Reportage à la CNDA – Bonjour Bobigny, 13 novembre 2013

L’appel à l’aide

Sylvie Speckler

Marc Chagall, Milan Kundera, Eugène Ionesco, Jorge Semprun, Maria Casarès, Régine, Richard Antony, Léon Zitrone ont en leur temps demandé le statut de réfugié. C’est la Cour nationale du droit d’asile, installée à Montreuil, qui juge en appel de l’accorder –ou pas.- Le droit d’asile leur a permis de s’installer en France.

À part les drapeaux européen et français qui surplombent l’entrée, rien ne distingue la Cour nationale du droit d’asile des autres immeubles récents -façades vitrées, alu brossé- du quartier. Mais à l’intérieur, à 15 heures, quand tout le monde se retrouve dans le hall, ce n’est pas pour la pause-café. C’est l’heure d’affichage des décisions. Chacun scrute la liste de noms en cherchant le sien, et surtout ce qui suit : “statut de réfugié”, “protection subsidiaire” ou “rejet du recours”. “Rejet ? c’est pas bon çà, rejet ?” L’avocat en robe noire, répond doucement à son client que “non, non, rejet, c’est pas bon”. Un homme envoie par téléphone la photo de la liste avec son nom. La décision de l’Ofpra* qui ne lui accordait pas le statut est annulée ; il est désormais protégé par la Convention de Genève de 1951.

 La décision a été prise il y a trois semaines, juste après l’audience qui se tient dans une des seize petites salles, toutes du même modèle. Quatre tables suffisent à remplir la moitié de l’espace. Derrière la première, face à la porte qui reste toujours ouverte car les audiences sont publiques, sont assis les juges : un président et deux assesseurs. À leur gauche, le rapporteur qui instruit et prépare le dossier, à l’opposé, le secrétaire de séance. Enfin une dernière table, face aux juges. C’est là que viennent s’asseoir le demandeur d’asile, son avocat et très souvent un interprète. Une vingtaine de sièges en plastique achèvent de meubler la salle. Une seule suspension de dix minutes par demi-journée, les auditions s’enchaînent sans désemparer, toujours de la même façon. Le secrétaire annonce le numéro de dossier. Le rapporteur prend d’abord la parole pour l’exposer et donner les raisons du rejet par l’Ofpra. Puis les juges interrogent le requérant. À l’avocat ensuite de justifier les dates, caractériser les menaces, clarifier une situation, préciser un contexte politique…On apprend alors sur la vie de celui ou celle dont on ne voit que le dos, les menaces supportées, la violence endurée, parfois les tortures subies, et la traque, la fuite, l’exil. Les dates s’égrènent marquant les moments où tout a basculé à cause d’un changement de régime politique, d’une opposition à une coutume, d’actes de militantisme… Ce jour-là, salle d’audience numéro 15, chacun des quatre Congolais (RDC), trois Pakistanais, trois Russes et un  Bengladais doit persuader le président, Anicet Le Pors*, et ses deux assesseurs, qu’il ne peut pas rentrer dans son pays.* “On doit savoir pourquoi le demandeur d’asile “craint” -c’est subjectif- “avec raison” -c’est objectif-, d’être persécuté s’il y retourne”, résume Anicet Le Pors. C’est risqué car s’ils sont là aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont déjà pas réussi à convaincre à la  première étape, un fonctionnaire de l’Ofpra. Mais çà, c’est assez courant : “On retrouve dans ce dossier la “formule magique” de l’Ofpra : la demande est “manifestement infondée” ironise une avocate.

L’an dernier, l’Ofpra a donné la protection à 4 348 personnes – moins de 10 % des demandeurs. La Cnda l’a accordée à 5628 personnes d’abord écartées par l’Ofpra. Mais depuis quelques années, la Cnda, sans faire d’humour noir, “repêche” moins de demandeurs : 7 % de moins pour être précis, entre 2010 et 2012. Anicet Le Pors qui y siège depuis 2000, estime que “ On peut trouver anormal que la juridiction accorde plus d’asiles que l’organisme administratif. Mais la Cnda est devenue elle-même une imposante machine administrative. À l’origine, tous les présidents -qui en sont la cheville ouvrière- venaient du Conseil d’Etat, avec des rapporteurs du Conseil d’État également, il y avait une grande homogénéité, avec  la même manière de faire. Les présidents vacataires (ils sont 70 ndlr) comme moi prenaient plus ou moins de séances dans le mois selon leur disponibilité, leur envie, leur intérêt pour le droit d’asile. Puis on a élargi la gamme des présidents comme celle des rapporteurs, choisis essentiellement parmi les officiers de protection de l’Ofpra, puis  parmi les attachés d’administration. On a mis en place une douzaine de présidents permanents. Cela tend à les instituer comme présidents des autres présidents. On a assorti leur affectation ici d’avantages de carrière, ils sont notés par le président de la Cnda. Moi je ne le suis pas et je n’aurais pas accepté de l’être. Cela change beaucoup de choses et peut entrainer un certain conformisme par rapport à la hiérarchie. Auparavant nous étions complètement indépendants.” Anicet Le Pors regrette “une plus grande sérénité qui tenait aussi à un nombre de dossiers à traiter moins important” mais il tempère : «  Cela dit,  l’évolution est aussi marquée par un plus grand professionnalisme. si les présidents permanents sont plus conformes, comme les vacataires ils jugent selon le droit existant et s’efforcent de le faire en toute indépendance. Ce qui n’exclut pas que certains sont plus bienveillants et d’autres plus sévères. »

