Remise de la Légion d’honneur à Jean-Christophe LE DUIGOU – Montreuil 30 janvier 2012

Monsieur le Secrétaire Général de la CGT,
Chers amis, chers camarades,
Cher Jean-Christophe,

Je suis sensible et honoré que Jean-Christophe LE DUIGOU m’ait demandé de lui remettre les insignes de Chevalier de la Légion d’honneur. D’abord, parce que je mesure l’effort que représente l’appel à un Léonard pour dire les mérites d’un Trégorois. Ensuite parce que, si ce type de circonstance n’est pas si fréquent dans cette maison, elle ne doit pas être dédaignée comme l’expérience de mes relations avec les dignitaires de l’Ordre me l’a montré. Enfin, parce qu’il s’agit d’une intention amicale qui marque une amitié fraternelle de quarante ans, sans occulter les différences ou les désaccords que nous pouvons avoir sur telle ou telle question.

Les motivations qui ont conduit à la nomination de Jean-Christophe sont, il est vrai, considérables. Chaque facette de sa vie – on serait tenté de parler de plusieurs vies en une – justifierait à elle seule l’honneur qui lui est fait. On en jugera par quelques rappels de ses parcours professionnel, syndical, en tant qu’intellectuel et expert, comme militant politique, auteur de très nombreux ouvrages qui font la synthèse de ces « vertus et talents » au sens de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Sur sa carrière professionnelle

– maîtrise de gestion de l’Université de Rennes/DESS d’informatique/ancien élève de l’école nationale des impôts
– 1973 : analyste informaticien au MEF
– 1981 : inspecteur principal des impôts
– 1988-1989 : auditeur à l’IHEDN
– 1992 : directeur divisionnaire des impôts
– 2009 : conservateur des hypothèques

Sur ses responsabilités syndicales

– 1973 : adhésion à la CGT
– 1978 : secrétaire général du syndicat de la DG des Impôts CGT

– 1982 -1994 : secrétaire général de la fédération des Finances CGT. Dans une situation complexe et contradictoire et même conflictuelle (dont j’ai connu largement les prémices) il a su installer( une atmosphère plus sereine par la discussion, le respect des opinions diverses et la démocratie syndicale.

– 1995 : directeur du centre confédéral CGT d’éducation économique et sociale
– 1999 – 2009 : secrétaire de la CGT, membre du bureau confédéral et de la commission exécutive chargé des questions économiques et des retraites
– 2006- 2009 : en charge de la commission Promotion du développement durable, des services publics, des politiques industrielles de la CGT

Sur ses apports d’intellectuel et d’expert

Retraites

– conseil d’orientation des retraites, le COR (>2000)
– conférence relative à la revalorisation des pensions de vieillesse /VP du conseil de surveillance du fonds de réserve pour les retraites (>2003)
– Les compliments de l’ancien préfet de police, conseillert d’État, Guy Fougier.

Energie

– commission de régulation de l’énergie (>2008)
– comité d’orientation du fonds énergétique d’investissement (>2009)

Economie générale

– 2004 – 2005 : membre de la mission conduite par Jean-Louis Beffa visant à définir les conditions d’une bonne relance de grands programmes scientifiques et technologiques
– -2005 – 2008 : membre du conseil de surveillance de l’agence d’innovation industrielle dont il sera le VP
– depuis janvier 2009 : membre du comité d’orientation du Fonds stratégique d’investissement

Politique nationale

– 1982 – 2004 : représentant de la CGT au CES
– 1993 : membre du bureau du Conseil national de l’information statistique (CNIS) auprès de l’INSEE et du Comité consultatif d’Eurostat
– membre de la commission économique de la nation (>1999)
– 1999 : membre de la commission de la concertation du CGP en vue de la préparation du rapport sur les perspectives de la France

