Les valeurs de la fonction publique
Sous l’ancien régime, l’interrogation sur les valeurs est fable dans une fonction publique qui pratique la vénalité des charges. Sous le Consulat, l’Empire, le XIX° siècle et la première moitié du XX° siècle, la conception autoritaire domine. On peut évoquer aussi la loi du 16 septembre 1941 inspirée de la charte du travail du régime de Vichy. Avec la V° République, le nouveau partage entre les champs respectifs de la loi ét du règlement renforçant les prérogatives du pouvoir exécutif marque également l’ordonnance du 4 février 1959 portant statut des fonctionnaires.
La seconde ligne de forces trouve essentiellement son inspiration dans les concepts et principes avancés par la Révolution française dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : utilité commune, nécessité publique, accès aux emplois publics sur la base des « vertus » et des « talents », etc. Elle est également émergente dans la théorisation de l’École française du service public et les premières garanties matérielles et morales des fonctionnaires acquises par la doctrine, la jurisprudence et la loi. Pour autant, les valeurs du service public ne sont que discrètement évoquées. C’est dans le contexte des idéaux exprimés à la Libération qu’elles seront traduites dans la loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires. Par ce statut, selon le ministre de la Fonction publique de l’époque, vice-président du Conseil, Maurice Thorez, le fonctionnaire est désormais considéré « comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative »[1].
Fonctionnaire-sujet ou fonctionnaire-citoyen ? Telle a bien été l’alternative posée par cette longue histoire et qu’il est pertinent d’évoquer en ce trentième anniversaire de la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, titre premier du statut général. C’était d’ailleurs le titre d’un livre de René Bidouze, dirigeant syndical national. Le tome II de cet ouvrage est paru en 1981 dans le même temps où l’auteur prenait ses fonctions de directeur du cabinet du ministre de la Fonction publique[2]. La priorité donnée alors par le Président de la République, François Mitterrand, à la décentralisation conduisit à envisager de nouvelles garanties statutaires en faveur des agents publics des collectivités territoriales, puis à associer à ceux-ci les agents des établissements publics hospitaliers et des établissements publics de recherche. D’où l’architecture statutaire aujourd’hui en vigueur d’une fonction publique « à trois versants », regroupant tous les fonctionnaires de ces administrations et organismes dans un régime « de carrière » et sous les mêmes valeurs.
J’ai alors considéré que l’énoncé de ces valeurs devrait être le meilleur garant de la pérennité du système, mais qu’il convenait pour cela qu’elles soient enracinées dans l’histoire et choisies de telle façon qu’elles aient une puissance fédérative d’autre valeurs non formellement évoquées – la neutralité comme conséquence de l’indépendance, par exemple. Elles prenaient alors la signification de principes fondateurs de la conception française de la fonction publique. La longévité du statut actuel témoigne de la pertinence de la démarche, en dépit de multiples dénaturations[3]. Il s’agit donc des trois principes suivants :
– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des doits faisant du concours le moyen de droit commun d’accès aux emplois publics. Le principe s’applique aussi aux modalités de promotion interne sous des formes appropriées, mais également dans tous les aspects de l’organisation administrative.

– le principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits selon lequel la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. Il implique que le fonctionnaire soit un citoyen à part entière pour assumer pleinement sa responsabilité de service public.
C’est en réalité l’ensemble de ces trois principes qui caractérise la conception du fonctionnaire-citoyen. Celle-ci s’opposait à celle du fonctionnaire-sujet défini ainsi par Michel Debré : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait »[4]. En réalité, cette phrase doit être regardée comme exprimant, dans le débat politique de l’époque où elle a été formulée, la marque persistance de la conception autoritaire précédemment évoquée. Elle ne résume pas à elle seule la pensée de Michel Debré qui a beaucoup apporté à la fonction publique, notamment à la Libération. À la fin du débat parlementaire, en 1983, il me confiera : « Finalement, je pense que la bonne solution se trouve entre nos deux positions ». On relèvera également que la conception du fonctionnaire-citoyen conduit a centrer la responsabilité de l’action publique sur le fonctionnaire et non sur l’autorité hiérarchique. C’est pour cette raison que des expressions couramment utilisées comme « le principe hiérarchique », « l’obligation de réserve » et « le devoir d’obéissance », bien qu’elles recouvrent une certaine réalité administrative et juridique ne figurent pas dans le statut. Il ne s’agit pas d’un oubli mais d’un choix délibéré.