Le statut de réfugié découle d’une convention internationale, mais le droit d’asile est un droit provisoire à séjourner dans le pays dont on demande la protection. Et chaque État a une grande liberté sur la procédure. Par exemple, en imposant des délais, plus ou moins courts, plus ou moins faciles à tenir. En autorisant –ou non -les demandeurs à travailler (la France ne les y autorise pas.) En rajoutant des pays sur la liste des “pays sûrs”. C’est ainsi qu’en 2009, la Turquie était sur la liste, quand l’Ofpra accordait le statut à 704 demandeurs. Ce “pays sûr” fournissait donc chaque jour deux réfugiés au sens de la Convention de Genève… “L’affaire Léonarda” arrive juste avant une réforme du droit d’asile prévue à la fin de l’année :  Au regard de l’instruction de l’asile, personne ne conteste que le travail a été fait correctement. Mais c’est un mauvais exemple pour le droit d’asile parce que, dans l’opinion, beaucoup vont penser que tous les demandeurs d’asile sont des menteurs, ce qui n’est pas vrai », commente Anicet Le Pors.


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* Anicet Le Pors, ministre de 1981 à 1984, a exercé diverses responsabilités politiques et syndicales. Membre du Haut Conseil à l’Intégration de 1990 à 1993, membre du Conseil d’Etat, il est président de section à la Cour nationale du droit d’asile depuis 2000.

* Ofpra : Office français de protection des réfugiés et apatrides

 *1er article de la la convention des Nations unies adoptée à Genève en 1951, définissant le statut de réfugié. : « Le terme ‘réfugié’ s’appliquera à toute personne (…) qui craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »

Réforme de l’Etat, réforme administrative – Institut François Mitterrand, septembre 2013

30° anniversaire du Statut Général des Fonctionnaires (XV)

TÉMOIGNAGE SUR LA « RÉFORME DE L’ÉTAT

Anicet Le Pors

Ministre de la Fonction publique

 et des Réformes administratives (1981-1984)

Conseiller d’État honoraire

Il est habituel de nommer « réforme de l’État » ce qui n’est en réalité que réforme administrative. L’auteur du Coup d’État permanent faisait, lui, la différence. On dira qu’il y a réforme de l’État lorsque sera, par exemple, supprimée l’élection du président de la République au suffrage universel, que l’Assemblée nationale sera élue au scrutin proportionnel, que le nombre des mandats parlementaires sera limité à deux dans le temps, etc. De réforme de l’État, il n’y en eut guère sous François Mitterrand – si l’on excepte la loi de décentralisation du 2 mars 1982 et l’introduction de la proportionnelle en 1986 – qui s’accommoda fort bien de l’appareil d’État tel qu’il était et en usa avec brio.

On sacrifiera néanmoins  à l’usage en parlant ici aussi sous ce vocable des réformes administratives qui ne sont pas, il est vrai, sans influence sur l’appareil d’État et son fonctionnement. J’ai du affronter le concept dès mon entrée au gouvernement, puis dans l’exercice de mes fonctions en tentant de mettre sur pied une conception d’ensemble de la fonction publique et de l’administration. On peut dégager quelques enseignements de cette action.

Des attributions discutées

 La participation de ministres communistes au gouvernement avait été évoquée de façon polémique tout au long de la campagne électorale  de l’élection présidentielle de 1981, mais elle ne pouvait être précisée qu’au vu des résultats de cette dernière. L’affaiblissement du parti communiste qu’elle consacra invita celui-ci à la modestie. Nous n’eûmes véritablement jamais l’occasion de discuter du nombre de postes, des ministères réservés et des noms envisagés. L’effet majoritaire joua à plein : le nombre de ministres communistes aurait dû être de cinq ou six si la règle posée par François Mitterrand lui-même dans son livre Ici et maintenant – proportionnalité du nombre des ministres à l’importance respective des groupes a l’Assemblée nationale –. Nous ne fûmes que quatre. Tôt choisi au ministère des PTT, j’en fus privé dans le courant de l’après midi du mardi 23 juin 1981 pour des raisons demeurées obscures mais parmi lesquelles j’ai retenu comme hypothèses : la pugnacité et les soutiens du détenteur d’alors, Louis Mexandeau, l’importance des fonds publics du budget de ce ministère, ses liens avec les questions de la défense nationale surveillées de près par les États Unis, toutes raisons qui n’inclinaient pas à confier un tel ministère à un communiste.

Après de laborieuses tractations entre la direction du PCF et le secrétariat général de l’Élysée, le ministère de la Fonction publique nous fut proposé. Je remarquai aussitôt que l’intitulé était réduit par rapport à celui de la détentrice du poste dans le premier gouvernement Mauroy, Catherine Lalumière, qui comportait aussi les « Réformes administratives ». Cela m’apparût comme une marque de suspicion injuste et par là inacceptable : le président n’envisageait pas de conférer à un communiste le label d’un acteur de la lutte contre la bureaucratie, qui devait demeurer dans la nature du communisme. La nécessité de conclure en soirée aboutit à un compromis acceptable : le ministère serait bien celui « de la Fonction publique et des Réformes administratives », mais le ministre titulaire serait « délégué auprès du Premier ministre », assorti d’ailleurs de ce fait d’un léger gain protocolaire puisque placé juste après les ministres d’État.