Sur sa trajectoire de militant politique

– 1962 : adhère à la JC
– 1987 – 1996 membre du CC du PCF
– Section économique du PCF : arrivée en 197-1975 sur fiscalité / puis finances publiques/ responsable du département « finances » incluant les banques / puis responsable adjoint de la SE jusqu’en 1992.
– 1991 : cofondateur de l’association Confrontations devenue en octobre 1999 Confrontation pour une démocratie participative européenne
– Chronique hebdomadaire dans l’Humanité-Dimanche

Sur sa production éditoriale

Une douzaine d’ouvrages dont :

– L’économie et la gestion de l’entreprise (1987 ES)
– Réinventer l’impôt (1995 ed. Syros)

*** L’avenir des retraites (débat avec Jean-Michel Teulisse et en collaboration avec Michel Gainaud, 1999 ed. At)
– Capitalisme patrimonial ou nouveau statut salarial (sous la direction, avec Henri Jacot, 2000, L’Harmattan)

*** Pour ou contre les fonds de pension, débat avec Bill Crist (2002 Grasset)

*** 10 propositions pour sortir de la crise (avec Nasser Mansouri-Guilani, ed. At, 2009)

*** Petit livre des retraites … avec Pierre-Yves Chenu ed. At. 2010).

On le voit, les motivations de la nomination de Jean-Christophe comme Chevalier de la Légion d’honneur sont surabondantes. Chacune de ces vies de Jean-Christophe justifierait cette désignation. Leur unité est à rechercher dans l’article prémier de la Déclaration des droits de 1789 « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Bous dirions aujourd’hui le service de l’intérêt général, le service public. Il est bon que cela trouve l’occasion de s’affirmer alors que l’air du temps pousse à mettre un signe d’égalité entre secteur privé et modernitéé.

J’imagine aussi que cette activité multidimensionnelle a du souvent entrer en concurrence avec d’autres domaine de la vie : familial notamment. C’est pourquoi je veux associer à cet hommage son épouse Françoise et ses filles Anne et Marie.

Enfin, cette désignation elle-même ne doit nourrir aucune réserve. Il s’agit comme le disait le poète algérien Kateb Yacine parlant de la langue française que certains de ses compatriotes considéraient comme une marque persistante de la colonisation d’un « butin de guerre ».

 

 

 

Il me revient donc de procéder maintenant de procéder la remise de ces insignes et de prononcer des paroles sacramentelles : « Jean-Christophe LE DUIGOU, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nons sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’honneur ».

Service public, travail et démocratie – CGT Communauté urbaine de Strasbourg, 17 janvier 2012

SERVICE PUBLIC, FONCTION PUBLIQUE, ENJEUX POLITIQUES

Que le service public et sa partie centrale la fonction publique soient un enjeu ne souffre guère de discussion L’article 20 de la constitution n’énonce-t-il pas : « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration … ». Le texte laisse penser que l’administration n’est qu’un instrument passif entre les mains du pouvoir exécutif et, par là, que la formule s’appliquerait aux fonctionnaires eux-mêmes, ce que confirmait bien Michel Debré dans les années 1950 en déclarant : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait. » C’est la conception du fonctionnaire sujet. Nous savons bien que la réalité est bien plus complexe et que les fonctionnaires, propriétaires de leur grade ont une existence propre et que, si le principe hiérarchique a longtemps prévalu, il ne saurait ignorer que les agents du service public sont aussi des citoyens qui ont le droit et le devoir de se forger une idée sur la conception du service public qui regroupe leurs missions.

Cette nature contradictoire du service public n’est pas une question nouvelle. Je voudrais donc tout d’abord montrer comment les principes qui régissent le service public et la fonction publique en France sont issus de notre histoire. Puis caractériser l’offensive dont ils sont l’objet au cours de la dernière période. Enfin, m’interroger sur la contre-offensive possible et nécessaire.

