale est donc tout à fait singulier et doit être analysé en tant que tel, même si nous disposons à cet effet que des outils théoriques anciens. Il donne naissance à des expression significatives comme celle d’Edgar Morin qui parle de « métamorphose », de Pierre Nora qui évoque le « régime des identités », ou d’Alain Badiou qui s’interroge «Qu’appelle-t-on échouer ?’ » (4). D’autres moments historiques ont présenté des caractéristiques de même incertitude : Alfred de Musset n’écrivait-il pas dans Confession d’un enfant du siècle en 1836 « On ne sait, à chaque pas qu’on fait si l’on marche sur une semence ou sur un débris » ?

Ce moment peut être considéré sous un autre angle. La seconde guerre mondiale a été suivie d’un cycle de croissance forte et administrée d’une trentaine d’années jusqu’au tournant des années 1970-1980 ; c’est, en France, l’époque de la « planification à la française ». Lui succède une période d’une trentaine d’années également dominée par les politiques ultralibérales qui débouche sur la crise actuelle et, selon l’expression des libéraux eux-mêmes, le « retour de l’État ». Un nouveau cycle semble ainsi s’amorcer marqué par une intervention publique plus importante, mais sur le contenu de laquelle il convient de s’interroger. La droite, sous sa version sarkozyste en France accepte de se soumettre aux marchés financiers ; l’État est alors le bras séculier de la finance internationale, chargé de mettre en œuvre pour le compte de ces derniers les politiques de rigueur mettant à la charge des peuples le poids de la crise et des dettes, ce qui suppose la normalisation évoquée en introduction. Le parti socialiste, dépourvu de toute idéologie de transformation sociale, ne vise qu’une présentation plus sociale d’un capitalisme qui n’est plus contesté au fond et d’une politique d’austérité admise comme inéluctable sous couvert de responsabilité gestionnaire Quant au parti communiste il se réfugie dans une politique de survie dépourvue de toute ambition révolutionnaire, une fraction campant sur des positions orthodoxes ne pouvant déboucher que sur une impasse politique, d’autres pratquant la fuite en avant, répétant à satiété la phrase de Marx : « le communisme est le mouvement réel qui aboutit l’état actuel des choses » qui (5), sortie de son contexte, ne veut rien dire. Dè lors se pose la question : « Peut-on encore parler d’une perspective socialiste pour la France ? ».

Le mot lui-même, il est vrai, doit surmonter les obstacles de références peu engageantes : l’échec du régime soviétique, la voie suivie par les communistes chinois, l’opportunisme des différentes versions social-démocrates, l’abandon du concept de socialisme par le parti communiste – à l’exception notable des jeunesses communistes – au bénéfice d’un « communisme » indéterminé afin de se soustraire à l’accusation de soviétisme maintenu. Sans préjuger de la réponse finalement apportée, on peut au moins s’interroger sur les raisons de la faillite d’un système qui se prétendait socialiste. Dans la vulgate marxiste, le socialisme pouvait se définir par trois conditions : la propriété sociale des grands moyens de production, d’échange et de financement, le pouvoir de la classe ouvrière et de ses alliés, l’émergence d’in homme nouveau s’affranchissant progressivement de ses aliénations. Or l’expérience a montré que la propriété sociale s’était transformée et étatisme, que le pouvoir de la classe ouvrière avait été confisqué par une nomenklatura et qu’aucun homme nouveau n’avait émergé.Pourtant doit-on considérer que la cause est entendue ? En l’absence d’idéologie révolutionnaire de rechange n’est-il pas plus constructif de remettre sur le chantier une réflexion tenant compte des enseignements de l’expérience ? C’est l’hypothèse qui est ici retenue. La question de la propriété sociale ne saurait se traduire par une étatisation sur le modèle soviétique ni se réduire à un simple transfert juridique à l’instar des nationalisations réalisées en France en 1982. À l’expropriation juridique doivent être associées, d’une part une finalisation par l’ « économie des besoins » dont il a été question précédemment, d’autre part une intervention effective des travailleurs concernés. La question du pouvoir politique ne peut plus être posée aujourd’hui en termes d’exclusivité d’un pouvoir de classe mais doit être élargie à une réflexion sur la démocratie institutionnelle dans les conditions d’une société complexe telle que celle dans laquelle nous vivons. Enfin, l’homme nouveau espéré, qui était en réalité conçu comme conséquence des changements structurels et superstructurels, doit au contraire être au centre de la démarche engagée. En France il porte un nom : le citoyen.

La justification conduisant à regarder la construction de la citoyenneté comme fondement principal de la recomposition dans la crise est multiple. D’abord, elle nous permet de relever le concept de l’homme nouveau. Ensuite, elle renoue avec notre histoire républicaine née sous la révolution de 1789 (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! »). Enfin, le concept est puissamment fédérateur d’idées et de moyens progressistes susceptibles d’être compris et de mobiliser dans les combats politiques d’aujourd’hui. On se limitera ici à un bref aperçu de cette problématique (6).

Il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs. Une conception de l’intérêt général regardé comme catégorie éminente au-dessus des intérêts particuliers et dont le service public en condense les caractéristiques essentielles. Une affirmation du principe d’égalité qui tend à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique et fonde, notamment, la démarche de parité homme-femme et le modèle d’intégration basé sur le droit du sol. Une éthique de la responsabilité individuelle et collective, juridique et morale fondée sur le principe de laïcité.

Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif doté des moyens nécessaires. Un statut du citoyen essentiellement politique mais aux dimensions économiques et sociales indispensables. Une démocratie locale assurant la libre administration des collectivités territoriales et la plus directe intervention des citoyens. Des institutions permettant une expression fidèle de la souveraineté nationale et populaire et recherchant leur articulation efficace aux niveaux infra et supranationaux.

Il n’y a pas de citoyenneté sans dynamique l’inscrivant dans le monde réel, c’est-à-dire intégrant une crise des individualités, des représentations et des médiations. La citoyenneté doit prendre en compte les droits de l’homme et permettre de contester la raison d’État illégitime. Elle est appelée à évoluer en fonction du double mouvement de décentralisation et de mondialisation précédemment analysés.

Entre décentralisation et mondialisation, la citoyenneté est le moyen essentiel et immédiat de recomposition idéologique et politique, le premier pas de refondation d’une pensée révolutionnaire pour le XXIème siècle.

1 – Marcel Gauchet, « Retombées politiques de la crise », Le Débat, septembre-octobre 2009.
2 – A. Le Pors, Les béquilles du capital, Seuil, 1977.
3 – R. Rémond, Regards sur le siècle, Presses de Science Po.n 2000.
4 – A. Badiou, L’hypothèse communiste, Lignes, 2009. Dans le même esprit voir aussi : A. Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Albin Michel, 1993 et Éloge de l’échec, Éditions Le Temps des Cerises, 1999.
5 – Karl Marx, Lettre circulaire, 1879.
6 – Pour un exposé de caractère didactique voir notamment : A. Le Pors, La citoyenneté, PUF, coll. Que sais-je ?, 4ème édition 2011. On trouvera également de nombreux articles sur le sujet sur mon blog : http://anicetlepors.blog.lemonde.fr

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