Les réformes statutaires réalisées dans la fonction publique relèvent aussi des réformes administratives[1]. La construction d’une fonction publique « à trois versants » (fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière), si elles furent soutenues activement par le Premier ministre Pierre Mauroy, intéressèrent peu François Mitterrand durant la période 1981-1984. Il ne livra son opinion, plutôt négative sur le fond, qu’en 1985[2]. Il se manifesta néanmoins sur des questions particulières : la réglementation du droit de grève dans les services publics, la création de la 3e voie d’accès à l’ENA, l’abaissement de l’âge de la retraite des hauts fonctionnaires à 65 ans.

L’échec de la Charte

J’étais davantage préparé à intervenir sur la fonction publique que sur les réformes administratives proprement dites en raison d’une carrière professionnelle déjà longue et diverse et d’un passé syndical soutenu. Mais il n’existait pas non plus dans l’administration d’organisme chargé de promouvoir les réformes administratives qui, dès lors, étaient soumises aux aléas des contraintes budgétaires. Pour autant, j’ai eu le souci, dès le départ, de couvrir ce volet de mon activité, essentiellement par des mesures pratiques :  réorientation du courrier mal adressé, généralisation de la photocopie pour les formalités administratives, suppression de commissions et de comités inutiles, diffusion d’un guide de l’usager, publication de plusieurs circulaires précisant les pratiques administratives (respect des délais et indication des voies de recours, amélioration des études d’impact et de la procédure des enquêtes publiques, simplification des formalités incombant aux entreprises, etc.), la relance de l’activité de la Commission supérieure chargée d’étudier la codification et la simplification des textes législatifs et réglementaires ; mais aussi : la création d’une « mission rénovation et prospective administrative » à la direction générale de l’administration et de la fonction publique. Rapidement apparut cependant la nécessité de donner une autre ampleur à l’action de réforme en faveur des usagers afin de la porter à un niveau comparable à celui de l’élaboration statutaire en cours en faveur des fonctionnaires. Cette démarche sera exposée en Conseil des ministres à plusieurs reprises. Elle s’organisera progressivement en sept rubriques ainsi formulées [3]:

– élaboration d’une Charte des relations entre l’administration et les usagers ;

– mise en oeuvre dans l’administration d’une politique cohérente d’utilisation des technologies nouvelles ;

– développement d’opérations pilotes dites « Administration à votre service » (AVS) ;

– mise au point d’un programme permanent de simplifications administratives ;

– formalisation concrète des modalités de déconcentration des services de l’État dans le cadre de l’entrée en vigueur de la loi de décentralisation ;

– amélioration des instruments d’analyse, de contrôle et de rationalisation de l’activité administrative ;

– impulsion et coordination des actions de réforme administrative menées dans chaque ministère.

Réforme emblématique de cet ensemble, la Charte des relations entre l’administration et les usagers vit son expression consacrée par le Président de la République lors de la cérémonie des vœux devant les corps constitués le 4 janvier 1983. L’idée de départ était de réaliser une codification – au moins, dans un premier temps, une présentation ordonnée – de textes législatifs existants, dus pour une bonne part à Valéry Giscard d’Estaing, sur : le Médiateur de la République, l’informatique et les libertés, la motivation des actes administratifs, l’accès aux documents administratifs, les archives. L’ensemble aurait pu être complété par de nouvelles dispositions concernant : l’indemnisation de victimes de dommages impliquant la responsabilité publique, l’invocabilité de la doctrine administrative, la procédure administrative non contentieuse. Faute d’outil administratif approprié, ce travail reposa sur l’obstination de quelques personnes particulièrement qualifiées[4].

Mais le projet fut vivement contesté par le Président de la République lors de la présentation en conseil des ministres d’une communication sur le sujet le 16 février 1983[5]. François Mitterrand estima alors que la réforme administrative devait passer d’abord par un changement des comportements plutôt que par la loi. Dès lors, le projet ne cessa de rétrécir pour aboutir au décret du 28 novembre 1983 dans le cadre d’une semaine « L’administration portes ouvertes »[6]. Ce décret fut systématiquement mis en pièces au fil des décennies suivantes. Pourtant, nombre de ses dispositions retrouvèrent un statut législatif dans d’autres textes. Il sera définitivement abrogé le 1er juillet 2007. On peut néanmoins lui reconnaître le mérite d’avoir constitué une étape et provoqué une prise de conscience sur les relations entre l’administration et les citoyens.

Des enseignements

Les réformes administratives envisagées sur la période n’avaient pas ignoré la pratique, conformément au souhait du Président de la République,  sans que celle-ci conduise à des changements durables des administrations, malgré quelques exemples  intéressants (mesures de simplification, opérations AVS).  C’est cependant sur le terrain juridique, à partir de l’échec de la Charte,  que les enseignements sont les plus significatifs.  Comme cela a été rappelé, François Mitterrand, dès le départ, ne voyait sans doute pas d’un bon œil la mise en œuvre de réformes administratives par un ministre communiste, mais au surplus une élaboration législative d’une certaine ampleur tendant au renforcement de l’action de l’administration s’accordait mal avec le « tournant libéral » effectué au printemps 1983 ; pour le moins, ce n’était plus une priorité. Il y eut aussi des obstacles proprement juridiques. Ce fut, par exemple, l’attitude du Conseil d’État tendant systématiquement à faire prévaloir sa jurisprudence sur les dispositions normatives du décret de 1983, auquel il répugnait à faire référence. L’application de celui-ci – particulièrement illisible pour le citoyen de base – révéla la difficulté, dans une société de plus en plus complexe, à définir les champs respectifs de la pratique, de la jurisprudence et de la loi et à parer le risque d’une « fracture juridique » ayant un « coût démocratique » certain. Enfin, cette expérience souligna l’importance de la mise en cohérence des règles administratives dans un code de l’administration. Se révélèrent, dans ce contexte, les particularismes des services notamment du Budget, des contradictions sur les champs de compétences, parfois une véritable allergie à la mise en ordre, à la codification[7].