I. DES PRINCIPES ISSUS DE NOTRE HISTOIRE

Sur la plupart des thèmes participant du débat politique actuel – la réforme des collectivités territoriales, par exemple -sont évoqués l’intérêt général, le service public, la fonction publique, idées qui se sont forgées au cours des siècles : création du Conseil d’État du Roi sous Philippe Le Bel à la fin du XIIIème siècle, apparition des intendants au XVème sciècle et des Ponts et Chaussées au XVIIème, articles 1er et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, École française du service public à la fin du XIXème , les services publics dans le programme du CNR, le statut général des fonctionnaires en 1946. Ces notions se sont incarnées dans des personnages historiques importants : de Richelieu à de Gaule.

1.1. L’intérêt général

Les économistes néo-classiques ne sont parvenus à définir qu’un « optimum social », préférence révélée des consommateurs. Le citoyen ne se réduit pas au consommateur ni à au producteur.

Le juge administratif a considéré que c’était au pouvoir politique de le définir dans un débat démocratique. Il en a fait cependant usage, mais de façon subsidiaire dans l’application du principe d’égalité. Il a identifié des activités relevant de l’intérêt général.

Il siège dans les notions de déclaration d’utilité publique, d’ordre public. Les « actions positives » doivent être proportionnées à la différence des situations ou à l’intérêt général invoqué qui ne doit pas porter une atteinte excessive aux intérêtes privés.

L’intérêt général, comme l’État réputé en être le garant, est donc bien un champ contradictoire et non consensuel. Le mouvement social est-il en mesure de s’y investir pleinement ?

1.2. Le service public

Une notion simple à l’origine : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs ; la couverture par l’impôt et non par les prix ; la reconnaissance de prérogatives de service public.

Une notion devenue complexe : interpénétration public-privé (régie, concession, délégation), hétérogénéité croissante, développement du secteur associatif. Le contrat le dispute à la loi.

La contradiction s’exacerbe dans le cadre de l’Union européenne dont les critères sont essentiellement économiques (« éonomie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée »). Le service public est ignoré (sauf art. 93 du traité sur le foncyionnement de l’Union européenne, TUE), définition des SIEG et des SIG et, plus récemment, des SNSIG Protocole n°26 du TFUE). La jurisprudence de la CJCE tend cependant à faire une place aux acticités d’intérêt général ; le régime de la propriété n’est pas préjugé (art. 345). L’attachement aux services publics a joué un rôle important dans le rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005.

Peut-on envisager un renforcement des services publics avec une propriété publique affaiblie ?

1.3. La fonction publique

Création ancienne d’une administration centralisée. Le principe hiérarchique est longtemps dominant. Création de règles jurisprudentielles et rejet de la notion de « statut carcan » par les syndicats pendant la première moitié du XXème siècle. Premier statut de 1941 sous Vichy. La loi du 19 octobre 1946, premier statut démocratique. Redistribution législatif-réglementaire en 1959.

L’élaboration du statut actuel en 1981-1986 : les 3 principes d’égalité, d’indépendance, de responsabilité. La conception du fonctionnaire-citoyen. Une fonction publique à « trois versants » (FPE, FPT, FPH).

Montée en puissance des personnels sous statut : 200 000 fonctionnaires début XXème siècle, 1 million en 1946, 2,1 millions en 1981, 5,3 millions aujourd’hui. 146 articles législatifs en 1946, 57 en 1959. La codification en cours comporterait 1 600 articles législatifs et 6 000 articles réglementaires. Le statut actuel connaît la plus grande longévité (29 ans pour le Titre I) contre la prévision de F. Mitterrand en 1986.

Quelle affirmation de la spécificité du service public ? Le fonctionnaire est-il un citoyen, un salarié comme les autres ?

II. UNE OFFENSIVE SANS PRÉCÉDENT

Selon Marcel Gauchet, la stratégie du sarkozysme c’est la « banalisation » de la France. La France, une somme d’ « anomalies » : le modèle d’intégration, la laïcité, le service public, les collectivités territoriales, le droit d’asile, etc.

Le « pragmatisme destructeur » contre l’ « ardente obligation ». L’ « identité nationale » comme contre-feu.

