30° anniversaire du Statut Général des Fonctionnaires (II)
Les anniversaires valent d’être célébrés parce qu’ils invitent à s’interroger sur le moment dans lequel s’inscrit l’événement considéré, à la fois comme point d’aboutissement et comme point de départ. Le statut général des fonctionnaires a une histoire et demeure un enjeu. C’est dans le cadre de cette réflexion que l’architecture statutaire conçue et construite entre 1981 et 1984 peut être regardée comme un événement marquant qui mérite d’être rappelé.
Il convient de se souvenir, en effet, que si notre pays s’est doté depuis des siècles d’une fonction publique d’État forte et structurée, celle-ci a, jusqu’à la première moitié du XXe siècle été dominée par le principe hiérarchique qui faisait du devoir d’obéissance du fonctionnaire sa principale vertu. Il s’en est suivi que l’amélioration de la condition des fonctionnaires s’est effectuée par la voie jurisprudentielle qui a conduit parfois à parler de « statut jurisprudentiel » tandis que les fonctionnaires et leurs organisations redoutaient la mise en place d’un « statut carcan »[1].
C’est dire combien – si on néglige le statut corporatiste instauré par le régime de Vichy en 1941 – le statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946 a constitué un changement profond des dispositions législatives les concernant et des mentalités. Il portait, certes, la marque de son époque, il reflétait nécessairement l’état de l’administration et de la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi, par exemple, que, dans le statut de 1946, on ne considère pas l’organisation des fonctionnaires en « corps », mais en « cadres », ce qui correspond aujourd’hui à une tout autre conception.
La constitution de la Ve République opérant une nouvelle répartition des champs respectifs de la loi et du décret, l’ordonnance du 4 février 1959, nouveau statut général des fonctionnaires, n’en modifia pas, pour l’essentiel, le contenu.
L’alternance politique de 1981 invitait à revoir l’ensemble des dispositifs statutaires des agents publics. Nommé ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre, je connaissais assez bien le droit de la fonction publique et ses problèmes pour y avoir exercé des activités professionnelles et syndicales pendant près d’une trentaine d’années dans plusieurs administrations. Mais, surtout, j’avais choisi comme directeur de mon cabinet, René Bidouze, un fonctionnaire du ministère des Finances, en même temps que responsable syndical de haut niveau, qui avait occupé la fonction de secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT pendant plusieurs années. Expert des questions de la fonction publique, il était très apprécié des responsables des autres organisations syndicales, ce qui était un atout incontestable dans l’exercice de fonctions ministérielles comportant d’importantes séquences de négociation.
Nous avions une idée assez claire de ce qu’il convenait de faire pour la fonction publique de l’État. Mais ce qui décida de l’engagement des réformes fut la priorité fixée par le Président de la République en faveur de la décentralisation dont le maître d’œuvre était le ministre de l’Intérieur chargé des collectivités territoriales, Gaston Defferre. Ce dernier était bien décidé à renforcer les garanties statutaires des agents de ces collectivités, jusque là régis par le Livre IV du Code des communes, mais il nous sembla rapidement qu’il n’envisageait cette opération que par la réforme des dispositions existantes qui s’inscrivaient dans la conception d’une fonction publique « d’emploi » – centrée sur les qualifications professionnelles d’un métier – alors que nous entendions renforcer le champ de la fonction publique « de carrière » – considérant l’ensemble d’une vie professionnelle dans une fonction – qui était celle des fonctionnaires de l’État. J’obtins du Premier ministre de pouvoir intervenir en ce sens à l’ouverture du débat à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de décentralisation, le 27 juillet 1981, soit à peine plus d’un mois après mon entrée au gouvernement[2].
Dès lors, se développa entre les deux ministères une confrontation qu’Olivier Schrameck, alors conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur rapporte ainsi[3]. « Pour [le ministre chargé de la fonction publique], la construction du nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus, il était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui lui était constitutionnellement dû. Il voyait aussi dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère, cantonnées jusque là à la fonction publique de l’État, le statut des agents locaux étant géré par la direction générale des collectivités locales du ministère de l’Intérieur. À l’occasion d’une communication en conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque ».
Olivier Schrameck, décrit alors les péripéties qui ont suivi et les positions des différents partenaires : ministres de l’Intérieur et de la Fonction publique, élus et leurs associations, syndicats. Il conclut :
« Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun, partie intégrante des statuts de deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage d’un Premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de son [ministre de la Fonction publique]. Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces. »
Si l’analyse d’ensemble d’Olivier Schrameck correspond à la réalité, on ne commentera pas ses appréciations imaginaires sur les motivations qu’il prête au ministre de la Fonction publique. Cela dit, on notera qu’en effet, la plupart des élus locaux – et leurs associations – n’accueillirent pas avec faveur la perspective de voir les agents des collectivités territoriales placés sous les mêmes dispositions statutaires générales que celles des fonctionnaires de l’État, craignant de voir leurs prérogatives limitées de ce fait. Quant aux syndicats, s’ils étaient dans l’ensemble favorables à la novation statutaire, ils ne marchaient pas du même pas, ce qui a entrainé l’échelonnement des différentes lois de 1983 à 1986.