Dès lors, les rapports et exposés de motifs qui se sont succédé depuis trente ans n’ont jamais manqué d’évoquer les valeurs de la fonction publique, soulignant ainsi le fort contenu idéologique du service public et de la fonction publique quelle qu’en soit la forme. Le Rapport public du Conseil d’État de 2003 Perspectives pour la fonction publique préfère parler de « ligne directrice » de l’évolution souhaitable de la fonction publique : « il faut moins de rigidités et de frontières, plus de souplesse et plus de fluidité, dans le respect bien sûr des valeurs fondatrices de la fonction publique, celles en particulier qui garantissent l’impartialité, l’intégrité et le professionnalisme[5]. »
Le 19 septembre 2007, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, dans un discours à l’Institut régional d’administration (IRA) de Nantes annonce une « révolution culturelle » dans la fonction publique avec comme mesure emblématique le « contrat de droit privé négocié de gré à gré » comme moyen d’accès aux emplois publics, concurremment au concours. Il diligente pour la mise en œuvre le conseiller d’État Jean-Ludovic Silicani, qui lui remet en avril 2008 un Livre blanc faisant une large part aux valeurs de la fonction publique, organisées selon la typologie suivante [6]:
– les valeurs républicaines : la liberté, l’égalité, la fraternité.
– les valeurs professionnelles : la légalité, l’efficacité – la responsabilité, la qualité, la transparence, l’autonomie –, l’adaptabilité, la continuité, la probité, l’exemplarité.
– les valeurs humaines : l’engagement, le respect, le sens de la solidarité.
Soit seize valeurs dont l’auteur ne tire pas de conséquences directes sur les recommandations qu’il formule ensuite. On ne peut manquer de penser que trop de valeurs tue les valeurs.
e gouvernement actuel vient de déposer un projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Il se propose d’introduire dans le statut la mention de quatre valeurs : la neutralité, l’impartialité, la laïcité, la dignité. Cette inscription soulève certaines questions d’opportunité ou de pertinence. Ainsi, était-il vraiment indispensable de prescrire la dignité aux fonctionnaires ?
![Médaille FP copie[1]](https://i0.wp.com/anicetlepors.blog.lemonde.fr/files/2012/01/Médaille-FP-copie1-300x148.jpg)
Plus généralement, on peut s’interroger sur le bien fonde de l’engouement actuel concernant la déontologie. Si on ne peut que se féliciter de voir renforcés les pouvoirs de la Commission de déontologie, il y a là aussi un risque de substituer à la responsabilité propre du fonctionnaire et aux principes fondateurs de la fonction publique, l’observation de prescriptions assignées et une prolifération de codes dont on peut douter de l’efficacité dans les situations inédites, graves et complexes. Jean Moulin ou René Cassin n’auraient trouvé dans aucun code de déontologie la réponse aux questions qu’ils pouvaient se poser.
[1] Cité par René Bidouze sur son blog. Il se réfère à une brochure très rare, aujourd’hui, publiée par Maurice Thorez en 1946, dans laquelle on peut encore lire : « Redisons qu’on ne saurait douter de la bonne volonté des fonctionnaires. Nos écrivains, nos caricaturistes, en forçant malignement quelques traits, ont, à l’occasion, exercé leur esprit critique aux dépens des fonctionnaires. Constatons simplement que notre littérature nationale ne connaît pas le type du fonctionnaire corrompu et prévaricateur. La probité et le désintéressement du fonctionnaire français sont un axiome. Quelques rares cas de corruption, ces derniers temps, et le plus souvent chez des individus recrutés sous Vichy, sont une exception qui confirme heureusement la règle d’honnêteté et de vertu de nos fonctionnaires. »
[2] R. Bidouze, Fonctionnaire, sujet ou citoyen ?, Éditions sociales, 1981.
[3] Pascal Renaud, chef de service à la DGAFP, estime à 210 le nombre de modifications législatives et à plus de 300 le nombre de modifications réglementaires apportées au statut général depuis 1983. Cf. P. Renaud, « Le statut général des fonctionnaires : entre continuité et changement », Les Cahiers de la Fonction publique, Berger Levrault, janvier-février 2013. Voir également : C. Vigouroux, « Trente ans près la loi du 13 juillet 1983 », AJDA, 17 juin 2013.
[4] M. Debré, La mort de l’État républicain, Gallimard, 1947.
[5] Rapport public 2003 du Conseil d’État, Perspectives pour la fonction publique, La Documentation française, 2003. Rapport réalisé sous la direction de Marcel Pochard.
[6] J-L. Silicanii, Livre Blanc sur l’avenir de la fonction publique, La Documentation française, 2008.