Comment peut-on définir le rôle fondamental du Service Public d’une manière générale ?
Le service public a, en France, une longue histoire. Lorsque Philippe Le Bel, à la fin du XIIIe siècle, crée le Conseil d’État du Roi il signifie par là que les affaires du royaume qui traitent du « bien commun » ne peuvent relever des tribunaux ordinaires et qu’il faut une instance plus éminente pour en juger. Ensuite, sous la monarchie absolue, la France se dotera d’une administration forte et de services publics structurés (les intendants au XVe siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées au XVIIe). La question sera permanente au cours de notre histoire contemporaine. La Révolution posera des principes essentiels (égalité d’accès aux emplois publics, responsabilité des agents publics) et se créera à la fin du XIXe une « École française du service public » qui va théoriser l’intérêt général pour dire qu’il n’est pas la somme des intérêts particuliers et définir les services publics (mission d’intérêt général, personne morale de droit public, droit et juges administratifs, couverture par l’impôt, prérogatives de droit public). Plus tard on associera trois principes aux services publics : égalité, continuité, adaptabilité.
Cette valeur centrale est-elle partagée ou simplement connue de la part des agents de la fonction publique et des français en général ?
Cette histoire et ces principes ne sont pas toujours présents dans la conscience des utilisateurs des services publics, des agents de ces services et des fonctionnaires des administrations, voire des élus locaux ou nationaux. Pour faire de nombreuses conférences sur le sujet, je peux néanmoins témoigner qu’il y a, en France, une profonde culture de l’intérêt général et des services publics comme en attentent aussi les mouvements revendicatifs pour sa défense comme en 1995, ou encore le rejet par référendum, le 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen dont les services publics étaient un enjeu important.
Peut-on dire que nous sommes aujourd’hui dans une phase inédite de remise en cause des Services publics ? Si oui, quelles sont les principales menaces ?
Sous le pouvoir sarkozyste, il y a en effet une profonde remise en cause de l’histoire et des principes que j’ai rappelés. D’une manière générale, je reprendrai à mon compte cette appréciation du philosophe Marcel Gauchet qui a écrit : « La stratégie initiale du sarkozysme, c’est la banalisation de la France ». Pour le pouvoir actuel, il convient en effet de mettre notre pays aux normes de l’Union européenne exigées par le marché. Les spécificités historiques de la France sont, aux yeux de ce pouvoir considérées comme des « anomalies ». Anomalie que ces services publics, que la laïcité, le droit du sol déterminant la nationalité, l’existence de 36 000 communes…C’est tout cela que le pouvoir en place envisage de supprimer, ce qu’il a d’ailleurs entrepris activement, à l’exemple de sa réforme des collectivités territoriales.
Or, l’expérience montre que lorsqu ‘un gouvernement de droite succède à un gouvernement de gauche, il n’hésite pas à remettre en cause certaines avancées. En revanche, à l’inverse, les gouvernements de gauche reviennent généralement très peu, voire pas du tout, sur ce qu’ont fait les gouvernements de droite lorsqu’ils leur succèdent. J’en déduis qu’il faudra être très vigilant après la présidentielle et les législatives si la gauche revient au pouvoir.
A l’échelle des villes, d’où vient spécifiquement le danger ?
Comme l’a souligné depuis fort longtemps la Cour des comptes, cela tient tout d’abord au fait que les transferts de compétences de l’État aux collectivités territoriales n’ont été que très partiellement compensés par des ressources financières correspondantes, d’où une augmentation constante des charges pesant sur les collectivités territoriales, les villes notamment et, par voie de conséquence, les populations. Mais le principal danger aujourd’hui, vient de la réforme des collectivités territoriales mise en œuvre depuis 2009 et de l’application plus précisément de la loi du 16 décembre 2010 avec : la suppression de la taxe professionnelle sans compensation durable assurée, le remplacement des conseillers généraux et régionaux par des conseillers territoriaux réduits d’un bon tiers, la création de métropoles et de pôles métropolitains.
Y a-t-il un risque spécifique de remise en cause du statut des fonctionnaires, notamment territoriaux ?
Assurément. Nicolas Sarkozy avait annoncé le 19 septembre 2007 une « révolution culturelle » dans la fonction publique avec comme mesure emblématique le « recrutement sur contrats de droit privé conclus de gré à gré » concurremment aux concours. Comme vous avez pu l’entendre, il ne décolère pas de constater que la fonction publique territoriale a recruté l’année dernière autant d’emplois qu’il en a supprimés dans la fonction publique de l’État. Par ailleurs, tous les observateurs se sont plus à reconnaître que, pendant la crise, la France avait bénéficié avec son secteur public étendu d’un puissant « amortisseur social » en matière d’emploi, de pouvoir d’achat, de protection sociale, de retraite, et même de morale. Tout cela prouve que le pouvoir actuel peut être mis en échec, même s’il ne faut pas avoir de doute sur sa volonté de reprendre son offensive anti-fonction publique s’il était réélu. Comme menaces spécifiques visant la fonction publique territoriale, il faut aussi évoquer les propositions de lois Gorge et Poisson qui tournent le dos à la conception française du service public…
Comment peut-on, chacun à son niveau (agents, habitants, élus), contribuer à la défense et à la valorisation du Service Public ?
Il faut, me semble-t-il de façon générale, que le peuple français se réapproprie son histoire, une démarche scientifique et la morale républicaine que bafouent les dirigeants actuels.
Je crois à la nécessité d’élever le débat en rappelant les valeurs sur lesquelles sont fondés les services publics et que j’ai évoquées. Celles de la fonction publique (égalité, indépendance, responsabilité) sur lesquelles j’avais fondé expressément l’architecture du Statut général des fonctionnaires d’une fonction publique « à trois versants » (État, territoriale, hospitalière) de 1983-1984 qui comprend aujourd’hui quelque 5,3 millions de salariés (soit, avec les agents des entreprises publiques, le quart de la population active française) couverts par des garanties statutaires et réglementaires. Mais il faut y ajouter aussi l’unité de la Répyblique en même temps que le principe de libre administration des collectivités territoriales.
Il faut aussi faire des propositions d’amélioration, d’évolution, car il n’y a pas de texte sacré et des services publics et des fonctions publiques qui n’évolueraient pas se scléroseraient inévitablement. C’est le rôle des organisations syndicales, mais pas seulement. On rejoint par là des propositions plus générales concernant les questions de planification, de nationalisation, d’aménagement du territoire, etc.
Enfin, je pense qu’il faut faire converger les actions des trois composantes principales concernées par la promotion et la défense du service publics : les citoyennes et les citoyens, les agents publics et les fonctionnaires, les élus. Cette convergence a souvent été défectueuse dans le passé. Il est urgent et important d’y travailler. Je pense, en outre, qu’il ne faut pas se contenter de « défendre le service public », il faut surtout le promouvoir en prenant conscience que le monde qui se fait sous nos yeux va rendre nécessaire le développement d’interdépendances, d’interactivités, de solidarités, et que cela porte un nom en France : les services publics. Il faut installer dans l’ensemble du peuple l’idée que le XXIe siècle peut et doit être l’ « âge d’or » du service public. Le thème que votre minicipalité a retenu « En avant, le service public ! » me semble tout à fait pertinent à cet égard.