L’attention doit être attirée également sur la dimension économique de la réforme administrative qui m’intéressait particulièrement après une douzaine d’années passées à la direction de la prévision du ministère de l’Économie et des Finances, où je m’étais consacré à l’opération de Rationalisation des choix budgétaires (RCB)[8]. Dès les premiers jours de mon entrée en fonctions, le directeur du Budget d’alors, Jean Choussat, tenta de me convaincre que le bon nombre de fonctionnaires était … celui existant.  Je me suis ensuite efforcé d’établir une collaboration avec la Cour des comptes afin de développer ensemble des actions de rationalisation administrative, mais l’accueil qui me fut réservé m’enleva vite tout espoir de ce côté. J’ai alors multiplié les rapports thématiques et sur l’état de la fonction publique, pris des engagements pour l’avenir ( publication d’un rapport annuel sur la fonction publique, rapport tous les deux ans sur l’égalité femme-hommes, publication périodique des résultats des élections aux commissions administratives paritaires permettant d’établir la représentativité des organisations syndicales, etc., encouragé la statistique interne, tenté de placer les négociations salariales sur des bases économiques solides). La pointe avancée de cet effort de rationalisation fut le lancement de l’élaboration d’un modèle mathématique de gestion prévisionnelle des effectifs, le modèle CHEOPS dont il reste quelques traces dans certaines administrations[9].

Qu’il s’agisse de l’approche juridique ou de la dimension économique des politiques de réformes administratives, mon expérience m’a convaincu qu’il était difficile de les isoler du contexte social et de la volonté politique effective. On retrouve ainsi la liaison étroite entre réforme administrative et réforme de l’État qui ne conduit pas pour autant à les confondre. En témoigne le travail auquel m’associa, à mon arrivée au Conseil d’État, mon ami Bernard Tricot, alors président de l’instance devenue la section du rapport et des études du Conseil d’État, sur les structures gouvernementales qui n’eût également aucune suite[10]. De même – et sur ce point je rejoins l’objection que m’avait opposée François Mitterrand, mais les deux conceptions, à mon avis,  n’étaient pas incompatibles – aucune réforme administrative n’est possible sans une compréhension claire des citoyens, facilitée par l’extraordinaire développement des réseaux sociaux et des moyens informatiques, sur les réformes entreprises dans l’administration, ainsi que  l’adhésion des fonctionnaires et de leurs organisations syndicales. Cette adhésion s’inscrit sans doute  au sein d’une administration hiérarchisée, mais elle repose avant tout sur la responsabilité individuelle du fonctionnaire-citoyen, placé vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire.

Toutes conditions indissociables d’un grand dessein national.

 [1] On trouvera un bilan résume de l’action développée dans la fonction publique dans le numéro spécial des Cahiers de la fonction publique, « Les 30 ans du statut général de la fonction publique », Berger Levrault, janvier février 2013.

[2] Rapporté par J. Fournier dans son livre Itinéraire d’un fonctionnaire engagé (Dalloz, 2998) : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte :  » l’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux.  » Il évoque une  » rigidité qui peut devenir insupportable  » et des  » solutions discutables « . On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours.  »  » Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie. »

[3] Ces rubriques ont été développées dans : A. Le Pors, L’État efficace, Éditions Robert Laffont, 1985.

[4] Parmi lesquelles on peut citer notamment : Herbert Maisl, Michel Mousel, Céline Wiener.

[5] A. Le Pors, « Chronique d’une mort annoncée : le décret du 28 novembre 1983 », La Semaine juridique, 5 février 2007.

[6]  Décret n° 83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usages.

[7]  Un rassemblement des textes mentionnés a depuis été réalisé :  B. Stirn et S. Formery, Code de l’administration, Litec, 3e édition, 2008. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une véritable codification, cet ouvrage correspond assez bien à ce qu’était le projet initial de 1982-1983. En dernier lieu, Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique a présenté en conseil des ministres du 2 mai 2013, un projet de loi habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre les administrations et les citoyens par l’adoption d’un code relatif aux relations entre les administratifs et le public.

[8] RCB : traduit « Révolution Cubaine au Budget » pendant les évènements de 1968.

[9]  Le modèle CHEOPS (Coordination Harmonisée des Effectifs et Organsation des Pyramides Structurelles) fut la responsabilité de deux amis : Michel Volle, administrateur de l’INSEE, et Pierre Duharcourt, professeur des universités en gestion économique. L’opération reposait sur l’idée qu’en raison du caractère largement structurel de la fonction publique une large modélisation de la gestion prévisionnelle des effectifs était possible. Cette ambition, qui avait une dimension idéologique évidente – promouvoir un volontarisme rationnel dans la gestion publique – aurait demandé plusieurs années pour être menée à son terme.

[10]  B. Tricot (sous la direction), Structures gouvernementales et organisation administrative, rapport adopté par la section du rapport et des études du Conseil d’État le 5 décembre 1985, La Documentation française, 1986.

La fonction publique entre rationalisation et management

Université des cadres et formation au management – 12 octobre 2013

Il s’agit d’une question d’actualité marquée par le 30° anniversaire de la loi du 13 juillet 1983, titre premier du Statut général des fonctionnaires, un projet de loi sur la déontologie de Marylise Lebranchu. Cela concerne 5, 3 millions de fonctionnaires.