Rapidement s’est imposée l’idée d’une architecture d’ensemble rassemblant les différentes catégories d’agents publics concernées. La difficulté était alors de combiner : unité du dispositif et diversité des activités et des fonctions. J’ai estimé que l’unité devait être assurée moins par la règle, par la norme juridique, que par l’invocation de principes républicains, fondés sur notre tradition culturelle, historique, politique de l’intérêt général et du service public. Essentiellement trois principes :
– le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789, basant l’accès aux emplois publics sur les « vertus » et les « talents » des citoyens, dont nous avons tiré la conséquence que c’est par la voie du concours que l’on accède aux emplois publics.
– le principe d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique – il s’agit de celle du fonctionnaire et non de l’administration – associé à la séparation du grade et de l’emploi, caractéristique du système dit « de la carrière » par opposition au système « de l’emploi ». Il s’agissait de la généralisation d’une conception ancienne, mais qui, jusque-là, ne figurait pas expressément dans le statut. Une loi de 1834 sur l’état des officiers disposait en effet que « si le grade appartient à l’officier, l’emploi appartient au Roi ».
– le principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits et qui fait du fonctionnaire un citoyen à part entière pour assumer pleinement sa responsabilité de service public : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Cette conception du fonctionnaire-citoyen s’opposait à celle du fonctionnaire-sujet, survivance de la domination du principe hiérarchique.
J’ai parcouru la France pour développer ces idées. Une médaille de la Fonction publique française a été frappée par la Monnaie de Paris pour en symboliser et en matérialiser l’expression (voir ci-après).
Le respect de la diversité des fonctions publiques imposait une traduction spécifiée des dispositions relatives à chacune d’elles. D’où cette architecture d’un statut général unifié, articulé en quatre titres pour une fonction publique « à trois versants » : en facteur commun, les droits et obligations des fonctionnaires dans une définition extensive (Titre I), la fonction publique de l’État (Titre II), la fonction publique territoriale (Titre III), la fonction publique hospitalière (Titre IV).
Le débat au Parlement ne présenta pas de difficulté particulière. Le soutien des groupes communiste et socialiste était acquis. L’opposition de droite fit monter en première ligne Jacques Toubon et Philippe Séguin qui m’accusèrent, d’abord de vouloir faire un statut « communiste », puis « socialiste » ; je leur répondis qu’il s’agissait d’un statut républicain. Leurs critiques s’amenuisèrent au fil du débat, faute de justifications sérieuses. J’ai espéré, un moment, un vote unanime de l’Assemblée nationale sur le nouveau statut. Mais à l’exception de quelques personnalités – tel Olivier Stirn – cela ne se produisit pas, en raison du ressentiment consécutif à l’alternance politique de 1981. J’eus l’occasion, à la fin du débat, de rencontrer Michel Debré qui m’aborda de manière courtoise. Il conclut ainsi notre échange : « Finalement, je pense que la bonne solution se situe entre nos deux positions »[4].
On aboutit donc finalement aux quatre lois suivantes, alors même que je n’étais plus au gouvernement pour la dernière d’entre elles :
– Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, titre 1er du Statut général des fonctionnaires (SGF).
– Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, titre II du SGF.
– Loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, titre III du SGF.
– Loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière, titre IV du SGF.
À cette construction devait s’ajouter la prise en compte de certains agents d’établissements publics, notamment ceux de la recherche, par une loi du 15 juillet 1982. Ils ont été placés sous les dispositions du titre 1er du statut général, en situation très dérogatoire.
Satisfaisante au plan intellectuel, cette construction présentait un « maillon faible » : la fonction publique territoriale où les agents avaient une culture sensiblement différente de celle des fonctionnaires de l’État, des relations particulières avec les élus détenteurs du pouvoir hiérarchique, un particularisme lié à celui des collectivités territoriales. Il fallait surtout s’attendre à ce que les élus s’efforcent de reprendre la main à la première occasion. On ne tardera pas à s’en apercevoir, même si, pour l’essentiel, l’unité statutaire des fonctions publiques ne sera pas remise en cause[5].
Par rapport aux statuts antérieurs, les apports du nouveau statut général constitué par les lois de 1983, 1984 et 1986 ont été très importants. On peut les résumer de la façon suivante.
Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par le Titre 1er du statut, on peut énumérer, dans l’ordre des articles : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions figurant au bulletin n° 2 du casier judiciaire ; la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art. 8) et le dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général, dans le Titre II : la 3e voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20) ; de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73) ; etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des comités techniques paritaires ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service. On soulignera particulièrement, avant même l’entrée en vigueur du nouveau statut, les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les nouvelles compétences du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État, des commissions administratives paritaires, des comités techniques paritaires, des comités d’hygiène et de sécurité.
Cette réforme bénéficia du soutien constant du Premier ministre, Pierre Mauroy, et des membres de son cabinet chargés de la fonction publique, Bernard Bruhnes, Christian Rollet et, surtout, Bernard Pêcheur. Pierre Mauroy avait été professeur de l’enseignement technique, il connaissait bien et estimait la fonction publique. Après avoir lui-même exercé des responsabilités syndicales, il gardait d’étroites relations avec la Fédération de l’éducation nationale (FEN), principale organisation syndicale de la fonction publique. On lui doit son arbitrage de départ en faveur d’une fonction publique « de carrière » pour l’ensemble des fonctionnaires. Cette position était d’autant plus méritoire qu’il était, comme Gaston Defferre, maire d’une grande ville – respectivement Lille et Marseille – et, par là, sensible aux réticences des maires vis-à-vis des nouvelles dispositions statutaires, soupçonnées de renforcer le pouvoir central.
Les relations avec l’Élysée étaient très différentes. Le président François Mitterrand ne s’intéressait guère à la fonction publique et les conseillers techniques de son cabinet chargés de la fonction publique – Jeanette Laot, Robert Chéramy puis Ségolène Royal – se contentèrent de se tenir informés du travail effectué. Le président François Mitterrand intervint néanmoins en deux occasions. La première fois, lorsque je présentai en conseil des ministres le projet de loi sur la réglementation du droit de grève dans les services publics – qui aboutira à la loi du 19 octobre 1982. Je fus alors soumis à un véritable grand oral sur mes intentions et les différentes formes d’exercice du droit de grève. La seconde fois, à l’occasion de la présentation, en conseil des ministres également, d’un projet de Charte des relations entre l’administration et les citoyens. J’envisageais cette charte comme le pendant politique, pour tous les citoyens, du statut général pour les fonctionnaires. Il s’agissait, au départ surtout, d’une codification des textes existants – informatique et libertés, accès aux documents administratifs, motivation des actes administratifs, archives – qui aurait été complété progressivement par de nouvelles dispositions de réformes administratives. Le président s’y opposa de manière assez véhémente en soutenant que c’était davantage par le changement des pratiques administratives et des mentalités plutôt que par la loi que l’on devait réformer l’administration. Il ne resta de cette entreprise que le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers – il sera d’ailleurs abrogé à compter du 1er juillet 2007[6].
Ce n’est que récemment que j’ai pu connaître l’opinion de François Mitterrand sur les réformes statutaires de la période 1981-1984. Dans son livre Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Jacques Fournier[7], alors secrétaire général du gouvernement, écrit : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte : » l’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux. » Il évoque une » rigidité qui peut devenir insupportable » et des » solutions discutables « . « On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours. » » Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie. »
Ce trentième anniversaire témoigne de son erreur de jugement.
[1] Pour une analyse historique approfondie de la fonction publique, on consultera utilement le blog de René Bidouze : http://renebidouze.over-blog.fr
[2] Projet qui aboutira à la loi de décentralisation du 2 mars 1982.
[3] O. Schrameck, La fonction publique territoriale, Dalloz, 1995.
[4] Michel Debré, prolongeant la tendance hiérarchique antérieure, avait écrit dans La mort de l’État républicain (Gallimard, 1947 ), « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». La remarque ici rapportée témoigne qu’il avait sensiblement évolué depuis.
[5] Ce fut le fait de la loi du 13 juillet 1987, dite « loi Galland », qui rétablit, dans la fonction publique territoriale, la liste d’aptitude au lieu du classement par ordre de mérité du concours, supprima le conseil supérieur des fonctions publiques, réduisit les compétences des centres de gestion fusionnés avec les centres de formation,
réduisit les attributions du conseil supérieur de la fonction publique territoriale, remplaça les corps par des cadres d’emploi, encouragea le recours aux contractuels. À la même époque fut supprimée la 3e voie d’accès à l’ENA et la loi du 19 octobre 1982 sur la réglementation du droit de grève dans les services publics.
[6] Ce qui n’a pas empêché, dans un même esprit, la publication depuis d’un Code de l’administration par Bernard Stirn et Simon Formery, Litec, 2008 (3e éd.)
[7] J. Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008, p. 349-350.