2.1. La réduction de la dépense publique

La France n’est pas sur-administrée (93 agents publics pour 1 000 habitants), les fonctionnaires ne sont pas une charge excessive pour les finances publiques.(les rémunérations représentent 12,8 % du PIB, en baisse, toutes fonctions publiques confondues).

Des précédents : la commission de la Hache dans les années 1950, la RCB, la LOLF (34 missions, 132 programmes, 620 actions) et sa « fongibilité asymétrique ».

La RGPP : non remplacement d’un fonctionnaire sur deux ; plus de 300 mesures administratives, pas de concertation. Le démantèlement de l’ « administration rationalisante : DATAR, CGP, CNE, HCEP, HCCI, CIRA, DP, CECRSP, INSEE, A de F, etc.

Primauté à la « main invisible » sur la « main visible ». La loi du marché ou celle de la volonté publique ?

2.2. Démantèlement des services publics et de la fonction publique

Une spécificité française : une fonction publique de 5,3 millions, environ 6 millions avec les entreprises et organismes publics (un quart de la population active). Un môle de résistance au marché et à la contractualisation.

L’attaque n’a pas commencé acec Sarkozy : loi Galland du 13 juillet 1987 ; suppression de la 3ème voie d’accès à l’ÉNA, de la loi sur droit de grève de 19 octobre 1982). Changement de statuts de La Poste et France Télécom en 1990 (P. Quilès), d’Air France en 1998 (J-C. Gayssot), rapport du Conseil d’État 2003 préconisant la contractualisation comme « source autonome du droit » de la fonction publique. Atteintes sectorielles par les lois de modernisation du 2 février 2007 et sur la mobilité du 3 août 2009.

La « révolution culturelle » dans la fonction publique annoncée par Nicolas Sarkozy le 19 septembre 2007. Il diligente le Livre Blanc de J-L. Silicani (contrat contre loi, métier contre fonction, performance individuelle contre efficacité sociale). La crise révélatrice du rôle d’ « amortisseur social » du service public (emploi, pouvoir d’achat, protection sociale et retraites, éthique). Dans les conditions nouvelles, le « Grand soir statutaire » n’aura pas lieu, mais le cap est maintenu et les atteintes se poursuivront.

Les gouvernements de gauche ne reviennent pas sur les atteintes de la droite. Qu’en serait-il dans une hypothèse de retour au pouvoir de la gauche en 2012 ?

2.3. La réforme des collectivités territoriales

La justification par la compétition internationale (St-Dizier, le 20 octobre 2009). Priorité aux « pôles et aux réseaux » sur les « circonscriptions et les frontières ».

Pas de « mille-feuilles » mais 2 triptyques : commune-département-nation (politique) contre agglomération-région-Europe (économique). Trois décisions majeures : les conseillers territoriaux, les métropoles, la suppression de la taxe foncière

Des conséquences très déstabilisatrices vont s’ensuivre. En premier lieu, une détérioration de la situation matérielle et morale des fonctionnaires : effectifs, contractualisation, clientélisme. Propositions de loi Gorge (le contrat comme modalité de droit commun, le statut comme exception), et Poisson (marchandisation des emplois public-privé). En deuxième lieu, l’affaiblissement des services publics déconcentrés (8 directions dans les régions, 2 à 3 dans les départements) comme conséquence de la RGPP, se combinant avec l’affaiblissement des services publics décentralisés. En troisième lieu, la présidentialisation accrue avec le rôle dévolu aux préfets et spécialement au préfet de région véritable proconsul (carte des regroupements de communes, périmètre des métropoles, conventions départements-régions).

La voie d’une autre réforme des collectivités territoriales est possible : articulation des niveaux, principes d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriales. Récusation de l’idéologie managériale proposée aux élus dans la gestion des affaires publiques et du vocabulaire qui l’accompagne.

La convergence : fonctionnaires, élus, opinion populaire, difficilement réalisée dans le passé est-elle envisageable aujourd’hui ?

III. OUVRIR DES PERSPECTIVES

Défendre les services publics, mais surtout inscrire leur promotion dans une perspective. Ne pas se contenter de discours généraux.