I – L’arrière plan culturel du contexte

1.1.        Une démarche de rationalisation

On me permettra de rappeler que j’ai passé douze ans à la direction de la prévision du ministère de l’Économie et des Finances. De 1965 à 1977 Notre préoccupation était alors dla recherche non de la performance individuelle, mais de l’efficacité sociale. Les techniques de base étaient celles de la comptabilité nationale et l’approche macroéconomique.  Mais se développaient aussi des techniques comme les comptes de surplus de productivité globale des facteurs pour appréhender le caractère multidimensionnel des politiques publiques qui ne pouvaient s’en remettre aux techniques de la théorie néo-classique. Cette démarche a donné lieu à l’opération de Rationalisation des choix budgétaires (RCB), prolongée par celle de l’évaluation sous l’autorité du Conseil National d’Évaluation (CNE). Ce sont les ancêtres de la LOLF et de la RGPP mais avec une exigence de fondement scientifique d’un niveau bien plus élevé. Ce travail se situait au sein d’une période d’économie administrée avec le Commissariat général du Plan, la Délégation générale à l’aménagement du territoire (DATAR). La plupart de ces organes de l’ »administration rationalisante ont été supprimés au cours de la période suivante dominée par l’idéologie libérale et managériale.

Dans le même temps, nous avions un souci aigu d’implication syndicale et politique qui avait conduit à baptiser la RCB en « Révolution cubaine au Budget » durant le le mouvement de 1968. Pour ma part j’avais le souci de traduire nos principales revendications et propositions de lois pour en porter l’écho au plus haut niveau.

1.2. Une démarche historique

* Intérêt général

Les économistes néo-classiques ne sont parvenus à définir qu’un « optimum social », préférence révélée des consommateurs. Or le citoyen ne se réduit pas au consommateur ni à au producteur ?

Le juge administratif a considéré que c’était au pouvoir politique de le définir dans un débat démocratique. Il en a fait cependant usage mais de façon subsidiaire dans l’application du principe d’égalité. Il a identifié des activités relevant de l’intérêt général. Il siège dans les notions de déclaration d’utilité publique, d’ordre public. Les « actions positives » doivent être proportionnées à la différence des situations ou à l’intérêt général invoqué.

Il a été identifié sous différents vocables au cours de l’histoire (bien commun, utilité publique ou commune, nécessité publique …).  Il s’est incarné dans de grandes figures historiques (Richelieu, Louis XIV, … de Gaulle).

* Service public

Une notion simple à l’origine : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. La couverture doit être réalisée par l’impôt et non par les prix. La reconnaissance de prérogatives de service public marque son caractère éminent

Une notion devenue complexe : par interpénétration public-privé (régie, concession, délégation). Cette évolution est marquée par une hétérogénéité croissante, le développement du secteur associatif associé. Le contrat le dispute à la loi dans cette évolution.

La contradiction s’exacerbe dans le cadre de l’Union européenne dont les critères sont essentiellement économiques (« économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée »), le service public est largement  ignoré (sauf art. 93 du traité sur l’Union européenne – TUE), il se réduit à la définition des SIEG, des SNEIG et des SIG. La jurisprudence de la CJUE tend cependant à faire une place aux acticités d’intérêt général ; le régime de la propriété n’est pas préjugé (art. 345). L’attachement aux services publics a joué un rôle important dans le rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005.

* Fonction publique, deux lignes de forces

Si l’on considère l’histoire longue – certains remontent à l’Empereur Hadrien, je préfère m’en tenir à Philippe Le Bel et à la création du Conseil d’État du roi – on peut décrire les actions complémentaires et contradictoires de deux lignes de forces : l’une dominée par l’idée d’autorité hiérarchique qui s’exprime par l’évocation du principe hiérarchique ; l’autre marquée par la recherche d’une responsabilité propre de l’agent public.

Participent de la première : la monarchie qui pratiquait la vénalité des charges, mais a aussi doté la France d’une administration forte et structurée (les intendants apparaissent au XV° siècle, les ingénieurs des ponts et chaussées et du corps des mines au XVII°) ; le Consulat ainsi que le premier et le second Empire feront prévaloir l’autorité tout au long du XIX° siècle et de la première moitié du XX°, tandis que l’école française du service public théorisera la conception française de ce service public ; on passera sur la loi du 16 septembre 1941 du régime de Vichy inspirée de la charte du travail ; l’avènement de la V° République nourrira beaucoup de craintes, pour le militant syndical actif que j’étais alors, d’une remise en cause du statut général de 1946, en fait, l’essentiel sera conservé si l’on excepte certaines restrictions – concernant le Conseil supérieur de la fonction publique, par exemple – le nouveau statut de l’ordonnance du 4 février 1959 opérera surtout un nouveau partage entre les dispositions législatives et réglementaires – le statut de 1946 comportait 145 articles, celui de 1959 fut réduit à 57, on sait qu’il en compte plusieurs centaines aujourd’hui.

Relèvent de  la seconde ligne de forces, la Révolution française qui avancera, dès la Déclaration des droits de 1789, des concepts et principes fondateurs : utilité commune, nécessité publique, valeurs et talents pour accéder aux emplois publics ; les conditions matérielles et morales des fonctionnaires seront progressivement mieux prises en compte par la loi et surtout la jurisprudence (l’accès au dossier en 1905, l’avancement en 1911, le détachement en 1913, la loi Roustan en 1920, la reconnaissance de fait des syndicats par le Cartel des gauches en 1924), au point que l’on a pu parler de « statut jurisprudentiel », tandis que, dans le même temps, les syndicats dénonçaient la menace d’un « statut carcan » comme instrument d’une conception renforcée du principe hiérarchique.