3.1. Se positionner sur les valeurs et principes

Le pouvoir ne néglige pas les valeurs : 75 des 146 pages du Livre Blanc Silicani y sont consacrées sans qu’il en tire les conséquences.

Réaffirmer les valeurs et principes de l’intérêt général, sur le service public, de la fonction publique, précédemment évoqués. Il faut évoquer aussi l’unité et l’indivisibilité de la République et la libre administration des collectivités territoriales.

Le peuple français doit se réapproprier l’histoire, la science, la morale.

Il y a aujourd’hui un considérable déficit idéologique. Comment le combler ?

3.2. Faire des propositions constructives à tous niveaux

Ce pouvoir peut être tenu en échec : de la révolution culturelle, de la suppression du classement se sortie des écoles de la fonction publique ; critique du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux par Philippe Séguin. Dissensions sur la taxe professionnelle, l’élection des conseillers territoriaux. Promesse aventureuse de titularisation des contractuels …

Faire des propositions concernant le service public et la fonction publique : par exemple reclassement indiciaire, réduction de la contractualisation, double carrière, conditions de mobilité, dialogue social, égalité hommes-femmes, etc.

Plus généralement, réhabiliter, dans le cadre d’une « économie des besoins », la planification, les nationalisations, les institutions.

Souligner le rôle des « États généraux du service public » et des nombreuses initiatives de défense des services publics.

Mais aussi pour un « statut des travailleurs salariés du secteur privé » (cf . Robert Castel, Ph. Cotis, position de la CGT). Il convient de favoriser la convergence organisée dans l’action avec le statut général des fonctionnaires. Les conceptions sont loin d’être convergentes sur le sujet.

3.3. Le service public « valeur universelle » ?

La montée de l’ « en commun » : valeurs universelles, protection de l’écosystème mondial, propriété des ressources du sol et du sous-sol, des produits alimentaires, projets industriels internationaux, mondialisation de services, des échanges, de la culture, du droit, etc.

La prise de conscience de l’unité de destin du genre humain caractéristique majeure du moment historique : « Terre-Patrie », le « Tout-Monde », « Patrimoine commun de l’humanité », « Biens à destination universelle », etc.

Le service public, valeur universelle. La contribution de la conception et de l’expérience française. Le XXIème siècle « âge d’or » du service public ?

Devoir de réserve : à propos du documentaire de Canal + : « Fonctionnaires, taisez-vous ! » – Octobre 2011

FACILITÉ ET CONFUSION

Mon article « Obligation de réserve : les fonctionnaires, citoyens de plein droit » paru dans le journal « Le Monde » le 1er février 2008 est encore aujourd’hui l – et de loin – l’article le plus consulté sur ce blog. C’est dire que le sujet intéresse ; c’est dire aussi sa difficulté car il s’agit de définir la portée et les limites de la liberté d’opinion, garantie essentielle inscrite dans le Statut général des fonctionnaires dont j’ai dirigé l’élaboration en 1983-1984. Autrement dit il s’agit de définir la dialectique qui doit exister entre liberté d’expression et devoir de réserve (notions ne figurant pas dans le statut et laissées donc à l’appréciation du juge), ce qui n’a de sens qu’au cas par cas : la réserve exigée d’un ambassadeur n’est pas la même que celle d’un agent de bureau.

C’est dire que j’avais toutes les raisons d’être intéressé par le documentaire sus-mentionné. Je n’avais accepté d’y participer qu’avec réserve car je craignais que des auteurs insuffisamment conscients de la difficulté de l’entreprises ne tombent dans la facilité d’une « victimisation » des personnes considérées, sans apporter l’éclaircissement nécessaire au fond. C’est malheureusement ce qui s’est produit. Le documentaire « « Fonctionnaires, taisez-vous ! » ne manque pas d’intérêt par la documentation produire, mais il se caractérise par une grande confusion qui résulte des trois causes suivantes.