C’est pourquoi on doit apprécier à toute son importance le statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946, produit conjoint de Michel Debré chargé de cette tâche par le général de Gaulle, de la jurisprudence du Conseil d’État et du groupe de travail créé par le ministre de la Fonction publique d’alors, Maurice Thorez, ministre d’État, vice-président du Conseil. Ce statut, qui pouvait alors être considéré comme un contre-pied démocratique de l’hostilité antérieure au statut carcan, a posé les premières bases de la conception qui prévaut aujourd’hui : le cadre juridique des rémunérations, l’organisation des carrières selon les qualifications, l’institution d’un régime spécifique de sécurité sociale et d’un nouveau régime de retraite.

 Le statut connaitra peu de modification  au cours des décennies 1960 et 1970, sauf quelques retombées du mouvement de 1968, comme le droit à la création de sections syndicales dans les administrations. Au moment de mon entrée au gouvernement paraissait le deuxième tome d’un ouvrage de René Bidouze – responsable syndical de niveau national et qui sera mon directeur de cabinet – dont le titre résume bien la dialectique des deux lignes de forces évoquées Fonctionnaire, sujet ou citoyen ? . En arrivant au gouvernement nous savions quelles réformes étaient nécessaires pour la fonction publique de l’État, nous avions rédigé un rapport que je portais dans ma serviette – avec un rapport sur les institutions – en entrant à l ‘Élysée le 24 juin 1981.

II –  Le statut général de 1983-1984-1986, un enjeu

2.1 –  Le processus

L’histoire longue que je viens de rappeler sommairement, montre que si le statut général des fonctionnaires s’est affirmé comme une pièce essentielle du pacte républicain, il a toujours été, par nature, un enjeu politique important, évoluant avec les conceptions de l’intérêt général et du service public. Lors de l’alternance politique de 1981, une priorité fut donnée par le président François Mitterrand à la politique de décentralisation. Elle entraina la nécessité de définir de nouvelles garanties statutaires pour les agents des collectivités territoriales jusque là régis par le Livre IV du code des communes. La traduction de cet engagement impliquait nécessairement que les solutions qui seraient apportées fussent situées par rapport aux dispositions statutaires des fonctionnaires de l’État, comme de celles régissant des catégories de salariées voisines : les personnels des établissements publics hospitaliers régis par le Livre IX du code de la santé publique, ou encore les agents des établissements publics de recherche et d’autres organismes publics. Le débat entre le ministère de l’Intérieur, sous l’autorité de la forte personnalité de Gaston Defferre, et le ministère de la Fonction publique, porta dans un premier temps sur le choix suivant : soit le renforcement des dispositions statutaires existantes d’une fonction publique territoriale ayant essentiellement le caractère d’une fonction publique d’emploi, soit l’extension du système d’une fonction publique de carrière telle que celle en vigueur dans la fonction publique de l’État (voir O. Schrameck, La fonction publique territoriale, Dalloz, 1995). Je suis intervenu dès le 27 juillet à la tribune de l’Assemblée nationale pour exprimer mon choix d’une fonction  publique de carrière pour tous.

Je ne reviendrai pas sur les péripéties qui précédèrent l’arbitrage final du Premier ministre Pierre Mauroy : une fonction publique «  à trois versants » avec, en facteur commun la loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations de tous fonctionnaires, fédérative des trois autres lois d’un statut de cette façon unifié. Pour les fonctionnaires de l’État le problème était relativement simple : il s’agissait de moderniser les dispositions en vigueur et d’introduire dans le statut nombre de dispositions écartées de la partie législative en 1959, ainsi que certaines dispositions demeurées jurisprudentielles jusque-là (liberté d’opinion, droit de grève, capacité de négociation reconnues aux organisations syndicales, etc.). Pour les autres catégories d’agents publics considérés des fonctions publiques territoriale et hospitalière, la situation était plus compliquée car il s’agissait largement d’innover en respectant notamment l’article 72 de la constitution sur la libre administration des collectivités territoriales obligeant à mettre dans la loi des dispositions relevant du décret dans la fonction publique de l’État. Concernant les établissements publics de recherche, le ministre qui en était chargé, Jean-Pierre Chevènement, souhaitait un statut autonome alors que nous préférions le rattachement à la fonction publique de l’État en position très dérogatoire ; le Premier ministre arbitra en ce sens. J’ajoute que le statut, dans une acception large, doit aussi intégrer certains décrets particulièrement importants comme les décrets du 28 mai 1982 sur le droit syndical et les organismes paritaires, pris donc avant même le vote de la loi du 13 juillet 1983, sans parler de circulaires intervenues dès le mois d’août 1981 (utilisation des locaux administratifs, fonctionnement des organismes paritaires …)..