1/ Un exclusivisme individualiste

L’exemple privilégié est celui de l’enseignant « désobeisseur » (présent au début et à la fin). Il y a aussi un gendarme, Hugues Mikelly (autrement plus intéressante), et un général reconverti dans le privé, Vincent Desportes. Ces deux derniers sont des militaires, ce qui ne peut manquer de poser des questions singulières, justifiées certes, mais qui ne sauraient rendre compte tant des problèmes généraux de la fonction publique que la question de l’obligation de réserve.

Alors que c’est par la loi qu’est garantie la liberté d’opinion, ni les partis politiques (à l’exception d’un sénateur républicain américain !), ni les juges, ni les syndicats de fonctionnaires ne sont amenés à s’exprimer. La seule évocation syndicale est celle du droit syndical dans la police et l’armée, ce qui est un tout autre sujet, d’ailleurs dramatisé de manière tout à fait incongrue.

Aucune réflexion politique structurée ne conduit l’analyse, le cadre juridique de traitement du problème n’est donné – par acquis de conscience ? – qu’in fine. Ce qui est en cause, ce n’est pas le bien-fondé de la révolte des intéressés que l’on n’a, en l’état de l’instruction de leur cas, aucune raison de contester mais la manière de défendre en l’espèce une garantie fondamentale.

2/ Des amalgames regrettables

Amalgame de situations tout d’abord. Les exemples cités devraient s’inscrire sous le facteur commun « Fonctionnaires, taisez-vous ! », ce qui est tout à fait abusif. Seule la situation du gendarme est réellement intelligible : à la fois militaire et chercheur, sa liberté d’opinion et d’expression devait être appréciée de ce double point de vue et c’est à juste raison que le Conseil d’État a annulé le décret du président de la République le sanctionnant. On ne sait si l’enseignant a exercé un recours contre les sanctions administratives le frappant, dans l’affirmative quelle était la motivation du rejet de son recours (puisqu’il reste sanctionné). Quant au général reconverti, apparemment faiblement sanctionné, on ne sait rien et on peut s’interroger sur les raisons de sa prise de position.

Amalgame des fonctionnaires civils et militaires ensuite. La question du droit syndical dans l’armée et la police est une vraie question, mais qui ne se réduit pas à la question de la liberté d’opinion. Ce mélange n’aide donc pas à la solution du problème général de ces personnels qui représentent moins de 10% des fonctionnaires français. La confusion ne peut, en outre, que charger la réflexion de manière négative.

Amalgame enfin entre l’autoritarisme de certains responsables de l’administration et celle-ci considérée dans son ensemble. Or il existe d’innombrables cas de solutions positives à l’expression des opinions du fonctionnaire-citoyen (je peux en témoigner à titre personnel), grâce à l’action syndicale, aux recours juridiques victorieux, à l’intervention de responsables de formations associatives ou politiques. La présentation unilatéralement négative du problème est décourageante dans un contexte où l’autoritarisme tend à être le fait du sommet de l’État lui-même.

3/ Des références douteuses

Les situations singulières qui servent de base au raisonnement des auteurs du documentaire ne sont pas du tout représentatives de la situation générale de l’administration pour les raisons qui ont été dites. Il aurait été possible de caractériser statistiquement cette situation : nombre d’affaires relatives à la liberté d’opinion traitées chaque année, évolution de la jurisprudence sur la question, sociologie des fonctionnaires concernés. Cette approche rationnelle serait d’autant plus justifiée que l’exécutif actuel tend à renforcer la coercition sur l’exercice des droits des fonctionnaires. La combinaison de ces approches globales aurait donné sa véritable dimension politique à la protection de la liberté d’opinion des fonctionnaires et toute son efficacité à la défense des cas individuels. C’est ainsi que je m’étais efforcé de procéder dans l’article du Monde précité.

Il est en outre assez stupéfiant de faire dans le film une aussi lourde référence au système américain des « lanceurs d’alerte ». Non que cet exemple soit dépourvu d’intérêt, mais parce qu’il marque l’assujettissement des fonctionnaires américains au pouvoir politique. L’administration américaine est en effet essentiellement fondée sur le système dit « des dépouilles » qui conduit cette administration à suivre les vicissitudes des majorités politiques. La liberté d’opinion (notamment politique) s’en trouve ainsi fortement hypothéquée. Dès lors le recours aux « lanceurs d’alerte » peut être regardé comme un contrepoint à cet assujettissement global, porté par d’importants relais médiatiques, ce qui les rapproche d’ailleurs de la pratique des « désobéisseurs » français. En conclure que la France est, à cet égard, en retard par rapport aux États-Unis est le signe d’une méconnaissance profonde des situations respectives prévalant dans les deux pays.

Enfin, l’assimilation des « désobéisseurs » aux résistants de la lutte contre l’occupant nazi pousse à l’extrême l’inconvenance. Les millions d’autres fonctionnaires seraient-ils à ce point dépourvus du plus élémentaire courage ? Dans une période de décomposition sociale profonde, où la révolte individuelle tend à remplacer l’idéal de la révolution sociale, les révoltés substituent à l’action de masse leur mise en scène médiatique personnelle et les succès de librairie (autre exemple récent en Gironde). Comment ne pas être gêné par le contentement de Bastien Cazals apprenant de son éditeur que son livre progresse dans le classement des ventes de la semaine ? D’entendre l’éditrice affirmer sans retenue qu’il est l’héritier des résistants du plateau des Glières ? On est là à la limite de l’indécence.

Voeux aux Bretonnes et aux Bretons pour 2012 – Bretagne-Ile de France

LA BRETAGNE, ENTRE LOCAL ET PLANÉTAIRE

La réforme des collectivités territoriales éngagée cette année pourrait être lourde de conséquences pour l’avenir de la région Bretagne – comme pour les autres régions françaises – et des départements et communes qu’elle contient. Le président de la République a cru devoir parler à ce sujet de « mille-feuilles » administratif. Présentation trompeuse : tous les niveaux ne sont pas équivalents. Il y a dans l’espace d’aménagement territorial six niveaux utiles. Trois sont à dominante politique : la commune, le département, la nation. Trois sont à dominante économique : la communauté de communes, la région et l’Union européenne. Dès lors, la question majeure est de savoir ce qui doit l’emporter en démocratie : le politique ou l’économique ? C’est le politique évidemment. Et cela vaut également en élargissant la réflexion au niveau planétaire.

C’est pourquoi la réforme actuellement sur les rails est profondément déstabilisatrice des collectivités territoriales d’un triple point de vue. Financier d’abord, car la suppression de la taxe professionnelle n’a pas été compensée par la perspective de ressources financières stables, permettant une péréquation verticale et horizontale faisant progresser l’égalité sur tout le territoire national. Institutionnel ensuite : la création de métropoles, de pôles métropolitains, la confusion des conseilleurs généraux et régionaux en conseillers territoriaux beaucoup moins nombreux, le rôle renforcés des préfets de région, véritables proconsuls du pouvoir central, vont affecter gravement les condition d’exercice de la démocratie locale. Social enfin, car la réduction des ressources financières décentralisées et déconcentrées – conséquence de la révision générale des politiques publiques – va réduire les services publics, diminuer les éffectifs de fonctionnaires en précarisant ceux-ci, accroiîre le clientélisme et les risques de corruption.

Mes vœux pour la Bretagne, les Bretonnes et les Bretons découlent de cette analyse. Je souhaite une véritable réforme des collectivités territoriales qui accroisse la sécurité de nos compatriotes où qu’ils se trouvent, un aménagement du territoire qui favorise les initiatives, la responsabilité dans le respect d’un intérêt général défini par la loi au niveau national, l’amélioration des conditions matérielles et morales de tous les acteurs – je pense tout spécialement aux fonctionnaires – dans leur vie professionnelle, familiale et personnelle. Que 2012 nous fasse progresser en ce sens.