Si l’on considère maintenant la position des différents acteurs. Les syndicats, progressivement favorables à la réforme, ne marchaient toutefois pas du même pas, ce qui explique largement l’échelonnement dans le temps des quatre lois. Les élus et leurs associations étaient très réservés devant la perspective de voir leurs compétences contraintes par des dispositions statutaires et réglementaires ; ils reprendront la main à la première occasion. L’opposition politique dénonçait le risque d’une orientation partisane, mais elle atténua ses critiques au fil du débat devant mon affirmation que le projet n’était ni communiste, ni socialiste, mais républicain ; j’ai même espéré un moment un vote unanime. Le Premier ministre Pierre Mauroy, était un ancien fonctionnaire et militant syndical, il aimait la fonction publique et apporta un soutient constant à la réforme ; je veux à l’occasion de cette rencontre lui rendre hommage pour cette raison mais surtout pour l’homme d’État qu’il a été. Le Président François Mitterrand, lui, s’intéressa peu à la fonction publique : il ne nous questionna que sur quelques dispositions (droit de grève, charte des réformes administratives, amnistie des généraux d’Alger) avant de manifester – mais heureusement trop tard – de fortes réserves sur l’ensemble du dispositif statutaire, prévoyant que ces lois n’aurait pas une longue vie, il s’est trompé (voir J. Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008). Enfin, je veux souligner l’importance et la qualité du travail des fonctionnaires de la DGAFP et de tous les fonctionnaires qui ont travaillé à cette réforme, car le statut est, évidemment, le résultat d’un travail collectif.

2.2 – Les principes

Souvent bouleversée, cette architecture a cependant tenu bon depuis trente ans. Mais j’ai toujours pensé que c’était moins par le dispositif juridique, aussi ingénieux et cohérent soit-il, que par l’affirmation de principes historiquement bien fondés que l’on pouvait assurer la pérennité d’une conception française républicaine du service public et de la fonction publique.

– Le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits et dont nous avons déduit que c’est par concours que l’on doit accéder aux emplois publics selon le mérite.

– Le principe d’indépendance, prenant comme référence la loi sur les officiers de 1834 prévoyant la séparation du grade et de l’emploi, caractéristique du système de la carrière.

– Le principe de responsabilité, fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits. Fonctionnaire-sujet ou fonctionnaire-citoyen ? Tel est le choix proposé par les deux lignes de forces précédemment évoquées. Nous avons fait le choix du fonctionnaire citoyen.

C’est aussi pour cela que nous n’avons pas retenu dans le texte du statut des expressions telles que « principe hiérarchique », « obligation de réserve », ou « devoir d’obéissance », bien qu’elles correspondent à une certaine réalité, mais nous avons voulu mettre avant tout l’accent sur la responsabilité propre du fonctionnaire. Et c’est aussi pourquoi je suis réservé sur l’introduction dans la loi du 13 juillet 1983 que se propose de réaliser le projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires qui propose de faire figurer dans le statut – après avoir retiré l’obligation de réserve du projet – l a neutralité, l’impartialité, la laïcité, la dignité. Il y a là comme un énoncé d’injonctions morales qui me semble affaiblir la citoyenneté. Le Livre blanc d’avril 2008 de Jean-Ludovic Silicani comportait aussi beaucoup de valeurs sans qu’aucune conséquence en soient tirée : trop de valeurs tuent les valeurs …

2.3 – Des dénaturations

 Je passerai sur la multitude d’attaques dont le statut général a été l’objet au cours de la période – M. Pascal Renaud, chef de service à la DGAFP, a comptabilisé 210 modifications législatives, dont 29 pour le titre I et plus de 300 modifications réglementaires au début de l’année 2013 – sinon pour constater que, pour l’essentiel, et sans sous-estimer les dégâts et la menace de dénaturation globale que représentent ces transformations, le statut est toujours en place en dépit des efforts déployés par les tenants de l’ « idéologie managériale » et du développement de relations contractuelles dans la fonction publique selon les orientations du rapport annuel du Conseil d’État de 2003. Je veux encore relever l’échec de la « révolution culturelle » promise par le précédent Président de la République le 19 septembre 2007 à l’IRA de Nantes en raison, outre l’opposition d’une grande partie de l’opinion publique et des fonctionnaires, de la démonstration apportée pendant la crise par le service public de son rôle d’ « amortisseur social », ce qui a fait que le « grand soir statutaire » n’a pas eu lieu. La période actuelle en diffère profondément du contexte des années 2007-2008.

III. Les enseignements de ce 30e  anniversaire

3.1 – Un assainissement préalable

 Si l’on admet qu’il y a eu détérioration et dénaturation, alors il faut réparer et restaurer en revenant sur les principales atteintes statutaires. Il faut assainir la situation. Par exemple, pourquoi ne pas abroger la loi Galland du 13 juillet 1987 concernant la fonction publique territoriale et, par là, supprimer le recrutement sur liste d’aptitude caractéristique du système dit des « reçus-collés » ? Pourquoi ne pas revenir à la notion de corps, celle de cadre n’ayant pas de justification sérieuse, sinon celle d’un clin d’œil à une fonction publique d’emploi ?

Pourquoi ne pas rétablir les dispositions de la loi du 19 octobre 1982 sur la réglementation du droit de grève dans les services publics, loi adoptée sans opposition au Parlement mais abrogée par un amendement de circonstance, l’amendement Lamassoure, rétablissant la règle inique du 1/30° indivisible ? Ce serait une pure et simple harmonisation avec le secteur privé. Ou encore supprimer les dispositions élargissant le recours aux contractuels ; et rétablir la 3° voie d’accès à l’ENA dans son intégrité ? Dans cet esprit, le gouvernement actuel a décidé dans le projet de loi précédemment évoqué de revenir sur les dispositions de la loi du 2 février 2007, dite de « modernisation » qui prévoit  de développer l’interpénétration public-privé avec un objectif que l’on devine aisément. Il prévoit également le renforcement des pouvoirs de la Commission de déontologie en matière de cumul d’activités et de départ vers le privé. Pour ma part, je ne peux qu’approuver cette démarche

Cet assainissement aurait, au surplus, l’avantage de ne rien coûter. Il mettrait un coup d’arrêt aux «  transformations souterraines » insidieuses susceptibles de miner le statut dont parle Christian Vigouroux dans un récent article (C. Vigouroux, « Trente ans après la loi du 13 juillet 1983 », AJDA, 21/2013, 17 juin 2013). Il m’apparaît en tout état de cause devoir être préalable à toute opération de codification et à toute réflexion sur l’avenir de la fonction publique.

3.2 – Des chantiers structurels

 La fonction publique constituant un ensemble structurel, le statut général des fonctionnaires en étant une expression, on peut évoquer un certain nombre de chantiers de cette nature – à distinguer des problèmes soulevés au cours des négociations conjoncturelles – qui, certes, demanderaient du temps et des moyens importants pour être mis en oeuvre, mais qui pourraient au moins être situés en perspective.

Je pense, par exemple, à la gestion prévisionnelle des effectifs et des qualifications qui pourrait faire l’objet d’une rationalisation voire une modélisation poussée – opération que je n’étais pas parvenu à mettre en place pendant mon passage ministériel (modèle CHEOPS). On peut évoquer encore : une application plus satisfaisante de la « garantie fondamentale » de mobilité ; l’organisation concrète de bi- ou multi-carrières ; l’égal accès des femmes et des hommes aux emplis supérieurs des fonctions publiques qui dépend largement de décisions discrétionnaires.

3.3 – La dialectique public-privé

Je veux encore évoquer une question qui me tient particulièrement à cœur : comment contester efficacement l’idée répandue, bien qu’inexacte et injuste, selon laquelle les fonctionnaires seraient des privilégiés sociaux ? Les adversaires traditionnels des fonctionnaires répondent : en rapprochant le plus possible, voire en confondant les situations sur le mode du privé. C’est le type de discours qui a été développé récemment s’agissant du calcul des retraites.  Ne nous dissimulons pas qu’il s’agit d’une question difficile : comment améliorer la situation de l’ensemble des salariés tout en respectant la spécificité du fonctionnaire au service de l’intérêt général et de sa traduction séculière, le service public ?

Une réponse est de prétendre à une « révolution culturelle » dans la fonction publique que préconisait le précédent Président de la République, par le moyen d’une prolifération, dans la fonction publique, de contrats de droit privé conclus de gré à gré. Il faut, au contraire, renforcer la base législative du code du travail permettant l’instauration d’une véritable « sécurité sociale professionnelle » dans le privé, ce que j’ai appelé « un statut des salariés du secteur privé » (Revue du droit du travail, mars 2010). Sur cette base pourrait être organisée une réelle convergence progressiste des salariés du public et du privé dans le respect de différences essentielles. Les fonctionnaires et les autres salariés sous statuts doivent aussi s’intéresser aux salariés sans statut ou à statuts précaires.

 

Conclusion : Quel fonctionnaire pour le XXIe  siècle ?

Réfléchir sur le Statut général des fonctionnaires en ce 30° anniversaire, c’est aussi s’interroger sur ce qu’apportent les analyses précédentes sur la manière dont le fonctionnaire doit exercer sa mission.

 * Assumer l’héritage

 Dans le contexte actuel d’affaissement idéologique il est plus important que jamais de réintroduire le sens de l’histoire, de la démarche rationnelle, de la morale républicaine contre les valeurs véhiculées par le marché : l’immédiateté, la communication, l’opportunisme. L’interprétation de l’héritage relatif à la conception française du service public et de la fonction publique peut être discutée, mais elle relève d’un choix fondamental préalable, celui de l’histoire, de la science e et de la morale. Il s’agit de l’ouverture d’une nouvelle civilisation.

* Analyser lucidement le XXI° siècle

L’affaissement idéologique que je viens d’évoquer n’est qu’une dimension de la décomposition sociale profonde dans laquelle nous nous trouvons depuis la fin du XX° siècle. René Rémond avait caractérisé celui-ci comme « siècle prométhéen ». J’avais écrit il y a 20 ans un livre intitulé Pendant la mue le serpent est aveugle. Aujourd’hui, Edgar Morin parle de « métamorphose ». Marcel Gauchet poursuit sa réflexion sur le Désenchantement du monde. L’histoire a connu de semblable périodes : en 1836, Alfred de Musset écrivait dans Confessions d’un enfant du siècle, « à chaque pas qu’on fait, on ne sait si on marche sur une semence ou sur un débris ».

Sur le terrain de l’analyse économique, on peut observer qu’à une période trentenaire d’économie croissante et administrée a succédé une période trentenaire d’ultra-libéralisme débouchant sur une crise profonde appelant un « retour de l’État ».

 L’affirmation constante des valeurs et des principes du service public et de la fonction publique est plus que jamais nécessaire. Leur enracinement historique appelle leur inscription dans l’histoire à venir, celle d’un monde qui voit monter les exigences d’interdépendances, de coopérations, de solidarités, c’est-à-dire, ce que nous appelons en France le services publics. Le choix de la modernité, c’est le choix du service public, avec la fonction publique et son statut général au cœur. L’expérience dont témoigne l’histoire de la conception française de la fonction publique témoigne de la capacité de la France à apporter au monde une contribution démocratique et moderne dans un XXI° siècle dont j’ai la conviction qu’il sera l’ « âge d’or » du service public.